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(ESP) Sygne políglota – Markos ZAFIROPOULOS


Editorial


 

Debido a la mundialización de los intercambios y a la dimensión internacional del Círculo Internacional de Antropología psicoanalítica (CIAP), círculo del cual Sygne es una voz importante, había que poner rápidamente a la disposición de nuestro lectorado un número Babel para bien señalar que Sygne es políglota. Esto ya está hecho entonces con este número que, así lo espero, va a contribuir a desenclavar a través de las lenguas la elucidación freudiana de los tormentos del hombre moderno en sus profundas particularidades, de los cuales dan testimonio la pluralidad de los síntomas y fantasmas en la clínica del caso, pero también la eminente diversidad de los malestares culturales a los cuales están relacionados, siendo entendido que el sujeto del inconciente es una función del lenguaje, de mitos y de ritos, de estructuras del parentezco pero también de coyunturas socio-históricas que exigen pues, para ser intelegibles, esa especie de almohadillado entre lo que puede darse a la luz por la experiencia psicoanalítica y los avances de las otras ciencias sociales (historia, sociología, etnología, etc.). Todo este conjunto culminando finalemente en lo que llamamos la antropología psiconalítica y que no es más que un capítulo del psicoanálisis desarrollado en la vertiente colectiva en la cual encontramos la gran tradición de los textos freudianos, de La Moral sexual civilizada, a Moisés y la religión monoteísta, pasando por Totem y tabú o La Psicología de las masas y el análisis del Yo. Que Lacan haya endosado esta perspectiva freudiana es poco contestable, dado que endosó el conjunto del deseo de Freud que retorna a través de la voz de Lacan primero en París, luego en un plano mundial en el cual nos situamos nosotros a la vez, con modestia, pero con determinación, puesto que es primeramente este retorno que orienta nuestros trabajos, no sólo por fidelidad transferencial, sino porque al seguir los caminos que llevan de Freud a Lacan se percibe todo lo que Lacan aporta en cuanto a la actualización de los efectos de modificación simbólicas que acompañan la evolución histórica de la cultura occidental modificando la envoltura formal del síntoma. Del mismo modo que debemos a la obra de Lacan algunas resoluciones cruciales de las grandes cuestiones, a veces dejadas por Freud – al menos en parte-, en un callejón sin salida, como por ejemplo las psicosis o la cuestión femenina, retomada sin cesar por Lacan según el ritmo impuesto por la periodización de su investigación, que pasa particularmente del momento sociologista al momento estructuralista y, por fin, quizà, al momento de la lógica.

 

 


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(FR) Sygne polyglotte – Markos ZAFIROPOULOS


Editorial


 

Compte tenu de la mondialisation des échanges et de la dimension internationale du Cercle International d’Anthropologie Psychanalytique (CIAP) dont Sygne est une grande voix il fallait rapidement mettre à la  disposition de notre lectorat un numéro Babel attestant du fait que Sygne est polyglotte. C’est chose faite avec ce numéro qui je l’espère contribuera à désenclaver par les langues l’élucidation freudienne des tourments de l’homme moderne dans leurs profondes particularités, dont témoignent la pluralité des symptômes et des fantasmes pour la clinique du cas, mais aussi  l’éminente diversité des malaises culturels auxquels ils sont liés étant entendu que le sujet de l’inconscient est une fonction du langage, des mythes et des rites, des structures de parenté mais aussi des conjonctures socio-historiques ; conjonctures qui exigent donc pour devenir intelligibles cette sorte de capitonnage entre ce qui peut être mis au jour par l’expérience psychanalytique et les avancées des autres sciences sociales (histoire, sociologie, ethnologie, etc.). L’ensemble culminant enfin dans ce que nous nommons l’anthropologie psychanalytique et qui n’est rien d’autre qu’un chapitre de la psychanalyse développé sur le versant collectif où nous retrouvons la grande tradition des textes freudiens, de La Morale sexuelle civilisée à L’Homme Moïse et le monothéisme en passant par Totem et tabou, ou encore Psychologie collective et analyse du moi. Que Lacan ait endossé cette perspective freudienne est peu contestable étant entendu qu’il endossa l’ensemble du désir de Freud faisant donc retour par la voix de Lacan à Paris d’abord puis au plan mondial où nous nous situons à notre tour avec modestie mais détermination tant il est vrai que c’est d’abord ce retour qui oriente nos travaux, non pas ou pas seulement par fidélité transférentielle mais parce qu’à suivre les chemins qui mènent de Freud à Lacan on aperçoit tout ce que ce dernier amène quant à l’actualisation des effets des déboîtements symboliques qui accompagnent l’évolution historique de la culture occidentale affectant l’enveloppe formelle du symptôme. De même que nous devons à l’œuvre de Lacan quelques résolutions cruciales de grandes questions quelquefois laissées par Freud – et au moins pour une part – en impasse, comme il en est par exemple des psychoses ou de la question féminine sans cesse reprises par Lacan selon le rythme imposé par la périodisation de sa recherche passant notamment du moment sociologiste au moment structuraliste et enfin peut-être au moment logicien.

 


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Maître, esclave et savoir absolu : actualisation et transformation de la pensee hegelienne chez Jacques Lacan – Jan Horst KEPPLER


VARIA


 

  1. Hegel – Lacan : convergences explicites et implicites

 

Les écrits de Georg Friedrich Wilhelm Hegel jouent un rôle privilégié dans l’œuvre de Lacan. Ainsi, Hegel est après Freud l’auteur qui revient de la manière la plus régulière dans les Ecrits. Guy-Félix Duportail relate qu’il y apparaît 22 fois avant Socrate (10), Jung (9), Schreber (8), Heidegger (6) et Kierkegaard (5). Il nous rapporte également qu’en nombre de citations, La Phénoménologie de l’esprit n’est devancée dans les Séminaires que par l’Interprétation des rêves, le Banquet de Platon, et d’« Au-delà du principe de plaisir » (Duportail (1999), p. 9). De surcroît, et ce n’est pas la moindre des choses chez un auteur aussi fougueux et sûr de soi, Lacan invoque Hegel régulièrement comme un gage d’autorité supplémentaire pour ses propres développements. Certains éléments de l’œuvre lacanienne comme la théorie du Moi ou la distinction entre vérité et savoir sont difficilement imaginables sans la référence implicite et explicite à la dialectique hégélienne. Une exception est constituée par la notion du savoir absolu que Lacan refuse systématiquement, un point qui méritera toute notre attention.

 

Cet article explorera deux aspects distincts mais complémentaires de la relation complexe entre Lacan et Hegel. Le premier aspect concerne la reprise explicite par Lacan de notions hégéliennes, notamment la construction du sujet dans la lutte dite du maître et de l’esclave. Il existe d’autres exemples comme la « loi du cœur » et la « belle âme » mais l‘économie de l‘exercice demande une concentration sur l‘exemple le plus important. Ce premier aspect reste fortement imprégné par l’apport d’Alexandre Kojève qui avait initié Lacan à Hegel et qui laissa des traces dans les théories lacaniennes jusqu’à en anticiper certaines formules désormais devenues célèbres. Cet article élucidera cette relation à trois entre Hegel, Kojève et Lacan qui n’a jamais été pleinement traitée malgré son importance capitale à la fois pour la genèse des théories lacaniennes et le rayonnement de la philosophie hégélienne.

 

Le rapport entre Lacan et Hegel est peut-être encore plus riche en ce qui concerne le deuxième aspect qui concerne la convergence plus implicite entre l’œuvre de Lacan et la Phénoménologie de l’Esprit. Cette convergence se construit autour d’une vision partagée selon laquelle les manifestations signifiantes d’un sujet dépassent le périmètre de son intentionnalité ou, en termes hégéliens, que « l’essence est sujet ». Paradoxalement, cette convergence se construit aussi autour de la notion de « savoir absolu ». Ceci peut surprendre vu que Lacan s’est toujours fermement opposé à cette notion qu’il a systématiquement exclue de son appréciation autrement très positive des contributions hégéliennes. Le paradoxe s’explique par le fait que Lacan insiste à comprendre le savoir absolu comme le discours clos d’un mauvais maître se prétendant omniscient, écrasant toute ouverture vers une vérité plus authentique sous une avalanche de signes autoréférentiels. Nous montrerons, sur la base du texte de la Phénoménologie que cette interprétation n’est pas couverte par le texte. « Le savoir [absolu] ne connaît pas seulement soi-même, mais aussi… sa limite, » écrit Hegel. Le savoir absolu s’articule dans la contemplation de son propre devenir et des « fantômes » personnels s’approchant ainsi de l’idéal d’un sujet post-analytique proche des allusions lacaniennes sur ce point. Prendre la fin de la Phénoménologie à la lettre aurait permis à Lacan de découvrir un Hegel qui anticipe l’aventure psychanalytique dans des termes étonnamment explicites et qui s’engage déjà dans « cette exploration infinie sans pitié et sans larmes et avec une jouissance particulière de l’activité de l’inconscient » qui caractérise l’œuvre de Lacan[1].

 

Ces deux aspects, l’un explicite, l’autre implicite, sont malgré leur différence évidente, indissociables. C’est ainsi qu’ils sont traités au sein d’un seul et unique article. La reprise d’éléments de la théorie hégélienne chez Lacan, qui peut varier entre l’essentiel, l’inspiré et l’éphémère, ne susciterait pas le même intérêt sans la conviction de fond que ce dialogue à travers les disciplines et les siècles touchait à quelque chose d’essentiel. L’urgence, avec laquelle Lacan traite l’apport hégélien, n’aurait certainement pas été la même sans le sentiment palpable qu’il voit en Hegel un interlocuteur à sa hauteur sur les thèmes les plus importants de son œuvre. Il faut donc traiter les deux aspects comme les deux faces d’une même pièce pour mieux comprendre chacun dans sa singularité.

 

La première partie de cet article qui traitera de la dialectique dite « du maître et de l’esclave » identifiera comment l’original hégélien a engendré de nouveaux développements originaux d’abord chez Kojève et puis chez Lacan. Les limites de la fidélité philologique et philosophique de ces reprises, ne diminuent pas l’importance qu’a jouée le dialogue avec Hegel dans le développement de la théorie psychanalytique. Les fractures opérées par Lacan dans le sillage de la lecture de Kojève sont d’ailleurs particulièrement instructives pour la compréhension de la genèse et de la cohérence intime de sa propre œuvre. Les séminaires de Kojève furent ainsi pour Lacan l’origine d’une fascination durable pour le philosophe allemand et le début d’une série d’interprétations originales. Qui plus est, l’enseignement de Kojève fut dans ses idiosyncrasies mêmes à l’origine de certains concepts clefs de la théorie psychanalytique lacanienne. L’exemple-phare de cette influence réfractée est l’énoncé fameux que « le désir est toujours le désir de l’autre » qui résulte directement de l’interprétation de Kojève de la lutte entre maître et esclave. Cette dialectique du maître et de l’esclave reste le maillon central de la triple relation entre Lacan, Kojève et Hegel et elle est analysée ici avec toute la diligence qui convient.

 

Notre analyse se base sur la comparaison des textes originaux en allemand et en français ainsi que sur la clarification de quelques notions clefs comme le « désir » (Verlangen), la « jouissance » (Genuß) ou « l’esclavage » (Knechtschaft) qui subirent des mutations importantes dans les traductions de Kojève et les interprétations de Lacan. Cette première partie ne serait pas complète sans la présentation du personnage nerveux et complexe d’Alexandre Kojève qui avait introduit Hegel à toute une génération de jeunes intellectuels français et dont la contribution a laissé des traces durables dans l’œuvre de Lacan.

 

La deuxième partie de cet article est nécessairement plus philosophique et identifiera les convergences plus profondes mais moins explicitées entre la Phénoménologie de l’esprit et l’œuvre lacanienne. Ceci concerne à la fois la méthode et la vision commune du sujet comme le produit d’une dialectique double, celle du sujet avec d’autres sujets et celle de la conscience individuelle et de ses productions langagières avec le réel du monde physique et social. Cette intimité implicite des œuvres de Lacan et de Hegel motive et nourrit évidemment la relation particulière et explicite élucidée dans la première partie. Nous soutenons que c’est ce deuxième niveau qui fonde véritablement l’intérêt intense et durable que porte le psychanalyste français au philosophe allemand. Quoique cette convergence objective de leurs œuvres ne soit que partiellement couverte par des énoncés explicites, elle peut être clairement établie par un travail portant sur les textes.

 

La convergence de fond entre les deux auteurs s’articule autour de la formule fameuse que « l’essence est sujet ». Les deux auteurs partagent ainsi la même hypothèse centrale que les manifestations langagières d’un sujet dépassent l’intentionnalité de cette entité imaginaire qui s’appelle le Moi chez Lacan et le « pour soi » (für sich) chez Hegel[2]. Dans les deux cas s’installe alors une contradiction entre les représentations symboliques formulées par le Moi et une réalité objective a priori muette, mais dont l’inertie force la reformulation et la réinterprétation permanente des énoncés originaux. Mélangeant les nomenclatures lacanienne et hégélienne, on pourrait dire que le « en soi » (an sich) façonne la chaîne de signifiants que le sujet va parcourir pour atteindre progressivement des incarnations du « pour soi » plus vraies. Chez les deux penseurs, cette conviction n’est pas seulement énoncée de différentes manières, mais elle structure la forme même de leurs œuvres respectives qui mettent en exergue ce mouvement dialectique où une syntaxe particulièrement serrée questionne en permanence les entités sémantiques principales de la phrase[3].

 

Cet article fait ainsi part des prolégomènes d’une exposition systématique des interférences spécifiques des pensées de G.W.F. Hegel et de Jacques Lacan avec l’objectif d’établir un lien entre philosophie et psychanalyse de manière plus générale.   Dans cette perspective, les découvertes de Freud constitueraient la continuation et l’ajournement de la quête millénaire des philosophes de cerner cette tension du logos vers un au-delà qui en psychanalyse est identifié avec le désir. Une telle démarche prendrait son départ de l’aperçu, bref mais évocateur, que Lacan dresse des rapports entre la philosophie hégélienne et la psychanalyse dans son Discours de Rome. Lacan établit Hegel ici comme le précurseur incontournable de la psychanalyse jusqu’à en établir les principes qui régissent sa technique. Vice-versa, Lacan soutient que la psychanalyse accomplit la pensée hégélienne en lui fournissant une structure de la psyché humaine qui explicite les implications de la dynamique hégélienne :

Pour retrouver l’effet de la parole de Freud, ce n’est pas à ses termes que nous recourrons, mais aux principes qui la gouvernent.

 

Ces principes ne sont rien d’autre que la dialectique de la conscience de soi, telle qu’elle se réalise de Socrate à Hegel, à partir de la supposition ironique que tout ce qui est rationnel est réel pour se précipiter dans le jugement scientifique que tout ce qui est réel est rationnel. Mais la découverte freudienne a été de démontrer que ce procès vérifiant n’atteint authentiquement le sujet qu’à le décentrer de la conscience de soi, dans l’axe de laquelle la maintenait la reconstruction hégélienne de la phénoménologie de l’esprit…

 

Ces remarques définissent les limites dans lesquelles il est impossible à notre technique de méconnaître les moments structurants de la phénoménologie hégélienne : au premier chef la dialectique du Maître et de l’Esclave, ou celle de la belle âme et de la loi du cœur, et généralement tout ce qui nous permet de comprendre comment la constitution de l’objet se subordonne à la réalisation du sujet.

 

Mais s’il restait quelque chose de prophétique dans l’exigence, où se mesure le génie de Hegel, de l’identité foncière du particulier à l’universel, c’est bien la psychanalyse qui lui apporte son paradigme en livrant la structure où cette identité se réalise comme disjoignante du sujet, et sans en appeler à demain (Lacan (1953), p. 292). »

 

La psychanalyse devient ainsi la continuatrice de la vision dynamique de l’individu présentée dans la Phénoménologie et dont l’autoperception se déconstruit et reconstruit en permanence dans la confrontation entre son univers symbolique et une réalité qui n’est que physiquement perceptible (le « concret » chez Hegel, le « réel » chez Lacan). Il n’y a donc plus une stricte séparation entre sujet et objet. C’est justement l’essence qui est sujet, ce qui s’exprime chez Hegel de la manière suivante :

« Le vrai est le tout. Mais le tout n’est que l’essence qui s’accomplit à travers son développement. Il est à dire de l’absolu qu’il est essentiellement un résultat, qu’il n’est qu’à la fin, ce qu’il est en vérité ; Et c’est justement en cela que consiste sa nature, qu’il est réel, sujet ou devenir-soi-même (Hegel (1807, 1952), p. 21) »[4].

 

La psychanalyse serait ainsi l’héritière d’une philosophie qui fait de la totalité de l’expérience humaine l’objet de son discours. La philosophie, pour le moins celle dont la Phénoménologie structure l’avant et l’après, serait donc également « cet autre nom du sans alibi » qui fut identifié par Jacques Derrida comme le propre de la psychanalyse (Derrida (2000), prière d’insérer, p. 1). Le passage cité montre également comment le fameux « retour à Freud » de Lacan dans le Discours de Rome passe par l’assimilation de l’héritage hégélien. C’est la découverte de la « subordination de l’objet à la réalisation du sujet » chez Hegel qui permet à Lacan de formuler une lecture sémiotique des faits psychiques qui se manifestent par des signifiants[5]. Il s’agit d’une lecture qui se méfie des proclamations du Moi autant que des postulats pseudo-scientifiques d’une réalité parallèle, « inconsciente », qui serait cachée au sujet mais accessible aux détenteurs d’un savoir psychologique ésotérique.

 

Pour éviter les associations trop convenues, il convient d’appeler une telle approche « sémiotique » plutôt que « structuraliste ». Quoique le terme « structuraliste » dans les sciences humaines – et une des contributions de Jacques Lacan fut justement de rapprocher la psychanalyse des enjeux épistémologiques des sciences humaines – puisse couvrir une multitude d’approches, il a tendance à évoquer une réalité parallèle pré-codifiée décelable au bon lecteur. Le terme « sémiotique » par contre se contente d’attirer l’attention sur la tension inévitable entre un contenu sémantique, conscient ou inconscient, et son représentant, plus ou moins heureusement partagé. Il est alors plus apte à évoquer cette ouverture dans la signification, chère à Lacan, qui fait de tout échange humain qui s’engage à fond dans une parole, une aventure imprévisible dont la valeur se mesure par la capacité des participants d’avancer, dans le langage, vers cette ouverture.

 

Il va de soi que des questions vastes comme le rapport entre philosophie et psychanalyse appellent à une humilité radicale. Notre contribution se limite ainsi modestement à fournir à travers le double prisme de l’œuvre lacanienne et de la Phénoménologie un gage pour la pertinence d’une telle mise en relation systématique encore à venir. C’est dans cet esprit que nous présenterons dans la deuxième partie de ce travail une série d’indices textuels qui constituent des arguments en faveur de la conjecture lacanienne d’un Hegel précurseur de l’approche analytique. Nous insistons dans cette démarche malgré les réticences de Lacan concernant la pertinence de la notion de « savoir absolu » qui caractérise chez Hegel une démarche véritablement analytique. Le savoir absolu hégélien est cette disposition psychique qui évolue dans un équilibre dynamique où la révélation de la pleine conscience de soi est en permanence mise en question, nourrie et relancée par le « règne des fantômes » du sujet, les émanations de son propre inconscient.

 

L’article a la structure suivante. Le chapitre 2 traitera la délibération explicite que Lacan engage avec Hegel au sujet de la dialectique du maître et de l’esclave. Cette délibération est impensable sans l’enseignement de Kojève qui non seulement initia Lacan à Hegel, mais dont la lecture idiosyncratique est clairement reconnaissable dans la reprise lacanienne et les avancées théoriques qui s’en dégagent. Nous avançons par une comparaison intertextuelle détaillée qui prête l’attention aux différences philosophiques ainsi qu’aux nuances philologiques des différentes notions clefs dans leurs traductions. Nous incluons également dans le chapitre 2 une présentation du personnage et de l’enseignement peu commun d’Alexandre Kojève.

 

Le chapitre 3 reprend le thème d’une convergence de fond des théories de la constitution du sujet chez Lacan et Hegel. Cet article soutiendra alors l’hypothèse que le passage cité du Discours de Rome était bien plus qu’une trouvaille de génie mais le point de départ d’un programme de recherche fertile et prometteur, cependant encore entièrement à réaliser, sur la manière par laquelle les travaux de Freud et de Lacan continuent la recherche de la compréhension de ce logos chargé de désir qui devient chez Lacan le « signifiant ». L’article montrera également que le refus systématique de Lacan de la notion hégélienne de savoir absolu, identifié avec un discours de faux maître, est basé sur un malentendu. Si cet article arrive à lever ce malentendu et ainsi libère la voie pour d’autres études sur les liens entre Hegel et Lacan, philosophie et psychanalyse, il aura pleinement réalisé son intention.

 

 

  1. La « lutte du maître et de l’esclave » et la dialectique du sujet

 

La lutte du maître et de l’esclave est en France le concept le plus couramment associé à l’œuvre hégélienne. C’est en bonne partie le mérite de Kojève et de Lacan. Pour Kojève c’est la quintessence même de sa vision dramatique de l’histoire où la lutte à mort est à l’origine du processus par lequel l’individu accède à sa pleine humanité. Pour Lacan, c’est une mise en évidence de l’échec d’une vision naturaliste du Moi, qui ne se constitue que dans la confrontation avec un autre Moi, avec lequel il maintiendra dorénavant pour toujours un double rapport d’identification et d’agression. Pour les deux penseurs, la réflexion sur la lutte du maître et de l’esclave est la source du constat que « le désir est toujours le désir de l’autre » dans le double sens qu’on désire toujours ce que désire l’autre et qu’on désire en même temps d’être à la place de l’objet désiré par l’autre.

 

La notion de la lutte du maître et de l’esclave chez Kojève et Lacan est un arbre magnifique qui risque de cacher la forêt. L’ubiquité du concept fait oublier que dans l’ensemble de la Phénoménologie de l’esprit le conflit entre seigneur et valet (les termes suggérés par une traduction plus proche de l’original hégélien) est un enjeu parmi d’autres. Le sous-chapitre IV.A de la 2ème partie de la Phénoménologie sur « Autonomie et dépendance de la conscience de soi : Domination et servitude » (Selbstständigkeit und Unselbstständigkeit des Selbstbewusstseins ; Herrschaft und Knechtschaft) est sans doute un chaînon important dans le système hégélien qui trace le processus de l’ascendance de l’esprit humain à la pleine conscience de soi. Il ne couvre cependant que neuf pages dans un ouvrage qui en compte 560[6]. Malgré leur position importante, il est impossible de réduire la Phénoménologie à ces quelques pages.

 

Avant de venir au texte même, il est utile de clarifier la sémantique des deux notions centrales, le maître et l’esclave. Concernant le premier, Hegel ne parle jamais du « maître » (Meister) mais toujours du « seigneur » (Herr). Avec ce premier glissement sémantique – une procédure dans laquelle il possède un sens très sûr – Kojève se coupe d’emblée de la connotation religieuse du texte. Il ne s’agit pas de faire de la Phénoménologie de l’esprit un texte religieux, mais il serait également faux de nier les appuis que Hegel prend sur la théodicée chrétienne. C’est avec une citation directe de la Bible que Hegel constate au point culminant de son argumentation que « la crainte du Seigneur est le commencement de la sagesse (Hegel (1807, 1952), p. 148) »[7]. Le doute serait permis si la crainte du maître avait le même effet bénéfique. En choisissant le terme « maître », avec son dérivé « maîtriser », Kojève dramatise aussi l’opposition féroce entre deux individus. Ces derniers se différencient chez Hegel plus par leurs attitudes vis-à-vis de la vie que par leur détermination dans la lutte qui prédomine chez Kojève.

 

Concernant l’esclave, Sklave en allemand, Hegel n’utilise jamais cette expression, mais parle de Knecht et de Knechtschaft. Un Knecht est strictement parlant un « valet », traduction choisie par Jean Hyppolite que nous considérons la bonne. Pourtant, Olivier Tinland la rejette dans une traduction récente en soulignant qu’il ne s’agirait pas de représentants de catégories socio-historiques, mais de « deux figures opposées de la conscience » et il propose alors les expressions « serviteur » et « servitude », considérées comme plus générales (Tinland (2003), p. 63). L’observation est pertinente. Cependant, Hegel utilise souvent des exemples qui sont pris de la vie avec leurs contingences « socio-historiques » pour illustrer des moments de la pensée. Nous continuons ainsi à préférer la traduction littérale de « valet » quand nous parlons du texte allemand original.

 

Avec l’introduction du « maître » et de « l’esclave » à la place du « seigneur » et du « valet », Kojève, et dans son sillage Lacan, dramatise et radicalise la pensée hégélienne. On pourrait considérer cette dramatisation comme un artifice rhétorique. Cependant, elle fixe les deux moments possibles du sujet dans l’opposition implacable d’une « lutte à mort » et obscurcit le progrès dialectique qui reste la visée du chapitre. Pour Hegel seul le valet, qui dans un moment de crainte absolue dans la lutte a choisi la vie, accède à travers le travail formateur au service d’un autre à la vraie conscience de soi et devient ainsi la seule force permanente de l’histoire. Nous verrons que Kojève et Lacan négligent cet aspect, avec l’exception possible du Kojève tardif qui peu avant sa mort se convertit à une recherche de « sages ». Pour bien comprendre les différentes sensibilités de l’original allemand, de l’interprétation-traduction qu’en fit Kojève et de l’utilisation psychanalytique de Lacan, nous allons procéder par ordre chronologique. Après la présentation du texte d’Hegel, nous examinerons ainsi les séminaires de Kojève et ensuite les Ecrits de Lacan.

 

2.a. La double dialectique du seigneur et du valet chez Hegel

 

 

Une des phrases les plus importantes concernant le rôle de Hegel dans le développement de la théorie psychanalytique ne se trouve pas dans le fameux chapitre IV.A. sur « Autonomie et dépendance de la conscience de soi : Domination et servitude », mais dans le chapitre précédent qui traite de la conscience de soi, « La conscience de soi n’atteint sa satisfaction que dans une autre conscience de soi (Hegel (1807, 1952), p. 139). » Cette phrase est le point de départ du développement hégélien sur l’opposition de deux sujets dont chacun cherche à atteindre sa satisfaction dans la reconnaissance de sa propre conscience de soi, qui pour lui constitue sa vérité de départ, par l’autre. Cette opposition mènera au conflit qui finira avec la victoire de l’un sur l’autre. Le premier s’appellera Herr (seigneur), le deuxième s’appellera Knecht (valet). Ex ante pourtant rien ne les distinguait et Hegel met surtout l’accent sur l’interdépendance symétrique des deux consciences :

« Le mouvement est alors inévitablement un mouvement doublé des deux consciences de soi… l’agir unilatéral serait inutile, car, ce qui est censé arriver, ne peut qu’être réalisé par les deux… Elles [les consciences] se reconnaissent en se reconnaissant mutuellement (Hegel (1807, 1952), p. 142-3). »

 

La question de la vérité est en jeu. Chacun des deux possède dans son être-pour-soi une idée arrêtée sur soi-même (« son essence et objet absolu est pour lui son Moi [sic] (ibid., p. 143) »), mais chacun doit encore obtenir la confirmation de la véracité de cette idée par la reconnaissance de l’autre. En d’autres mots, sa conscience de soi reste pour le moment abstraite. Dans cette abstraction, la conscience de soi est parfaitement déliée de la vie concrète du sujet. Pour prouver l’authenticité de leur conscience-de-soi (en allemand bewähren veut dire « prouver », mais possède la même racine que le mot Wahrheit, la « vérité »), chacun des deux sujets va donc s’engager dans un combat dans lequel il engage sa propre vie en preuve de la vérité de l’idée qu’il se fait de lui-même :

« Ils doivent aller dans ce combat, parce qu’ils doivent élever la certitude d’eux-mêmes, d’être-pour-soi, à la vérité en l’autre et en eux-mêmes… L’individu qui n’a pas engagé sa vie peut bien être reconnu en tant que personne ; mais il n’a pas atteint la vérité de cette reconnaissance en tant que conscience de soi autonome (Hegel (1807, 1952), p. 144). »

 

Cette action n’est pourtant pas suicidaire. En effet, chacun des deux combattants cherchera dans la lutte la mort de l’autre. La mort – soit de l’autre, soit de soi-même – n’est cependant pas une solution vu qu’elle constitue la négation naturelle de la conscience-de-soi. Si un des deux participants au combat mourait, la reconnaissance cherchée ne se réaliserait pas (ibid., p. 145). Dans cette impasse deux choses arrivent : d’abord, les combattants font l’expérience de la valeur de la vie et combien ils y tiennent. Le fait que l’un d’eux fera cette expérience avant l’autre et cessera le combat en se déclarant vaincu transformera leur rapport symétrique original en un rapport asymétrique :

« Dans cette expérience, la conscience de soi réalise que la vie est aussi essentielle pour elle que la conscience de soi pure… à travers elle [cette expérience] sont posées une conscience de soi pure, et une conscience qui n’est pas pure, mais pour une autre…, ainsi existent-elles comme deux figures opposées de la conscience ; l’une l’autonome dont l’essence est l’être-pour-soi, l’autre la dépendante dont l’essence est la vie ou l’être pour un autre ; celle-là est le seigneur, celle-ci le valet (ibid., p. 145-146). »

 

Cette transformation dans un rapport asymétrique change tout. Désormais nous ne sommes plus dans un monde d’égaux, mais dans un monde de seigneurs et de valets ou de maîtres et d’esclaves. Au-delà de leur statut social différent et de l’obligation de service du valet, leurs deux manières d’être se distinguent surtout par la relation différente qu’elles développent avec les objets, les choses. Chacun à sa manière développe maintenant une relation négative aux choses. Le seigneur anéantit les choses que le valet lui prépare en tant qu’objets de consommation pour entretenir sa jouissance (Genuß). Le valet travaille et transforme les choses dans le service du maître. Dans ce processus, les deux sont inextricablement liés, vu que seules la médiation et la préparation du valet permettent la jouissance du seigneur :

« Le seigneur se réfère de manière médiatisée à travers le valet à la chose ; le valet se réfère… également de manière négative à la chose et la transforme (aufheben)[8] ; mais elle est au même temps autonome pour lui et ainsi il ne peut pas à travers sa négation en finir jusqu’à l’anéantissement, ou il ne fait que le travailler. Au seigneur cependant revient à travers cette médiation la relation immédiate comme la négation pure de celle-ci ou la jouissance (ibid., p. 146). »

 

Nous voyons ici que le terme lacanien si important de la « jouissance » (Genuß) est à son origine un terme hégélien. Au-delà d’une notion d’excitation-satisfaction physiologique, le terme allemand contient les mêmes connotations économico-juridiques que la « jouissance » en français. La jouissance comporte d’ailleurs toujours le droit de disposer de l’objet qui fait jouir jusqu’à son anéantissement. Hegel oppose, comme plus tard Lacan, la jouissance au désir (Begierde)[9]. Le seul désir n’arrive justement pas à l’anéantissement de la chose. Seul en utilisant le valet en tant que médiateur le seigneur sera capable de transformer son désir en jouissance :

« Le désir n’y parvenait pas [à l’anéantissement de la chose] à cause de l’autonomie de la chose ; mais le seigneur qui a inséré le valet entre elle et soi, ne se connecte ainsi qu’avec la non-autonomie de la chose et en jouit de manière pure ; le côté de l’autonomie cependant, il le laisse au valet qui la travaille (ibid., p. 146-147). »

 

Le seigneur, qui avait mis en jeu sa vie de manière plus radicale, devient ainsi un jouisseur pur et le valet une créature dépendante. À partir de ce point Hegel opère un bouleversement radical de leurs positions respectives. Ce revirement contient l’essentiel de la vision hégélienne de l’histoire et constitue le noyau de la dialectique matérialiste marxienne, il n’a pourtant reçu qu’une attention éphémère de la part de Kojève et de Lacan. En effet, il se dégage de ce revirement une vision opposée à celle qui voit dans l’engagement jusqu’au-boutiste du maître en faveur de sa propre conscience-de-soi la condition indispensable pour accéder à sa propre liberté et à sa propre vérité. Hegel démontre justement la vanité de cette attitude et souligne que l’accès à la vérité passe par le lien que le valet construit avec les objets dans une attitude qui ne met plus la propre conscience-de-soi, qui correspond au Moi imaginaire en termes psychanalytiques, en absolu[10]. Le revirement prend son départ du constat que la reconnaissance que le seigneur reçoit pour sa conscience-de-soi de la part de son valet n’est qu’une illusion. Car avec la soumission du valet, la reconnaissance qui était l’enjeu de la lutte, est devenue impossible vu que le valet n’est plus un sujet autonome, parce que « l’agir du deuxième est le propre agir du premier ; parce que ce que fait le valet est essentiellement l’agir du seigneur (ibid., p. 147). ». Et alors,

« Il s’avère que cet objet ne correspond pas à son concept, mais ce en quoi le seigneur s’est accompli est devenu pour lui tout autre chose qu’une conscience autonome. Ce n’est pas une telle pour lui, mais une non-autonome ; il n’est donc pas certain de l’être-pour-soi en tant que vérité, mais sa vérité est plutôt la conscience non-essentielle (ibid., p. 147). »

 

Le renversement des positions s’accomplit aussi du côté du valet et devient ainsi total :

« La vérité de la conscience autonome est ainsi la conscience des valets. Celle-ci apparaît certes d’abord hors de soi et non comme la vérité de la conscience-de-soi. Mais comme la domination du seigneur [Herrschaft] montrait que son essence est l’inverse de ce qu’elle veut être, ainsi l’état de valet [Knechtschaft] deviendra bien aussi dans son accomplissement plutôt le contraire de ce qu’il est immédiatement ; il entrera en soi en tant que conscience refoulée en soi et se convertira en autonomie véritable (ibid., p. 147-148). »

 

Seule la conscience refoulée en elle-même peut accéder à la vraie autonomie et à la vérité d’elle-même ! Quoique la prudence soit de mise pour n’associer pas trop vite le refoulement hégélien de la conscience en elle-même au refoulement inconscient de la psychanalyse, il est clair que Hegel désigne ici un processus dans lequel le Moi imaginaire développe un rapport plus complet et respectueux avec l’objet qu’il travaille au service du seigneur. Car aussi les valets n’accèdent à la vérité de leur conscience autonome que de manière médiatisée. Tel le seigneur qui construisait sa conscience-de-soi illusoire sur la reconnaissance factice du valet, le valet prend le seigneur pour l’essence de son propre être. Cependant, et quoiqu’il ne le sache pas encore considérant l’être-pour-soi autonome du maître comme une vérité inaccessible, le valet a déjà fait l’intime expérience de son essence véritable dans la crainte de la mort qui lui a fait cesser le combat :

« Cette conscience [du valet] n’a en effet pas ressenti la crainte pour ceci ou pour cela, ni pour tel instant ou tel autre, mais pour tout son être ; car elle a ressenti la crainte de la mort du seigneur absolu (ibid., p. 148). »

 

Dans cette crainte la conscience du valet a été complètement « fluidifiée… et tout ce qui était fixe en elle a tremblé (ibid., p. 148). »[11] C’est un moment d’une horreur absolue, à associer au moment de la castration, qui devient le fondement d’une conscience de soi qui ne serait plus seulement « pour soi » mais « en soi ». Le valet accède ainsi à une forme de conscience de soi qui n’est plus seulement imaginaire, mais qui possède une vérité personnelle :

« Ce pur mouvement général, la fluidification absolue de tout ce qui subsiste est pourtant l’essence simple de la conscience-de-soi, la négativité pure, le pur être-pour-soi, qui est ainsi en cette conscience (ibid., p. 148). »

 

Par la suite, la conscience du valet accomplira réellement cette dissolution générale dans le service du seigneur. Pour avancer pleinement vers une conscience autonome, il faut encore que le valet s’engage pleinement dans le travail. Certes, le valet a déjà vécu dans la crainte de la mort un moment de réalité authentique, mais il n’en a pas encore pris la mesure, « même si la crainte du seigneur est le commencement de la sagesse, la conscience est en cela pour elle-même, non l’être-pour-soi (ibid., p. 148). » C’est seulement à travers le travail formateur que le valet trouvera une réelle expression de soi, qu’il accède à la pleine conscience de soi et qu’il réussit à donner à ses actes une permanence que Hegel oppose à la jouissance éphémère du maître. Hegel ouvre ainsi une nouvelle dialectique entre le désir « pur » cherchant la jouissance et le travail comme « désir réfréné » qui accomplit toutes les fonctions de la « sublimation » freudienne :

« C’est par le travail qu’elle [la conscience] parvient à elle-même. Au moment qui correspond au désir dans la conscience du seigneur, il semblait, certes, échoir à la conscience servante le côté de la relation non-essentielle avec la chose, vu que la chose préserve ici son autonomie. Le désir s’est réservé la négation pure de l’objet et ainsi le sentiment-de-soi inaltéré. Cette satisfaction n’est pourtant elle-même qu’une évanescence, car il lui manque le côté objectif ou la permanence. Le travail cependant est désir réfréné, évanescence retenue, ou il forme (ibid., p. 148-149). »

 

C’est par le travail et dans le respect de l’autonomie de l’objet (qui est littéralement ob-jet ou Gegen-stand) que l’évanescence du désir est retenue et transformée en quelque chose qui demeure. Ceci vaut pour l’objet ainsi que pour le valet qui devient ainsi le sujet de l’histoire. Ce n’est pas seulement l’objet qui est formé. Le valet est également soumis à un processus de formation et d’éducation (Hegel utilise le terme allemand « bilden »). C’est cette formation qui lui permet le plein accès à sa propre vérité en tant qu’être autonome et le dépassement de sa crainte initiale :

« L’acte de former n’a pourtant pas seulement cette signification positive, que la conscience servante se réalise en cela en tant que pur être-pour-soi comme l’Étant ; mais aussi la négative contre son premier moment, la crainte. Parce que dans la mise en forme de la chose, sa propre négativité, son être-pour-soi, lui devient objet seulement parce qu’elle transforme la forme existante opposée. Mais ce négatif objectif est justement l’être étranger, devant lequel elle a tremblé. Maintenant elle anéantit pourtant ce négatif étranger, se place en tant que tel dans l’élément de la permanence, et devient ainsi pour elle-même, un étant-pour-soi… et elle parvient à la conscience, qu’elle est elle-même en et pour soi (ibid., p. 149). »

 

D’un point de vue psychanalytique, il faut souligner que pour Hegel l’anéantissement du « négatif étranger » ne s’accomplit pas dans la suppression physique du seigneur – une vision avec laquelle Kojève jouait de temps à autre – mais de la suppression successive de l’image terrifiante du seigneur dans la tête du valet. La révolution chez Hegel, comme toute révolution véritable, est une révolution des têtes.

 

On ne peut que regretter que Jacques Lacan malgré son estime avérée pour Hegel n’ait jamais explicitement exploité cette anticipation de Hegel du roman psychanalytique au-delà de la relation mimétique dans le stade du miroir. Le matériel qu’offre Hegel est pourtant d’une richesse inespérée. Moi et narcissisme primaire, relation à l’objet, angoisse existentielle, castration, refoulement, projection du désir, sublimation dans le travail, tout est là, élaboré et motivé, parfois dans les mêmes termes qu’utilisera plus tard la psychanalyse. En partie, les termes s’imposent par la matière étudiée, en partie on est tenté de supposer l’existence d’un courant souterrain de l’histoire des idées qui passerait de Hegel à Freud et qui serait encore à découvrir dans toute sa plénitude.

 

Lacan aurait même pu développer certains de ses thèmes comme l’opposition entre jouissance et désir ou la transformation d’une relation avec un autre dans une relation asymétrique avec un Autre sur des bases hégéliennes. Évidemment, le retour à Hegel n’amoindrit à aucun moment les découvertes de Freud ou de Lacan sur des bases cliniques cent ans plus tard. Au contraire, la convergence des maîtres sur des matières aussi fondamentales et inaccessibles que la constitution du sujet ne peut que rassurer. Également, nous n’avons pas chez Hegel une théorisation du phallus ou d’une sexualisation explicite de la pulsion et du désir. Pourtant déjà avec les éléments identifiés Hegel fournit un cadre philosophique de référence qui contribue singulièrement à la légitimité historique et à la pertinence intellectuelle du projet psychanalytique qui n’attend que d’être exploité dans son intégralité.

 

 

2.b. « La lutte à mort de pur prestige du maître et de l’esclave » : Kojève

 

 

La relation forte entre Hegel et Lacan est impensable sans la médiation de Kojève. Que ce rôle ne reçoive pas toujours l’attention qui lui est due relève aussi du peu de reconnaissance que Lacan témoigne à son ancien professeur de philosophie dont il avait suivi assidûment les séminaires sur Hegel pendant cinq ans et dont l’enseignement laissa des traces profondes dans sa propre œuvre. « Kojève, que je tiens pour mon maître, de m’avoir initié à Hegel… » écrira Lacan en 1974 dans « L’Etourdit » au seul moment où il reconnaît sa dette envers le philosophe (Lacan (1973), p. 453). Lacan fut exposé dans les cours de Kojève à une lecture-interprétation hautement personnelle de la Phénoménologie de l’esprit qui fut, en phase avec l’air du temps, imprégnée d’accents vitalistes et existentialistes. Elle fut transmise dans le cadre d’une performance personnelle qui fascinait l’auditoire au point de constituer un évènement social autant qu’intellectuel. De toute évidence, l’échange entre les deux hommes était intensif. Lucchelli fait état de cinq lettres écrites par Lacan à Kojève concernant une intervention de Lacan au séminaire de Kojève ainsi que des invitations adressées à Kojève pour participer aux discussions organisées au domicile de Lacan (Lucchelli (2016), p. 298-9).

 

Pour parler de manière sérieuse de Lacan et de Hegel il faut ainsi faire le détour par Alexander Kojève. Vu que ce dernier est moins bien connu que les deux autres, on dressera un bref portrait de ce personnage romanesque et de son enseignement qui avait attiré toute une génération de jeunes intellectuels français. Alexandre Kojève (1902-1968) naquit Aleksandr Kojevnikof dans une famille de la haute bourgeoisie moscovite. Son oncle fut le peintre Vassily Kandinsky. Son père militaire mourut en 1905 durant la guerre russo-japonaise[12]. Etudiant en philosophie à Berlin dès 1920, Alexandre Kojève y rencontre entre autres Alexandre Koyré et Leo Strauss. Après une thèse sur le philosophe et poète mystique Soloviev avec Karl Jaspers à Heidelberg, Alexandre Kojève vient à Paris. Cherchant du travail, Koyré lui offre de prendre la relève de ses cours à l’École pratique des Hautes Études sur la « Philosophie religieuse de G.W.F. Hegel ». Il donnera ainsi de 1933 à 1939 chaque année une série de conférences qui seront une lecture commentée et interprétée de la Phénoménologie de l’Esprit de G.W.F. Hegel.

 

Il s’ensuit un phénomène intellectuel et social qui étonne les commentateurs les plus avisés jusqu’à aujourd’hui. Les séminaires de Kojève seront suivis avec enthousiasme pendant toute leur durée pas seulement par Lacan, mais par une importante partie des futurs maîtres à penser de la France d’après-guerre : parmi eux Raymond Queneau, Georges Bataille, Raymond Aron, Roger Caillois, Michel Leiris, Henry Corbin, Maurice Merleau-Ponty, Jean Hippolyte et Éric Weil. André Breton et Maurice Blanchot suivent de loin.

 

Des souvenirs de ces séminaires se dégage l’impression d’un cénacle d’esprits brillants, d’une sorte d’incantation commune, plutôt que celle d’un séminaire de philosophie classique. Y contribuent certainement la forte personnalité quelque peu mystérieuse de Kojève lui-même (son apparition de nulle part, son habitude de porter toujours des lunettes noires, les rumeurs qu’il était un espion soviétique…) ainsi que son auditoire de jeunes génies. Kojève dramatisait son discours à souhait, ne manquant jamais de rappeler à ses auditeurs que la Phénoménologie fut écrite sous le bruit des canons de la bataille d’Iéna, avatar d’une bataille encore plus terrible qui s’annonçait. Parfois une seule phrase lui suffisait pour en faire le départ de toute une vision dramatique du monde. La phrase extraite d’une lettre de Hegel à propos de Napoléon victorieux entrant dans Iéna et déclarant avoir vu « l’esprit du monde [Weltgeist] à cheval » est ainsi l’occasion pour Kojève de mettre en scène le conflit entre la « belle âme » romantique et l’homme d’action, le tout dans un contexte politique qui chargeait ces notions au plus haut degré. Plusieurs auditeurs (dont Walter Benjamin) soulignent la nature incisive de son discours. Il n’y a pas de doute que sa performance faisait un grand effet sur les auditeurs. Queneau se disait « suffoqué » (Roudinesco (1993), p. 140). Bataille rapporte que « le cours de Kojève m’a rompu, broyé, tué dix fois » et qu’écouter Kojève semblait écouter « la mort même » (Ebeling (2007), p. 58).

 

Kojève lui-même rend compte de ses séminaires à la fin des années 1960 après une carrière diplomatique dans la haute administration française[13], avec les mots suivants :

« Ah oui, c’était très bien, l’École pratique des Hautes Études, j’y introduis l’usage des cigarettes pendant les cours. Et après, on allait dîner ensemble avec Lacan, Queneau, Bataille…
J’ai commencé mes cours, je ne préparais rien, je lisais et je commentais mais tout ce que disait Hegel me paraissait lumineux. Oui, j’ai éprouvé un plaisir intellectuel exceptionnel (Lapouge (1968), 19). »

 

Il faut retenir deux aspects de ce témoignage. D’abord, l’approche à la fois très libre et très intime que Kojève affiche vis-à-vis de Hegel et qui rappelle l’attitude que Lacan développera quelques années plus tard vis-à-vis de Freud. Hegel est pour Kojève à la fois un garant d’autorité et une inspiration permanente sans que cette inspiration se traduise dans un devoir absolu de fidélité philologique. Kojève procède ainsi à un aggiornamento permanent de l’original hégélien rendant ainsi son « essence » pertinente pour les enjeux intellectuels de son auditoire. Lacan apprenait donc chez Kojève la méthode qu’il appliquera plus tard à Freud ainsi qu’une partie de son vocabulaire[14]. Notamment l’utilisation des notions de l’ « autre » et du « désir » suit de très près l’exemple de Kojève (voir infra pour une discussion des origines de la phrase que « le désir est toujours le désir de l’autre » chez Kojève dans une prochaine section). Certes, cette liberté s’éloigne parfois des détails du texte de Hegel, mais Kojève avait toujours une idée très claire d’où l’intention profonde du texte pouvait le porter. Kojève était d’autant plus libre de pouvoir apporter sa marque personnelle à l’interprétation de Hegel que la première traduction sérieuse de la Phénoménologie de l’Esprit n’apparaitrait qu’en 1939-1941 chez Aubier. Cette traduction avait été préparée par Jean Hyppolite pendant les années où il suivait les cours de Kojève.

 

Le Hegel de Kojève est certainement la plus importante source pour la connaissance que Lacan avait de Hegel malgré les apports de Jean Wahl ou de Jean Hyppolyte. Le moment était propice. Hegel avait commencé à recevoir en France une première attention de la part des surréalistes. Ebeling note ainsi que le magazine Littérature avait mentionné Hegel aux côtés de Sade, Lautréamont et Jarry comme un penseur surréaliste important (Ebeling (2007), p. 50). Duportail (1999) note aussi comment dans la philosophie académique de l’époque l’autorité des trois « B » (Boutroux, Bergson et Blondel) commença à être substituée par les trois « H » (Hegel, Husserl et Heidegger).

 

L’autre aspect qu’il faut retenir des souvenirs de Kojève est la notion de « plaisir ». Des comptes rendus enthousiastes, il transpire que tous les participants prenaient un réel plaisir à participer aux séminaires sur la Phénoménologie au bord de la jouissance physique, à des dîners communs et à partager des confidences intimes y compris sur des visites au bordel (Kojève dans une lettre à Bataille). C’est d’ailleurs surtout avec Bataille que Kojève restera en contact régulier pendant les années 1950 et 1960 (Ebeling (2007), p. 59). Les séminaires de Kojève étaient donc un phénomène social capable d’exercer une influence considérable sur ceux qui les fréquentaient.

 

Une preuve de loyauté importante fut fournie par Raymond Queneau qui entreprit la tâche considérable d’éditer ses propres notes de cours ainsi que ceux de ses camarades et de les publier sous le titre Introduction à la lecture de Hegel. Ces notes de cours sont agrémentées d’un article de Kojève publié auparavant, qui apparaît ici sous le titre équivoque « En guise d’introduction », et qui contient un concentré de la pensée de Kojève sur la Phénoménologie[15]. Malgré son processus éditorial inégal, l’Introduction à la lecture de Hegel est un document précieux qui permet d’avoir une bonne idée de l’enseignement de Kojève. Il y assimilait la Phénoménologie dans un langage qui la rendait pertinente pour les enjeux intellectuels et politiques du moment. Cette mise à jour, avec tous les risques qu’un tel procédé suppose, de toute évidence parlait à ses auditeurs qui rebondissaient pleins d’intuitions fertiles.

 

Alexandre Kojève est surtout intéressé par la fonction créatrice de la lutte à mort. Avoir risqué la vie dans le seul but d’imposer la reconnaissance de la propre conscience de soi, sa propre image, à l’autre opposé, se constituer ainsi en seigneur (qui devient ici un « maître »), n’est selon Kojève pas seulement la suprême satisfaction, mais carrément la seule voie pour accéder à l’humanité :

« L’homme « s’avère » humain en risquant sa vie pour satisfaire son Désir humain… Sans cette lutte à mort de pur prestige, il n’y aurait jamais eu d’êtres humains sur terre. En effet, l’être humain ne se constitue que d’un Désir portant sur un autre Désir… d’un désir de reconnaissance. L’être humain ne peut donc se constituer que si deux au moins de ces désirs s’affrontent. Et puisque chacun des deux êtres doués d’un tel Désir est prêt à aller jusqu’au bout dans la poursuite de sa satisfaction, c’est-à-dire prêt à risquer sa vie… afin de se faire « reconnaître » par l’autre, de s’imposer à l’autre en tant que valeur suprême, – leur rencontre ne peut être qu’une lutte à mort (Kojève (1947), p. 14). »

 

Même si Kojève accepte la nécessité logique de la survie des deux combattants, ce qui l’intéresse c’est le processus par lequel le combattant avec le désir de reconnaissance le plus fort s’impose à l’autre. Par la suite, dans le monde de Kojève n’existent que des maîtres et des esclaves, des jouisseurs et des châtrés, ou dans ses mots, des « existences autonomes » et des « existences dépendantes ». La dialectique hégélienne de l’évanescence de la jouissance médiatisée et du travail formateur n’est que brièvement mentionnée dans l’article de Mesures, mais n’apparaît pas dans les notes de cours où seul compte le désir de reconnaissance. Sur ce point, Kojève est intarissable. Même la jouissance physique ne compte in fine que peu pour un futur maître qui ne vit que pour la reconnaissance symbolique et qui est prêt à s’y préparer en tant que guerrier-ascète :

« Le Maître est l’homme qui est allé jusqu’au bout dans une Lutte de prestige, qui a risqué sa vie pour se faire reconnaître dans sa supériorité absolue par un autre homme. C’est-à-dire, il a préféré à sa vie réelle, naturelle, biologique, quelque chose d’idéel, de spirituel, de non-biologique : le fait d’être reconnu (anerkannt) (Kojève (1947), p. 173). »

 

On pourrait qualifier une telle attitude comme un existentialisme particulièrement robuste avec en particularité cette volonté de domination affichée qui jouait sa part dans la confusion qui rendait les réponses intellectuelles aux barbaries qui s’annonçaient si singulièrement inefficaces. Kojève prend Hegel comme point de départ pour des développements nouveaux. Sa lecture-traduction-interprétation du texte hégélien, souvenons-nous que Kojève n’avait jamais travaillé auparavant sur Hegel de manière systématique, isole des points particuliers qui lui servent par la suite comme les pivots de sa propre pensée. Kojève est ainsi fasciné par l’idée que l’engagement radical pour la reconnaissance de sa conscience de soi n’est vérifié que par la disponibilité d’y risquer sa propre vie et de chercher la mort de l’adversaire :

« Or la réalité humaine ne se crée, ne se constitue que dans la lutte en vue de la reconnaissance et par le risque de la vie qu’elle implique. La vérité de l’homme, où la révélation de sa réalité implique donc la lutte à mort (Kojève (1947), p. 19). »

 

Chez Hegel, le mouvement essentiel vers la mort de soi-même ou de celle de l’autre est très vite réintégré dans une dialectique de la vie. La mort, soit celle du sujet, soit celle de l’autre, n’est pas génératrice de vérité. Kojève, de manière peu dialectique, mais avec un sens sûr du drame qui intéresse ses auditeurs, préfère s’arrêter à la première partie du développement hégélien. Il en résulte une pensée qui exulte la mort non seulement comme un moment révélateur mais comme essence de l’humanité elle-même :

« …rendre philosophiquement compte du Discours, ou de l’Homme en tant que parlant, – c’est d’accepter sans détours le fait de la mort… Or ce n’est qu’en prenant conscience de sa finitude, et donc de sa mort, que l’homme prend vraiment conscience de soi. Car il est fini et mortel (Kojève (1947), p. 549). »

 

Cette fascination de Kojève pour la mort peut mener à des prises de position totalitaires :

« La réalité humaine est donc en dernière analyse « la réalité-objective de la mort » : l’Homme n’est pas seulement mortel ; il est la mort incarnée ; il est sa propre mort (Kojève (1947), p. 569). »

 

Un développement plus complet mériterait une mise en relation avec la notion freudienne de la pulsion de mort dans « Au-delà du principe de plaisir » qui fut publié moins de dix ans auparavant. Penser la mort comme le propre de l’homme serait sans doute un thème unificateur fertile, même si chez Freud la pulsion de mort se croise en permanence avec une pulsion de vie autonome. Cependant, Kojève accepte aussi que pour atteindre la reconnaissance symbolique tellement désirée, la suppression de l’adversaire doit être « dialectique », donc « supprimer en conservant le supprimé ». Mais même cette concession à la dialectique de la vie et à l’interdépendance se fait dans un langage très musclé qui laisse transparaître un monde totalitaire :

« Il ne sert donc à rien à l’homme de la Lutte de tuer son adversaire. Il doit le supprimer « dialectiquement ». C’est-à-dire qu’il doit lui laisser la vie et la conscience et ne détruire que son autonomie. Il ne doit le supprimer qu’en tant qu’opposé à lui et agissant contre lui. Autrement dit, il doit l’asservir (Kojève (1947), p. 21). »

 

Quoique Kojève rapporte également le virage dialectique qui bouleverse les positions relatives du maître et de l’esclave, il le fait soit avec peu d’enthousiasme soit il le transforme de manière extravagante (voir infra). Comme plus tard Lacan, Kojève possède le sens de la formule et le goût du raccourci frappant. Même si la citation suivante transmet en dernière conséquence une vision assez douteuse de la vie humaine, l’image du maître qui meurt en homme et vit en animal doit avoir frappé les auditeurs dans une Europe où se dessinaient les contours d’une lutte absurde. On a du mal à qualifier la guerre et la Shoah qui suivirent « de pur prestige » tant leurs horreurs étaient sans précédent. Mais il faut reconnaître – et le succès de Kojève devait aussi à son anticipation implicite d’une telle configuration – que le déclenchement de la Deuxième Guerre Mondiale devait plus à un désaxement des Moi et à la fuite en avant dans des chimères identitaires mensongères qui opéraient un retour du réel particulièrement vicieux qu’à la satisfaction utilitariste d’intérêts politiques ou économiques :

« Le Maître combat en homme (pour la reconnaissance) et consomme comme en animal (sans avoir travaillé). Telle est son inhumanité. Il reste par là homme de la Begierde (qu’il réussit à satisfaire). Il ne peut dépasser ce stade, parce qu’il est oisif. Il peut mourir en homme, mais il ne peut vivre qu’en animal (Kojève (1947), p. 55). »

 

Certes, Hegel avait justement souligné l’impossibilité de toute satisfaction non médiatisée du désir et l’interdépendance des consciences-de-soi, mais le désir de Kojève n’était pas d’être un exégète fidèle, mais d’entrainer son auditoire dans une expérience qui faisait vibrer le réel de la quête du symbolique dans un contexte historique et politique concret. Avec les années, on voit dans les cours de Kojève qu’il radicalise la position de l’esclave. Ce dernier évolue du perdant dans la lutte à mort à l’homme libre qui supprimera le maître non-dialectiquement par la « Lutte finale » et devient ainsi un nouveau maître (Kojève (1947), p. 502). On reste très loin d’une sublimation dans le travail formateur qui permet au sujet de se pérenniser dans la transformation de l’objet. Dans les pires moments, cela aboutit à un verbiage au goût de l’époque dont les accents vitalistes vont de pair avec un darwinisme social : « C’est donc en fin de compte la participation à la lutte politique sanglante qui élève l’homme au-dessus de l’animal en faisant de lui un citoyen (Kojève (1947), p. 562). »

 

Il ne faut pas en rester là. Après Kojève d’autres philosophes francophones ont livré des lectures plus fidèles et plus sobres de Hegel. Le grand mérite de Kojève est d’avoir donné à toute une génération d’intellectuels français l’envie d’une recherche philosophique qui ne se contentait pas de l’a priori de mots cent fois arrangés et réarrangés avec plus ou moins de talent, mais qui allait chercher la réalité d’un désir derrière les mots qui pouvait agiter les sujets jusqu’à y engager leur vie. Dans la radicalisation et la simplification de la pensée hégélienne, Kojève a permis à Lacan et à ses camarades de s’imprégner d’un aspect essentiel de l’œuvre hégélienne : la constitution d’une conscience de soi passe toujours par une autre conscience de soi. Nous verrons également dans la prochaine section dans quelle mesure Kojève avait anticipé de manière originale et profonde les travaux de Lacan sur le désir comme étant toujours désir de l’autre. La construction d’un lien entre philosophie hégélienne et psychanalyse est possible sans avoir lu Kojève ; avec lui, elle devient inévitable.

 

 

2.c. La dialectique hégélienne comme moyen d’ébranler l’unicité du Moi chez Lacan

 

 

Lacan a donc suivi régulièrement pendant cinq ans les séminaires d’Alexandre Kojève et y a appris l’essentiel des notions hégéliennes qui allaient enrichir sa propre théorie psychanalytique. Lacan n’est pas très prolixe sur l’influence de Kojève sur son œuvre. Une lecture croisée permet pourtant facilement d’identifier les nombreuses traces de l’apport de Kojève (par exemple, un vocabulaire très idiosyncratique et des associations qui n’appartiennent qu’à eux deux) et ceci malgré les développements ultérieurs originaux que Lacan a su formuler sur la base de son savoir de la théorie et de la clinique psychanalytiques. Au-delà, Lacan y a connu, un certain style et une certaine manière de traiter un grand auteur avec cet alliage singulier, que l’on ne trouve pratiquement que chez Kojève et Lacan, composé de loyauté durable et de grande liberté dans une lecture-interprétation qui pousse une figure de base vers des nouveaux horizons.

 

Au-delà d’une conception très virile de la dialectique hégélienne, Lacan reçoit de Kojève une première exposition de la naissance du Moi dans le regard de l’autre. C’est bien Kojève qui avait développé dans le contexte de son cours que « le désir soit toujours le désir de l’autre ». Le rapport entre Hegel et Kojève anticipe d’ailleurs dans son mélange de loyauté féroce et de liberté absolue le rapport entre Freud et Lacan. Ce que Hegel était pour Kojève, Freud le sera pour Lacan : l’aïeul dont le statut incontestable pouvait légitimer des propos hautement originaux pourvu qu’ils soient proposés dans le respect et dans la loyauté envers quelques notions de base. Dans leur style et avec cet iconoclasme, pratiqué sous la protection d’un grand Autre auquel on s’est librement soumis, les séminaires de Kojève sont les précurseurs directs des séminaires lacaniens : de la haute voltige intellectuelle célébrée dans un cadre mi-amical et mi-mondain soutenu par une foi inébranlable dans son propre génie et par un engagement sans faille dans la vérité repérée au plus profond de l’œuvre du grand aîné.

 

Malgré la grande influence intellectuelle de Kojève en ce qui concerne le rapport avec Hegel, Lacan y apporte aussi clairement sa propre touche. Nous verrons, par exemple, dans la section suivante son engagement passionné dans le débat sur le « savoir absolu », un thème qui n’a pas retenu l’attention de Kojève. En ce qui concerne la lutte du maître et de l’esclave cependant, Lacan se base clairement sur les fondements légués par Kojève, même s’il les utilise avec une intentionnalité bien précise qui lui est propre. Ce qui intéresse Lacan véritablement, c’est d’utiliser Hegel comme allié objectif dans son combat contre le concept d’un Moi unifié, « l’individu naturel ». Le Hegel de Kojève va ainsi servir à Lacan à développer une théorie du Moi en tension permanente à partir du moment même où il se construit dans l’image de l’autre. L’appel à Hegel dans ce contexte se fait de manière très explicite dans son article sur « L’agressivité en psychanalyse » :

« Ici l’individu naturel est tenu pour néant, puisque le sujet humain l’est en effet devant le Maître absolu qui lui est donné dans la mort. La satisfaction du désir humain n’est possible que médiatisée par le désir et le travail de l’autre. Si dans le conflit du Maître et de l’Esclave, c’est la reconnaissance de l’homme par l’homme qui est en jeu, c’est aussi sur une négation radicale des valeurs naturelles qu’elle est promue, soit qu’elle s’exprime dans la tyrannie stérile du maître ou dans celle féconde du travail (Lacan (1948), p. 121). »

 

Dans la reconnaissance du rôle de la médiatisation nécessaire de l’autre dans l’établissement des consciences de soi du maître et de l’esclave, Lacan avance d’ailleurs déjà au-delà de Kojève qui n’a jamais prêté grande attention à la médiatisation de la satisfaction du désir humain par un autre au-delà du désir de « reconnaissance » avant la lutte. Chez Lacan comme chez Hegel, le sujet est foncièrement aliéné, « clivé » entre sa nature pulsionnelle concrète et sa capacité à se projeter dans l’imaginaire et, ensuite, dans le symbolique. Les deux catégories de l’imaginaire et du symbolique, qui sont si soigneusement séparées chez Lacan, sont d’ailleurs beaucoup plus proches chez Hegel. Chez ce dernier, un symbolique progressivement plus purifié se construit dans la dialectique entre un symbolique simple, collé à l’imagination (le für sich), et le réel physique, pulsionnel et social (le an sich).

 

Mais comme Kojève, Lacan n’a aucune difficulté à prendre Hegel comme point de départ pour des développements qui lui sont propres. Si la première phrase de la citation suivante est encore une reprise du thème de la construction du sujet par la médiatisation d’un « autre », un thème qui rapproche en effet Hegel et Lacan, la deuxième est un développement tout à fait autochtone même s’il fait appel à des concepts hégéliens :

« Car dans ce travail qu’il [le sujet] fait de la [son œuvre] reconstruire pour un autre, il retrouve l’aliénation fondamentale qui la lui a fait construire comme un autre et qui l’a toujours destinée à lui être dérobée par un autre …
L’agressivité que le sujet éprouvera ici n’a rien à faire avec l’agressivité animale du désir frustré. Cette référence dont on se contente, en masque une autre moins agréable pour tous et pour chacun : l’agressivité de l’esclave qui répond à la frustration de son travail par un désir de mort (Lacan (1953), p. 249-250). »

 

Comme nous avons pu voir, le travail chez Hegel est libérateur, l’agressivité du valet ayant « fondu » dans le moment de crainte absolue pour sa vie. Il va dépasser cette crainte et avec elle l’image du maître, mais il n’a pas besoin de « supprimer » (Kojève) ou d’ « agresser » (Lacan) le maître en tant que personne physique. Ailleurs Lacan continue à développer le thème d’une agressivité née de la frustration de l’esclave. Cependant, il est assez bon lecteur pour ne pas attribuer ce nouveau développement à Hegel lui-même, mais   le qualifier comme un thème que Hegel aurait dû développer :

« L’obsessionnel manifeste en effet une des attitudes que Hegel n’a pas développées dans sa dialectique du maître et de l’esclave. L’esclave s’est dérobé devant le risque de la mort, où l’occasion de la maîtrise lui était offerte dans la lutte de pur prestige. Mais puisqu’il sait qu’il est mortel, il sait aussi que le maître peut mourir. Dès lors, il peut accepter de travailler pour le maître et renoncer à la jouissance entre-temps : et dans l’incertitude du moment où arrivera la mort du maître, il attend (ibid., p. 314). »

 

Le fait intéressant est moins la caractérisation de l’obsessionnel comme travailleur acharné attendant la mort du maître mais plutôt la référence hégélienne qui est ici une pure translatio auctoritatis, un gage d’autorité supplémentaire même dans la critique. Lacan reste cependant au plus proche de Hegel dans sa théorie du désir constitutif du sujet et dont l’essence est synthétisée dans la phrase « le désir est toujours le désir de l’autre ». C’est peut-être le résultat le plus direct de l’influence de Hegel sur l’œuvre de Lacan et Alexandre Kojève y joue tout son rôle. La « lutte à mort » comme matrice de la double relation qui lie chaque sujet à son double qui le constitue et qui le défie est d’abord un fondement de la théorie du Moi de Lacan :

« Le champ concret de la conservation individuelle, par contre, par ses attaches à la division non pas du travail, mais du désir et du travail… montre assez qu’il se structure dans cette dialectique du maître et de l’esclave où nous pouvons reconnaître l’émergence symbolique de la lutte à mort imaginaire où nous avons tout à l’heure défini la structure essentielle du Moi (Lacan (1955), p. 432). »

 

Dans d’autres passages, qui ne font plus référence explicite au monde hégélien, Lacan précise la nature de ce désir constitutif du sujet qui est toujours « le désir de l’autre ». Quoiqu’il ne renvoie plus le lecteur vers la force structurante la « lutte à mort de pur prestige », il est évident qu’il s’agit d’une élaboration du thème de la reconnaissance :

« Pour tout dire, nulle part [que dans les rêves interprétés par Freud] n’apparaît plus clairement que le désir de l’homme trouve son sens dans le désir de l’autre, non pas tant parce que l’autre détient les clefs de l’objet désiré, que parce que son premier objet est d’être reconnu par l’autre (Lacan (1953), p. 268). »

 

On se rappellera que « le désir de reconnaissance » était l’axe principal de la lecture de Kojève. La théorie du Moi de ce dernier anticipe en effet jusque dans ses détails la théorie lacanienne du Moi, notamment dans sa relation au désir. La lecture de Kojève permet également de dégager de manière très claire les origines de la formule canonique selon laquelle « le désir est toujours le désir de l’autre ».

 

Précisons d’abord que l’enjeu pour Kojève et pour le premier Lacan est le « désir de l’autre » et pas encore le « désir de l’Autre ». Kojève pour sa part ne parle que de l’autre, c’est-à-dire d’un pair du sujet avec lequel il maintient une double relation de mimétisme et d’agressivité, et non de l’Autre en tant que garant de la fonction symbolique (« trésor des signifiants »), même quand il parle de « l’Autre », en majuscule, pour souligner son point. Au moins dans les Écrits Lacan le suit de près sur ce point. Sauf dans une seule phrase où il mentionne à la fois « l’autre » et « l’Autre », Lacan ne parle que de l’autre dans les Écrits. Il y a bine sûr une notion de l’Autre chez Lacan, mais elle ne se développe que dans les séminaires à partir de la 2ème moitié des années 1960. Explorer en détail cette évolution et les liens profonds mais complexes entre les notions de l’autre et de l’Autre nous mènerait trop loin dans le contexte actuel. Pour ce qui est des Écrits, on peut cependant constater que la relation à l’Autre n’entre pas dans le développement de la théorie du Moi de Lacan qui reste déterminée par la dialectique hégélienne entre deux semblables, deux autres[16]. Lacan lui-même reconnaît cette hérédité dans une discussion du schéma optique avec Jean Hyppolite dans son premier Séminaire sur les écrits techniques de Freud :

 « Je ne vois pas pourquoi je ne commencerais pas à rappeler le thème hégélien fondamental – le désir de l’homme est le désir de l’autre.
C’est bien ce qui est exprimé dans le modèle par le miroir plan. C’est là aussi que nous retrouvons le stade du miroir classique de Jacques Lacan [sic], ce moment de virage qui apparaît dans le développement où l’individu fait de sa propre image dans le miroir, de lui-même, un exercice triomphant…

Le désir est saisi d’abord dans l’autre, et sous la forme la plus confuse. La relativité du désir humain par rapport au désir de l’autre, nous la connaissons dans toute réaction où il y a relativité, concurrence, et jusque dans tout le développement de la civilisation, y compris dans cette sympathique et fondamentale exploitation de l’homme par l’homme dont nous ne sommes pas prêts de voir la fin, pour la raison qu’elle est absolument structurale, et qu’elle constitue, admise une fois pour toutes par Hegel, la structure même de la notion de travail (Lacan (1975), p. 169). »

 

En 1953-54, Lacan se place alors avec conviction dans le sillage de Hegel qu’il situe généreusement en amont d’une de ses théories les plus connues. Il aurait dû y associer Kojève, dont la contribution au développement de la théorie du Moi chez Lacan était fondamentale. En fait, c’est chez Kojève que l’on trouve la première mention de la notion d’un « Moi clivé » qui s’oppose au « sujet naturel ». Kojève exprime cette opposition avec beaucoup de clarté dans son « En guise d’introduction » de l’Introduction à la lecture de Hegel :

« Son maintien dans l’existence signifiera donc pour ce Moi : « ne pas être ce qu’il est (en tant qu’être statique et donné, en tant qu’être naturel, en tant que « caractère inné ») et être (c’est-à-dire devenir) ce qu’il n’est pas (Kojève (1947), p. 12) ».

 

Ce clivage est intrinsèquement lié à la constitution du désir comme un mouvement vers quelque chose que l’on ne possède pas. Cela peut être un objet, mais seulement au premier degré. En vérité le désir se porte sur un autre désir :

« Le Désir humain doit porter sur un autre Désir… Ainsi dans le rapport entre l’homme et la femme, par exemple, le Désir n’est humain que si l’un désire non pas le corps, mais le Désir de l’autre, s’il veut… être « désiré » ou « aimé » ou bien encore «reconnu» dans sa valeur humaine, dans sa réalité d’être humain. De même, le Désir qui porte sur un objet naturel n’est humain que dans la mesure où il est « médiatisé » par le Désir d’un autre portant sur le même objet : il est humain de désirer ce que désirent les autres, parce qu’ils le désirent. Ainsi, un objet parfaitement inutile d’un point de vue biologique (tel qu’une décoration, ou le drapeau de l’ennemi) peut être désiré parce qu’il fait l’objet d’autres désirs… l’histoire humaine est l’histoire des Désirs désirés (Kojève (1947), p. 13). »

 

La formule « le désir est toujours le désir de l’autre » ne s’épuise donc pas dans le sens de « moi, je désire, ce que toi tu désires ». Quoiqu’un tel mimétisme joue son rôle dans la constitution du désir, Kojève et Lacan dans le sillage de Hegel vont plus loin en faisant du désir simple un désir du désir de l’autre intimement lié à la lutte à mort pour la reconnaissance de sa propre conscience de soi. C’est donc le deuxième aspect, du « désir désiré », qu’il faut surtout retenir pour comprendre pleinement la formule selon laquelle le désir serait toujours le désir d’un autre. En dernière conséquence, le sujet souhaite se placer dans le désir de l’autre[17]. Kojève écrit :

« Or désirer un Désir, c’est vouloir se substituer soi-même à la valeur désirée par ce Désir. Car sans cette substitution, on désirerait la valeur, l’objet désiré et non le Désir lui-même. Désirer le Désir d’un autre, c’est donc en dernière analyse désirer que la valeur que je suis ou que je « représente » soit la valeur désirée par cet autre : je veux qu’il « reconnaisse » ma valeur comme sa valeur, je veux qu’il me reconnaisse comme une valeur autonome. Autrement dit, tout Désir humain, anthropogène, générateur de la Conscience de soi, de la réalité humaine, est, en fin de compte, fonction du désir de la « reconnaissance » (ibid., p. 14) ».

 

Nous sommes donc confrontés à la figure « moi, je désire que toi, tu désires ». Ce mouvement s’appelle chez Kojève « la lutte pour la reconnaissance du désir » qui se base sur le désir d’être désiré comme un être désirant. L’apport majeur de Kojève à la théorie du Moi de Lacan semble indéniable. Lacan en fait intègre par la suite ces deux aspects du désir de l’autre, mimétisme et désir de reconnaissance, tout en les articulant avec la fonction de l’image de l’autre, qui peut être, comme nous le savons, une image de miroir, tout en mettant l’accent sur l’aliénation qu’implique cette identification :

« Ainsi… le premier effet qui apparaisse de l’imago chez l’être humain est un effet d’aliénation du sujet. C’est dans l’autre que le sujet s’identifie et même s’éprouve tout d‘abord. Phénomène moins surprenant… si l’on évoque l’intuition qui domine toute la spéculation de Hegel.
Le désir même de l’homme se constitue dit-il, sous le signe de la médiation, il est désir de faire son désir… et… on [le] retrouve dans tout le développement de sa satisfaction à partir du conflit du maître et de l’esclave… (Lacan (1946), p. 181). »

 

La concordance extraordinaire des travaux de Kojève et de Lacan sur le désir et la genèse du Moi n’est pas fortuite. En 1936, Kojève et Lacan avaient le projet d’écrire un texte à quatre mains qui devait s’appeler Hegel et Freud : essai d’une confrontation interprétative. Le premier chapitre de cet essai devait s’intituler « Genèse de la conscience de soi ». Elisabeth Roudinesco rapporte que le projet resta inachevé après que Kojève eut écrit une quinzaine de pages et Lacan aucune. Toujours selon Roudinesco, les 15 pages manuscrites comportaient les trois concepts suivants « le je comme sujet du désir, le désir comme révélation de la vérité de l’être, le Moi comme lieu d’illusion et source d’erreur (Roudinesco (1993), p. 149) ».

 

On ne peut que regretter l’absence d’une telle œuvre à quatre mains sur les relations entre Hegel et Freud qui même en tant qu’ébauche promettait des éclaircissements sur l’entrelacement des idées entre quatre penseurs de génie. Cela dit, même les trois points cités par Roudinesco incitent à la prudence vu que la complexité des relations se situe déjà au niveau des notions de base. Pour parler de Hegel et Freud dans l’émergence de la théorie lacanienne du Moi, il faut faire attention au glissement du sens des mots respectifs dans leur transposition de l’allemand au français. La Begierde chez Hegel est un mouvement autonome, immédiat, quasi physiologique ; comme déjà noté, elle est plus proche de l’avidité que du désir. C’est justement cette immédiateté qui empêchera la satisfaction de la Begierde aveugle, vu que l’objet lui échappe. Seule la médiatisation du valet permettra au seigneur de satisfaire sa Begierde dans la « jouissance » de l’objet. La Begierde est indépendante de la conscience de soi et vise une « négation » concrète et physique de son objet.

 

Par contre, le « désir », comme il est employé aujourd’hui dans la théorie psychanalytique à la suite de Lacan, naît et se forme dans la médiation, dans la confrontation de deux consciences. Comme nous avons déjà vu, un désir n’est jamais seul. C’est le produit d’une intersubjectivité qui a isolé un aspect précis de la totalité du monde concret. Le désir chez Kojève et Lacan renvoie ainsi déjà inexorablement vers le symbolique. En termes lacaniens : le désir passe toujours par un signifiant. C’est cet aspect symboligène du désir qui joue le rôle essentiel dans la constitution du Moi ainsi que dans l’aliénation inextricable de ce dernier. Encore Kojève :

« Le Désir de Reconnaissance qui provoque la Lutte est le désir d’un désir, c’est-à-dire de quelque chose qui n’existe pas réellement (le Désir étant la présence « manifeste » de l’absence d’une réalité) (Kojève (1947), p. 495). »

 

Le désir ouvre la voie vers le symbolique. Il peut y avoir un désir de reconnaissance, mais pas une avidité (Begierde) de reconnaissance. En effet, Hegel n’est pas très prolixe sur la motivation primaire de la lutte entre les deux consciences. Il n’insiste que sur le fait que la lutte à mort est logiquement nécessaire pour que la conscience abstraite de l’être-pour-soi accède à l’existence (Dasein) et à la vie (Hegel (1807, 1952), p. 144). Les deux adversaires doivent se faire reconnaître pour accéder à la vérité de leur existence. Mais c’est une nécessité logique plutôt que psychique. Il faut en déduire que le fameux « désir de reconnaissance » qui soutient la dialectique de la constitution du Moi est une construction originale de Kojève développée dans le cadre de ses lectures-leçons sur la Phénoménologie. La notion du désir de reconnaissance fut reprise et systématisée par Lacan pour soutenir sa théorie du stade du miroir (Lacan (1949)).

 

Le récit de la genèse de la théorie lacanienne du stade du miroir fait traditionnellement référence à Émile Durkheim et Henri Wallon comme sources principales du « complexe d’intrusion » dans le travail précurseur de 1938, les « Complexes familiaux dans la formation de l’individu » (C.f. Zafiropoulos (2001), p. 42-48, p. 120). Il faut désormais inclure Hegel et Kojève dans ce récit. Hegel et Kojève jouent un rôle primordial dans l’évolution de la pensée de Lacan encore ancrée dans une psychologie descriptive vers une théorie du sujet happé par l’image de l’autre, du pair, du portrait spéculaire, mais qui ne se laisse pas réduire à cette identification. Cette non-identité à l’image de soi-même est précisément à l’origine du désir.

 

La discussion précédente montre de manière paradigmatique toute la difficulté de donner leur juste valeur aux opérations respectives de Kojève et de Lacan à la suite de leurs études de Hegel. On peut critiquer la manière sommaire avec laquelle le nom de Hegel est parfois invoqué pour soutenir la légitimité de ces nouvelles constructions. Mais il serait disgracieux de nier la force et l’intérêt que possèdent ces nouvelles constructions aussi et surtout pour les questions posées par Hegel.

 

  1. Sujet et savoir chez Hegel et Lacan

 

 

Hegel reste pendant des longues années pour Lacan un allié de poids dans son combat pour ébranler les théories « psychologiques » postulant une unicité du Moi. Ébranler l’unicité du Moi signifie donner au non-Moi, le réel inconscient, une place incontournable dans la définition du sujet. L’idée d’un sujet unifié, complet et inébranlable dans son Moi qui se confronte à un monde extérieur pour établir une vérité objective perd donc son sens. Le réel, l’an sich hégélien, qui est supposé se situer à l’extérieur du Moi par les « psychologues », dépasse donc le sujet mais continue à en faire partie. Il fournit ainsi une structure et une consistance au Moi à l’insu de ce dernier. L’essence, l’objet de la connaissance, se fait ainsi sujet. La vérité, n’est donc plus un savoir objectif figé, mais un processus de rapprochement du sujet à soi-même. Dans cette observation qui a une portée énorme, réside la convergence profonde de la psychanalyse lacanienne et de la philosophie hégélienne. Cette convergence prend son départ avec le constat fondamental de Hegel :

« Selon mon entendement… tout dépend de concevoir et d’exprimer le vrai non comme substance mais tout autant comme sujet (Hegel (1807, 1952), p. 19). »

 

Cette conception du vrai comme sujet est au centre de la relation bilatérale profonde entre Hegel et Lacan. A nouveau, on ne peut pas en exclure Kojève qui continue à jouer son rôle de passeur dans cette relation. L’importance précise de ce rôle est difficile à mesurer. Certes, Kojève faisait déjà référence à la phrase clef dans ses leçons :

 « … Hegel dit que toute sa philosophie n’est pas autre chose qu’une tentative de concevoir la Substance comme Sujet (Kojève (1947), p. 536). »

 

Mais la reprise est imprécise. Ce n’est justement pas la substance qui est sujet mais la vérité. En plus, le doute est permis quant au point jusqu’auquel Kojève avait essayé de pleinement intégrer ce changement de cap radical, qui retiendra son attention beaucoup moins que la lutte de pur prestige entre deux sujets désirants, dans son propre discours, sa propre manière de penser. Parler de la dialectique n’est pas la même chose que la pratiquer. Kojève présente donc le discours de Hegel comme un discours « objectif » particulièrement sophistiqué. La pensée est dialectique car la réalité l’est. Discours et réalité se correspondent ainsi dans un parallélisme structurel statique sans se modifier réciproquement dans un  processus continu :

 « La structure de la pensée est donc déterminée par la structure de l’Être qu’elle révèle. Si donc la pensée « logique » a trois aspects, si elle est, autrement dit, dialectique (au sens large), elle l’est uniquement parce que l’Être lui-même est dialectique (au sens large)… La pensée n’est dialectique que dans la mesure où elle révèle correctement la dialectique de l’Être qui est et du Réel qui existe (ibid., p. 448). »

 

Il y a donc une dialectique du réel et une dialectique correspondante de la pensée dans la mesure où elle veut représenter le réel, mais il n’y a pas de dialectique entre la pensée et le réel. Dans d’autres passages, Kojève s’approche d’une théorie du langage moins simpliste (« Au cours de l’Histoire l’Homme parle du Réel et le révèle par le sens de ses Discours. Le Réel concret est donc un Réel-révélé par-le-Discours (p. 485). »). Mais cela reste vague et sa position de défaut reste celle d’un langage qui se fait miroir de la réalité. La vérité est ensuite une fonction de la précision du miroir[18].

 

C’est bien moins sophistiqué qu’une théorie du signifiant dans laquelle la vérité est le résultat d’un processus dialectique ouvert où se croisent le verbe et la position du sujet dans le réel. Lacan a exposé cet embranchement avec beaucoup de verve dans son Discours de Rome, qui peut être lu comme une apologie du principe selon lequel le vrai doit être autant compris comme sujet que comme substance :

« [Les moyens de la psychanalyse] sont ceux de la parole en tant qu’elle confère aux fonctions de l’individu un sens : son domaine est celui du discours concret en tant que champ de la réalité transindividuelle du sujet : ses opérations sont celles de l’histoire en tant qu’elle constitue l’émergence de la vérité dans le réel (Lacan (1953), p. 257). »

 

Avec les années, le propos se solidifie et rejette toute forme de langage cherchant à se soustraire de la dialectique entre le réel et la tentative de sa représentation. Toute représentation langagière sera toujours imparfaite car elle restera toujours viciée par la poussée pulsionnelle incommensurable qui est pourtant à l’origine de l’acte langagier et du désir d’être entendu et reconnu :

 « Il n’y a pas de métalangage (affirmation faite pour situer tout logico-positivisme), … nul langage ne saurait dire le vrai sur le vrai, puisque la vérité se fonde de ce qu’elle parle, et elle n’a pas d’autre moyen pour ce faire (Lacan (1965), p. 867-868). »

 

« Il n’y a pas de métalangage », c’est précisément la reformulation contemporaine du principe hégélien que « l’essence est sujet ». « La vérité se fonde de ce qu’elle parle », c’est dans l’acte langagier que se constitue le sujet en tant que tel sans qu’il puisse rendre compte de ce processus de manière intégrale. Car dans l’acte langagier conscient entre deux autres, le sujet reste toujours orienté par une essence qui lui échappe. In fine, c’est l’héritage chrétien que chacun des deux auteurs a absorbé et transformé à sa manière qui permet la pensée d’un λογος toujours transi par une force qui le dépasse. Cette force s’appelle l’essence de l’an sich chez Hegel et le réel inconscient chez Lacan.

 

Malgré cette proximité, Lacan refusera toujours d’accepter explicitement cette parenté très proche de Hegel sur la question de la vérité et du savoir. Au contraire, il fera de ses attaques contre le « savoir absolu » hégélien sa parade préférée dans son combat pour une notion de vérité qui accepte sa propre incomplétude en rendant compte du réel du sujet. Il n’est pas sans ironie que procédant de la sorte, Lacan s’adresse une fois de plus au Hegel de Kojève, qui reste dans une conception du langage comme simple miroir de la réalité, plutôt qu’aux textes originaux. La notion de « savoir absolu » que Lacan attribuera à Hegel se situera ainsi aux antipodes de la notion hégélienne véritable.

 

Le savoir absolu hégélien est chez Lacan soit l’instrument de pouvoir d’une caste de faux maîtres, soit le rêve d’un universitaire mégalomane prétendant être capable de dire le tout sur le tout dans un langage parfaitement codifié. Le savoir absolu devient ainsi le cauchemar d’une bibliothèque borgésienne qui condamne ses lecteurs à un silence perpétuel vu que tout a été déjà dit. La prochaine et dernière section montrera dans quelle mesure Lacan se construit dans ses attaques répétées contre le savoir absolu un homme de paille qui lui permet de mieux mettre en valeur sa propre notion de la vérité. Le savoir absolu chez Hegel correspond justement à une sérénité et une humilité du sujet devant les émanations de son inconscient, son propre réel, qui inclut le refus de tout métalangage.

 

 

Le « savoir absolu », la fin d’un malentendu

 

 

A partir des années 1960, Lacan accumule les instances où il se démarque de manière de plus en plus explicite de Hegel. Sa critique se joue autour des deux concepts de la « ruse de la raison » et du « savoir absolu ». Lacan soupçonne en effet que les deux concepts servent chez Hegel à réintroduire une nouvelle « perspective centrale » dans le psychisme. La « ruse de la raison » consisterait ainsi dans l’opération d’installer en conclusion de la dialectique entre le pour soi et le en soi une synthèse permanente autour d’une nouvelle identité du sujet. Cette synthèse définitive achèverait la parfaite coïncidence de sa conscience de soi et de son être, symbolique et réel, dans le savoir absolu. Vers la fin des Écrits, Lacan a fait son choix et range Hegel parmi les anciens auxquels il faut opposer les modernes, les vrais, la psychanalyse, Freud et Marx :

« Qui ne voit la distance, qui sépare le malheur de la conscience dont, si puissant qu’en soit le burinement dans Hegel, on peut dire qu’il n’est encore que suspension d’un savoir, – du malaise de la civilisation dans Freud, même si ce n’est que dans le souffle d’une phrase comme désavouée qu’il nous marque ce qui, à le lire ne peut s’articuler autrement que le rapport de travers… qui sépare le sujet du sexe (Lacan (1960), p. 799) ? »

 

Plus on avance dans le temps, plus le sarcasme de Lacan se fait mordant. Hegel devient ainsi le promoteur d’une grande théorie systémique unifiée et statique du Moi qui « repose sur le présupposé d’un savoir absolu » et qui serait à opposer à la vérité vivante et « hétérotope » de la psychanalyse (Lacan (1964), p. 831). Loin de recevoir la reconnaissance d’être le premier à avoir posé la question de la vérité justement dans un sens lacanien comme une faille dans le savoir qui prend la forme d’une inadéquation au réel, Hegel est maintenant accusé de l’avoir « mis en vacances » :

« Il est difficile de ne pas voir, dès avant la psychanalyse, introduite une dimension qu’on pourrait dire du symptôme, qui s’articule de ce qu’elle représente le retour de la vérité comme tel dans la faille d’un savoir…
En ce sens on peut dire que cette dimension, même à n’y être pas explicitée, est hautement différenciée dans la critique de Marx. Et qu’une part du renversement qu’il opère à partir de Hegel est constituée par le retour matérialiste, précisément de lui donner figure et corps) de la question de la vérité. Celle-ci dans le fait s’impose, irions-nous à dire, non à prendre le fil de la ruse de la raison, forme subtile dont Hegel la met en vacances, mais à déranger ces ruses (qu’on lise les écrits politiques) qui ne sont de raison qu’affublées (Lacan (1966a), p. 234). »

 

Comme tout disciple désenchanté, Lacan insiste maintenant sur le fait de n’avoir jamais prêté allégeance à Hegel et se retire sur sa position d’analyste clinicien pour mieux l’attaquer :

« Notre usage de la phénoménologie de Hegel ne comportait aucune allégeance au système, mais prêchait d’exemple à contrer les évidences de l’identification. C’est dans la conduite de l’examen d’un malade et dans le mode d’y conclure que s’affirme la critique contre le bestiaire intellectuel…

C’est notre Aufhebung à nous, qui transforme celle de Hegel, son leurre à lui, en une occasion de relever au lieu et place des sauts d’un progrès idéal, les avatars d’un manque (Lacan (1964), p. 837). »

 

Mais la mise à distance de Hegel voulu par Lacan se mesure surtout dans ses remarques concernant le savoir absolu. Duportail souligne à juste titre l’aversion de Lacan au sujet de la notion du savoir absolu comme « savoir du savoir », foncièrement opposée à l’idée d’un savoir inconscient. Surtout, la théorisation d’un savoir absolu postulerait l’avènement d’une nouvelle identité du sujet dont le comble serait d’être basé sur une hypothèse ex ante. Le système hégélien se réduirait ainsi à une gigantesque tautologie :

 « Car reprenons… le service que nous attendons de la phénoménologie de Hegel. C’est d’y marquer une solution idéale, celle, si l’on peut dire, d’un révisionnisme permanent, où la vérité est en résorption constante dans ce qu’elle a de perturbant, n’étant en elle-même que ce qui manque à la réalisation du savoir… La vérité n’est rien d’autre que ce dont le savoir ne peut apprendre qu’il le sait qu’à faire agir son ignorance. Crise réelle où l’imaginaire se résout, pour employer nos catégories, d’engendrer une nouvelle forme symbolique. Cette dialectique est convergente et va à la conjoncture définie comme savoir absolu. Telle qu’elle est déduite, elle ne peut être que la conjonction du symbolique avec un réel dont il n’y a plus rien à attendre. Qu’est ceci ? Sinon un sujet achevé dans son identité à lui-même. A quoi se lit que ce sujet est déjà là parfait et qu’il est l’hypothèse de tout ce procès (Lacan (1960), p. 797-798) ».

 

Pour le Lacan des années 1960, Hegel n’est donc plus le critique mais l’apologète de toute approche psychologisante postulant cette inacceptable antinomie de la doxa lacanienne « un sujet achevé dans son identité à lui-même ». Et cela depuis le début. Les clivages de la dialectique résultant de la lutte du maître et de l’esclave n’étaient donc que des complications éphémères d’un processus dont le chemin et l’aboutissement étaient tracés dès le début, « la ruse de raison veut dire que le sujet dès l’origine et jusqu’au bout sait ce qu’il veut (ibid., p. 802). » La déception de Lacan est à la mesure de son attente concernant la contribution de la phénoménologie hégélienne à une notion de la vérité qui émergerait aux limites du savoir. Mais cette déception est largement auto-infligée en supposant un Hegel qui ne transparaît pas dans ses textes. La question centrale est de savoir si le processus caractérisé très joliment comme un « révisionnisme permanent où la vérité est en résorption constante dans ce qu’elle a de perturbant » converge vers le savoir absolu ou non. Lacan n’a pas tort de dire que Hegel présuppose une convergence de la dialectique entre le symbolique et le réel vers le savoir absolu. Sauf que cette convergence est un processus ouvert et infini porté par un sujet qui a justement abandonné tout espoir de convergence définitive et qui persévère dans le savoir tranquille. il n’atteindra jamais l’horizon qu’il vise.

 

Dans un autre passage-clef Lacan caractérise l’idée d’un savoir absolu comme un instrument de pouvoir. Le savoir absolu serait alors constitué d’un discours fermé et circulaire qui promet de cacher un savoir ésotérique dont la possession permettrait d’acquérir un pouvoir sur ceux qui ne le possèdent pas, mais qui lui attribuent évidemment l’accès à une jouissance supérieure. Le réquisitoire de Lacan est sans ambages :

« …le discours achevé, incarnation du savoir absolu, est l’instrument du pouvoir, le sceptre et la propriété de ceux qui savent. Rien n’implique que tous y participent. Quand les savants… sont arrivés à clore le discours humain, ils le possèdent, et ceux qui ne l’ont pas n’ont plus qu’à faire du jazz à danser, à s’amuser, les braves, les gentils, les libidineux. C’est ce que j’appelle la maîtrise élaborée (Lacan, (1978), p. 92). »

 

Le savoir absolu restera pour Lacan le paradigme même du discours d’un faux maître, le discours de la « maîtrise élaborée ». Il restera ainsi associé avec « la fin de la dialectique de la conscience » quand il s’agit en vérité d’accepter dans le savoir absolu ce mouvement ondulant incessant d’une conscience qui sait qu’elle est en train de produire un « inconscient à venir » pour reprendre l’expression de J.-D. Nasio (Nasio (1993)). La dialectique entre für sich et an sich, savoir et vérité, continuera mais sur un mode apaisé, non hystérique, n’attendant pas une jouissance nouvelle et inouïe de la coïncidence du symbolique et du réel.

 

La convergence de fait de la position de Lacan et de la conception hégélienne du savoir absolu, en dépit du désaveu lacanien explicite, fut déjà remarquée par Slavoj Žižek qui parle d’une relation « post-fantasmatique » avec l’objet et assimile le savoir absolu à l’état d’esprit qui correspondrait à celui qui suivrait la « passe » lacanienne :

 « On saisit habituellement le SA [savoir absolu] comme le fantasme d’un discours plein, sans rupture et discorde, fantasme d’une Identité comprenant toutes les divisions, tandis que notre lecture, en faisant ressortir, dans le SA, la dimension de la traversée du fantasme, y voit le contraire exact… Le virage introduit par le SA concerne le statut du manque : la conscience « finie », « aliénée », souffre de la perte de l’objet, et la « désalienation » consiste tout simplement dans l’expérience que l’objet était perdu dès le commencement, et que tout objet donné ne fait que remplir le lieu vide de cette perte (Žižek (2011), p. 229). »

 

On peut en effet approcher le savoir absolu par le biais du rapport à l’objet désiré. Nous verrons infra que Hegel lui-même définissait « l’esprit qui se connaît en tant qu’esprit » plus dans les termes d’un retour à la nature sensible que d’un abandon à la « forme du soi-même », du Moi. Lacan lui-même ne manquait pas non plus de rappels à une lecture plus équilibrée de Hegel. Jean Hyppolite, traducteur de la première édition sérieuse de la Phénoménologie en 1939-40 et participant régulier aux séminaires de Lacan offre ainsi une interprétation du savoir absolu comme une notion qui transcende la conscience individuelle. Quoique la notion de savoir absolu chez Hegel lui-même reste ancrée dans une rencontre répétée mais toujours nouvelle du sujet avec les émanations de son propre esprit dont chacune est prise dans sa particularité et sa contiguïté, la lecture de Hyppolite a au moins le mérite d’affranchir le savoir absolu du soupçon d’être une arme d’oppression totalitaire :

« Il serait fort possible que le savoir absolu soit, pour ainsi dire, immanent à chaque étape de la Phénoménologie. Seulement la conscience le manque. Elle fait de cette vérité qui serait le savoir absolu, un autre phénomène naturel, qui n’est pas le savoir absolu. Jamais donc le savoir absolu ne serait un moment de l’histoire, et il serait toujours. Le savoir absolu serait l’expérience comme telle, et non pas un moment de l’expérience. La conscience, étant dans le champ, ne voit pas le champ. Voir le champ, c’est ça, le savoir absolu (Lacan, (1978), p. 91). »

 

Mais l’émissaire de paix est arrêté dans son élan par Lacan qui coupe court : « quand même, dans Hegel ce savoir absolu s’incarne dans un discours. » Le constat est d’une telle évidence tautologique, que Hyppolite ne peut que se rendre pour laisser le champ libre à la longue diatribe dont nous avons cité un extrait supra. La bonne question, « quel type de discours ? », n’est jamais posée.

 

L’envie de Jacques Lacan de s’en prendre au savoir absolu reste intacte entre 1954 et 1969, même si l’angle d’attaque change. Dans le séminaire sur L’envers de la psychanalyse, Lacan se réfère à Hegel comme « le plus sublime des hystériques », les hystériques ayant été introduites comme celles qui fabriquent « un homme qui serait animé du désir de savoir ». Il s’agit d’une ultime défense de Lacan contre la reconnaissance d’un Hegel qui définit dans le savoir absolu une position analytique authentique plutôt que de se pavaner en maître du savoir autodéclaré. Lacan attaque ici le Hegel de Kojève, l’exégète de « l’âme du monde » (Weltgeist), plutôt que celui de la Phénoménologie. Parlant de cette dernière, il constate :

« L’hystérie de ce discours tient précisément à ce qu’il élude la distinction qui permettrait de s’apercevoir que si même jamais cette machine historique… aboutissait au savoir absolu, ce ne serait que pour marquer l’annulation, l’échec, l’évanouissement au terme de ce qui seul motive la fonction du savoir – sa dialectique avec la jouissance. Le savoir absolu, ce serait purement et simplement l’abolition de ce terme (Lacan (1991), p. 38). ».

 

            « L’hystérie » du discours hégélien consisterait donc dans son incapacité à concevoir sa propre dialectique avec le réel physiologique de la jouissance. De manière équivalente, il avait constaté plus tôt qu’ « il y a dans Freud une chose dont on parle, et dont on ne parle pas dans Hegel, c’est l’énergie (Lacan (1978), p. 95). » On ne sait pas s’il faut se féliciter de la précision avec laquelle Hegel avait anticipé cet argument, en faisant justement de l’abolition du savoir la réalisation du savoir absolu, ou déplorer le ratage de ce dialogue à travers les siècles et les disciplines de deux savants mus par les mêmes intuitions. Hegel voit ainsi le savoir absolu caractérisé par le sacrifice du savoir devant la nature et le réel :

« Le savoir [absolu] ne connaît pas seulement soi-même, mais aussi le négatif de soi-même, ou sa limite. Connaître sa limite signifie savoir se sacrifier. Ce sacrifice est l’extériorisation où l’esprit présente son devenir-esprit dans la forme de l’avènement libre et aléatoire, son soi-même pur, en regardant le temps en dehors de lui-même ainsi que son être comme espace. Ceci, son dernier devenir, la nature, est son devenir immédiat vivant ; elle, l’esprit extériorisé, n’est rien dans son être que l’éternelle extériorisation de son existence et le mouvement produit par le sujet (Hegel (1807, 1952), p. 563). »

 

On est bien loin de la notion d’un sujet achevé dans l’identité à lui-même. Pourtant pour ce qui est du savoir absolu, Lacan insiste sur l’opposition à Hegel même quand il s’engage dans la paraphrase. Il y a une certaine théâtralité dans cette opposition intransigeante à une pensée fondatrice dont on ne sait pas si elle résulte d’une méconnaissance des textes ou d’un souci d’originalité. En conclusion, considérons encore ce que Hegel et Lacan disent de manière parfaitement convergente sur la structure du sujet au-delà de toute hystérie dans le savoir absolu :

 « L’esprit qui se connaît soi-même, justement parce qu’il comprend son concept, est l’identité immédiate avec soi-même, qui dans sa différence est la certitude de l’immédiat ou la conscience sensible – le début dont nous partîmes ; cette délivrance de soi-même de la forme de son soi-même est la plus grande liberté et certitude de son savoir de soi (ibid., p. 563). »

 

Lacan aurait pu, aurait dû, reconnaître dans « la délivrance de soi-même de la forme de son soi-même » dans le savoir absolu une délivrance du sujet de son Moi imaginaire. Hegel en fait anticipe l’horizon d’une structure du sujet qui correspond avec précision à celui réclamé par Lacan pour les analystes,  le sujet sans Moi.

 « Si on forme des analystes, c’est pour qu’il y ait des sujets tels que chez eux le moi soit absent. C’est l’idéal de l’analyse, qui, bien entendu, reste virtuel. Il n’y a jamais un sujet sans moi, un sujet pleinement réalisé, mais c’est bien ce qu’il faut viser à obtenir toujours du sujet en analyse (Lacan (1978), p. 287). »

 

Hegel et Lacan ne s’accordent pas seulement sur l’objectif, un sujet libéré de son Moi, mais également sur le point que cet objectif ne sera jamais atteint. Le savoir absolu, le sujet sans Moi, reste l’horizon vers lequel le sujet progresse tout au long de sa vie. En plus, le chemin vers cet horizon n’est nullement caractérisé par une abstraction croissante. Au contraire, « l’esprit qui se connaît soi-même » gagne une identité sensible, naturelle et immédiate, grâce à la perception aigüe de sa différence, de sa particularité et de son histoire. Le « savoir absolu » hégélien n’est pas un savoir codifié, mais c’est un état dans lequel la dialectique entre la conscience et la « vérité qui manque à la réalisation du savoir » se poursuit de manière apaisée. En termes lacaniens, le savoir absolu est constitué d’une chaîne de signifiants qui ne reflète pas seulement sa propre structure, mais qui, de surcroît, se reconnaît mue par une force pulsionnelle, sa nature, qu’elle ne saura pas nommer et devant laquelle le savoir se sacrifie. La pensée s’extériorise en contemplant sans espoir ou crainte le temps et l’espace en dehors de lui et le souvenir de sa propre histoire. À la fin de la Phénoménologie, Hegel définit le « savoir absolu » de la manière suivante :

 « Le but, le savoir absolu ou l’esprit qui se connaît en tant qu’esprit doit accomplir pour son chemin le souvenir des fantômes… et l’organisation de leur royaume…

De la coupe de ce royaume des fantômes

Lui jaillit son infinitude. »

 

Le savoir absolu, « l‘esprit qui se connaît en tant qu’esprit », n’est pas une bibliothèque de Babel. Le sujet prendra la mesure de son infinitude non pas dans la possession d’un maximum de savoir codifié, mais dans l’ouverture vers ce monde des fantômes surgissant de son inconscient dont il sait qu’il n’en va jamais prendre la mesure, mais dont il sait aussi que c’est son destin de les reconnaître au fur et à mesure que son chemin progresse. Le savoir absolu n’aboutit pas à une position omnisciente abstraite, mais à l’exploration de l’univers de l’esprit acceptant le va et vient des phantasmes produits par la contiguïté historique et sociale du sujet. Ce sont justement l’enracinement dans un vécu concret et l’expérience du conflit passé entre un pour soi et un en soi personnels qui sont les gages indispensables d’une ouverture à la totalité, toujours provisoire, d’un espace sémantique historiquement et socialement contingent. Lacan aurait pu faire confiance à Hegel jusqu’au bout. Ce que Hegel évoque dans le savoir absolu c’est la sérénité du sujet devant les productions de son propre inconscient comme à la fin d’une analyse réussie.

 

À la fin, il faut reconnaître que les rapports entre nos maîtres ne sont pas toujours aussi cohérents que nous l’aurions souhaité. En psychanalyse, nous savons pourtant que la reprise structurelle d’une pensée accompagnée par un refus emphatique constitue toujours la forme la plus sincère de l’hommage.

 

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Bibliographie

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Žižek, Slavoj (2011), Le plus sublime des hystériques : Hegel passe, Paris : Presses universitaires de France

 

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[1]Je remercie un des rapporteurs de cet article pour cette expression heureuse.

[2]On rappelle que la dialectique hégélienne se joue principalement entre un « pour-soi » (für sich) qui peut être compris comme un symbolique appauvri prenant son origine dans l’imaginaire, par exemple une opinion personnelle sans pertinence réelle, et un « en-soi » (an sich) qui serait la résistance objective d’un réel qui se fraye un chemin dans le symbolique à travers une transformation successive de « pour-soi ». Il y a donc une notion de progrès dans la dialectique hégélienne, qui converge vers l’horizon infini du « savoir absolu ». Quoique le « savoir absolu » soit la notion hégélienne avec laquelle Lacan fut le moins à l’aise, nous montrerons que son ouverture vers un réel « fantomatique », le mot est de Hegel, le rapproche d’une notion, encore indifférenciée, de l’inconscient, et il mérite donc toute notre attention.

[3]Un des rapporteurs de cet article fait très justement référence à la « manière lacanienne de « tordre » la syntaxe pour faire dire ce qui ne se dit pas d’emblée ». Précisément la même formule s’appliquerait à Hegel. Ni chez Lacan, ni chez Hegel il ne s’agit là d’un maniérisme dans le sens d’un signe de distinction stylistique sans importance ultérieure, mais de la mise en pratique d’une dialectique entre les signifiants dans leurs rapports multiples et leurs signifiés individuels respectifs (« ce qui se dit d’emblée »). En d’autres termes, une articulation syntactique particulièrement dense questionne en permanence le fond sémantique.

[4]Sauf indication contraire, les citations de la Phénoménologie relèvent de l’édition de Hoffmeister de 1952 et sont traduites par nos soins. Le passage cité rappelle également le « Έν καί Πάν » (Hen kai Pan, le tout et le un), le mot d’ordre des amis Hegel et Hölderlin partageant une même chambre au Stift de Tübingen.

[5]Nous utilisons le terme « signifiant » dans un sens lacanien large et non dans le sens saussurien. Dans ce sens un signifiant est un élément distinct d’un système langagier codifié et généralement intelligible qui maintient des relations stables avec d’autres systèmes codifiés beaucoup moins accessibles à l’intelligence consciente. Précisons que ces derniers peuvent être de nature individuelle ou sociale, qu’ils sont caractérisés par une grande inertie et qu’ils ne se révèlent que par leurs effets dans le réel.

[6]Des neuf pages du chapitre, Hegel parle du seigneur et du valet seulement dans cinq. Si on prend en compte que Kojève, Lacan et leurs commentateurs négligent d’habitude le revirement dialectique des positions du seigneur et du valet, dans lequel seul le valet accède à la pleine conscience de soi et à une permanence historique, ils font en réalité référence à seulement deux pages de l’opus hégélien (p. 146-147 dans l’édition allemande et p. 14-16 dans la traduction de Tinland).

[7]Les connotations religieuses ne relèvent pas du hasard. De 1788 à 1793, Hegel fut étudiant au Stift, le prestigieux séminaire protestant allemand à Tübingen, obtenant l’ordination de prêtre sans jamais exercer. Son premier ouvrage publié sera une Vie de Jésus.

[8]Le terme central « aufheben » est un des plus complexes de la philosophie hégélienne. Il fait référence à un anéantissement dans la transformation. Tinland le traduit par « surpasser », une traduction dont on comprend bien l’intention de rendre la dynamique du processus, mais qui rate à la fois la disparition brutale de la chose dans son ancienne manifestation et son apparition dans une nouvelle manifestation.

[9]Même si nous reprenons ici la traduction habituelle de Begierde avec « désir », celle-ci n’est pas sans poser quelques questions. La Begierde évoque en effet des connotations aussi différentes que l’ « avarice », la « gourmandise », la « luxure » ou la « rapacité ». Vice versa, il est assez étonnant que le terme central de « désir » n’ait pas de traduction immédiate et complète en allemand. Entre le Wunsch (« souhait »), la Sehnsucht (« nostalgie ») et la Begierde, un élan physique qui n’est pas encore passé par le crible d’un signifiant, le désir réunit des aspects différents de leurs champs sémantiques respectifs sans les épuiser à son tour. La traduction la plus proche serait probablement le quelque peu désuet Verlangen.

[10]On voit ici toute la complexité de la relation de Lacan avec Hegel. Bien évidemment, Lacan a su mettre en évidence les leurres du « Moi imaginaire » (voir « Le stade du miroir » et « L’agressivité en psychanalyse »). Cependant cette mise en question se fait en des termes qui ne font pas référence explicite à Hegel. Il y a donc deux niveaux de rapports entre Lacan et Hegel. Le premier niveau, explicite, est incomplet et se limite à la répétition de quelques mots forts. Le deuxième, implicite, maintient une correspondance étroite. Le plus surprenant est que les deux niveaux passent par Kojève (voir la section suivante).

[11]Hegel insiste beaucoup sur la nécessité que cette crainte soit totale. « N’a-t-elle [la conscience] pas ressenti la crainte absolue mais seulement quelque frayeur, alors l’essence négative lui est restée extérieure, sa substance n’est pas en toute partie illuminée par elle (ibid., p. 150). » Il finit le chapitre soulignant le risque d’un « entêtement » (Eigensinn) qui résulterait d’une expérience de crainte face à la mort seulement partielle, « une liberté qui restera à l’intérieur de l’état de valet », et qui limitera l’autonomie à une « habilité » à défaut d’acquérir un pouvoir véritable sur son existence.

[12]Les informations dans cette section résultent surtout de Roudinesco (1993), Ebeling (2007) et Alexandre Kojève (2011). Roudinesco rapporte aussi qu’après le décès du père du jeune Aleksandr « sa mère se remaria avec le meilleur compagnon d’armes de son époux », pour conclure avec cette formule épatante « qui sera pour son jeune fils un excellent père (Roudinesco (1993), p. 140). » On imagine que le jeune Aleksandr, qui passera une bonne partie de sa vie adulte à thématiser la lutte du maître et de l’esclave pour la reconnaissance, n’aura à peine noté la différence…

[13]Avec l’aide de son ancien étudiant Robert Marjolin, le principal conseiller économique de Charles de Gaulle, Kojève entre à la Direction de la recherche et des études économiques (DREE) où il participe notamment à la création de l’Organisation européenne de coopération économique (OECE), précurseur de l’OCDE. Il participe également dans des rôles de premier plan aux négociations menant à la création du CNUCED (UNCTAD) et du GATT. Il meurt d’une crise cardiaque pendant une réunion à la Commission européenne à Bruxelles en 1968.

[14]Sur les pages 341 et 353 on trouve même des graphèmes « topologiques » de la main de Kojève qui furent employés pour expliciter la structure de différents courants philosophiques.

[15]Quoique son titre puisse laisser penser autrement, ce texte n’est pas l’introduction par Kojève souhaité par Queneau mais la réédition d’un article antérieur. Queneau nous informe dans sa « Note de l’éditeur » que le texte avait été publié sous le titre « Autonomie et dépendance de la Conscience-de-soi : Maîtrise et Servitude » dans la revue Mesures en janvier 1939. Dans un geste typiquement mystificateur, le maître avait dédaigné, malgré l’insistance de Queneau, d’apporter la moindre ligne de sa propre plume à l’ouvrage apparu sous son nom. C’est une particularité qu’il partage avec les Séminaires de Lacan.

[16]Ce constat devrait faire réfléchir les auteurs de l’ « Index raisonné des concepts majeurs » des Écrits. Quoique cet index soit une aide de navigation indispensable pour des générations de lecteurs, il propose une fausse route en référenciant sous l’entrée « le désir de l’homme, c’est le désir de l’Autre » que des passages qui ne parlent, sauf l’exception mentionnée, du « désir de l’autre » dans son sens hégélien (Ecrits (1970), p. 900).

[17]Il y a une analogie très précise ici avec la notion de la « sympathie » chez Adam Smith, qui constitue également un désir de reconnaissance. C’est justement ce désir de reconnaissance qui devient dans le champ économique le fondement de la valeur d’échange et de la poursuite de la richesse. Voir Keppler (2008), L’économie des passions selon Adam Smith : Les noms du père d’Adam, pour plus de détails.

[18]Kojève entame également une critique de l’objectivité scientifique en mélangeant Hegel et le principe d’incertitude de Heisenberg (citant ce dernier expressis verbis) pour aboutir à une de ces formules choc dont il a le secret : « La pensée scientifique n’atteint donc pas sa vérité, il n’y a pas de vérité scientifique au sens propre et fort du terme (Kojève p. 454). »
Évidemment, le problème de la mécanique de mesure qui dérange la pureté de l’expérience en physique quantique a, au mieux, un rapport de métaphore avec le problème de l’impossibilité de rendre compte, de manière précise et complète, d’un état psychique avec un discours objectivant. L’originalité de Lacan sur ce point reste entière. Il ne faut cependant pas sous-estimer la puissance de l’effet que faisaient les envolées rhétoriques de Kojève sur son auditoire au milieu des années 1930. Et quoique nous venions de réaffirmer l’originalité de Lacan, il est fort à parier que son retour répété à la question de la vérité en science doit encore une fois à l’exemple de Kojève. « La vérité n’est rien d’autre que ce dont le savoir ne peut apprendre qu’il le sait qu’à faire agir son ignorance, » dira Lacan plus tard. Lacan a puisé chez Kojève certaines intuitions fondatrices quitte à les retravailler en les croisant avec ses propres explorations théoriques, notamment en linguistique, ainsi qu’avec ses expériences cliniques.


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Un beau pays peuplé de nouilles – Oliver MASSON


ENCORE

 


Lorsque l’on m’a proposé d’être le correspondant canadien de la revue Sygne, c’est avec honneur que j’ai accepté de figurer sur son Ours. Bien! Pourtant, au moment d’écrire ma première contribution, j’éprouvai un certain embarras devant la tâche que je m’imaginais tenu d’accomplir. En quel nom, moi, Olivier Masson, pouvais-je bien parler au nom de la psychanalyse au Canada? Qu’on ait pu m’attribuer ce rôle me semblait relever d’une erreur de distribution.

 

Contrairement à ce que, d’entrée de jeu, j’avais pu m’imaginer, nulle erreur sur la personne n’avait été commise. C’était plutôt d’une faute d’interprétation dont il était question. En réalité, nul – autre que moi – ne m’avait chargé de représenter la psychanalyse au Canada. Dans les faits, tout ce qu’on m’avait demandé de faire était de donner des nouvelles du Canada. En somme, de jouer le rôle d’un correspondant, au sens épistolier, j’entends. Bon! Voilà, me dis-je, une place qui me sied bien mieux et avec laquelle je peux composer.

 

Ce n’est donc pas au nom de la psychanalyse au Canada que je parlerai ici, mais en mon nom propre, celui d’un Québécois[1] candidat au doctorat en cotutelle au Département de sciences des religions de l’Université du Québec à Montréal et à l’École Doctorale de Recherches en Psychanalyse et Psychopathologie de Paris Diderot Paris 7. Pour éviter tout malentendu, je dirai qu’à ce point ce à quoi le lecteur peut s’attendre dans ce premier article du correspondant canadien pour la revue Sygne c’est à un doctorant québécois étudiant en psychanalyse analysant un phénomène social québécois à partir de la psychanalyse. Voilà!

 

Cette première contribution tire son origine de la présentation le 10 novembre 2015 de la pièce de théâtre La divine illusion[2] inspirée par les déclarations-chocs faites par l’actrice Sarah Bernhardt, en 1905, lors de son unique passage dans la ville de Québec. De cette pièce, je dirai simplement qu’elle montre que bien qu’il s’agisse d’un événement ayant eu lieu il y a plus de cent ans, il marque encore suffisamment les esprits d’aujourd’hui pour faire l’objet d’une pièce de théâtre, candidate au prestigieux prix du gouverneur général du Canada. Autrement, c’est sur l’événement historique que portera ma réflexion.

 

Au cours de son séjour à Québec, Bernhardt, dont le répertoire était jugé contraire aux bonnes mœurs par le clergé catholique de la ville, s’adressa à la population dans un entretien accordé à la presse. Si cette critique de la part des institutions religieuses n’avait rien d’extraordinaire, du moins en Amérique du Nord, elle eut à Québec une portée plus grande qu’ailleurs. Tout semble indiquer que l’interdit religieux pesant sur les pièces du répertoire interprété par la divine allait être respecté par les fidèles de Québec, du moins par les plus pieux d’entre eux. On peut s’imaginer que devant le risque de voir son public diminuer et avec lui le montant de ses recettes ou tout simplement par passion pour le scandale, l’actrice s’adressa par le biais des journalistes à son public. Dans ce discours enflammé, Bernhardt, fulminant contre la docilité des spectateurs se soumettant à la volonté sacerdotale, affirma qu’il n’y avait pas d’hommes au Québec.

 

Soixante-cinq ans plus tard, Michel Tremblay, écrivain de théâtre ayant eu une importance considérable dans le développement de la culture québécoise moderne, lors d’une entrevue dans une revue littéraire pose le même constat. En 1971, questionné au sujet de la place qu’il accordait aux personnages masculins dans ses pièces, Tremblay affirme : « L’homme est une nouille. Il n’y a pas d’homme au Québec. Tout le monde le sait. »[3] Phrase, dit-on, qu’il aurait « répétée à satiété dans les années soixante-dix »[4].

 

À lire ces deux histoires l’une à la suite de l’autre, on ne peut qu’être étonné par la similitude entre ces deux énoncés. Étrange proposition démographique s’il en est. D’autant plus qu’elle vient d’une actrice et d’un auteur de théâtre! Une société sans hommes, et puis quoi encore ? Peut-être à Gomorrhe, mais en Amérique du Nord ? Certainement pas! Mais comment expliquer qu’une comédienne française et un écrivain homosexuel, à 65 ans d’écart, dans des contextes historiques différents, puissent dire de telles bêtises ? On m’excusera ce soudain accès d’humeur. Je m’emporte. Il n’y a pas là de quoi faire tout un drame.

 

Je reprends. Bon, d’accord, « il n’y a pas d’homme au Québec ». La proposition est simple, mais quel sens peut-elle bien avoir ? Pour répondre à cette question, il faudrait d’abord savoir à quoi, au juste, renvoie le signifiant homme dans cet énoncé. On sait que, synchroniquement parlant, « [l]a parole n’a jamais un seul sens, le mot un seul emploi. »[5] D’autant plus que, d’un point vu diachronique, « [s]ous les mêmes signifiants, il y a au cours des âges, ces glissements de signification qui prouvent qu’on ne peut pas établir de correspondance biunivoque entre les deux systèmes »[6], soit entre ceux du signifiant et du signifié. Dans ce contexte, est-il même fondé de penser que dans ces deux contextes d’énonciation le signifiant homme puisse renvoyer au même signifié ?

 

C’est donc à ces questions que se consacrera ce texte. Il s’agira d’appliquer l’anthropologie psychanalytique à un cas particulier, la société du Québec dite distincte. On comprendra que le choix de ce cas n’est pas indu. La période ici couverte, de la déclaration de Bernhardt en 1905 à la mise en scène de celle-ci au théâtre en 2015 par Bouchard en passant par sa répétition par Tremblay en 1971, couvre, à quelques années près, l’histoire du développement de la psychanalyse au Canada qui commence en 1908 avec l’arrivée à Toronto d’Ernest Jones. Bien que cet événement n’ait pas de lien direct avec celle-ci, il n’en demeure pas moins qu’il se présente comme un moyen d’introduire de biais le lecteur au contexte socio-politico-religieux dans lequel la psychanalyse s’est développée dans le pays pour lequel je suis le correspondant.

 

 

Bernhardt à Québec

 

 

Un peu d’histoire. En 1905, dans le cadre de sa cinquième tournée nord-américaine, Sarah Bernhardt séjourna pour la première et dernière fois dans la ville de Québec pour y présenter une série de spectacles. Durant son passage dans la vielle capitale, du 3 au 5 décembre, elle y interprètera Angelo, tyran de Padoue, La Dame aux camélias et une version de la pièce, remaniée par l’actrice elle-même, d’Adrienne Lecouvreur.

 

Déjà, lors du premier séjour de l’actrice dans la province, en 1880, à Montréal, la représentation de ces deux dernières pièces en plus de Froufrou et d’Hernani avait suscité un certain émoi dans la société québécoise. Il faut mentionner que Bernhardt était alors la première actrice francophone de renommée internationale à monter sur la scène d’un théâtre de « la belle province ».

 

Lors de cette première visite, le clergé de l’époque, en la personne de Mgr Edouard-Charles Fabre, évêque de Montréal, dans une lettre publiée dans la presse montréalaise, avait alors dénoncé l’immoralité du répertoire interprété par l’actrice[7]. Selon les recommandations de son Excellence, tout bon catholique devait s’abstenir d’assister à ces pièces jugées contraires aux bonnes mœurs. En dépit du mandement épiscopal, les Montréalais, anglophones comme francophones, le soir venu, se présentèrent en grand nombre pour voir la divine s’exécuter sur scène.[8]

 

En somme, en 1880, l’effet qu’eut sur Montréal la visite de Bernhardt ne différa pas de celui qu’elle eut dans les autres grandes villes américaines. Partout où s’affichait la divine, le clergé, protestant ou catholique, l’accueillait sans ménagement. Si différence il y a, elle se loge dans le fait que les clergés d’ailleurs jetaient leur opprobre sur l’immoralité de l’actrice, mère aux mœurs légères d’un enfant illégitime[9], là où le jugement de Mgr Fabre, qui ne mentionne nulle part dans sa critique le nom de l’actrice, ne porte pas sur la vie personnelle de Bernhardt, mais sur l’immoralité du théâtre de France, pays républicain et anticlérical. Tout compte fait, l’agitation que connut Montréal en 1880 à la venue de Bernhardt était bien faible en regard du scandale qui éclata 25 ans plus tard au passage de l’actrice dans la ville de Québec.

 

Le 3 décembre 1905, après une semaine de représentations à guichets fermés, marquant pour l’époque le plus grand succès financier dans l’histoire du théâtre montréalais,[10] Sarah Bernhardt arrive à Québec dans un contexte plutôt tendu. L’enthousiasme des amateurs d’art dramatique était à son comble. L’actrice lors de ses derniers séjours au Canada avait ignoré la capitale nationale. Fier de sa nouvelle salle de théâtre dont la ville s’était dotée en 1903, Québec avait désormais un lieu « digne de la recevoir »[11]. Vingt-cinq ans après le premier séjour de l’actrice sur le continent, Québec se voyait finalement convié « à un de ces festins de l’art dont elle [Bernhardt] s’est faite, partout dans les deux Amériques, la gracieuse dispensatrice »[12]. Pour Québec, accueillir la divine dans son enceinte représentait l’inscription de la ville dans le réseau mondial des échanges des biens artistiques.

 

Plus d’une semaine avant l’arrivée de l’actrice, le quotidien L’Événement atteste l’excitation des citadins. On mentionne alors « [l]’intérêt palpitant causé par la venue prochaine de madame Sarah Bernhardt » et l’explique par le fait que la venue « de la plus grande actrice du monde » représente « l’événement le plus important de l’histoire théâtrale de [la ville de] Québec »[13] . Le Soleil, autre quotidien important de la ville, prédira pour sa part que Bernhardt « laissera en partant d’infinis regrets et d’agréables souvenirs »[14]. D’infinis regrets, certes; d’agréables souvenirs, on repassera.

 

En parallèle à ces élans d’enthousiasme des amateurs de théâtre précédant la venue de la comédienne à Québec, comme ailleurs en Amérique, on assiste, dans les journaux et les églises, à de vives protestations de la part du clergé de la ville. Le « mauvais théâtre », soit le répertoire immoral tel que décrié à Montréal par Mgr Fabre en 1880 et son successeur, Mgr Bruchési, fut l’objet de vives critiques dans les sermons des curés de la ville.[15]

 

Là où, à Montréal, la condamnation par le clergé du répertoire présentée n’eut pas de véritable effet dans l’assistance, à Québec l’intervention cléricale eu un effet palpable sur le public. En ce sens, « In Quebec city Archbishop Begin’s words carried more weight than Bruchési’s. »[16] Comme le rapporte L’Événement, à Québec, la dénonciation par les membres du clergé « a certainement produit beaucoup d’effets, car nombre de personnes ont résolu de ne pas utiliser les billets qu’elles avaient achetés pour les représentations de Sarah Bernhardt »[17]. Bien qu’au soir de la première représentation la salle fût loin d’être vide, il n’en reste pas moins que « A certain number of prominent French citizens did refrain from seeing Bernhardt perform »[18].

 

C’est dans ce contexte que le 4 décembre 1905 après la représentation de La Dame aux camélias, Bernhardt accepta de donner une entrevue aux journalistes de la ville de Québec. C’est « d’un pas nerveux et d’une démarche affectée »[19], dit-on, qu’elle fit son entrée dans l’appartement du Château Frontenac où on l’attendait. Lors de cet entretien, l’actrice fit une série de déclarations incendiaires au sujet de la société canadienne-française[20] qui ne manqua pas de faire scandale dans la population. L’entretien avait pourtant débuté sur un ton tout à fait convenable. En prenant la parole, elle vanta la beauté de la ville de Québec et du Canada, insistant sur l’amour qu’elle avait pour ce pays : « Québec ah! oui, c’est une belle ville, très belle et le Canada aussi est un beau pays […] J’aime le Canada, c’est le plus beau pays que j’ai jamais vu. »[21] Pourtant, après ces quelques louanges, l’actrice, qui, à ce point, est dite « échauffée », « gesticulant beaucoup », empreinte d’une grande « excitation », affirme ne rien comprendre aux gens qui habitent le territoire de ce beau pays : « Je ne comprends rien à votre population. Vous avez des Canadiens-anglais, des Canadiens-irlandais, des Canadiens-français, des Canadiens-iroquois ! »[22] Parmi tous ces groupes culturels auxquels elle dit ne rien comprendre, elle fixe alors les Canadiens-français comme cible à sa diatribe : « mais voulez-vous me dire pourquoi vous vous appelez des Canadiens-français ! Des Français, vous autres ! Mais pourquoi ? Vous avez à peine une goutte de sang français dans les veines. »[23] Continuant sur sa la lancée, elle poursuivit son réquisitoire à l’endroit des Canadiens-français, avec, dit-on, « volubilité et une passion débordante » pour prendre à partie la culture canadienne-française : « Vous n’avez pas de peintres, vous n’avez pas de littérateurs, vous n’avez pas de sculpteurs, vous n’avez pas de poètes »[24]. Finalement, comble d’injure, elle conclut son envolée en ajoutant : « Mais sapristi, vous n’avez pas d’hommes, vous n’avez pas d’hommes ! »[25]

 

On comprendra qu’au lendemain de ces déclarations, alors que Bernhardt se dirigeait à la Gare de la ville, ses propos lui valurent un important attroupement de Canadiens-français, manifestement agacés par ses propos de la veille, la sifflant et l’injuriant. Cette démonstration publique fut d’une telle agitation qu’elle donna lieu, selon les dires de la comédienne, à des affrontements physiques. Incident qui lui méritera les excuses officielles du premier ministre du Canada de l’époque, sir Wilfrid Laurier. Dans sa traîne, la divine laissera à Québec un comité de censure mis sur pied par le clergé et bien des munitions aux Canadiens-anglais pour dénigrer la culture canadienne-française qui selon les dires d’un des symboles de l’art français, n’avait rien de très français. Bien des regrets, donc, et bien peu d’agréables souvenirs, soit.

 

L’homme est une nouille

 

 

Dans les années soixante, le Québec, comme bien d’autres endroits dans le monde, est en pleine ébullition. Dans la foulée des mouvements sociaux de contre-culture et de décolonisation qui affectent l’ordre mondial s’opère au Québec ce que l’on a appelé la Révolution tranquille. Depuis une dizaine d’années, on assiste à la « modernisation » de l’État québécois comme résultat des processus d’industrialisation et d’urbanisation enclenchés dans la province à la fin du 19e siècle. En quelques années naît au Québec l’État-providence qui marque du même coup la fin du cléricalisme dans le domaine social (éducation, santé et services sociaux). À ce processus de sécularisation s’ajoute la création d’appareils étatique d’intervention en matière d’économie et à la mise sur pied d’une politique culturelle québécoise, francophone.

 

Par la promotion de la population francophone comme « vecteur principal des transformations de la société québécoise »[26], ces politiques visent à remédier à la surreprésentation, pour ne pas dire la domination, de la communauté anglophone dans l’économie de la province. À cette époque, malgré la majorité francophone, « les sociétés anglophones et étrangères contrôlaient entre 62,5 et 93,5 % des secteurs clés de l’économie québécoise »[27]. À Montréal, par exemple, centre économique de la province, 80 % des postes de cadre étaient alors occupés par des anglophones, groupe linguistique qui ne constituait alors que 20 % de la population de la province.[28] Voilà en quelques lignes le résumé bien trop sommaire des dix années qui ont vu naître la société québécoise moderne.

 

Dans ce contexte, en 1968, à Montréal, le théâtre du Rideau Vert présente Les Belles-Sœurs, pièce écrite trois ans auparavant par un jeune auteur, Michel Tremblay. Encensée par certains et décriée par d’autres, cette pièce créa une véritable onde de choc dans la société québécoise. Certains comme Jean-Claude Germain y verront l’acte de naissance du théâtre québécois. D’autres, comme Jean Larose, y verront la consécration « du mauvais goût québécois »[29]. Le moins qu’on puisse dire, c’est que cette pièce aura fait parler d’elle. Inscrit, aujourd’hui encore, au programme des colléges en tant que « classique » du théâtre québécois, ce texte est étudié dès sa parution dans les écoles de la province par des dizaines de milliers d’étudiants.

 

On peut expliquer le retentissement qu’eut cette pièce dans la culture québécoise par sa dimension novatrice. D’une part, elle donne le coup d’envoi à un nouveau réalisme au théâtre québécois. Pour une première fois est représenté sur scène le milieu de la classe ouvrière francophone. De plus, elle met en scène une langue que l’on appelle le « joual », une forme théâtrale du parler populaire. Dernière nouveauté, Tremblay donne la parole aux femmes, chose inédite, c’est le cas de le dire, au théâtre québécois.

 

Dans Les Belles-Sœurs, quinze femmes prennent la parole sur scène pour dénoncer les misérables conditions de vie qui sont les leurs. Dans de longs monologues se succédant, ces personnages féminins, mères de famille, femmes au foyer ou serveuses de café crient leur révolte. L’objet de leur mépris et leur haine : leurs maris et pères de leurs enfants. Ces hommes sont présentés comme frustrés et abrutis, violeurs, oppresseurs, impuissants, absents.

 

Comme on n’a pas manqué de le remarquer, sur les cent-vingt personnages qui composent les Belles-Sœurs, la grande majorité est composée d’hommes. Personnages muets, pour la plupart, mais dont on parle abondamment. Hommes parlés et non parlants. Jusque dans les années quatre-vingts, ce sera la place réservée à l’homme dans l’œuvre de Tremblay.[30] De manière générale, il est communément admis que l’image de l’homme dépeinte par Tremblay à cette époque est représentative de celle que l’on retrouve dans le théâtre québécois dans lequel il « semble impossible de trouver d’autres types que l’incestueux, le quétaine, la bedaine de bière et l’épais muni d’un répertoire de jokes cochonnes. »[31]

 

Trois ans après la première représentation des Belles-Sœurs, Tremblay, qui compte déjà plusieurs pièces à son œuvre, dans un entretien avec la revue littéraire Nord, questionné au sujet de la place de l’homme dans son théâtre affirmera : « L’homme est une nouille. Il n’y a pas d’homme au Québec. Tout le monde le sait : je ne veux pas m’expliquer là-dessus. »[32] Quarante-cinq ans plus tard, je me saisis de cette absence d’explications pour tenter d’éclaircir le sens de cette proposition.

 

De l’homme au père

 

 

De prime abord, il semble assez clair que dans leur énoncé Bernhardt comme Tremblay ne parlent pas d’une réalité biologique ou démographique. Il y a bien eu, et ce depuis les premiers colons français débarqués en Nouvelle-France, des êtres humains de sexe mâle au Québec. Historiquement, au début de la colonie, ce qu’il manquait sur le territoire québécois, ce n’était pas des hommes, mais bien des femmes. Défaut que Louis XIV, en 1663, eut la bonté de corriger en envoyant à ses fils des colonies celles que l’on nomme les Filles du roi, qui, contrairement à la légende populaire, n’étaient pas des filles de joie, mais bien de chastes femmes plutôt éduquées. Si cet argument historique ne paraît pas suffisant, le suivant saura dissiper tout doute. Qu’une femme étrangère dise qu’il n’y a pas d’hommes sur une terre qu’elle visite est une chose, il en est une autre qu’un homme québécois attiré par les hommes comme Tremblay dise qu’il n’y a pas d’hommes au Québec. Cela suffit largement à prouver que ce dont il est question ici ce n’est pas qu’il y ait ou non des personnes de sexe masculin au Québec.

 

Si ce n’est pas à une réalité biologique que Bernhardt comme Tremblay se réfèrent, on peut alors se demander à quoi renvoie l’homme de leur énoncé. Le premier réflexe de plusieurs serait certainement d’en faire une question de genre. En Amérique du Nord, plus qu’ailleurs, les gender studies ont bien la cote. Dans cette perspective, on dira alors que ce à quoi l’homme renvoie est à une construction sociale du genre, un idéal de virilité, d’autorité et tout un ensemble de clichés. Il y a bien des arguments pour étayer cette interprétation. On peut imaginer Bernhardt, scandalisée par le pliement d’échine des Québécois devant l’Église, qui balance aux visages des Canadiens-français qu’il n’y a personne au Québec qui se tient debout pour faire face au pouvoir religieux. En d’autres mots, qu’il y a un manque probant de couilles chez les membres de la société québécoise! Il a beau y avoir des individus de sexe masculin au Québec, ceux-ci sont châtrés. De son côté, Tremblay, s’excluant, de toute évidence, de ce qu’il nomme homme, du fait de sa non-hétéronormativité, semble corroborer cette interprétation. L’homme évoqué par Tremblay serait l’expression du genre homme-blanc-hétérosexuel-dominant-viril-autoritaire-couillu. Pour Tremblay, pendant que les hommes manquent de couilles, ce sont les femmes qui les ont. Comme il le dit clairement, au Québec, « la femme est omniprésente. C’est elle qui mène. C’est aussi elle qui tient les cordons de la bourse. »[33] Voilà enfin l’image des bourses justifiée.

 

Pourtant, s’il s’avère juste que dans cet énoncé, il faut lire le signifiant homme comme une métaphore, c’est-à-dire comme « un signifiant qui vient à la place d’un autre signifiant »[34], j’ai pour ma part une réserve quant à imaginer qu’ici homme vienne à la place de couille. Cette réserve vient du fait qu’il s’agit d’une image, des plus vulgaires, j’en consens et m’en excuse, associée au genre masculin dans l’imaginaire social. C’est bien là que le bât blesse avec l’explication des phénomènes sociaux à partir des théories du genre puisque celui-ci appartient au registre imaginaire quand « le lien organisateur du social, pour l’homme se déploie de manière spécifique dans le registre du symbolique »[35]. Si le genre en tant qu’image du sexe, comme tous autres biens d’ailleurs, s’échange dans la culture, c’est qu’il obéit avant tout à la puissance combinatoire des règles de l’organisation symbolique.

 

Bref, placer les couilles au lieu de l’homme dans l’énoncé « il n’y a pas d’hommes au Québec » ne fait en réalité que substituer une image à une autre, ce qui ne nous fait pas avancer d’un poil. En réalité, on pourrait procéder à volonté à des substitutions de ce genre (homme, genre, couille, virilité, puissance, etc.) sans qu’on ne soit pour autant ailleurs qu’au point où l’on avait commencé, c’est-à-dire là où quelque chose manque. Pour éviter de tourner en rond, ce que je propose de faire, c’est de couper court à ce défilement indéfini d’images, pour mieux examiner de quoi il procède. Au risque de sembler couper les coins ronds, je dirai que la place qu’occupe le signifiant homme dans l’énoncé en question est celle du père. Avant de crier au loup et de qualifier mon interprétation de familialiste, je prierais mon lecteur d’attendre la conclusion de mon texte.

 

Pour se convaincre de mon hypothèse qui pose que ce qui se trouve en cause à la place de l’homme dans l’énoncé est celle du père, il suffit de lire les discours des protagonistes entourant l’énoncé. Chez Bernhardt, l’homme apparaît à la fin d’une énumération, qui voit défiler peintres, littérateurs, sculpteurs, poètes, c’est-à-dire ces « grands hommes »[36] dont la formation, selon le Lacan durkheimien de 1938 des Les Complexes familiaux, relevait de la valeur sociale accordée à l’imago paternelle. Pour se convaincre que les « hommes éminents »[37] que Bernhard dit manquants au Québec désignent bien des pères, il suffit de prêter attention au remède qu’elle prescrit à ce mal. C’est bien à un appel au père que Bernhardt s’affaire lorsqu’elle clame immédiatement après avoir dit qu’il n’y avait pas d’hommes parmi les Canadiens-français, « [c]’est à vous, les journalistes, et à la jeunesse étudiante, à préparer l’avenir et à former le goût et les mœurs d’un pays »[38]

 

Du côté de Tremblay, c’est par le signifiant nouille que l’homme se lie au père. Après avoir dit que « L’homme est une nouille. Il n’y a pas d’homme au Québec », il affirme « J’ai fait mon premier homme dans À toi, pour toujours, ta Marie-Lou. Beaucoup moins nouille [que] le père québécois »[39]. Nul doute que la place qu’occupe l’homme-nouille dit manquant au Québec est celle du père. En 1981, dans une entrevue pour la revue Québec français, à la question de savoir si l’absence du père dans son œuvre était représentative de « l’impuissance de l’homme québécois », la réponse de Tremblay est sans équivoque : « Oui, c’est représentatif. »[40]

 

Tout comme Bernhardt, Tremblay lance lui aussi, à sa manière, un appel au père. Le père en question en est un à qui il pourrait énoncer son amour. En 1981, il explique :

« l’image du père, en Amérique du Nord en particulier, est une image avec laquelle je lutte sans cesse, et si j’ai fait Bonjour, là, bonjour, c’est justement pour changer l’image du père qu’on a en Amérique du Nord. Je voulais détruire une fois pour toutes la relation baseball[41] qui nous a été imposée face à notre père et je voulais une fois pour toutes, qu’un fils crie à son père : ‘‘Papa je t’aime’’ »[42].

 

À partir des années 1980, Tremblay se consacre dans son œuvre à remplir la place du père absent par la figure d’un nouveau père. Dès lors apparaissent dans ses pièces « des pères sensibles et aimants, de ‘‘nouveaux’’ pères, issus de cette race récente de ‘‘nouveaux’’ hommes qui font des entorses au machisme. »[43] De toute évidence, Tremblay a pris très au sérieux la fonction « thérapeutique » qu’on aura associée aux Belles-Sœurs[44], faisant ouvertement de son œuvre une sorte d’orthopédie du père québécois.

 

 

Une société sans père ?

 

 

Ainsi, restitué à sa place, ce qu’on devrait lire dans l’énoncé de ces deux artistes, c’est que, au Québec il n’y a pas de pères. Les tenants du discours de la thèse du déclin du père y trouveront certainement des éléments de preuves à leur théorie. J’objecterai à leur enthousiasme que ces deux exemples semblent plutôt démontrer que l’explication des maux du fils par la désertion sociale du père de famille dans la modernité appartient davantage au « sens commun » qu’à la théorie psychanalytique.

 

On connaît la rengaine des tenants de cette thèse, qui n’est pas moins populaire au Québec qu’en France, selon laquelle la perte du sacré, la rupture de l’unité associée aux sociétés traditionnelles, seraient les corollaires du déclin du père qui nous aurait projetés dans un monde « postmoderne » où règnent le non-sens, la non-histoire, et dans lequel toute forme d’autorité aurait été évacuée. Ainsi, selon François Ouellet, titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur le roman moderne, « [l]a chute du père serait l’expression la plus caractérielle du monde postmoderne »[45].

 

Ici, on s’appuie généralement sur la sécularisation pour expliquer le déclin de la valeur sociale accordée au père dans la modernité québécoise. Willy Apollon, membre du Groupe interdisciplinaire freudien de recherche et d’intervention clinique et culturelle : « Hier, la paternité, et à travers elle la masculinité, s’adossait sur les garanties religieuses de nos choix de société. Aujourd’hui, l’absence de telles garanties tourne la paternité en un théâtre de la dérision, en ce qui concerne son rôle intrafamilial, parental et social. »[46] En ce sens, au Québec, la Révolution tranquille et la sécularisation de la société auraient entraîné « une perte du sacré et un rapport à l’autre [Père] devenu soudainement plus complexe »[47].

 

On ne manquera pas d’arguer qu’au moment de la déclaration de Bernhardt, en 1905, la structure familiale au Québec était des plus traditionnelles. Dans une société aussi catholique que la société canadienne-française, la valeur sociale de l’imago paternelle était bien garantie par l’Église. Pourtant chez Bernhardt, c’est à la religion catholique qu’elle attribue ce déclin : « Ah! oui, je comprends, vous êtes sous le joug du clergé […] Vous lui devez ce progrès en arrière qui vous fait ressembler à la Turquie »[48]. L’image du père qu’elle évoque dans son appel est celle du père moderne laïc qui ne s’en laisserait pas imposer par l’institution religieuse.

 

De son côté, le père défaillant que met en scène Tremblay dans son théâtre est également antérieur à la Révolution tranquille, c’est-à-dire qu’il précède la séparation au Québec de l’Église et de l’État qui a eu lieu dans les années 60. Dans l’entrevue de 1971 mentionné plus haut, Tremblay insiste sur l’aspect descriptif de sa démarche. L’écrivain est catégorique, il « ne parle jamais de [lui] quand [il] écri[t]. »[49] Ce qu’il fait dans ces pièces, c’est plutôt « décrire un milieu »[50]. Le monde de ses textes serait d’une telle adéquation avec la réalité sociale qu’elle assurerait sa véracité. De cette façon, il peut dire que « tout est vrai dans En pièces détachées. »[51] Peu importe si ce que dit Tremblay est vrai ou non, il n’en reste pas moins que c’est dans cette conception réaliste qu’il s’inscrit lorsqu’il déclare l’absence du père au Québec.

 

Dans la mesure où comme il le dit en 1981, sa démarche d’écriture est « rétrospective », c’est-à-dire qu’il « écrit toujours après coup », qu’il « voi[t] le monde vivre des choses et puis, quelques années après, [il] les mâche, ça sort »[52], en 1965 lors qu’il écrit Les Belles-Sœurs, le milieu duquel il parle est celui de son enfance, c’est-à-dire le milieu ouvrier canadien-français pré-Révolution tranquille, c’est-à-dire traditionnel et catholique. Ainsi, bien que le père chez Tremblay « s’adossait sur les garanties religieuses de nos choix de société »[53] cela ne l’a pas empêché, comme les quinze femmes sur scène, de le dire défaillant. Ce qu’aurait souhaité Tremblay, et ce à quoi il tentera de suppléer dans son œuvre à compter de 1980, c’est un père aimant, mais surtout, un père à qui il aurait pu énoncer son amour.

 

Ce qui semble se dégager du discours de Bernhardt et de Tremblay comme des tenants de la thèse du déclin du père, c’est qu’il est plutôt commode aujourd’hui, comme il l’était hier, de mettre les douleurs du fils sur le dos du père. Évidemment, dans la mesure où ces deux discours s’inscrivent dans des champs différents, on ne peut les placer sur un même plan. En effet, c’est une chose comme fils d’accuser son père d’être responsable de ses maux, c’en est un autre de légitimer cette plainte au moyen de la psychanalyse. Il ne faudrait pas pour autant sous-estimer l’importance que peuvent avoir les déclarations de Tremblay et de Bernhardt dans la société québécoise. En effet, la valeur qu’on attribue généralement à l’œuvre de cet écrivain ne tient pas à ses qualités littéraires, mais plutôt à son caractère historiographique. Par conséquent, lire au collège une pièce de Tremblay, comme Les Belles-Sœurs, comme le font tant d’étudiants, c’est lire la petite histoire du Québec, celle des gens ordinaires, de la famille de la classe populaire, dans laquelle le père y est dit absent. Ainsi, en dépit de la mise en garde de l’auteur qui raconte avoir parcouru les écoles de la province pour dire aux élèves « [f]aites surtout bien attention de ne pas faire un mythe avec c’t’histoire-là »[54], au Québec, le mythe du père absent, humilié, défaillant, est bien l’histoire que l’on se raconte collectivement. Ce trait est si important que certains en ont même fait le signe de la spécificité culturelle du Québec, spécificité dont les Québécois sont en perpétuelle quête. Ainsi, soutient-on qu’il n’y aurait « nulle part ailleurs [qu’au Québec] une société où la fonction du père soit généralement aussi méprisée, méconnue, oubliée voire forclose »[55]. À se fier à ces discours sur le père, on en vient à croire que celui-ci n’est pas seulement absent de la société québécoise, mais qu’il le serait plus que partout ailleurs. La pièce de Bouchard, marqué du sceau de l’institution littéraire canadienne, nous rappelle que les Québécois tiennent tant à se raconter cette histoire, qu’encore en 2015, on met en scène un événement historique, ayant eu lieu plus de cent ans plus tôt, lors duquel une actrice française traverse un océan pour venir leur dire qu’il n’y a pas de pères parmi eux.

 

 

À titre de conclusion

 

 

Dans l’interprétation de l’énoncé « il n’y a pas d’hommes au Québec », ici à l’étude, il ne s’agissait pas simplement d’imaginer quel signifiant se cachait derrière le signifiant homme. Dans la mesure où « ce qui est caché n’est jamais que ce qui manque à sa place »[56], c’est la place qu’occupe le signifiant homme dans l’énoncé qu’il s’agissait de déterminer. Ainsi, si une métaphore « c’est un signifiant qui vient à la place d’un autre signifiant »[57], ce n’est pas simplement un signifiant qui en remplace un autre, mais un signifiant qui tient la place d’un autre.

 

Dans l’énoncé en question, la place qu’occupe le signifiant homme est celle de ce qu’il n’y a pas. À la place de ce qui manque, le signifiant homme est là pour désigner ce qui n’y est pas. Qu’on y mette le signifiant qu’on veuille qu’on le remplace par l’image d’un genre ou d’un autre – n’en déplaise aux gender studies – c’est toujours le manque qu’il désignera. D’être un « pur signifiant »[58], l’homme de l’énoncé assure le « maintien de la présence dans l’absence »[59] tout en introduisant « l’effet du signifiant sur le sujet, la marque du sujet par le signifiant, et la dimension du manque introduite dans le sujet par ce signifiant. »[60]

 

Si je dis que, dans l’énoncé, le signifiant homme tient la place du signifiant père ce n’est donc pas dans une perspective familialiste, mais bien parce que structurellement il occupe la place du « signifiant qui, dans le lieu de l’Autre, pose et autorise le jeu des signifiants ».[61] En introduisant l’effet du signifiant, c’est-à-dire la dimension du manque, qui n’est autre que le signifié, le signifiant homme représente « dans le signifiant, ce signifiant par quoi le signifiant lui-même est posé ».[62] En ce sens, on peut dire que dans l’énoncé à l’étude le signifiant homme occupe la place du signifiant paternel, ce signifiant flottant qui est « le gage de tout art, toute poésie, toute invention mythique et esthétique »[63], fondement d’où la parole peut se déployer, le socle à partir duquel la fonction symbolique peut s’exercer.

 

En guise de conclusion je dirai que peu importe l’image qu’on se fait du père, qu’il paraisse aimant ou autoritaire, couillu ou châtré, ce que nous dit l’énoncé de Bernhardt et de Tremblay mis en scène par Bouchard, c’est qu’il y a bien une place qui lui est réservée dans la société québécoise. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, que le père ne réponde pas à l’appel de ses fils n’est pas une preuve qu’il n’a pas de place. En effet, « l’absence du père réel », note Lacan « est plus que compatible avec la présence du signifiant »[64] . Ainsi, peut-on dire que la seule présence du père dans la parole de ceux qui en énoncent l’absence en garantit la présence essentielle, c’est-à-dire en tant que signifiant.

 

 

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[1]On aura remarqué le glissement ici opéré de Canada à Québécois. Sans entrer dans les méandres de la politique canadienne, je dirai que le Québec, l’une des dix provinces du Canada, est reconnue au sein de la Confédération canadienne comme « société distincte » et même comme « nation ». Dans le langage commun, on décrit le Canada comme « deux solitudes », le Québec et ce qu’on appelle communément le ROC (Rest of Canada).

[2]M. Bouchard, La divine illusion. Montréal, Leméac, 2015, 126 p.

[3]M. Tremblay, « Entrevue avec Michel Tremblay » in Nord, n°1, Automne 1971 p. 58-9.

[4]M.-L Piccione,. « De l’ambiguïté sexuelle à l’incertitude existentielle : Le travesti dans l’œuvre de Michel Tremblay », in Annales du Centre de recherches sur l’Amérique anglophone. Vol. 18, hiver 1993, p. 58.

[5]J. Lacan, Les écrits techniques de Freud (1953-1954), Paris, Éditions du Seuil, 1975, p. 267.

[6]J. Lacan, Les psychoses (1955-1956), Paris, Éditions du Seuil, 1981, p. 135.

[7]Mgr Fabre envoya une lettre à l’éditeur de La Minerve que l’on retrouve dans l’édition du 23 décembre 1880, p. 2

[8]La Patrie, 24 décembre, 1880, p. 2.

[9]R. Hathorn, « Sarah Bernhardt and the Bishops of Montreal and Quebec » in Historical Studies, n°53,1896, p. 102.

[10]La patrie, 4 décembre 1905, p. 7.

[11]Le Soleil, 2 décembre 1905.

[12]Ibid.

[13]L’Événement, 24 novembre 1905.

[14]Le Soleil, 2 décembre 1905.

[15]L’Événement, 4 Décembre 1905, p. 3 ; R. Hathorn, « Sarah Bernhart », op. cit., p. 107 ; Beaucage, 1996, p. 89.

[16]R. Hathorn, « Sarah Bernhart  », op. cit., p. 114.

[17]L’Événement, 4 décembre 1905 ; Beaucage, 1996, p. 89.

[18]R. Hathorn, « Sarah Bernhardt  », op. cit., p. 114.

[19]L’Événement, 5 décembre 1905, p. 5.

[20]Il faut ici préciser que, comme on le verra, le terme Canadien-français est l’appellation par laquelle les Canadiens francophones étaient désignés et se désignaient eux-mêmes jusqu’à la Révolution tranquille.

[21]L’Événement, 5 décembre 1905, p. 5.

[22]Ibid.

[23]Ibid.

[24]Ibid.

[25]Ibid.

[26]P.-A. Linteau, « Un débat historique : l’entrée du Québec dans la modernité et la signification de la Révolution tranquille » in Y. Bélanger, R. Corneau et C. Métivier (dir.) La Révolution tranquille 40 ans plus tard : un bilan, Montréal, VLB Éditeur, 2000, 316 p.

[27]P. Resnick. « La vengeance des Huguenots : sur l’héritage de la Révolution tranquille », in R. Corneau, Jean Lesage et l’éveil d’une nation, Québec, Presses de l’Université du Québec, 1989, p. 322-329

[28]J. Parizeau. « Quand le Canada n’est plus au centre de la scène », in Y. Bélanger, R. Corneau et C. Métivier (dir.) La Révolution tranquille 40 ans plus tard : un bilan, Montréal, VLB Éditeur, 1996, pp. 140-56

[29]J. Larose, La petite noirceur, Montréal, Boréal. 1987, p. 9.

[30]L. Guoin, 1995. Le personnage masculin dans l’œuvre de Michel Tremblay, Thèse de doctorat, p. 3.

[31]L. Burgoyne, « Au nom du père », op. cit, p. 115

[32]M. Tremblay, « Entrevue », op. cit., p. 58-9.

[33]M. Tremblay, « Entrevue avec Michel Tremblay », in Québec français, n° 44, 1981, p. 39.

[34]J. Lacan, Les formations de l’inconscient (1957-1958), Paris, Éditions du Seuil, 1998, p. 174.

[35]M. Zafiropoulos, Du père mort au déclin du père de famille. Où va la psychanalyse, Paris, PUF,  2014, p. 33.

[36]J. Lacan, Les complexes familiaux dans la formation de l’individu. Essai d’analyse d’une fonction en psychologie, Paris, Navarin Éditeur, 1984 (1938), p. 72.

[37]Idem, p. 55.

[38]L’Événement, 5 décembre 1905.

[39]M. Tremblay, « Entrevue », op. cit., 1971, p. 59.

[40]M. Tremblay, « Entrevue », op. cit., 1981, p. 39.

[41]Au lecteur qui ne connaîtrait pas cette « relation baseball », dont moi-même, nord-américain, ignorais l’existence, « Cela consiste […] dans le fait que les fils peuvent jouer au base-ball avec leurs pères, mais qu’ils ne peuvent au grand jamais leur exprimer leur amour en leur disant ‘‘ je t’aime ’’. » L. Guoin, Le personnage, op. cit., p. 112.

[42]M. Tremblay, « Entrevue », op. cit., 1981, p. 40

[43]L. Burgoyne, « Au nom du père ». Jeu : revue de théâtre, n° 58, 1991, p. 117.

[44]Tremblay raconte « On m’a dit la première année que ‘‘Les Belles-Sœurs’’ on été jouées que c’était de la thérapeutique de groupe. C’est ce que j’ai fait! » Tremblay, « Entrevue », op. cit., 1971, p. 57.

[45]F. Ouellet, Passer au rang de père. Identité sociohistorique et littéraire au Québec. Québec, Nota Bene, 2002, p. 124.

[46]W. Apollon, La différence sexuelle au risque de la parenté, Québec, GRIFIC, 1997, p. 61.

[47]F. Ouellet, Passer au rang du père, op cit., p. 71.

[48]L’Événement, 5 décembre 1905, p. 5.

[49]M. Tremblay, « Entrevue », op. cit., 1971, p. 54.

[50]Idem. p. 62.

[51]Idem. p. 58.

[52]M. Tremblay, « Entrevue », op. cit., 1981, p. 40.

[53]W. Apollon, La différence sexuelle, op. cit., p. 61.

[54]M. Tremblay, « Entrevue », op. cit., 1971, p. 80.

[55]J. Larose, La petite noirceur, op. cit., p. 184.

[56]J. Lacan, Écrits, Paris, Éditions du Seuil, 1966, p. 25.

[57]J. Lacan, Les formations de l’inconscient, op. cit., p. 174.

[58]J. Lacan, Écrits, op. cit., p. 556.

[59]J. Lacan, Le Moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1978, p. 297.

[60] J. Lacan, Les formations de l’inconscient, op. cit., p. 464.

[61]Idem, p. 317.

[62]Idem, p. 257.

[63]C. Lévi-Strauss « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss », in M. Mauss, Sociologie et Anthropologie, Paris, PUF, 1950, p. XLIX.

[64]J. Lacan, Écrits, op. cit., p. 557.

 


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Killoffer tel qu’en lui-même, édition L’association, 2015.


VARIA


 

corinne garcia

 

« L’humour n’est pas résigné, il est empreint de défi ».

 Sigmund Freud.

 

On peut lire l’album de Killoffer, « Killoffer tel qu’en lui-même » sans avoir à l’esprit cette belle maxime freudienne, et profiter avec jubilation d’un album parfaitement réussi, autant graphiquement que narrativement.

 

Eclairée par les perspectives freudiennes, la lecture de l’album, sans perdre de ses qualités intrinsèques, prend une dimension encore plus réjouissante.

 

Killoffer, membre de l’Oubapo, est  un illustrateur de talent, et son album en donne la pleine mesure. L’album est un recueil des pages hebdomadaires, mensuelles publiées par ce dessinateur dans la regrettée revue Le Tigre, entre 2010 et 2015.

 

A partir d’un format atypique, Killoffer propose des récits courts en page droite – tenant sur une seule planche, à une exception près – accompagnés à gauche d’une illustration pleine page. Ces illustrations page gauche, proches parfois de l’estampe, sont des merveilles de condensé et de poésie. Tout est dit dans ces dessins de la solitude, de la perplexité, de la dualité de l’individu face à la vie, que ce soit dans des circonstances banalement matérielles ou face à l’immensité du monde. On voit ainsi un Killoffer perplexe au moment du choix dans une boucherie, un Killoffer cerné de femmes au café, un Killoffer dilué au milieu de ses propres avatars, un Killoffer errant dans le cosmos. Et bien sûr, plusieurs fois, Killoffer hébété par son toxique, l’alcool.

 

Les pages de droite proposent des récits courts, pour lesquels ce dessinateur sait déployer tous ses talents narratifs, et son sens de l’humour, assez irrésistible il faut en convenir. Ces récits sont rarement à l’avantage de leur auteur qui en est le sujet de bout en bout : le livre est une autobiographie quasi-documentaire où Killoffer joue assez magistralement de son auto-dépréciation, de ses tares, de ses vertigineuses lacunes, de ses inhibitions, décalages, contretemps, hébétudes et ressassements de ses tares.

 

Ces récits témoignent de la remarquable inaptitude de leur auteur pour la vie réelle, mais aussi de la difficulté de créer (beaucoup de planches sur l’angoisse de la page blanche, dont l’une hilarante d’un Killoffer sans inspiration, décliné sur toutes les cases avec un « merde » diversement calligraphié).

 

Killoffer puise dans son malaise existentiel le thème de ses récits. Sa dépendance à l’alcool (aucune des misères de la gueule de bois n’est épargnée au lecteur), le mystère inhibant du féminin, les vicissitudes du lien à l’autre, rendent compte de l’insatisfaction viscérale de leur auteur face à l’ordre des choses.

 

Ordre des choses fracassant, que le toxique peine évidemment à voiler, mais dont Killoffer tente de circonscrire les effets délétères, en s’imposant une constellation d’auxiliaires de vie censés circonscrire les méfaits de sa névrose : planche hilarante, « Killoffer s’organise », où l’auteur s’assure les services d’une galerie, d’un comptable, d’un agent, d’une secrétaire et d’un psy…

 

Killoffer en prend pour son grade, Killoffer en verve, Killoffer en pleine sidération, Killoffer en phase d’approche, Killoffer en plein rush, Killoffer en thérapie, sont, entre autres planches, franchement hilarantes. La plupart des récits sont sans concession : on l’a déjà dit Killoffer a choisi de ne pas s’épargner, et certaines planches exposent sans fard les misères de cet auteur, inadapté et sensible, crû et poète, accablé mais élégant. Comment douter des postulats freudiens sur l’humour, dont l’essence est de « s’épargner les affects auxquels (une) situation donnerait lieu » en lisant cette autobiographie d’une intimité victorieusement affirmée ?

 

Freud dit de l’humour qu’il peut avoir « quelque chose de grandiose et d’exaltant ». Grâce à son aptitude jubilatoire à tenir à l’écart « la revendication de la réalité (pour) imposer le principe de plaisir », Killoffer avec cet album, donne la pleine mesure de ce postulat.

 

Comme le disait encore Freud, « les hommes ne sont pas tous aptes à l’attitude humoristique, c’est un don précieux et rare, et beaucoup manquent même de l’aptitude à jouir du plaisir humoristique qui leur est offert ».

 

Les lecteurs et lectrices de l’album se réjouiront de lire Killoffer, un auteur qui sait s’amuser brillamment de son malaise et de ses cocasses turpitudes, grâce à ce don, « précieux et rare » qui lui donne un vrai talent.

     

 

 


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Le néolibéralisme à l’horizon de ses limites – Jérémie CLEMENT


VARIA

 


« Qu’est ce que la critique ? »[1], écrit par Michel Foucault, constitue le corpus théorique, la clef qui ouvre à la critique du libéralisme. Cette dernière, que le philosophe français déploiera abondamment dans Naissance de la Biopolitique, procède d’une vertu, d’une vertu éthique, dont l’attitude aura alors pour fonction « le désassujettissement dans le jeu de la politique de la vérité ». « Poser la question de la connaissance dans son rapport à la domination, ce serait d’abord et avant tout à partir d’une certaine volonté décisoire de n’être pas gouverné, cette volonté décisoire, attitude à la fois individuelle et collective de sortir, comme disait Kant, de sa minorité. Question d’attitude »[2], avance Foucault. Ce dernier ne cessera dès lors de s’attacher à adopter cette attitude critique lorsqu’il s’emploie à étudier la « gouvernementalité », dans sa dimension de pouvoir (généalogie foucaldienne) et de savoir (archéologie foucaldienne). Ainsi que le rappelle François Ewald, « le libéralisme est une pratique de gouvernement à partir de ces savoirs qui ont justement cette fonction de limitation de gouvernement »[3], et puisque toute relation de pouvoir comporte des dangers, il s’avère alors nécessaire d’interroger la limitation de gouverner. Etudier le néolibéralisme à partir de ses limites nous amène à considérer deux aspects en particulier, dont nous allons voir en fait qu’ils se rejoignent, s’articulent et se répondent. Limiter l’exercice de la souveraineté, tel qu’il est entendu dans le néolibéralisme, c’est dans le même mouvement nourrir l’idée d’un individu autonome, qui se suffirait à lui-même. Cependant, l’expérience de la pratique psychanalytique pourrait-être à même d’offrir l’éclairage nécessaire pour penser les limites de cet individu « entrepreneur de soi-même ».

 

D’abord, je souhaite rappeler un des deux aspects conditionnant l’origine du libéralisme : limiter, réfréner les conflits et l’exercice de la guerre. La pensée libérale se déploie en effet à une époque où les guerres de religion se succédaient, entraînant continuellement dans leurs sillages massacres et barbaries, au nom alors d’un Idéal religieux. Ces conditions d’émergence sont donc intimement liées à la volonté d’établir une paix civile stable et pérenne. Limiter plus durablement le cheval fougueux qu’est la guerre, la « pulsion de mort » pour les psychanalystes, tel est le leitmotiv princeps qui anime les penseurs libéraux de la première heure, une intention qui, insistons-y encore, constitue tout de même l’objectif initial de la politique.

 

Second point qui marque l’émergence de la pensée libérale : la limitation du pouvoir étatique. Quelle place faut-il lui laisser et quel est au juste sa raison d’être ? Comment limiter ce pouvoir dit « souverain », au vu des excès et des abus dont il a pu faire étalage par le passé ? Le paradigme libéral naît de la nécessité d’écarter le pouvoir absolu, qu’il s’incarne par « un homme ou une assemblée », comme l’entendait Hobbes. Prenant racine au XVIIIème siècle avec Adam Smith, que d’aucuns considèrent comme le Père du libéralisme, le libéralisme pose ainsi soupçon à la Raison d’Etat au nom d’un exercice de pouvoir jugé persécutif et absolutiste. L’histoire du libéralisme, c’est donc d’abord le fruit de l’histoire d’une critique, une critique des universaux, et en premier lieu desquels la société. Celle-ci, telle que pensée par les philosophes des Lumières, au premier chef Kant et Rousseau, s’établissait selon un cadre général, et sous l’égide d’un souverain énonciateur d’un contrat, le fameux « contrat social ». Pour les libéraux cependant, « La Société n’existe pas ! », à entendre d’ailleurs comme le fameux aphorisme de Lacan, « La femme n’existe pas » : c’est le La unifiant qui n’existe pas, qui n’a pas de réalité effective pour les libéraux. Hétérogène en son essence, la société ne peut s’accorder avec les visions monistes, totales ou totalitaires qui ont fleuri par le passé, et qui eurent des effets d’assujettissement et de hiérarchisation, autant que des conséquences souvent tragiques.

 

« On gouverne toujours trop, ou du moins, il faut toujours soupçonner qu’on gouverne trop »[4], dira Michel Foucault dans Naissance de la biopolitique : en se positionnant d’emblée comme une politique émancipatrice, la philosophie néolibérale fait la part belle à l’individu en le posant comme souverain, en lieu et place de l’Etat. Elle se distingue bien d’être un art de l’insoumission. Dans ses fondements, le libéralisme fut une pensée de « gauche », éminemment libertaire, dont l’usage émancipateur allait bientôt frayer le passage de la Raison d’Etat à la Raison du moindre Etat.

 

C’est à partir du colloque Walter Lippmann, qui se tint à Paris en 1938, un an avant la mort de Freud et le début de la seconde guerre mondiale, que le nouveau, le néolibéralisme trouve son point d’origine. La pensée libérale dîtes « classique » fut alors revisitée et les premières pierres de l’édifice « néo-libéral » actuel furent posées. Le libéralisme, qui se bornait jusque-là à une véritable « phobie d’Etat », s’offre alors une « renaissance » : celle d’un recadrage, d’un repositionnement quant à l’Etat justement. Le néolibéralisme allait désormais assimiler ce dernier comme support au déploiement de l’économie de marché, étendue à l’ensemble des sphères de l’existence humaine et ce, sans limitation aucune justement. Par les outils juridiques notamment, l’Etat interventionniste devient alors le plus apte à faire de la concurrence la nouvelle norme de l’organisation sociétale et le moteur de l’action humaine. Davantage qu’une simple doctrine économique, le néolibéralisme témoigne là d’une véritable philosophie politique, expression d’une « méthode de rationalisation de l’exercice de gouvernement »[5], dont les principes de l’économie de marché viennent « régler l’exercice global du pouvoir politique »[6], dira Foucault.

 

Au XVIIIème siècle, avec Rousseau et Kant, l’autonomie d’un individu passait nécessairement par la soumission à la volonté de la Nation et ne prenait de sens qu’au travers de la répression, c’est à dire à partir du moment où une instance _le pouvoir étatique_ enjoignait l’individu à ne pas obéir ni céder à ces pulsions. Les penseurs libéraux vont s’attacher au contraire à questionner et à poser des limites à cette « soumission étatique » et alors à réinventer ce qu’à cette époque le sens d’autonomie recouvrait. A l’ère du néolibéralisme, la figure de l’homme nouveau est celle d’un individu propriétaire de lui-même, guidé par ses intérêts et par ses « plans de vie toujours différents », ainsi que l’énonçait Friedrich Hayek, prix Nobel d’économie en 1974 et grand artisan du néolibéralisme contemporain.

 

En 1916, Freud, dans son Introduction à la psychanalyse, avance que « le moi n’est pas maître en sa propre demeure »[7]. Tout juste un siècle plus tard, le néolibéralisme s’évertue au contraire à promouvoir un individu entrepreneur de soi-même soit, pourrait-on dire, un « moi maître de sa propre entreprise ». L’individualisme alors à « l’avant-plan », « les individus (sont) considérés comme rationnels, c’est à dire capable d’adapter de façon la plus avantageuse les moyens aux fins assignées. »[8] Voilà la figure de « l’homo-oeconomicus », « entrepreneur de lui-même, étant à lui-même son propre capital, étant pour lui-même la source de (ses) revenus. »[9] L’homme économique, c’est un homme qui va s’évertuer à rationaliser au mieux ses conduites, à se rendre maître de son destin par le calcul de ses intentions, pourvu qu’elle s’exprime sur un quelconque marché. Problème : cette vision d’un homme autonome, entrepreneur de lui-même ne peut s’accorder avec l’hypothèse de l’inconscient que pose la psychanalyse. Cette dernière donne toute sa place à un savoir qui ne cesse d’échapper à l’homme, un savoir qui justement demeure dans l’ombre, le savoir inconscient. Ce « démenti infligé à l’humanité », cette blessure narcissique décentre alors l’homme de sa position toute-puissante dans laquelle il siège de toujours. Et comment s’accorder avec le libéralisme dans lequel, comme le soutient le libéral Hayek, « les fins de l’individu doivent être toutes-puissantes »[10] justement ?

 

Cet individualisme prôné et diffusé par la « gouvernementalité néolibérale » nourrit la croyance et le culte de l’autonomie de l’individu, et la possibilité de son dépassement de l’Autre, dans une adéquation à son propre mode de vie et son propre mode de jouissance. Pourtant, la psychanalyse nous indique une autre voie : le sujet ne saurait faire sans l’Autre du langage, ni sans son manque-à-être (objet a), différent d’un manque-à-avoir. « Ce manque, dira Lacan, est manque d’être à proprement parler. Ce n’est pas manque de ceci ou de cela, mais manque d’être par quoi l’être existe »[11]. Un manque, que le capitalisme s’attache illusoirement à combler par un tout un fatras d’objets à disposition sur les marchés ; ce manque, que la psychanalyse nomme aussi le « manque dans l’Autre », persiste et signe, la clinique n’ayant de cesse de nous le rappeler jour après jour, et toujours au cas par cas.

 

La psychanalyse, qui est « affaire de singularité, de rencontre mais aussi de politique »[12], pourrait alors être à même d’interroger notre culture et de mettre au jour les limites et les impensés du champ d’action néolibéral. L’inconscient dont elle fait l’hypothèse, soit cet insu qui s’exprime par-delà le sujet ou l’individu, « soit l’insistance dont se manifeste le désir »[13] dira Lacan, nous ouvre la voie de ce qui constitue une irréductibilité fondamentale, à savoir que le sujet ne peut être pensé sans l’Autre. Si l’individu prôné par le néolibéralisme se revendique comme autonome, l’expérience de la psychanalyse nous enseigne bien au contraire que ce dernier ne cesse pas d’être un sujet « autronome », soit donc ce sujet qui ne saurait être sans l’Autre.

 

« L’art libéral de gouverner », c’est de ne pas être gouverner justement, ou plus précisément avec Foucault, de « n’être pas tellement gouverné »[14]. La limite de la raison gouvernementale, voilà la critique fondamentale pour les libéraux. « Une critique perpétuelle », dira t-il, qui aura initialement pour visée les libertés individuelles, et à son horizon l’autonomie de l’individu. L’extension du discours capitaliste, que permet notre civilisation néolibérale fragilise à l’heure actuelle notre lien social, celui-là même qui non pas « s’auto-entreprend », mais s’entreprend à deux, toujours au moins à deux. Mais alors, l’individu auto-entrepreneur du néolibéralisme peut-il vraiment s’autoriser uniquement de lui-m’aime ? Depuis Freud, et avec Lacan dans son sillage, il semble bien qu’il lui faille encore quelques autres. Et face aux injonctions surmoïques voire féroces du monde marchand, un éclairage sur les zones Autres et opaques, suivi à la lettre et non pas au chiffre, voilà peut-être et à coup sûr la fonction de la psychanalyse dans la culture Néo-Occidentée et Libérenlisée.

 

 

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[1] M. Foucault, Conférence donnée à la Société française de Philosophie le 27 mai 1978 et publiée en français dans le Bulletin de la société française de philosophie, t. LXXXIV, 1990, 84, 2.

[2] M. Foucault, « Qu’est-ce que la critique ? Critique et Aufklärung », conférence du 27 mai 1978 à la Société française de philosophie, publiée dans le Bulletin de la Société française de philosophie, avril-juin 1990, p. 52.

[3] F. Ewald,  Vérité du néolibéralisme, intervention au Colloque « Foucault and the neoliberalism », The American University, Paris, les 25 et 26 mars 2016.

[4]  M. Foucault, « Résumé du cours», in Naissance de la biopolitique, Cours au Collège de France 1978-1979, Gallimard-Seuil, 2004, p 324.

[5] M. Foucault., Naissance de la biopolitique, Cours au Collège de France 1978-1979, Gallimard-Seuil, 2004,

  1. 323.

[6] M. Foucault, « Leçon du 14 février 1979 », op. cit., p. 137.

[7] S. Freud, Introduction à la Psychanalyse (1916), éd. Payot, coll. « Petite Bibliothèque », Paris, 2001, p.266.

[8] W. Ossipow, « Le néo-libéralisme, expression de l’imaginaire savant », in Les Nouvelles idéologies, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1982, p. 13-30.

[9] M. Foucault, op. cit., p. 232.

[10] F. Hayek, La Route de la servitude, Paris, PUF, 1985, p. 42.

[11] J. Lacan, Le séminaire Livre II, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse 1954-1955, Paris, Seuil, 1978, p. 306.

[12] P. Bruno, Manifeste pour la psychanalyse, La Fabrique éditions, 2010, p.100.

[13] J. Lacan, Télévision, Paris, Seuil, 1973, p.19.

[14] M. Foucault, « Qu’est-ce que la critique ? Critique et Aufklärung », Bulletin de la société française de philosophie, 84ème année, n°2, Avril-Juin 1990.

 

 


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Une machine, est-ce que ça jouit ? Adèle CLEMENT


VARIA

 

 

Depuis Turing, on débat autour de la question : une machine peut-elle penser ? Ceci serait le point majeur à partir duquel s’organise le fantasme de l’autonomie de la machine au regard de son créateur, comme si la pensée était ce qui, dans l’homme, marque sa liberté et son potentiel subversif de l’ordre social. Mais enfin, la loi vise-t-elle à limiter la pensée, est-ce là la fonction de l’ordre social ? Ou bien n’est-ce pas plutôt de limiter la jouissance, potentiellement destructrice de soi et des autres ? Alors si la machine était susceptible de se « révolter », ce ne serait pas parce qu’elle pense, mais parce qu’elle jouit !

 

Alors, une machine, est-ce que ça jouit ?

 

Tout d’abord, qu’est ce que la jouissance ? Si on pense d’abord à l’orgasme, ce n’en est qu’une des manifestations. La jouissance est le débordement des frontières du corps, non pas dans le sens de la désorganisation des limites, mais d’une abolition des limites qui définissent l’espace et le temps, une sortie de la structure dans un avant de son élaboration. Ça peut donc aussi être la prise de toxique, qui conduit à un état de jouissance, mais également ce qu’on appelle « le jeu du foulard » et autres expériences qui frôlent la mort. C’est encore le traumatisme : par exemple une agression qui produit une effraction les limites entre soi et l’autre et qui ne peut s’inscrire dans aucun cadre, ne peut être bordée et peut conduire à une dépersonnalisation ou décompensation. Enfin, c’est l’expérience du sublime telle qu’elle est élaborée par Kant[1] : l’émotion du sublime exige la terreur, l’effroi ou la douleur pour surgir, et une distance prise par rapport au danger ; les émotions ne peuvent devenir envahissantes que quand la vie est menacée, sans cela elles sont secondaires par rapport aux idées. Le sentiment de terreur, d’horreur ou de douleur déborde donc l’imagination et annihile pendant un temps la capacité de jugement, c’est une impression sensible pure. Kant reprend de Burke[2] la question de la démesure (force de la nature) qui déborde l’imagination et la sûreté comme condition du sublime. Il s’en distancie pour ce qui est du passage entre la terreur et le plaisir : l’échec de nos sens serait dépassé secondairement par les Idées de l’infini données par la raison pure (Idées non présentables dans l’intuition, infini à l’intérieur de soi). C’est la manifestation des Idées, révélées par l’expérience sublime, qui fournirait une ressource pour lutter contre la destruction, l’anéantissement dans le sensible : le plaisir éprouvé alors renvoie à la perception de cet infini en nous. Ce qui donne du plaisir et fait que cette expérience n’est pas traumatique est donc le recours à un cadre interne dans l’après-coup : la jouissance est dans l’expérience première, elle est ensuite bordée par la Raison.

 

Il y a une forme d’addiction à la jouissance, une fois son expérience faite, au-delà et bien souvent contre la recherche consciente. Dans le cas du traumatisme, il y a une répétition des affects traumatiques, c’est la marque laissée par la jouissance : la jouissance est donc radicalement différente du plaisir, elle est à la source de l’angoisse, et ne peut être supportée qu’à condition d’être limitée (dans un espace, un temps, ou par la raison). La jouissance peut être prise dans le principe de plaisir à partir du moment où son expérience s’inscrit dans un cadre (le rapport sexuel, l’effet limité dans le temps des toxiques, etc.). Du coup, une jouissance mécanique (c’est-à-dire une machine qui jouit, et non pas jouir d’une machine, qui est tout à fait réalisable) semble impossible : il faudrait pour cela qu’elle puisse sentir des choses qui débordent ses capacités (mais alors, ne serait-ce qu’une surchauffe ?). On pense ici au film Her, dans lequel la machine, précisément, arrive à cet état qui produit sa propre destruction : là, on peut dire qu’il y a jouissance. D’ailleurs, on ne s’est jamais posé la question de la capacité du robot à ressentir, ou de la nécessité de lui donner des droits, avant qu’on ne lui donne forme humaine : c’est donc seulement par un effet miroir que l’on a supposé que la machine était susceptible de ressentir des choses, d’avoir une conscience, on ne se serait probablement jamais posé cette question si on n’avait pas fait des machines à forme humaine.

 

Donc, pour qu’il y ait « révolution des machines », il faudrait qu’elles acquièrent la possibilité de jouir. Retournons à l’effet miroir, mais cette fois dans l’autre sens : la façon dont, dans un monde mécanique, on suppose que l’être humain fonctionne comme une machine. Peut-être que l’idéal d’une société mécanique viserait précisément à faire fi de la jouissance, pour constituer un monde ordonné sur la logique rationnelle, algorithmique. Alors, à quoi sert le sexe, d’un point de vue économique ? Peut-on fonder une politique du sexe qui régule la jouissance d’un point de vue administratif comme on peut fonder une politique du travail ? Est-ce que cela peut entrer dans un ordre économique, puisqu’on parle d’économie du sexe (prostitution, sexualité augmentée, sextoys…) ? Imaginons une politique du sexe d’un point de vue administratif, comme on fonde une politique du travail, sur la base de « la jouissance pour tous », c’est-à-dire la même jouissance pour tous. C’est le principe du plus-de-jouir chez Lacan, avec la logique consumériste : tel objet serait censé nous faire jouir, organisé par la fantasmatique publicitaire. Mais le corps n’échappe-t-il pas justement au contrôle de la jouissance ? Le corps pourrait être utilisé comme machine à jouir, mais cela suppose que la jouissance soit sous contrôle du sujet qui l’exerce. Or, n’est-ce pas justement l’absence de maîtrise qui fonde l’expérience de jouissance ? D’où la subversion du corps jouissant au regard de l’ordre social.

 

Le film de science-fiction The Lobster[3] propose précisément ce qu’il en serait d’une politique aseptisée de la sexualité. Il instaure une loi dans laquelle les êtres humains ne peuvent vivre qu’en couple, les « solitaires » étant exclus du système et chassés pour être transformés en animaux. L’amour y est ordonné sur la base d’un trait d’identification poussé à son extrême. S’ils n’ont pas ce trait commun, ils ne peuvent avoir de certificat qui leur permette de circuler librement (enfin toujours à deux). La fiction habille d’une éthique et d’une esthétique les technologies pour leur donner un sens, elle opère comme fabrication du réel. Ici, c’est bien le fantasme du collage à l’autre qui est supporté dans une égalité radicale par l’identification (la jouissance de soi est perverse) ; et le fantasme (des solitaires) d’une liberté radicale où le rapport à l’autre est interdit. Seule la voix off porte la marque de la jouissance dans des termes crus, inaccessibles aux corps politisés par le discours, corps soumis à une sexualité mécanique.

 

A partir de là, deux choses : peut-on transformer son corps en augmentant sa jouissance ? Et peut-on avoir un rapport sexuel avec une machine ? La première question suppose que la jouissance peut être mécanique, sous contrôle. La seconde pose la question du rapport à l’autre dans la jouissance. Le film Barbarella (dans lequel la jouissance de l’actrice fait exploser la machine) montre l’évidente possibilité de jouir d’une machine ; d’ailleurs la masturbation se passe bien de la participation d’un partenaire, mais certainement pas de la participation de l’autre dans le fantasme. Or, l’autre robotique n’est-il pas justement le partenaire parfait du fantasme que l’on soumet à souhait ? Il est important ici de distinguer la jouissance du fantasme et du désir : le fantasme suppose une relation à l’autre, mais c’est une relation imaginarisée, où l’autre complète le sujet ; le désir apparaît dans la confrontation à l’autre radicalement différent, en ce qu’il échappe au fantasme, en ce qu’il laisse un reste d’insatisfaction, du fait de sa division. La jouissance, contrairement au désir, se passe aisément de l’autre, bien que conditionnée par le fantasme.

 

Il y a beaucoup de courants dans le transhumanisme, je citerai simplement le courant « hard » de la Silicon Valley (avec Google notamment) dans lequel l’interface homme machine permettrait de se libérer de la mort et d’être plus performant et donc plus puissant. Ce courant « hard » repose sur un principe d’élite et de domination (je renvoie au film Elysium, où finalement la situation des élites qui bénéficient d’un monde effectivement abondant mais bien aseptisé est plus de l’ordre de la dystopie). L’AFT (Association Française de Transhumanisme ou Technoprog) représente un courant « soft » : les politiques publiques devraient investir massivement dans la technologie pour contrer l’inégalité biologique (sur le plan de la santé par exemple), et l’expansion des machines nous remplaçant dans les tâches habituelles permettrait d’avoir plus de temps pour expérimenter l’empathie. Cependant, ils ne traitent pas de la faisabilité énergétique, et nous pouvons être sceptique sur l’empathie comme caractéristique de l’humain : nous tentons de montrer que c’est bien plutôt la jouissance.

 

Un point tout de même sur l’actualité de l’interface homme-machine, celle-ci demeure extrêmement coûteuse, et surtout ne peut remplacer la fonction centrale du corps humain : son adaptabilité. En fonction des tâches à accomplir, il faut changer de prothèse, et l’apprentissage de la prothèse est aussi long que l’apprentissage de la marche, pour ceux qui ont eu une rééducation à la marche (suite à un accident, ou à une maladie), nous voyons à quel point c’est une chose extrêmement complexe.

 

J’ai abordé les thèmes de l’identification à la machine, « la machine en nous » et les fantasmes qui la supportent par le concept de jouissance. On entend par là prendre le contre-pied du discours qui sous-tend que l’empathie serait la caractéristique de l’être humain et que les technologies pourraient servir à laisser plus de temps aux humains pour être dans le lien social. En partant du principe que ce n’est pas l’empathie mais la jouissance qui caractérise l’humain, nous avons cherché à montrer deux choses.

 

Premièrement, le fantasme d’un monde aseptisé de la jouissance par l’assomption de la robotique, qui soutient des causes fort nobles : l’arrêt des guerres par l’accès aux biens pour tous (ce qui suppose que la souffrance et le manque serait à la source des conflits), une égalité fondée par les ressources techniques contre l’inégalité biologique. Or, l’égalité radicale est justement ce qui supporte l’utopie hygiénique du triomphe de la norme. Il serait intéressant de débattre autour de l’opposition entre liberté comme assomption de la jouissance au risque de rompre les liens sociaux, et égalité comme réduction de celle-ci à un homme purement mécanique, donc exit de la jouissance.

 

Deuxièmement, l’utopie d’un monde dans lequel chacun n’a affaire qu’à son fantasme, sans en passer par le rapport à l’autre en ce qu’il le limite. Soit le passage à une jouissance, pure, de la pensée. Or, le propre de la distinction entre fantasme et désir, est que le rapport à l’autre, fût-il producteur de jouissance, est toujours insatisfaisant et relance le désir, il est potentiellement créateur. Jouir, avec une machine, de son fantasme, comme on pourrait l’imaginer (en se construisant un robot à la Pygmalion), viendrait renforcer l’impossible de la rencontre de l’autre dans la répétition mortifère du fantasme. La citation de Lacan « il n’y a pas de rapport sexuel chez l’être parlant » trouverait ici son aboutissement. D’où l’autre aspect d’une société aseptisée, que l’on retrouve dans le film Equilybrium : la raison gouverne les hommes, pour éviter les conflits des pilules journalières permettent de se couper de toute émotion, mais c’est le sens de la vie lui-même qui disparaît. L’utopie sous-jacente à ce film, portée par l’acteur principal, est une capacité de passer d’une toute puissance mécanique (vers la fin du film, quand il entre en mode « ninja ») à une sensibilité intense (soulignée par le rapport à la femme). C’est-à-dire pouvoir passer de machine à humain, en fonction des circonstances, ce n’est pas un fantasme nouveau…

 

 


Résumé :

Posant que la jouissance est ce qui caractérise l’être parlant, nous cherchons à déconstruire l’idée selon laquelle l’identification à la machine serait de l’ordre de la capacité de penser. Nous montrons premièrement qu’une révolte des machines suppose que celles-ci soient capables de jouissance, c’est-à-dire de débordement de leur propre capacité à se contenir. Deuxièmement, nous abordons le rapport de l’homme à la machine sous l’angle utopique d’un monde aseptisé dans lequel le rapport à l’autre ne serait plus accessible que par le fantasme : si la jouissance peut y trouver ses formes dans la répétition, le désir n’y aurait plus sa place.

 

Summary :

If we suppose that jouissance is the human nature characteristic, we try to question how mechanic human identification can be considered in order to thinking. We would primary show that mechanic revolution need jouissance mechanic capacity, that’s like machines burst themselves. Secondly, we would ask machines and human’s relationship by the utopist side, an aseptic world into what relationship must be only realizable by fantasy. If jouissance could be continued by repetition, desire goes to disappear.

 

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[1]Kant, E. (1790), Critique de la faculté de juger, Librairie philosophique J. Vrin, 1993.

[2]Burke, E (1959), A philosophical Enquiry into the Origin of our Ideas of the Sublime and Beautiful, Vrin, 1998.

[3]Voir Golegou, T. (2015), « The Lobster ou être en koople à tout prix ». Revue en ligne Sygne, http://sygne.net/pouvoir-des-femmes-femmes-de-pouvoir/ Encore.


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Note de lecture : Moustapha SAFOUAN « Regard sur la civilisation œdipienne – Désir et finitude » Hermann, Psychanalyse – Maria OTERO ROSSI


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Dans son dernier ouvrage Regard sur la civilisation œdipienne – Désir et finitude, paru en 2015 Moustapha Safouan traite des thèmes essentiels de la pratique et la théorie psychanalytique en s’appuyant sur des exemples cliniques tirés de sa riche expérience, ainsi que celle de Ferenczi et Freud. Mais aussi – et surtout – c’est à partir des figures cliniques issues de la littérature universelle et de la tragédie grecque que l’auteur tire des enseignements sur la clinique fondamentale et cela constitue en soi une leçon de méthodologie pour la recherche clinique.

 

Dans la première partie du livre, Moustapha Safouan rappelle la nécessité de revenir à une théorie « du désir considérée dans son inhérence au fantasme », théorie qui entraîne aussi une conception cohérente de la fin de l’analyse. C’est à cette délicate question qu’est consacrée la première partie de cet ouvrage.

 

Au plan épistémologique, l’auteur rappelle qu’il est difficile d’approfondir la question du désir sans se référer à la tragédie grecque. Ainsi, c’est Dionysos qui – du point de vue de Saphouan – est la « figure par excellence de la division du sujet » car il est en effet « le vrai sujet qui reste en retrait par rapport à ce qui de l’être du sujet parlant s’objective grâce à ses identifications ». Dionysos devient le sujet divisé et s’érige comme « le représentant de ce manque que Lacan a épinglé comme castration symbolique, autrement dit il est le désir ».

 

Dans cette partie consacrée à la question majeure du sujet dans l’analyse et à partir de l’étude de l’article de Freud « Analyse avec fin et analyse sans fin » considéré comme un dialogue avec Ferenczi, Moustapha Safouan postule que les analyses se terminent le plus souvent par une conclusion d’ordre pratique. Mais l’auteur ne s’arrête pas à cette exposition du paradigme freudien sur la fin de l’analyse : il montre, et c’est une thèse importante de cet écrit, que Freud voit dans ce qu’il appelle « l’inspiration à la virilité » l’indice d’une loi qui fait le manque commun à l’homme comme à la femme. Et il ajoute : « c’est là que nous touchons au ressort de l’entreprise dont Lacan s’est chargé en introduisant ses trois catégories du symbolique, de l’imaginaire et du réel ». Enfin, l’auteur distingue les différentes facettes du procès de la réalisation subjective : chute du sujet supposé savoir, assomption de la division du sujet, traversée du fantasme fondamental et interprétation de la menace de castration.

 

La deuxième partie de cet ouvrage est consacrée à une lecture des tragédies grecques, en particulier Œdipe Roi. C’est donc à partir des figures cliniques issues ici de la tragédie que l’auteur tire des enseignements sur la clinique fondamentale et que nous est transmis comme une leçon de recherche clinique.

 

Il s’agit là d’un exemple de démarche scientifique, lorsque qu’il propose d’écouter un personnage de fiction et de mettre le savoir non pas de notre côté, mais du côté, par exemple, d’Antigone.

 

Pour citer quelques références aux textes dramatiques dans leur mise en tension d’une question clinique dans cet ouvrage majeur, on peut évoquer entre autres Dionysos et Les Bacchantes d’Euripide pour aller dans l’Antiquité, mais aussi plus proches de nous nous trouvons Anne Karénine et Tristan et Isolde.

 

Mais c’est surtout Œdipe qui agit comme fil conducteur tout au long de ce livre comme une reférentialité clinique. C’est-à-dire que l’auteur nous montre qu’un texte peut agir comme un matériel clinique. Ici, c’est dans la portée inconsciente d’un personnage que nous trouvons la valeur clinique. Telle la démarche entreprise par Freud dans le texte « Personnages psychopathiques à la scène » où il établit une comparaison entre la mise en scène théâtrale et les formations de l’inconscient. Rappelons que cet écrit posthume est le seul à être consacré entièrement au théâtre bien que toute l’œuvre de Freud ait des références aux pièces théâtrales et aux tragédies.

 

Œdipe donc est décrit en cette occasion par Moustapha Safouan comme quelqu’un qui « n’a rien d’un héros civilisateur parcourant le chemin de la nature à la culture. Sa culpa n’est pas dans l’animalité et l’absence des lois, mais dans la capture transgressive de son désir qui fait la définition de la démesure. L’idée même de la nature est une idée culturelle. » Et, un peu plus loin, l’auteur nous livre les arguments cliniques qu’il tire de sa lecture profonde de la tragédie de Sophocle : « pourquoi la fuite (d’Œdipe) s’il n’avait pas craint et ce meurtre et ce mariage, et pourquoi la crainte s’il n’en avait pas quelque part le désir, un désir qui est aussi angoisse de ce même désir ? Au fond, Œdipe Roi est l’exemple type de ceci : que c’est seulement par le détour de la fuite, dont les mécanismes de défense reconnus dans l’analyse – tout particulièrement le refoulement – constituent des formes diverses, que quelque chose se déduit de l’horreur de la jouissance que ce désir « promet ». Mais alors, la question de la responsabilité d’Œdipe prend une autre ampleur et débouche sur celle de la relation entre le désir et la loi comme détermination du droit à la jouissance de biens ».

 

Ceci nous mène directement à la troisième partie du livre, où le chercheur vise à donner une réponse à la question suivante : « Est-ce un hasard si à la fin du XIX siècle un homme de science, Freud, ait retrouvé ces crimes abhorrés de tous comme les désirs refoulés au cœur de chacun ? ».

 

On retiendra que l’analyse des modifications de la structure familiale au XIXème siècle permet de commencer à répondre à cette question. Et l’on retiendra aussi que cette analyse permet à Moustapha Safouan de soutenir que « la défaite de l’autorité patriarcale de l’Ancien Régime a été la conséquence de la montée de l’individualisme et de la société de masse ».

 

En guise de conclusion, cet auteur devenu indispensable soutient que la civilisation œdipienne a réussi à donner aux hommes les religions qui donnent sens à leur vie. La fin de cette civilisation comporte en soi le risque –véritablement déjà présent dans notre actualité – du retour au religieux, ou bien de l’émiettement de la vie sociale en des bandes soumises à l’influence des chefs.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


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ECO lecteur de JOYCE – Kévin POEZEVARA


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Dans ce numéro je me suis déjà proposé d’analyser un texte d’Umberto Eco consacré à la structure du mythe de Superman (voir Superman, les conditions d’émergence d’un mythe dans la modernité), article que je concluais en définissant – à la suite du célèbre sémiologue – le héros comme tentative toujours à renouveler d’imaginarisation de ce point de capiton dont dépend l’instauration du fait langagier. Je tentais, alors et ainsi, de rendre compte du débat qui opposait (dans les années 60 et concernant le statut du mythe) Lévi-Strauss et Eco, à la recherche sans doute d’un fantasmatique point d’accord, histoire de mettre un peu d’ordre dans la constellation de mes transferts.

 

L’autre texte d’Eco à la lecture duquel je souhaiterais vous introduire ici vient d’être réédité au sein d’un recueil (posthume tandis qu’il n’était pas prévu qu’il le soit) intitulé Ecrits sur la pensée au Moyen Age et compilant, comme son nom l’indique, sa large œuvre de médiéviste ; à commencer par sa thèse consacrée au Problème esthétique chez Thomas d’Aquin. Dans la foulée de cet écrit de jeunesse le recueil nous propose donc un Portrait du Thomiste en jeune homme assorti d’un avertissement : « Ce texte a été remanié (sans changement notable) par rapport à l’édition de 1962 ». J’essayerai ici de montrer, au contraire, la notabilité de ces changements, signes (ce sera mon hypothèse) de la prescription tombée sur les débats passés et peut-être même (hypothèse plus hardie) sur l’effet de la rencontre d’Eco et de Lacan.

 

L’article désormais intitulé (d’après le titre d’une de ses anciennes sous- parties) Portrait du thomiste en jeune homme répondait jusque-là au titre De la « Somme » à « Finnegans wake » — Les poétiques de James Joyce et constituait la seconde partie de L’Œuvre ouverte. Une seconde partie qui se voulait exemplaire, sorte d’application sur l’œuvre de Joyce, prise comme occurrence première, des conclusions de la première partie concentrée elle sur l’essor (alors contemporain) d’une esthétique basée sur l’ouverture de l’œuvre moderne. En détachant ce texte de son rapport à L’Œuvre ouverte et en le rapprochant des travaux de médiéviste d’Eco (au point de supprimer du texte les occurrences de l’expression « œuvre ouverte » et toute référence à la poétique d’avant-garde), quelque chose s’est liquidé de ce qui en faisait la substance, à commencer par l’insistance de l’auteur à faire de Joyce le point de capiton héroïque entre deux mondes, deux temps, deux esthétiques. Pour le dire autrement, et redire ce que j’indiquais déjà dans mon article consacré au texte d’Eco dédié à Superman, ce qui a été estompé dans cette nouvelle version du texte c’est le rapport plus direct qu’il entretenait avec le symptôme de son auteur, à savoir, l’intérêt subjectif qu’il trouvait dans cette esthétique de la figure oxymorique du héros.

 

De la même manière (nous l’avons vu dans ce même numéro) qu’Eco disait de Superman qu’il était une trouvaille mythopoïétique carrément géniale, à même de poinçonner le caractère apollinien des mythes grecs aux nécessités dionysiaques de la civilisation du roman, Joyce aurait été une sorte de plaque tournante « entre l’homme médiéval et l’homme d’aujourd’hui »[1]. Point de rencontre entre deux sujets qui malgré leur discordance auraient trouvé dans l’être de l’artiste le lieu d’une synthèse possible : « On retrouve ainsi dans l’œuvre de Joyce, autour de quelques influences privilégiées, toute une culture qui cherche à fondre les éléments les plus disparates et à résoudre plusieurs siècles d’antinomie »[2].

 

Comme je l’annonçais, la nouvelle version du texte donne du même passage une mouture qui, subtilement, laisse de côté l’idée d’une culture qui tendrait vers un idéal d’unification (dont l’oxymore serait l’image rêvée), pour une vision plus pessimiste peut-être, avec un accent mis sur la dimension du conflit : « Sur les lignes des influences privilégiées se déchaîne donc dans son œuvre la bataille de toute une culture qui cherche à fondre ses éléments les plus disparates, et à résoudre ainsi plusieurs siècles d’affrontements. »[3] Le nouveau texte s’arrête là (sur cette formule qui donne plutôt l’image d’un matage), tandis que celui des années 60 offrait deux pages de plus, au sein desquelles la poétique de Joyce s’annonçait comme premier exemple d’une « définition plus souple et plus « ouverte » de l’œuvre comme du monde, avec pour base la dialectique de l’ordre et de l’aventure, le contraste entre le monde des summae médiévales et celui de la science et de la philosophie contemporaines. »[4] On notera au passage la référence à Apollinaire (commune alors au Lévi-Strauss des Mythologiques), avec l’image d’une dialectique possible pour remplacer « la longue querelle » du poème.

 

Très vite après ça, la nouvelle version du texte s’arrête, évacuant deux tiers de l’ancien. Seule la sous-partie consacrée à l’esthétique hispérique en réchappe, devenant un article à part entière. Sous prétexte sans doute de préserver la pureté de la référence médiévale qui sous-tend ce nouveau recueil, disparaît un certain nombre de points intéressants pour nous :

 

Comme nous l’avons vu avec l’article sur Superman, chez Lévi-Strauss, le roman est décrit comme une sorte de résidu du genre mythique, fruit de sa dégradation. Le roman en accumulant des motifs insignifiants perd la belle rigueur structurelle qui faisait la force du mythe. Etonnamment on retrouve chez Eco une dégringolade comparable du registre de la signification, qui ne va pas cette fois du mythe vers le roman, mais du « roman traditionnel » (où l’« on ne raconte pas que le héros s’est mouché, à moins que ce geste n’ait son importance pour le déroulement de l’action ») jusqu’au roman joycien où « les actes stupides de la vie quotidienne », « stupides du point de vue romanesque », « prennent valeur de matériau narratif »[5]. Le court-circuit (« ontologiquement gratuit et imprévu ») qu’impose ce type de recours aux motifs stupides, s’oppose certes à l’ « homogénéité culturelle »[6] qu’assurait dans le Cosmos moyenâgeux un rapport symbolique (« rapport signifiant-signifié ») toujours « parfaitement clair », mais il permet à Joyce, paradoxalement, de fonder une Œuvre-Monde qui n’a rien à envier au rêve des Sommes médiévales. En bon « scolastique impénitent »[7], Joyce/Stephen aurait renoncer « au Cosmos ordonné » (« en renonçant à la Famille, à la Patrie, et à l’Eglise ») « pour collaborer à la tâche de l’homme moderne, qui est de réorganiser sans cesse le monde à partir de sa propre situation ».

 

Conformément à son goût plus que marqué pour les figures héroïco-oxymoriques, Eco insiste toute à la fin du texte pour décrire l’acte de Joyce en terme de conciliation réussie :

« Encore une fois, Joyce a réussi à concilier deux poétiques apparemment opposées ; paradoxalement c’est par la superposition d’un ordre classique au monde du désordre, accepté et reconnu comme le lieu d’élection de l’artiste contemporain, que prend forme l’image d’un univers qui présente de surprenantes affinités avec celui de la culture contemporaine »[8].

 

En définitive, la vraie force de ce texte on la trouve dans sa conclusion, malheureusement coupée au nouveau montage. On y perçoit un Eco qui semble retourner sa veste et qui finalement s’avère, contre toute attente, pas totalement aveuglé par son transfert à Joyce : Si le jeune artiste de Joyce, son alter ego fictif, dégage (grâce aux épiphanies) « certaines significations d’un monde qui, sans cela, serait amorphe ; et, ce faisant, il prend possession de ce monde, en devient le centre », Joyce « n’a pu, cependant, adopter pareille position sans se trouver aux prises avec des contradictions impossibles à  résoudre »[9].

 

Après avoir lu dans la première partie du texte que, « dans l’œuvre de Joyce se résout la crise médiévale de la scolastique et prend forme un nouveau cosmos », les quelques lignes qui suivent, tirées de ses toutes dernières pages, vont plutôt dans le sens de la relativisation de la réussite héroïque joycienne :

« L’image orientale du serpent qui se mord la queue, la structure cyclique et apparemment parfaite du livre ne doit pas nous tromper : Finnegans Wake c’est pas le triomphe d’un Verbe qui serait parvenu à définir pour toujours, dans ses rythmes et ses lois, l’univers et son histoire idéale, éternelle. »

« L’œuvre de Joyce n’est ni une bible, ni un livre prophétique dont le message serait définitif. En faisant converger et en amalgamant une série de poétiques autrement inconciliables, l’auteur a exclu d’autres possibilités de vie et d’art, révélant ainsi encore une fois que notre personnalité est dissociée, que nos possibilités sont complémentaires, que notre prise sur le réel comporte des inconciliables, que toute tentative pour définir la totalité des choses et les dominer est tragique, pour une part, parce que voué à l’échec ou à une réussite seulement partielle. »[10]  

 

On pourra s’étonner de l’accent lacanien de ces dernières lignes, d’autant qu’elles semblent là pour relativiser une bonne part de ce qui était jusque-là développé dans le reste du texte. On s’en étonnera moins en réalisant que si la version italienne de L’Œuvre ouverte date de 1962, son édition française intervient 3 ans plus tard après un travail de réécriture réalisé sous la houlette sévère de François Wahl (« il m’a incité à une révision commune qui n’a pas concerné seulement les question de langage mais aussi les exigence de la clarté philosophique »[11]), le même François Wahl à qui l’on doit la parution en 1962, aux Editions du Seuil, des Ecrits de Lacan.

 

En 1992 dans « le magazine freudien » L’Ane, Eco fait état de son « histoire d’amour » avec Lacan, et il évoque cette période en particulier :

« Je n’ai entendu parler de Lacan que peu d’années avant la parution des Ecrits. Je passais à Paris plusieurs jours d’affilée, occupé à revoir avec François Wahl aux Editions du Seuil la version française de mon Œuvre ouverte. En fait il s’agissait moins d’une révision que d’une vraie réécriture, car, pressé d’un côté par les critiques de Wahl et de l’autre pas les expériences que je conduisais avec des groupes de sémiologie en train de se constituer à Paris, Barthes en tête, […] j’étais peu à peu en train de repenser mon livre. Ce fut dans ce climat d’intense activité mentale et intellectuelle que Wahl, avec autant d’intensité, me parla de Lacan dont il suivait les enseignements […]. Quand j’eus entre les mains un des premiers exemplaires des Ecrits, j’en fis une lecture plurielle. »[12]

 

Du propre aveu d’Eco donc, la version française de L’Œuvre ouverte avait quelque chose d’inédit, ce qui n’était pas sans rapport avec sa rencontre avec la pensée de Lacan. Trois ans plus tard Wahl refuse de publier La Structure absente, un texte qui se voulait être une critique de Lacan par le biais d’une discussion des thèses de Lévi-Strauss, et il faudra attendre 1972 pour que les deux hommes fassent finalement connaissance, lors du fameux passage de Lacan à Milan.

 

De cette rencontre du 13 mai 1972, Eco dit qu’ils ne parlèrent ni de sémiologie, ni de psychanalyse « mais que quelques frivolités cosmiques »[13]. Une frivolité qui aurait régi par la suite leurs régulières rencontres : « Jamais nous n’avons parlé ensemble de problèmes sérieux. » Etrangement, le rapport que fait Lacan du ton de cette première entrevue en donne une image plus studieuse que celle décrite par le sémiologue. Je me permets ici de reproduire un bon morceau de l’ouverture du Séminaire du 21 juin 1972 :

« Il ne me paraît pas superflu à ce propos de faire allusion à la rencontre que j’ai faite en Italie de quelqu’un que je trouve très gentil, qui est dans, je ne sais pas, l’histoire de l’art, l’idée de l’œuvre. Ce qui s’énonce sous le titre de structure l’intéresse, et nommément ce que j’ai pu moi-même en produire. Ça l’intéresse on ne sait pourquoi, mais on peut arriver à comprendre que c’est en raison de problèmes personnels. […]

La personne dont je parle, et qui a été vraiment très gentille avec moi, m’a bien expliqué comment il s’était retrouvé accroché à ce qu’il appelle mon système, pour en dénoncer les piquants, et c’est aussi pour cela que je le mets aujourd’hui en épingle, pour éviter une certaine confusion. Il s’est accroché à ce qu’il trouve que je fais trop d’ontologie.

Je ne crois pas qu’ici on pense de même, bien qu’il n’y ait pas que des oreilles ouvertes, il y a comme partout une quantité de sourds. Dire que je fais de l’ontologie, c’est tout de même assez drôle. Et la placer dans ce grand Autre que je montre comme devant être barré et épinglé du signifiant de ce barrage lui-même, c’est curieux.

Ce qu’il faut voir dans le retentissement, dans la réponse qu’on obtient, c’est qu’après tout, les gens vous répondent avec leurs problèmes. Son problème à lui, c’est que l’ontologie, et même l’Être déjà, lui restent en travers de la gorge. C’est en raison de cela – si l’ontologie n’est simplement que la grimace de l’Un, c’est évidemment que tout ce qui se fait à la commande est bien suspendu à l’Un, et, mon Dieu, ça l’embête. Alors, il voudrait bien que la structure fût absente. »[14]

 

Soit le 13 mai 1972 Lacan et Eco n’ont pas seulement parlé de frivolités cosmiques, soit Lacan avait auparavant pris connaissance de La structure absente, tout juste sortie des presses du Mercure de France. Reste qu’Eco aura été sensible à la réponse que lui aura donné Lacan : on peut en effet lire, en 1980 sous la plume de l’Italien que « si Lacan est intéressant, c’est parce qu’il reprend (re-prend) Parménide »[15], une sentence qui semble accuser bonne réception de la réponse que le psychanalyste avait dû lui faire et qu’il retransmettait (non sans piquant) aux gens de son Séminaire :

« Cette idée de l’œuvre, cette histoire de l’art, cette veine, ça rend esclave, c’est certain. C’est touchable quand on voit ce que quelqu’un qui n’était ni un critique ni un historien, mais un créateur, a formé comme image de cette veine — l’esclave, le prisonnier. Un nommé Michel-Ange nous a montré ça. Alors en marge, il y a les historiens et les critiques qui prient pour l’esclave.

C’est une momerie comme une autre, c’est une espèce de service divin qui peut se pratiquer. Ça cherche à faire oublier qui commande, parce que l’œuvre, ça vient toujours à la commande, même pour Michel-Ange.

Celui qui commande, c’est ça que j’ai d’abord essayé de vous produire cette année sous le titre Yad’lun. Ce qui commande, c’est l’Un. L’Un fait l’Être. Je vous ai prié d’aller chercher ça dans le Parménide. […] L’Un fait l’Être comme l’hystérique fait l’homme. Evidemment, l’Un n’est pas l’Être, il fait l’Être. C’est cela qui supporte une certaine infatuation créativiste. »[16]

 

Eco aura-t-il eu vent de cette analyse quelque peu sauvage que fit Lacan de son « cas » en plein séminaire ? Impossible de l’affirmer, reste qu’une certaine interprétation de Lacan aura eu sur le jeune sémiologue un effet saisissant, comme il le confesse dans son texte destiné à L’Âne :

« Nous étions en train de dîner, je parlais d’autre chose, peut-être avais-je mis trop de passion à parler d’autre chose et Lacan, avec l’air de celui qui parle d’autre chose lui aussi, a laissé tomber une parole qui m’a fait voir d’une autre façon une expérience que j’étais en train de vivre et à laquelle je me référais certainement, tout en feignant de parler d’autre chose. Lacan avait parlé de façon distraite et m’avait enjoint de manger mon Dasein.

Ma vie a changé. Lacan ne l’a jamais su. Et pourtant, je crois qu’avec son flair d’animal dévorateur d’âmes il avait compris qu’en parlant d’autre chose c’est de moi que je parlais, et il a laissé tomber sa réplique tout en parlant d’autre chose pour me frapper au cœur. Il ne l’a pas fait consciemment, c’était son instinct qui le porta à dire ce qu’il a dit. C’était son damné flair, il réagissait sans réfléchir, mais il frappait juste.

J’ignore si cette réplique jetée par hasard a consacré ma damnation ou mon salut, et s’il me rendait le bien pour le mal ou le mal pour le bien. Il faisait son métier (et je donne à cette expression son sens le plus haut). »[17]

 

En quoi la vie d’Eco a-t-elle changé à la suite de cette réplique de Lacan ? On peut imaginer que le lecteur pointilleux des Ecrits qu’était Eco fut sévèrement renvoyé, par le « mange ton Dasein » que lui adressa Lacan, au Séminaire sur « La Lettre volée », et donc au message que cette dernière renferme :

« Tu crois agir quand je t’agite au gré des liens dont je noue tes désirs. Ainsi ceux-ci croissent-ils en forces et se multiplient-ils en objets qui te ramènent au morcellement de son enfance déchirée. Eh bien, c’est là ce qui sera ton festin jusqu’au retour de l’invité de pierre, que je serai pour toi puisque tu m’évoques. »[18]

 

Mon hypothèse c’est qu’en renvoyant ainsi Eco à l’énigme de son désir et de ce qui le cause, Lacan a contribué à faire de lui un romancier à succès. Un habile conteur qui n’aura eu de cesse que de mettre en scène la quête d’une vérité fuyante (Le Nom de la Rose), d’un ombilic insaisissable (Le Pendule de Foucault, L’Ile du jour d’avant) ou encore d’un fétiche sur lequel il ne faut surtout pas mettre la main (Baudolino). En passant du côté de ceux qui fondent l’œuvre et qui faussement offrent la liberté de son interprétation tout en se réservant le prestige du dernier mot (voir Apostille au Nom de la Rose), Eco a peut-être tenté de sortir de cet esclavage auquel le condamnait, selon Lacan, son choix pour la « veine » de « l’idée de l’œuvre » et « l’histoire de l’art ». Un sursaut qui pourrait alors expliquer un autre des remaniements du texte consacré aux poétiques de Joyce : Si en 1965 on pouvait lire que « l’artiste médiéval était esclave des choses, esclave de l’œuvre même qu’il devait mener à bien selon des règles déterminées »[19], en 2016 la nouvelle formulation proposée par Eco caviarde le terme d’esclave et donne de cet assujettissement une version où l’artiste semble se faire, un petit peu moins, avoir : « L’artiste médiéval était asservi aux choses et à leurs lois, asservi à l’œuvre même. »[20]

 

Pour conclure, il me faudra une dernière fois être aventureux et tenter de renverser la question tout juste posée : Qu’est ce que Lacan aura tiré de sa rencontre avec Eco (mis à part le plaisir d’une séduction réussie) ? On pensera à l’accent mis sur le signe plutôt que sur le seul signifiant à la fin de l’œuvre de Lacan et puis, bien sûr, l’importance que prendra l’œuvre de Joyce dans l’enseignement de Lacan quelques années après cette rencontre de 1972. Est-ce que les écrits d’Eco consacrés à Joyce ont inspiré à Lacan une part de ses réflexions du séminaire dit sur le sinthome ? Encore une fois, impossible de l’affirmer. Reste que l’on pourra s’amuser de la disparition d’un autre passage du texte d’Eco, qui me laisse penser que si l’on ne peut assurer que Lacan ait lu le texte de l’Italien, ce dernier n’a sans doute pas été sans prendre connaissance des développements de l’analyste sur le cas Joyce :

« Il s’agit bel et bien ici de la destruction de l’univers de la culture et – à travers lui – de l’univers tout court. L’opération ne se réalise pas sur les choses mais dans le langage, par le langage et sur le langage (sur les choses vues à travers le langage, et sur la culture qui s’exprime à travers lui). »[21]

 

C’est ce qu’avait bien compris Jung, lorsqu’au moment de la parution d’Ulysse, il notait comment, à travers un « abaissement du niveau mental » allant jusqu’à l’abolition de la « fonction du réel », la dualité du subjectif et de l’objectif disparaît pour laisser place à « un ténia dont on ne sait s’il appartient à l’ordre physique ou transcendantal. » Victime d’une certaine déformation professionnelle, Jung faisait remarquer qu’à première vue, le texte d’Ulysse ressemble au monologue d’un schizophrène. Pourtant, il discernait bientôt l’intention que dissimule ce parti-pris d’écriture ; la schizophrénie a ici valeur de référence analogique et doit être considérée comme une sorte d’opération « cubiste », par laquelle Joyce, suivant les tendances de l’art moderne, dissout l’image de la réalité dans un cadre infiniment complexe « dont le ton est donné par la mélancolie de l’objectivité abstraite ». Par cette opération, remarquait Jung, l’écrivain ne détruit pas sa propre personnalité, comme le ferait le schizophrène : au contraire, il retrouve et fonde sa propre unité en détruisant hors de soi quelque chose. Ce quelque chose c’est « l’image classique du monde. »

 

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[1] U. Eco (1962), L’œuvre ouverte, Paris, Seuil, 1979, p. 175.

[2] Ibid., p. 174.

[3] U. Eco, « Portrait du Thomiste en jeune homme », in Ecrits sur la pensée au Moyen Age, Grasset, Paris, 2016, p. 948.

[4] U. Eco (1962), L’œuvre ouverte, op. cit., p. 174.

[5] Ibid., p. 223.

[6] Ibid., p. 231.

[7] Ibid., p. 232.

[8] Ibid., p. 243.

[9] Ibid., p. 203.

[10] Ibid., p. 292.

[11] Ibid., p. 313.

[12] U. Eco (1992), « Histoire d’amour », in L’âne n°50, avril-juin 1992, Paris, p. 13.

[13] Ibid.

[14] J. Lacan (1972), …ou pire, Livre XIX du Séminaire (1971-1072), Paris, Seuil, 2011, p. 222-223.

[15] U. Eco (1980), « La crise de la crise de la raison », in La Guerre du Faux, op. cit., p. 167.

[16] J. Lacan (1972), …ou pire, Livre XIX du Séminaire (1971-1072), op.cit., p. 222.

[17] U. Eco (1992), Histoire d’amour, op. cit., p. 14.

[18] J. Lacan (1966), Le séminaire sur « la Lettre volée », in Ecrits, Seuil, Paris, p. 40.

[19] U. Eco (1962), L’œuvre ouverte, op. cit., p. 203.

[20] U. Eco, « Portrait du Thomiste en jeune homme », op. cit., p. 985.

[21] Encore une fois on notera en passant la compatibilité de cette formule avec celles prononcées par Lacan.

 


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Les sœurs de Dora. A propos des « Vierges jurées d’Albanie » d’Antonia Young – Lionel LE CORRE


BIBLIOTHÈQUE


 

 

Les Vierges jurées d’Albanie de l’anthropologue britannique Antonia Young – traduit en français quinze ans après sa parution – est une enquête s’intéressant aux femmes du nord de l’Albanie qui socialement deviennent des hommes. Qu’elles en fassent le choix où qu’elles soient désignées par leur famille, ces femmes ont accès aux prérogatives masculines – porter des vêtements d’homme, manier des armes, négocier les conflits familiaux, etc. – dans une des sociétés les plus rigoureusement patriarcales d’Europe où, encore en 2001, les rapports sociaux de sexe étaient largement réglés par le Kanun, ce code de droit coutumier médiéval qui forme le socle de la moralité et dicte les comportements à chaque moment de la vie. En contrepartie, elles sont soumises à l’obligation de chasteté, sous peine de mort. L’auteur estime qu’une petite centaine de ces femmes devenues hommes vivaient encore entre le nord de l’Albanie et le Kosovo au moment de son enquête.

 

Quels sont donc les motifs qui ont poussé Sokol, Shkurtan, Lule et la dizaine d’autres femmes rencontrées par Antonia Young à renoncer à toute vie sexuelle et à l’expérience de la procréation pour vivre comme un homme ?

 

Avant d’écouter leur témoignage, portons l’attention sur le contexte social. La vie est dure dans le nord de l’Albanie où une séparation stricte des sexes organise le social. Selon la tradition, un couple ne doit pas se rencontrer avant le mariage. « Posséder la photographie de sa fiancée peut être considéré, chez un homme, comme la preuve d’une relation illicite avec celle-ci, relation qui peut valoir à la femme une condamnation fatale[1] ». Les hommes, s’ils jouissent des prérogatives liées à leur sexe, sont soumis à la loi de l’honneur. Toute atteinte à l’honneur appelle la reprise d’un « sang ». Les mâles de la famille sont alors susceptibles d’être tués, même les enfants âgés de dix ans. Ainsi, jusque dans les années 1920, 30% de la population masculine mourrait de mort violente à cause de la vendetta. Le Kanun prévoit tout de même des médiations en vue d’une réconciliation mais tant que le conflit n’est pas résolu, la famille sous le coup d’une vendetta vit dans la peur et la honte obligeant les hommes à rester cloitrés dans la maison ou à fuir à l’étranger. Notons que ni le règne du roi Zog, ni celui du dictateur communiste Enver Hoxha au XXème siècle n’ont pu faire oublier le Kanun dont les règles continuaient d’être appliquées lorsqu’Antonia Young fit ses terrains.

 

Les femmes quant à elles, ont la charge des tâches domestiques et agricoles. Comme le rappelle Young, dans l’Albanie rurale, « être une femme, c’est fondamentalement avoir un statut lié à une fonction[2] ». Le contrôle social des femmes est très élevé au point que le jour de son mariage, conformément au Kanun, les parents de la femme donnent au marié une cartouche pour protéger son honneur si une femme commet les deux actes pour lesquels elle peut être abattue d’une balle dans le dos : l’adultère et la trahison du devoir d’hospitalité envers un invité[3]. L’auteur rappelle aussi que le prix d’une épouse à l’occasion d’un mariage est négocié entre les deux familles. Il est honteux pour un couple d’exprimer publiquement ses sentiments : un homme peut pleurer la mort de sa mère, jamais celle de sa femme. Le sexe pour les femmes a une fonction purement reproductive et son statut au sein de la maisonnée est conditionné à sa capacité à donner la vie à des enfants mâles.

 

Historiquement, il n’existe pas de document attestant de l’existence des vierges jurées avant le XIXème siècle, mais elles sont évoquées dans le Kanun qui remonte au XVème siècle et l’auteur estime vraisemblable que ce phénomène trouve son origine dans la tradition préchrétienne. Si des changements de genre sont rapportés pour éviter un mariage arrangé parfois dès avant la naissance de la fille, ils permettent surtout à la jeune fille de devenir chef de foyer et héritier légal. Une femme devient vierge jurée lorsqu’elle prononce la besa (la promesse). Il s’agit d’un serment à vie qui signe la très haute valeur de l’honneur en Albanie. Tout retour en arrière est impossible. Le serment est prononcé par la jeune fille elle-même ou par sa famille parce qu’il n’y a plus d’héritier mâle susceptible d’assurer les fonctions de chef de maisonnée. Les avantages liés à la fonction lui sont transférés et elle devient propriétaire des biens de toute la famille à la mort de son père. La petite fille est alors élevée comme un garçon dont elle porte désormais les vêtements. L’auteur relève que les intéressées n’utilisent pas le terme « vierges », préférant être perçues comme des hommes de renom. Toutefois, elle note que pour plusieurs d’entre elles, il n’y avait pas d’offense dans le fait de parler d’elles au féminin.

 

Que disent les vierges jurées elles-mêmes ? Lule raconte qu’elle refusait de porter des jupes et qu’elle savait qu’elle ne voudrait pas se marier. Dilore déclare qu’à l’âge de huit ans elle avait deux sœurs mais pas de frère. Elle changea son prénom de naissance, prit la décision de devenir un garçon  et de ne jamais se marier. Elle réunit alors toute la famille qui accepta son choix « malgré leur peu d’enthousiasme ». Pour Pashkë, « s’habiller comme un homme vous donne le respect accordé à un homme[4] ». Quant à Shkurtan son devenir homme est le fait de ses parents. Très jeune, à la mort d’un frère plus âgé ses parents ont décidé qu’une de leurs filles jumelles prendrait sa place, et qu’elle serait donc traitée comme un garçon. « Je ne voulais pas me marier et avoir quelqu’un pour me commander. C’est moi qui commande » déclare celle qui n’a pas pu décider son destin social. Comme le remarque Antonia Young, « toutes observent la loi du Kanun, qui veut qu’une maison honorable soit sous la direction d’un homme dans cette société strictement patriarcale où le rôle des femmes est d’obéir. […] Toutes sont parfaitement acceptées et même respectées dans leurs communautés. Elles sont unies par leur détermination à observer strictement leur serment, proclamé ou non, de vivre comme des hommes[5] »… célibataires ajouterons-nous.

 

Nous suivons moins Antonia Young lorsqu’elle estime que « c’est le facteur économique qui est déterminant dans le choix de vivre comme un homme que font certaines de ces femmes, dans une société patriarcale, afin de donner un chef à des familles restées sans homme[6] ». En effet, la logique des intérêts ne saurait à elle-seule rendre compte du choix opéré par celles qui, en devenant  des hommes d’honneur, acceptent aussi cette drôle d’idée qui consiste à mourir pour une idée – la vendetta et ses « reprises de sang ». Il nous semble que l’intérêt du livre d’Antonia Young réside plutôt dans le fait qu’elle décrit une société qui donne à voir un montage social voulu par les femmes elles-mêmes – pour la plupart des vierges jurées il s’agit d’un acte d’autodétermination – pour échapper à la condition d’épouse et de mère particulièrement peu réjouissante dans le contexte nord albanais. Bref, en objectant à être un objet d’échange au même titre qu’un animal domestique – un dicton albanais ne dit-il pas que « la femme et le bœuf sont nés pour le labourage » ? -, nous retrouvons avec les femmes albanaises les effets délétères de la morale sexuelle civilisée qui n’offrent que deux solutions au désir des femmes. Ou bien « l’identification les amenant à être comme le père, [ou bien] l’identification à la femme inconsciente du père mort et inconscient : la Vierge[7] ». Si l’anthropologue précise que le changement de genre des vierges jurées n’a rien d’ouvertement libidinal – il n’y pas trace de désir lesbien ou de volonté transexuelle, non plus de pente gynécophile chez les femmes qu’elle a interrogées -, en revanche, les vierges d’Albanie nous permettent d’apercevoir socialement ce que Dora fomente sur le divan de Freud après avoir rêvassé devant la Madone de Dresde. Soit, cette solution d’être l’objet du père (du Kanun), d’être ce phallus qui cause le désir du père qu’elles reconduisent, certes avec l’accumulation des bénéfices sociaux spécifiques à la société albanaise, mais au prix d’un renoncement à leur désir de femme comme femme. Mais il y a plus ! L’acte de ces femmes devenues hommes d’honneur par l’adoption irrévocable d’un vestiaire masculin et des bénéfices sociaux qui s’en déduisent – notamment la liberté de circulation dans l’espace public au prix de la chasteté – n’est en rien l’expression d’une « revendication proto-féministe ». Point d’émancipation ici, mais bien plutôt la reconduite de la loi du père et de ses effets morbides sur un ordre social en mal d’hommes… à abattre.

 

 

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[1]Ibid., p. 49.

[2]Ibid., p. 47.

[3]Ibid., p. 47.

[4]Ibid., p. 99.

[5]Ibid., p. 114.

[6]Ibid., p. 32.

[7]Zafiropoulos Markos, La question féminine, de Freud à Lacan. La femme contre la mère, Paris, Puf, 2010, p. 84.