Maître, esclave et savoir absolu : actualisation et transformation de la pensee hegelienne chez Jacques Lacan – Jan Horst KEPPLER

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Maître, esclave et savoir absolu : actualisation et transformation de la pensee hegelienne chez Jacques Lacan – Jan Horst KEPPLER


VARIA


 

  1. Hegel – Lacan : convergences explicites et implicites

 

Les écrits de Georg Friedrich Wilhelm Hegel jouent un rôle privilégié dans l’œuvre de Lacan. Ainsi, Hegel est après Freud l’auteur qui revient de la manière la plus régulière dans les Ecrits. Guy-Félix Duportail relate qu’il y apparaît 22 fois avant Socrate (10), Jung (9), Schreber (8), Heidegger (6) et Kierkegaard (5). Il nous rapporte également qu’en nombre de citations, La Phénoménologie de l’esprit n’est devancée dans les Séminaires que par l’Interprétation des rêves, le Banquet de Platon, et d’« Au-delà du principe de plaisir » (Duportail (1999), p. 9). De surcroît, et ce n’est pas la moindre des choses chez un auteur aussi fougueux et sûr de soi, Lacan invoque Hegel régulièrement comme un gage d’autorité supplémentaire pour ses propres développements. Certains éléments de l’œuvre lacanienne comme la théorie du Moi ou la distinction entre vérité et savoir sont difficilement imaginables sans la référence implicite et explicite à la dialectique hégélienne. Une exception est constituée par la notion du savoir absolu que Lacan refuse systématiquement, un point qui méritera toute notre attention.

 

Cet article explorera deux aspects distincts mais complémentaires de la relation complexe entre Lacan et Hegel. Le premier aspect concerne la reprise explicite par Lacan de notions hégéliennes, notamment la construction du sujet dans la lutte dite du maître et de l’esclave. Il existe d’autres exemples comme la « loi du cœur » et la « belle âme » mais l‘économie de l‘exercice demande une concentration sur l‘exemple le plus important. Ce premier aspect reste fortement imprégné par l’apport d’Alexandre Kojève qui avait initié Lacan à Hegel et qui laissa des traces dans les théories lacaniennes jusqu’à en anticiper certaines formules désormais devenues célèbres. Cet article élucidera cette relation à trois entre Hegel, Kojève et Lacan qui n’a jamais été pleinement traitée malgré son importance capitale à la fois pour la genèse des théories lacaniennes et le rayonnement de la philosophie hégélienne.

 

Le rapport entre Lacan et Hegel est peut-être encore plus riche en ce qui concerne le deuxième aspect qui concerne la convergence plus implicite entre l’œuvre de Lacan et la Phénoménologie de l’Esprit. Cette convergence se construit autour d’une vision partagée selon laquelle les manifestations signifiantes d’un sujet dépassent le périmètre de son intentionnalité ou, en termes hégéliens, que « l’essence est sujet ». Paradoxalement, cette convergence se construit aussi autour de la notion de « savoir absolu ». Ceci peut surprendre vu que Lacan s’est toujours fermement opposé à cette notion qu’il a systématiquement exclue de son appréciation autrement très positive des contributions hégéliennes. Le paradoxe s’explique par le fait que Lacan insiste à comprendre le savoir absolu comme le discours clos d’un mauvais maître se prétendant omniscient, écrasant toute ouverture vers une vérité plus authentique sous une avalanche de signes autoréférentiels. Nous montrerons, sur la base du texte de la Phénoménologie que cette interprétation n’est pas couverte par le texte. « Le savoir [absolu] ne connaît pas seulement soi-même, mais aussi… sa limite, » écrit Hegel. Le savoir absolu s’articule dans la contemplation de son propre devenir et des « fantômes » personnels s’approchant ainsi de l’idéal d’un sujet post-analytique proche des allusions lacaniennes sur ce point. Prendre la fin de la Phénoménologie à la lettre aurait permis à Lacan de découvrir un Hegel qui anticipe l’aventure psychanalytique dans des termes étonnamment explicites et qui s’engage déjà dans « cette exploration infinie sans pitié et sans larmes et avec une jouissance particulière de l’activité de l’inconscient » qui caractérise l’œuvre de Lacan[1].

 

Ces deux aspects, l’un explicite, l’autre implicite, sont malgré leur différence évidente, indissociables. C’est ainsi qu’ils sont traités au sein d’un seul et unique article. La reprise d’éléments de la théorie hégélienne chez Lacan, qui peut varier entre l’essentiel, l’inspiré et l’éphémère, ne susciterait pas le même intérêt sans la conviction de fond que ce dialogue à travers les disciplines et les siècles touchait à quelque chose d’essentiel. L’urgence, avec laquelle Lacan traite l’apport hégélien, n’aurait certainement pas été la même sans le sentiment palpable qu’il voit en Hegel un interlocuteur à sa hauteur sur les thèmes les plus importants de son œuvre. Il faut donc traiter les deux aspects comme les deux faces d’une même pièce pour mieux comprendre chacun dans sa singularité.

 

La première partie de cet article qui traitera de la dialectique dite « du maître et de l’esclave » identifiera comment l’original hégélien a engendré de nouveaux développements originaux d’abord chez Kojève et puis chez Lacan. Les limites de la fidélité philologique et philosophique de ces reprises, ne diminuent pas l’importance qu’a jouée le dialogue avec Hegel dans le développement de la théorie psychanalytique. Les fractures opérées par Lacan dans le sillage de la lecture de Kojève sont d’ailleurs particulièrement instructives pour la compréhension de la genèse et de la cohérence intime de sa propre œuvre. Les séminaires de Kojève furent ainsi pour Lacan l’origine d’une fascination durable pour le philosophe allemand et le début d’une série d’interprétations originales. Qui plus est, l’enseignement de Kojève fut dans ses idiosyncrasies mêmes à l’origine de certains concepts clefs de la théorie psychanalytique lacanienne. L’exemple-phare de cette influence réfractée est l’énoncé fameux que « le désir est toujours le désir de l’autre » qui résulte directement de l’interprétation de Kojève de la lutte entre maître et esclave. Cette dialectique du maître et de l’esclave reste le maillon central de la triple relation entre Lacan, Kojève et Hegel et elle est analysée ici avec toute la diligence qui convient.

 

Notre analyse se base sur la comparaison des textes originaux en allemand et en français ainsi que sur la clarification de quelques notions clefs comme le « désir » (Verlangen), la « jouissance » (Genuß) ou « l’esclavage » (Knechtschaft) qui subirent des mutations importantes dans les traductions de Kojève et les interprétations de Lacan. Cette première partie ne serait pas complète sans la présentation du personnage nerveux et complexe d’Alexandre Kojève qui avait introduit Hegel à toute une génération de jeunes intellectuels français et dont la contribution a laissé des traces durables dans l’œuvre de Lacan.

 

La deuxième partie de cet article est nécessairement plus philosophique et identifiera les convergences plus profondes mais moins explicitées entre la Phénoménologie de l’esprit et l’œuvre lacanienne. Ceci concerne à la fois la méthode et la vision commune du sujet comme le produit d’une dialectique double, celle du sujet avec d’autres sujets et celle de la conscience individuelle et de ses productions langagières avec le réel du monde physique et social. Cette intimité implicite des œuvres de Lacan et de Hegel motive et nourrit évidemment la relation particulière et explicite élucidée dans la première partie. Nous soutenons que c’est ce deuxième niveau qui fonde véritablement l’intérêt intense et durable que porte le psychanalyste français au philosophe allemand. Quoique cette convergence objective de leurs œuvres ne soit que partiellement couverte par des énoncés explicites, elle peut être clairement établie par un travail portant sur les textes.

 

La convergence de fond entre les deux auteurs s’articule autour de la formule fameuse que « l’essence est sujet ». Les deux auteurs partagent ainsi la même hypothèse centrale que les manifestations langagières d’un sujet dépassent l’intentionnalité de cette entité imaginaire qui s’appelle le Moi chez Lacan et le « pour soi » (für sich) chez Hegel[2]. Dans les deux cas s’installe alors une contradiction entre les représentations symboliques formulées par le Moi et une réalité objective a priori muette, mais dont l’inertie force la reformulation et la réinterprétation permanente des énoncés originaux. Mélangeant les nomenclatures lacanienne et hégélienne, on pourrait dire que le « en soi » (an sich) façonne la chaîne de signifiants que le sujet va parcourir pour atteindre progressivement des incarnations du « pour soi » plus vraies. Chez les deux penseurs, cette conviction n’est pas seulement énoncée de différentes manières, mais elle structure la forme même de leurs œuvres respectives qui mettent en exergue ce mouvement dialectique où une syntaxe particulièrement serrée questionne en permanence les entités sémantiques principales de la phrase[3].

 

Cet article fait ainsi part des prolégomènes d’une exposition systématique des interférences spécifiques des pensées de G.W.F. Hegel et de Jacques Lacan avec l’objectif d’établir un lien entre philosophie et psychanalyse de manière plus générale.   Dans cette perspective, les découvertes de Freud constitueraient la continuation et l’ajournement de la quête millénaire des philosophes de cerner cette tension du logos vers un au-delà qui en psychanalyse est identifié avec le désir. Une telle démarche prendrait son départ de l’aperçu, bref mais évocateur, que Lacan dresse des rapports entre la philosophie hégélienne et la psychanalyse dans son Discours de Rome. Lacan établit Hegel ici comme le précurseur incontournable de la psychanalyse jusqu’à en établir les principes qui régissent sa technique. Vice-versa, Lacan soutient que la psychanalyse accomplit la pensée hégélienne en lui fournissant une structure de la psyché humaine qui explicite les implications de la dynamique hégélienne :

Pour retrouver l’effet de la parole de Freud, ce n’est pas à ses termes que nous recourrons, mais aux principes qui la gouvernent.

 

Ces principes ne sont rien d’autre que la dialectique de la conscience de soi, telle qu’elle se réalise de Socrate à Hegel, à partir de la supposition ironique que tout ce qui est rationnel est réel pour se précipiter dans le jugement scientifique que tout ce qui est réel est rationnel. Mais la découverte freudienne a été de démontrer que ce procès vérifiant n’atteint authentiquement le sujet qu’à le décentrer de la conscience de soi, dans l’axe de laquelle la maintenait la reconstruction hégélienne de la phénoménologie de l’esprit…

 

Ces remarques définissent les limites dans lesquelles il est impossible à notre technique de méconnaître les moments structurants de la phénoménologie hégélienne : au premier chef la dialectique du Maître et de l’Esclave, ou celle de la belle âme et de la loi du cœur, et généralement tout ce qui nous permet de comprendre comment la constitution de l’objet se subordonne à la réalisation du sujet.

 

Mais s’il restait quelque chose de prophétique dans l’exigence, où se mesure le génie de Hegel, de l’identité foncière du particulier à l’universel, c’est bien la psychanalyse qui lui apporte son paradigme en livrant la structure où cette identité se réalise comme disjoignante du sujet, et sans en appeler à demain (Lacan (1953), p. 292). »

 

La psychanalyse devient ainsi la continuatrice de la vision dynamique de l’individu présentée dans la Phénoménologie et dont l’autoperception se déconstruit et reconstruit en permanence dans la confrontation entre son univers symbolique et une réalité qui n’est que physiquement perceptible (le « concret » chez Hegel, le « réel » chez Lacan). Il n’y a donc plus une stricte séparation entre sujet et objet. C’est justement l’essence qui est sujet, ce qui s’exprime chez Hegel de la manière suivante :

« Le vrai est le tout. Mais le tout n’est que l’essence qui s’accomplit à travers son développement. Il est à dire de l’absolu qu’il est essentiellement un résultat, qu’il n’est qu’à la fin, ce qu’il est en vérité ; Et c’est justement en cela que consiste sa nature, qu’il est réel, sujet ou devenir-soi-même (Hegel (1807, 1952), p. 21) »[4].

 

La psychanalyse serait ainsi l’héritière d’une philosophie qui fait de la totalité de l’expérience humaine l’objet de son discours. La philosophie, pour le moins celle dont la Phénoménologie structure l’avant et l’après, serait donc également « cet autre nom du sans alibi » qui fut identifié par Jacques Derrida comme le propre de la psychanalyse (Derrida (2000), prière d’insérer, p. 1). Le passage cité montre également comment le fameux « retour à Freud » de Lacan dans le Discours de Rome passe par l’assimilation de l’héritage hégélien. C’est la découverte de la « subordination de l’objet à la réalisation du sujet » chez Hegel qui permet à Lacan de formuler une lecture sémiotique des faits psychiques qui se manifestent par des signifiants[5]. Il s’agit d’une lecture qui se méfie des proclamations du Moi autant que des postulats pseudo-scientifiques d’une réalité parallèle, « inconsciente », qui serait cachée au sujet mais accessible aux détenteurs d’un savoir psychologique ésotérique.

 

Pour éviter les associations trop convenues, il convient d’appeler une telle approche « sémiotique » plutôt que « structuraliste ». Quoique le terme « structuraliste » dans les sciences humaines – et une des contributions de Jacques Lacan fut justement de rapprocher la psychanalyse des enjeux épistémologiques des sciences humaines – puisse couvrir une multitude d’approches, il a tendance à évoquer une réalité parallèle pré-codifiée décelable au bon lecteur. Le terme « sémiotique » par contre se contente d’attirer l’attention sur la tension inévitable entre un contenu sémantique, conscient ou inconscient, et son représentant, plus ou moins heureusement partagé. Il est alors plus apte à évoquer cette ouverture dans la signification, chère à Lacan, qui fait de tout échange humain qui s’engage à fond dans une parole, une aventure imprévisible dont la valeur se mesure par la capacité des participants d’avancer, dans le langage, vers cette ouverture.

 

Il va de soi que des questions vastes comme le rapport entre philosophie et psychanalyse appellent à une humilité radicale. Notre contribution se limite ainsi modestement à fournir à travers le double prisme de l’œuvre lacanienne et de la Phénoménologie un gage pour la pertinence d’une telle mise en relation systématique encore à venir. C’est dans cet esprit que nous présenterons dans la deuxième partie de ce travail une série d’indices textuels qui constituent des arguments en faveur de la conjecture lacanienne d’un Hegel précurseur de l’approche analytique. Nous insistons dans cette démarche malgré les réticences de Lacan concernant la pertinence de la notion de « savoir absolu » qui caractérise chez Hegel une démarche véritablement analytique. Le savoir absolu hégélien est cette disposition psychique qui évolue dans un équilibre dynamique où la révélation de la pleine conscience de soi est en permanence mise en question, nourrie et relancée par le « règne des fantômes » du sujet, les émanations de son propre inconscient.

 

L’article a la structure suivante. Le chapitre 2 traitera la délibération explicite que Lacan engage avec Hegel au sujet de la dialectique du maître et de l’esclave. Cette délibération est impensable sans l’enseignement de Kojève qui non seulement initia Lacan à Hegel, mais dont la lecture idiosyncratique est clairement reconnaissable dans la reprise lacanienne et les avancées théoriques qui s’en dégagent. Nous avançons par une comparaison intertextuelle détaillée qui prête l’attention aux différences philosophiques ainsi qu’aux nuances philologiques des différentes notions clefs dans leurs traductions. Nous incluons également dans le chapitre 2 une présentation du personnage et de l’enseignement peu commun d’Alexandre Kojève.

 

Le chapitre 3 reprend le thème d’une convergence de fond des théories de la constitution du sujet chez Lacan et Hegel. Cet article soutiendra alors l’hypothèse que le passage cité du Discours de Rome était bien plus qu’une trouvaille de génie mais le point de départ d’un programme de recherche fertile et prometteur, cependant encore entièrement à réaliser, sur la manière par laquelle les travaux de Freud et de Lacan continuent la recherche de la compréhension de ce logos chargé de désir qui devient chez Lacan le « signifiant ». L’article montrera également que le refus systématique de Lacan de la notion hégélienne de savoir absolu, identifié avec un discours de faux maître, est basé sur un malentendu. Si cet article arrive à lever ce malentendu et ainsi libère la voie pour d’autres études sur les liens entre Hegel et Lacan, philosophie et psychanalyse, il aura pleinement réalisé son intention.

 

 

  1. La « lutte du maître et de l’esclave » et la dialectique du sujet

 

La lutte du maître et de l’esclave est en France le concept le plus couramment associé à l’œuvre hégélienne. C’est en bonne partie le mérite de Kojève et de Lacan. Pour Kojève c’est la quintessence même de sa vision dramatique de l’histoire où la lutte à mort est à l’origine du processus par lequel l’individu accède à sa pleine humanité. Pour Lacan, c’est une mise en évidence de l’échec d’une vision naturaliste du Moi, qui ne se constitue que dans la confrontation avec un autre Moi, avec lequel il maintiendra dorénavant pour toujours un double rapport d’identification et d’agression. Pour les deux penseurs, la réflexion sur la lutte du maître et de l’esclave est la source du constat que « le désir est toujours le désir de l’autre » dans le double sens qu’on désire toujours ce que désire l’autre et qu’on désire en même temps d’être à la place de l’objet désiré par l’autre.

 

La notion de la lutte du maître et de l’esclave chez Kojève et Lacan est un arbre magnifique qui risque de cacher la forêt. L’ubiquité du concept fait oublier que dans l’ensemble de la Phénoménologie de l’esprit le conflit entre seigneur et valet (les termes suggérés par une traduction plus proche de l’original hégélien) est un enjeu parmi d’autres. Le sous-chapitre IV.A de la 2ème partie de la Phénoménologie sur « Autonomie et dépendance de la conscience de soi : Domination et servitude » (Selbstständigkeit und Unselbstständigkeit des Selbstbewusstseins ; Herrschaft und Knechtschaft) est sans doute un chaînon important dans le système hégélien qui trace le processus de l’ascendance de l’esprit humain à la pleine conscience de soi. Il ne couvre cependant que neuf pages dans un ouvrage qui en compte 560[6]. Malgré leur position importante, il est impossible de réduire la Phénoménologie à ces quelques pages.

 

Avant de venir au texte même, il est utile de clarifier la sémantique des deux notions centrales, le maître et l’esclave. Concernant le premier, Hegel ne parle jamais du « maître » (Meister) mais toujours du « seigneur » (Herr). Avec ce premier glissement sémantique – une procédure dans laquelle il possède un sens très sûr – Kojève se coupe d’emblée de la connotation religieuse du texte. Il ne s’agit pas de faire de la Phénoménologie de l’esprit un texte religieux, mais il serait également faux de nier les appuis que Hegel prend sur la théodicée chrétienne. C’est avec une citation directe de la Bible que Hegel constate au point culminant de son argumentation que « la crainte du Seigneur est le commencement de la sagesse (Hegel (1807, 1952), p. 148) »[7]. Le doute serait permis si la crainte du maître avait le même effet bénéfique. En choisissant le terme « maître », avec son dérivé « maîtriser », Kojève dramatise aussi l’opposition féroce entre deux individus. Ces derniers se différencient chez Hegel plus par leurs attitudes vis-à-vis de la vie que par leur détermination dans la lutte qui prédomine chez Kojève.

 

Concernant l’esclave, Sklave en allemand, Hegel n’utilise jamais cette expression, mais parle de Knecht et de Knechtschaft. Un Knecht est strictement parlant un « valet », traduction choisie par Jean Hyppolite que nous considérons la bonne. Pourtant, Olivier Tinland la rejette dans une traduction récente en soulignant qu’il ne s’agirait pas de représentants de catégories socio-historiques, mais de « deux figures opposées de la conscience » et il propose alors les expressions « serviteur » et « servitude », considérées comme plus générales (Tinland (2003), p. 63). L’observation est pertinente. Cependant, Hegel utilise souvent des exemples qui sont pris de la vie avec leurs contingences « socio-historiques » pour illustrer des moments de la pensée. Nous continuons ainsi à préférer la traduction littérale de « valet » quand nous parlons du texte allemand original.

 

Avec l’introduction du « maître » et de « l’esclave » à la place du « seigneur » et du « valet », Kojève, et dans son sillage Lacan, dramatise et radicalise la pensée hégélienne. On pourrait considérer cette dramatisation comme un artifice rhétorique. Cependant, elle fixe les deux moments possibles du sujet dans l’opposition implacable d’une « lutte à mort » et obscurcit le progrès dialectique qui reste la visée du chapitre. Pour Hegel seul le valet, qui dans un moment de crainte absolue dans la lutte a choisi la vie, accède à travers le travail formateur au service d’un autre à la vraie conscience de soi et devient ainsi la seule force permanente de l’histoire. Nous verrons que Kojève et Lacan négligent cet aspect, avec l’exception possible du Kojève tardif qui peu avant sa mort se convertit à une recherche de « sages ». Pour bien comprendre les différentes sensibilités de l’original allemand, de l’interprétation-traduction qu’en fit Kojève et de l’utilisation psychanalytique de Lacan, nous allons procéder par ordre chronologique. Après la présentation du texte d’Hegel, nous examinerons ainsi les séminaires de Kojève et ensuite les Ecrits de Lacan.

 

2.a. La double dialectique du seigneur et du valet chez Hegel

 

 

Une des phrases les plus importantes concernant le rôle de Hegel dans le développement de la théorie psychanalytique ne se trouve pas dans le fameux chapitre IV.A. sur « Autonomie et dépendance de la conscience de soi : Domination et servitude », mais dans le chapitre précédent qui traite de la conscience de soi, « La conscience de soi n’atteint sa satisfaction que dans une autre conscience de soi (Hegel (1807, 1952), p. 139). » Cette phrase est le point de départ du développement hégélien sur l’opposition de deux sujets dont chacun cherche à atteindre sa satisfaction dans la reconnaissance de sa propre conscience de soi, qui pour lui constitue sa vérité de départ, par l’autre. Cette opposition mènera au conflit qui finira avec la victoire de l’un sur l’autre. Le premier s’appellera Herr (seigneur), le deuxième s’appellera Knecht (valet). Ex ante pourtant rien ne les distinguait et Hegel met surtout l’accent sur l’interdépendance symétrique des deux consciences :

« Le mouvement est alors inévitablement un mouvement doublé des deux consciences de soi… l’agir unilatéral serait inutile, car, ce qui est censé arriver, ne peut qu’être réalisé par les deux… Elles [les consciences] se reconnaissent en se reconnaissant mutuellement (Hegel (1807, 1952), p. 142-3). »

 

La question de la vérité est en jeu. Chacun des deux possède dans son être-pour-soi une idée arrêtée sur soi-même (« son essence et objet absolu est pour lui son Moi [sic] (ibid., p. 143) »), mais chacun doit encore obtenir la confirmation de la véracité de cette idée par la reconnaissance de l’autre. En d’autres mots, sa conscience de soi reste pour le moment abstraite. Dans cette abstraction, la conscience de soi est parfaitement déliée de la vie concrète du sujet. Pour prouver l’authenticité de leur conscience-de-soi (en allemand bewähren veut dire « prouver », mais possède la même racine que le mot Wahrheit, la « vérité »), chacun des deux sujets va donc s’engager dans un combat dans lequel il engage sa propre vie en preuve de la vérité de l’idée qu’il se fait de lui-même :

« Ils doivent aller dans ce combat, parce qu’ils doivent élever la certitude d’eux-mêmes, d’être-pour-soi, à la vérité en l’autre et en eux-mêmes… L’individu qui n’a pas engagé sa vie peut bien être reconnu en tant que personne ; mais il n’a pas atteint la vérité de cette reconnaissance en tant que conscience de soi autonome (Hegel (1807, 1952), p. 144). »

 

Cette action n’est pourtant pas suicidaire. En effet, chacun des deux combattants cherchera dans la lutte la mort de l’autre. La mort – soit de l’autre, soit de soi-même – n’est cependant pas une solution vu qu’elle constitue la négation naturelle de la conscience-de-soi. Si un des deux participants au combat mourait, la reconnaissance cherchée ne se réaliserait pas (ibid., p. 145). Dans cette impasse deux choses arrivent : d’abord, les combattants font l’expérience de la valeur de la vie et combien ils y tiennent. Le fait que l’un d’eux fera cette expérience avant l’autre et cessera le combat en se déclarant vaincu transformera leur rapport symétrique original en un rapport asymétrique :

« Dans cette expérience, la conscience de soi réalise que la vie est aussi essentielle pour elle que la conscience de soi pure… à travers elle [cette expérience] sont posées une conscience de soi pure, et une conscience qui n’est pas pure, mais pour une autre…, ainsi existent-elles comme deux figures opposées de la conscience ; l’une l’autonome dont l’essence est l’être-pour-soi, l’autre la dépendante dont l’essence est la vie ou l’être pour un autre ; celle-là est le seigneur, celle-ci le valet (ibid., p. 145-146). »

 

Cette transformation dans un rapport asymétrique change tout. Désormais nous ne sommes plus dans un monde d’égaux, mais dans un monde de seigneurs et de valets ou de maîtres et d’esclaves. Au-delà de leur statut social différent et de l’obligation de service du valet, leurs deux manières d’être se distinguent surtout par la relation différente qu’elles développent avec les objets, les choses. Chacun à sa manière développe maintenant une relation négative aux choses. Le seigneur anéantit les choses que le valet lui prépare en tant qu’objets de consommation pour entretenir sa jouissance (Genuß). Le valet travaille et transforme les choses dans le service du maître. Dans ce processus, les deux sont inextricablement liés, vu que seules la médiation et la préparation du valet permettent la jouissance du seigneur :

« Le seigneur se réfère de manière médiatisée à travers le valet à la chose ; le valet se réfère… également de manière négative à la chose et la transforme (aufheben)[8] ; mais elle est au même temps autonome pour lui et ainsi il ne peut pas à travers sa négation en finir jusqu’à l’anéantissement, ou il ne fait que le travailler. Au seigneur cependant revient à travers cette médiation la relation immédiate comme la négation pure de celle-ci ou la jouissance (ibid., p. 146). »

 

Nous voyons ici que le terme lacanien si important de la « jouissance » (Genuß) est à son origine un terme hégélien. Au-delà d’une notion d’excitation-satisfaction physiologique, le terme allemand contient les mêmes connotations économico-juridiques que la « jouissance » en français. La jouissance comporte d’ailleurs toujours le droit de disposer de l’objet qui fait jouir jusqu’à son anéantissement. Hegel oppose, comme plus tard Lacan, la jouissance au désir (Begierde)[9]. Le seul désir n’arrive justement pas à l’anéantissement de la chose. Seul en utilisant le valet en tant que médiateur le seigneur sera capable de transformer son désir en jouissance :

« Le désir n’y parvenait pas [à l’anéantissement de la chose] à cause de l’autonomie de la chose ; mais le seigneur qui a inséré le valet entre elle et soi, ne se connecte ainsi qu’avec la non-autonomie de la chose et en jouit de manière pure ; le côté de l’autonomie cependant, il le laisse au valet qui la travaille (ibid., p. 146-147). »

 

Le seigneur, qui avait mis en jeu sa vie de manière plus radicale, devient ainsi un jouisseur pur et le valet une créature dépendante. À partir de ce point Hegel opère un bouleversement radical de leurs positions respectives. Ce revirement contient l’essentiel de la vision hégélienne de l’histoire et constitue le noyau de la dialectique matérialiste marxienne, il n’a pourtant reçu qu’une attention éphémère de la part de Kojève et de Lacan. En effet, il se dégage de ce revirement une vision opposée à celle qui voit dans l’engagement jusqu’au-boutiste du maître en faveur de sa propre conscience-de-soi la condition indispensable pour accéder à sa propre liberté et à sa propre vérité. Hegel démontre justement la vanité de cette attitude et souligne que l’accès à la vérité passe par le lien que le valet construit avec les objets dans une attitude qui ne met plus la propre conscience-de-soi, qui correspond au Moi imaginaire en termes psychanalytiques, en absolu[10]. Le revirement prend son départ du constat que la reconnaissance que le seigneur reçoit pour sa conscience-de-soi de la part de son valet n’est qu’une illusion. Car avec la soumission du valet, la reconnaissance qui était l’enjeu de la lutte, est devenue impossible vu que le valet n’est plus un sujet autonome, parce que « l’agir du deuxième est le propre agir du premier ; parce que ce que fait le valet est essentiellement l’agir du seigneur (ibid., p. 147). ». Et alors,

« Il s’avère que cet objet ne correspond pas à son concept, mais ce en quoi le seigneur s’est accompli est devenu pour lui tout autre chose qu’une conscience autonome. Ce n’est pas une telle pour lui, mais une non-autonome ; il n’est donc pas certain de l’être-pour-soi en tant que vérité, mais sa vérité est plutôt la conscience non-essentielle (ibid., p. 147). »

 

Le renversement des positions s’accomplit aussi du côté du valet et devient ainsi total :

« La vérité de la conscience autonome est ainsi la conscience des valets. Celle-ci apparaît certes d’abord hors de soi et non comme la vérité de la conscience-de-soi. Mais comme la domination du seigneur [Herrschaft] montrait que son essence est l’inverse de ce qu’elle veut être, ainsi l’état de valet [Knechtschaft] deviendra bien aussi dans son accomplissement plutôt le contraire de ce qu’il est immédiatement ; il entrera en soi en tant que conscience refoulée en soi et se convertira en autonomie véritable (ibid., p. 147-148). »

 

Seule la conscience refoulée en elle-même peut accéder à la vraie autonomie et à la vérité d’elle-même ! Quoique la prudence soit de mise pour n’associer pas trop vite le refoulement hégélien de la conscience en elle-même au refoulement inconscient de la psychanalyse, il est clair que Hegel désigne ici un processus dans lequel le Moi imaginaire développe un rapport plus complet et respectueux avec l’objet qu’il travaille au service du seigneur. Car aussi les valets n’accèdent à la vérité de leur conscience autonome que de manière médiatisée. Tel le seigneur qui construisait sa conscience-de-soi illusoire sur la reconnaissance factice du valet, le valet prend le seigneur pour l’essence de son propre être. Cependant, et quoiqu’il ne le sache pas encore considérant l’être-pour-soi autonome du maître comme une vérité inaccessible, le valet a déjà fait l’intime expérience de son essence véritable dans la crainte de la mort qui lui a fait cesser le combat :

« Cette conscience [du valet] n’a en effet pas ressenti la crainte pour ceci ou pour cela, ni pour tel instant ou tel autre, mais pour tout son être ; car elle a ressenti la crainte de la mort du seigneur absolu (ibid., p. 148). »

 

Dans cette crainte la conscience du valet a été complètement « fluidifiée… et tout ce qui était fixe en elle a tremblé (ibid., p. 148). »[11] C’est un moment d’une horreur absolue, à associer au moment de la castration, qui devient le fondement d’une conscience de soi qui ne serait plus seulement « pour soi » mais « en soi ». Le valet accède ainsi à une forme de conscience de soi qui n’est plus seulement imaginaire, mais qui possède une vérité personnelle :

« Ce pur mouvement général, la fluidification absolue de tout ce qui subsiste est pourtant l’essence simple de la conscience-de-soi, la négativité pure, le pur être-pour-soi, qui est ainsi en cette conscience (ibid., p. 148). »

 

Par la suite, la conscience du valet accomplira réellement cette dissolution générale dans le service du seigneur. Pour avancer pleinement vers une conscience autonome, il faut encore que le valet s’engage pleinement dans le travail. Certes, le valet a déjà vécu dans la crainte de la mort un moment de réalité authentique, mais il n’en a pas encore pris la mesure, « même si la crainte du seigneur est le commencement de la sagesse, la conscience est en cela pour elle-même, non l’être-pour-soi (ibid., p. 148). » C’est seulement à travers le travail formateur que le valet trouvera une réelle expression de soi, qu’il accède à la pleine conscience de soi et qu’il réussit à donner à ses actes une permanence que Hegel oppose à la jouissance éphémère du maître. Hegel ouvre ainsi une nouvelle dialectique entre le désir « pur » cherchant la jouissance et le travail comme « désir réfréné » qui accomplit toutes les fonctions de la « sublimation » freudienne :

« C’est par le travail qu’elle [la conscience] parvient à elle-même. Au moment qui correspond au désir dans la conscience du seigneur, il semblait, certes, échoir à la conscience servante le côté de la relation non-essentielle avec la chose, vu que la chose préserve ici son autonomie. Le désir s’est réservé la négation pure de l’objet et ainsi le sentiment-de-soi inaltéré. Cette satisfaction n’est pourtant elle-même qu’une évanescence, car il lui manque le côté objectif ou la permanence. Le travail cependant est désir réfréné, évanescence retenue, ou il forme (ibid., p. 148-149). »

 

C’est par le travail et dans le respect de l’autonomie de l’objet (qui est littéralement ob-jet ou Gegen-stand) que l’évanescence du désir est retenue et transformée en quelque chose qui demeure. Ceci vaut pour l’objet ainsi que pour le valet qui devient ainsi le sujet de l’histoire. Ce n’est pas seulement l’objet qui est formé. Le valet est également soumis à un processus de formation et d’éducation (Hegel utilise le terme allemand « bilden »). C’est cette formation qui lui permet le plein accès à sa propre vérité en tant qu’être autonome et le dépassement de sa crainte initiale :

« L’acte de former n’a pourtant pas seulement cette signification positive, que la conscience servante se réalise en cela en tant que pur être-pour-soi comme l’Étant ; mais aussi la négative contre son premier moment, la crainte. Parce que dans la mise en forme de la chose, sa propre négativité, son être-pour-soi, lui devient objet seulement parce qu’elle transforme la forme existante opposée. Mais ce négatif objectif est justement l’être étranger, devant lequel elle a tremblé. Maintenant elle anéantit pourtant ce négatif étranger, se place en tant que tel dans l’élément de la permanence, et devient ainsi pour elle-même, un étant-pour-soi… et elle parvient à la conscience, qu’elle est elle-même en et pour soi (ibid., p. 149). »

 

D’un point de vue psychanalytique, il faut souligner que pour Hegel l’anéantissement du « négatif étranger » ne s’accomplit pas dans la suppression physique du seigneur – une vision avec laquelle Kojève jouait de temps à autre – mais de la suppression successive de l’image terrifiante du seigneur dans la tête du valet. La révolution chez Hegel, comme toute révolution véritable, est une révolution des têtes.

 

On ne peut que regretter que Jacques Lacan malgré son estime avérée pour Hegel n’ait jamais explicitement exploité cette anticipation de Hegel du roman psychanalytique au-delà de la relation mimétique dans le stade du miroir. Le matériel qu’offre Hegel est pourtant d’une richesse inespérée. Moi et narcissisme primaire, relation à l’objet, angoisse existentielle, castration, refoulement, projection du désir, sublimation dans le travail, tout est là, élaboré et motivé, parfois dans les mêmes termes qu’utilisera plus tard la psychanalyse. En partie, les termes s’imposent par la matière étudiée, en partie on est tenté de supposer l’existence d’un courant souterrain de l’histoire des idées qui passerait de Hegel à Freud et qui serait encore à découvrir dans toute sa plénitude.

 

Lacan aurait même pu développer certains de ses thèmes comme l’opposition entre jouissance et désir ou la transformation d’une relation avec un autre dans une relation asymétrique avec un Autre sur des bases hégéliennes. Évidemment, le retour à Hegel n’amoindrit à aucun moment les découvertes de Freud ou de Lacan sur des bases cliniques cent ans plus tard. Au contraire, la convergence des maîtres sur des matières aussi fondamentales et inaccessibles que la constitution du sujet ne peut que rassurer. Également, nous n’avons pas chez Hegel une théorisation du phallus ou d’une sexualisation explicite de la pulsion et du désir. Pourtant déjà avec les éléments identifiés Hegel fournit un cadre philosophique de référence qui contribue singulièrement à la légitimité historique et à la pertinence intellectuelle du projet psychanalytique qui n’attend que d’être exploité dans son intégralité.

 

 

2.b. « La lutte à mort de pur prestige du maître et de l’esclave » : Kojève

 

 

La relation forte entre Hegel et Lacan est impensable sans la médiation de Kojève. Que ce rôle ne reçoive pas toujours l’attention qui lui est due relève aussi du peu de reconnaissance que Lacan témoigne à son ancien professeur de philosophie dont il avait suivi assidûment les séminaires sur Hegel pendant cinq ans et dont l’enseignement laissa des traces profondes dans sa propre œuvre. « Kojève, que je tiens pour mon maître, de m’avoir initié à Hegel… » écrira Lacan en 1974 dans « L’Etourdit » au seul moment où il reconnaît sa dette envers le philosophe (Lacan (1973), p. 453). Lacan fut exposé dans les cours de Kojève à une lecture-interprétation hautement personnelle de la Phénoménologie de l’esprit qui fut, en phase avec l’air du temps, imprégnée d’accents vitalistes et existentialistes. Elle fut transmise dans le cadre d’une performance personnelle qui fascinait l’auditoire au point de constituer un évènement social autant qu’intellectuel. De toute évidence, l’échange entre les deux hommes était intensif. Lucchelli fait état de cinq lettres écrites par Lacan à Kojève concernant une intervention de Lacan au séminaire de Kojève ainsi que des invitations adressées à Kojève pour participer aux discussions organisées au domicile de Lacan (Lucchelli (2016), p. 298-9).

 

Pour parler de manière sérieuse de Lacan et de Hegel il faut ainsi faire le détour par Alexander Kojève. Vu que ce dernier est moins bien connu que les deux autres, on dressera un bref portrait de ce personnage romanesque et de son enseignement qui avait attiré toute une génération de jeunes intellectuels français. Alexandre Kojève (1902-1968) naquit Aleksandr Kojevnikof dans une famille de la haute bourgeoisie moscovite. Son oncle fut le peintre Vassily Kandinsky. Son père militaire mourut en 1905 durant la guerre russo-japonaise[12]. Etudiant en philosophie à Berlin dès 1920, Alexandre Kojève y rencontre entre autres Alexandre Koyré et Leo Strauss. Après une thèse sur le philosophe et poète mystique Soloviev avec Karl Jaspers à Heidelberg, Alexandre Kojève vient à Paris. Cherchant du travail, Koyré lui offre de prendre la relève de ses cours à l’École pratique des Hautes Études sur la « Philosophie religieuse de G.W.F. Hegel ». Il donnera ainsi de 1933 à 1939 chaque année une série de conférences qui seront une lecture commentée et interprétée de la Phénoménologie de l’Esprit de G.W.F. Hegel.

 

Il s’ensuit un phénomène intellectuel et social qui étonne les commentateurs les plus avisés jusqu’à aujourd’hui. Les séminaires de Kojève seront suivis avec enthousiasme pendant toute leur durée pas seulement par Lacan, mais par une importante partie des futurs maîtres à penser de la France d’après-guerre : parmi eux Raymond Queneau, Georges Bataille, Raymond Aron, Roger Caillois, Michel Leiris, Henry Corbin, Maurice Merleau-Ponty, Jean Hippolyte et Éric Weil. André Breton et Maurice Blanchot suivent de loin.

 

Des souvenirs de ces séminaires se dégage l’impression d’un cénacle d’esprits brillants, d’une sorte d’incantation commune, plutôt que celle d’un séminaire de philosophie classique. Y contribuent certainement la forte personnalité quelque peu mystérieuse de Kojève lui-même (son apparition de nulle part, son habitude de porter toujours des lunettes noires, les rumeurs qu’il était un espion soviétique…) ainsi que son auditoire de jeunes génies. Kojève dramatisait son discours à souhait, ne manquant jamais de rappeler à ses auditeurs que la Phénoménologie fut écrite sous le bruit des canons de la bataille d’Iéna, avatar d’une bataille encore plus terrible qui s’annonçait. Parfois une seule phrase lui suffisait pour en faire le départ de toute une vision dramatique du monde. La phrase extraite d’une lettre de Hegel à propos de Napoléon victorieux entrant dans Iéna et déclarant avoir vu « l’esprit du monde [Weltgeist] à cheval » est ainsi l’occasion pour Kojève de mettre en scène le conflit entre la « belle âme » romantique et l’homme d’action, le tout dans un contexte politique qui chargeait ces notions au plus haut degré. Plusieurs auditeurs (dont Walter Benjamin) soulignent la nature incisive de son discours. Il n’y a pas de doute que sa performance faisait un grand effet sur les auditeurs. Queneau se disait « suffoqué » (Roudinesco (1993), p. 140). Bataille rapporte que « le cours de Kojève m’a rompu, broyé, tué dix fois » et qu’écouter Kojève semblait écouter « la mort même » (Ebeling (2007), p. 58).

 

Kojève lui-même rend compte de ses séminaires à la fin des années 1960 après une carrière diplomatique dans la haute administration française[13], avec les mots suivants :

« Ah oui, c’était très bien, l’École pratique des Hautes Études, j’y introduis l’usage des cigarettes pendant les cours. Et après, on allait dîner ensemble avec Lacan, Queneau, Bataille…
J’ai commencé mes cours, je ne préparais rien, je lisais et je commentais mais tout ce que disait Hegel me paraissait lumineux. Oui, j’ai éprouvé un plaisir intellectuel exceptionnel (Lapouge (1968), 19). »

 

Il faut retenir deux aspects de ce témoignage. D’abord, l’approche à la fois très libre et très intime que Kojève affiche vis-à-vis de Hegel et qui rappelle l’attitude que Lacan développera quelques années plus tard vis-à-vis de Freud. Hegel est pour Kojève à la fois un garant d’autorité et une inspiration permanente sans que cette inspiration se traduise dans un devoir absolu de fidélité philologique. Kojève procède ainsi à un aggiornamento permanent de l’original hégélien rendant ainsi son « essence » pertinente pour les enjeux intellectuels de son auditoire. Lacan apprenait donc chez Kojève la méthode qu’il appliquera plus tard à Freud ainsi qu’une partie de son vocabulaire[14]. Notamment l’utilisation des notions de l’ « autre » et du « désir » suit de très près l’exemple de Kojève (voir infra pour une discussion des origines de la phrase que « le désir est toujours le désir de l’autre » chez Kojève dans une prochaine section). Certes, cette liberté s’éloigne parfois des détails du texte de Hegel, mais Kojève avait toujours une idée très claire d’où l’intention profonde du texte pouvait le porter. Kojève était d’autant plus libre de pouvoir apporter sa marque personnelle à l’interprétation de Hegel que la première traduction sérieuse de la Phénoménologie de l’Esprit n’apparaitrait qu’en 1939-1941 chez Aubier. Cette traduction avait été préparée par Jean Hyppolite pendant les années où il suivait les cours de Kojève.

 

Le Hegel de Kojève est certainement la plus importante source pour la connaissance que Lacan avait de Hegel malgré les apports de Jean Wahl ou de Jean Hyppolyte. Le moment était propice. Hegel avait commencé à recevoir en France une première attention de la part des surréalistes. Ebeling note ainsi que le magazine Littérature avait mentionné Hegel aux côtés de Sade, Lautréamont et Jarry comme un penseur surréaliste important (Ebeling (2007), p. 50). Duportail (1999) note aussi comment dans la philosophie académique de l’époque l’autorité des trois « B » (Boutroux, Bergson et Blondel) commença à être substituée par les trois « H » (Hegel, Husserl et Heidegger).

 

L’autre aspect qu’il faut retenir des souvenirs de Kojève est la notion de « plaisir ». Des comptes rendus enthousiastes, il transpire que tous les participants prenaient un réel plaisir à participer aux séminaires sur la Phénoménologie au bord de la jouissance physique, à des dîners communs et à partager des confidences intimes y compris sur des visites au bordel (Kojève dans une lettre à Bataille). C’est d’ailleurs surtout avec Bataille que Kojève restera en contact régulier pendant les années 1950 et 1960 (Ebeling (2007), p. 59). Les séminaires de Kojève étaient donc un phénomène social capable d’exercer une influence considérable sur ceux qui les fréquentaient.

 

Une preuve de loyauté importante fut fournie par Raymond Queneau qui entreprit la tâche considérable d’éditer ses propres notes de cours ainsi que ceux de ses camarades et de les publier sous le titre Introduction à la lecture de Hegel. Ces notes de cours sont agrémentées d’un article de Kojève publié auparavant, qui apparaît ici sous le titre équivoque « En guise d’introduction », et qui contient un concentré de la pensée de Kojève sur la Phénoménologie[15]. Malgré son processus éditorial inégal, l’Introduction à la lecture de Hegel est un document précieux qui permet d’avoir une bonne idée de l’enseignement de Kojève. Il y assimilait la Phénoménologie dans un langage qui la rendait pertinente pour les enjeux intellectuels et politiques du moment. Cette mise à jour, avec tous les risques qu’un tel procédé suppose, de toute évidence parlait à ses auditeurs qui rebondissaient pleins d’intuitions fertiles.

 

Alexandre Kojève est surtout intéressé par la fonction créatrice de la lutte à mort. Avoir risqué la vie dans le seul but d’imposer la reconnaissance de la propre conscience de soi, sa propre image, à l’autre opposé, se constituer ainsi en seigneur (qui devient ici un « maître »), n’est selon Kojève pas seulement la suprême satisfaction, mais carrément la seule voie pour accéder à l’humanité :

« L’homme « s’avère » humain en risquant sa vie pour satisfaire son Désir humain… Sans cette lutte à mort de pur prestige, il n’y aurait jamais eu d’êtres humains sur terre. En effet, l’être humain ne se constitue que d’un Désir portant sur un autre Désir… d’un désir de reconnaissance. L’être humain ne peut donc se constituer que si deux au moins de ces désirs s’affrontent. Et puisque chacun des deux êtres doués d’un tel Désir est prêt à aller jusqu’au bout dans la poursuite de sa satisfaction, c’est-à-dire prêt à risquer sa vie… afin de se faire « reconnaître » par l’autre, de s’imposer à l’autre en tant que valeur suprême, – leur rencontre ne peut être qu’une lutte à mort (Kojève (1947), p. 14). »

 

Même si Kojève accepte la nécessité logique de la survie des deux combattants, ce qui l’intéresse c’est le processus par lequel le combattant avec le désir de reconnaissance le plus fort s’impose à l’autre. Par la suite, dans le monde de Kojève n’existent que des maîtres et des esclaves, des jouisseurs et des châtrés, ou dans ses mots, des « existences autonomes » et des « existences dépendantes ». La dialectique hégélienne de l’évanescence de la jouissance médiatisée et du travail formateur n’est que brièvement mentionnée dans l’article de Mesures, mais n’apparaît pas dans les notes de cours où seul compte le désir de reconnaissance. Sur ce point, Kojève est intarissable. Même la jouissance physique ne compte in fine que peu pour un futur maître qui ne vit que pour la reconnaissance symbolique et qui est prêt à s’y préparer en tant que guerrier-ascète :

« Le Maître est l’homme qui est allé jusqu’au bout dans une Lutte de prestige, qui a risqué sa vie pour se faire reconnaître dans sa supériorité absolue par un autre homme. C’est-à-dire, il a préféré à sa vie réelle, naturelle, biologique, quelque chose d’idéel, de spirituel, de non-biologique : le fait d’être reconnu (anerkannt) (Kojève (1947), p. 173). »

 

On pourrait qualifier une telle attitude comme un existentialisme particulièrement robuste avec en particularité cette volonté de domination affichée qui jouait sa part dans la confusion qui rendait les réponses intellectuelles aux barbaries qui s’annonçaient si singulièrement inefficaces. Kojève prend Hegel comme point de départ pour des développements nouveaux. Sa lecture-traduction-interprétation du texte hégélien, souvenons-nous que Kojève n’avait jamais travaillé auparavant sur Hegel de manière systématique, isole des points particuliers qui lui servent par la suite comme les pivots de sa propre pensée. Kojève est ainsi fasciné par l’idée que l’engagement radical pour la reconnaissance de sa conscience de soi n’est vérifié que par la disponibilité d’y risquer sa propre vie et de chercher la mort de l’adversaire :

« Or la réalité humaine ne se crée, ne se constitue que dans la lutte en vue de la reconnaissance et par le risque de la vie qu’elle implique. La vérité de l’homme, où la révélation de sa réalité implique donc la lutte à mort (Kojève (1947), p. 19). »

 

Chez Hegel, le mouvement essentiel vers la mort de soi-même ou de celle de l’autre est très vite réintégré dans une dialectique de la vie. La mort, soit celle du sujet, soit celle de l’autre, n’est pas génératrice de vérité. Kojève, de manière peu dialectique, mais avec un sens sûr du drame qui intéresse ses auditeurs, préfère s’arrêter à la première partie du développement hégélien. Il en résulte une pensée qui exulte la mort non seulement comme un moment révélateur mais comme essence de l’humanité elle-même :

« …rendre philosophiquement compte du Discours, ou de l’Homme en tant que parlant, – c’est d’accepter sans détours le fait de la mort… Or ce n’est qu’en prenant conscience de sa finitude, et donc de sa mort, que l’homme prend vraiment conscience de soi. Car il est fini et mortel (Kojève (1947), p. 549). »

 

Cette fascination de Kojève pour la mort peut mener à des prises de position totalitaires :

« La réalité humaine est donc en dernière analyse « la réalité-objective de la mort » : l’Homme n’est pas seulement mortel ; il est la mort incarnée ; il est sa propre mort (Kojève (1947), p. 569). »

 

Un développement plus complet mériterait une mise en relation avec la notion freudienne de la pulsion de mort dans « Au-delà du principe de plaisir » qui fut publié moins de dix ans auparavant. Penser la mort comme le propre de l’homme serait sans doute un thème unificateur fertile, même si chez Freud la pulsion de mort se croise en permanence avec une pulsion de vie autonome. Cependant, Kojève accepte aussi que pour atteindre la reconnaissance symbolique tellement désirée, la suppression de l’adversaire doit être « dialectique », donc « supprimer en conservant le supprimé ». Mais même cette concession à la dialectique de la vie et à l’interdépendance se fait dans un langage très musclé qui laisse transparaître un monde totalitaire :

« Il ne sert donc à rien à l’homme de la Lutte de tuer son adversaire. Il doit le supprimer « dialectiquement ». C’est-à-dire qu’il doit lui laisser la vie et la conscience et ne détruire que son autonomie. Il ne doit le supprimer qu’en tant qu’opposé à lui et agissant contre lui. Autrement dit, il doit l’asservir (Kojève (1947), p. 21). »

 

Quoique Kojève rapporte également le virage dialectique qui bouleverse les positions relatives du maître et de l’esclave, il le fait soit avec peu d’enthousiasme soit il le transforme de manière extravagante (voir infra). Comme plus tard Lacan, Kojève possède le sens de la formule et le goût du raccourci frappant. Même si la citation suivante transmet en dernière conséquence une vision assez douteuse de la vie humaine, l’image du maître qui meurt en homme et vit en animal doit avoir frappé les auditeurs dans une Europe où se dessinaient les contours d’une lutte absurde. On a du mal à qualifier la guerre et la Shoah qui suivirent « de pur prestige » tant leurs horreurs étaient sans précédent. Mais il faut reconnaître – et le succès de Kojève devait aussi à son anticipation implicite d’une telle configuration – que le déclenchement de la Deuxième Guerre Mondiale devait plus à un désaxement des Moi et à la fuite en avant dans des chimères identitaires mensongères qui opéraient un retour du réel particulièrement vicieux qu’à la satisfaction utilitariste d’intérêts politiques ou économiques :

« Le Maître combat en homme (pour la reconnaissance) et consomme comme en animal (sans avoir travaillé). Telle est son inhumanité. Il reste par là homme de la Begierde (qu’il réussit à satisfaire). Il ne peut dépasser ce stade, parce qu’il est oisif. Il peut mourir en homme, mais il ne peut vivre qu’en animal (Kojève (1947), p. 55). »

 

Certes, Hegel avait justement souligné l’impossibilité de toute satisfaction non médiatisée du désir et l’interdépendance des consciences-de-soi, mais le désir de Kojève n’était pas d’être un exégète fidèle, mais d’entrainer son auditoire dans une expérience qui faisait vibrer le réel de la quête du symbolique dans un contexte historique et politique concret. Avec les années, on voit dans les cours de Kojève qu’il radicalise la position de l’esclave. Ce dernier évolue du perdant dans la lutte à mort à l’homme libre qui supprimera le maître non-dialectiquement par la « Lutte finale » et devient ainsi un nouveau maître (Kojève (1947), p. 502). On reste très loin d’une sublimation dans le travail formateur qui permet au sujet de se pérenniser dans la transformation de l’objet. Dans les pires moments, cela aboutit à un verbiage au goût de l’époque dont les accents vitalistes vont de pair avec un darwinisme social : « C’est donc en fin de compte la participation à la lutte politique sanglante qui élève l’homme au-dessus de l’animal en faisant de lui un citoyen (Kojève (1947), p. 562). »

 

Il ne faut pas en rester là. Après Kojève d’autres philosophes francophones ont livré des lectures plus fidèles et plus sobres de Hegel. Le grand mérite de Kojève est d’avoir donné à toute une génération d’intellectuels français l’envie d’une recherche philosophique qui ne se contentait pas de l’a priori de mots cent fois arrangés et réarrangés avec plus ou moins de talent, mais qui allait chercher la réalité d’un désir derrière les mots qui pouvait agiter les sujets jusqu’à y engager leur vie. Dans la radicalisation et la simplification de la pensée hégélienne, Kojève a permis à Lacan et à ses camarades de s’imprégner d’un aspect essentiel de l’œuvre hégélienne : la constitution d’une conscience de soi passe toujours par une autre conscience de soi. Nous verrons également dans la prochaine section dans quelle mesure Kojève avait anticipé de manière originale et profonde les travaux de Lacan sur le désir comme étant toujours désir de l’autre. La construction d’un lien entre philosophie hégélienne et psychanalyse est possible sans avoir lu Kojève ; avec lui, elle devient inévitable.

 

 

2.c. La dialectique hégélienne comme moyen d’ébranler l’unicité du Moi chez Lacan

 

 

Lacan a donc suivi régulièrement pendant cinq ans les séminaires d’Alexandre Kojève et y a appris l’essentiel des notions hégéliennes qui allaient enrichir sa propre théorie psychanalytique. Lacan n’est pas très prolixe sur l’influence de Kojève sur son œuvre. Une lecture croisée permet pourtant facilement d’identifier les nombreuses traces de l’apport de Kojève (par exemple, un vocabulaire très idiosyncratique et des associations qui n’appartiennent qu’à eux deux) et ceci malgré les développements ultérieurs originaux que Lacan a su formuler sur la base de son savoir de la théorie et de la clinique psychanalytiques. Au-delà, Lacan y a connu, un certain style et une certaine manière de traiter un grand auteur avec cet alliage singulier, que l’on ne trouve pratiquement que chez Kojève et Lacan, composé de loyauté durable et de grande liberté dans une lecture-interprétation qui pousse une figure de base vers des nouveaux horizons.

 

Au-delà d’une conception très virile de la dialectique hégélienne, Lacan reçoit de Kojève une première exposition de la naissance du Moi dans le regard de l’autre. C’est bien Kojève qui avait développé dans le contexte de son cours que « le désir soit toujours le désir de l’autre ». Le rapport entre Hegel et Kojève anticipe d’ailleurs dans son mélange de loyauté féroce et de liberté absolue le rapport entre Freud et Lacan. Ce que Hegel était pour Kojève, Freud le sera pour Lacan : l’aïeul dont le statut incontestable pouvait légitimer des propos hautement originaux pourvu qu’ils soient proposés dans le respect et dans la loyauté envers quelques notions de base. Dans leur style et avec cet iconoclasme, pratiqué sous la protection d’un grand Autre auquel on s’est librement soumis, les séminaires de Kojève sont les précurseurs directs des séminaires lacaniens : de la haute voltige intellectuelle célébrée dans un cadre mi-amical et mi-mondain soutenu par une foi inébranlable dans son propre génie et par un engagement sans faille dans la vérité repérée au plus profond de l’œuvre du grand aîné.

 

Malgré la grande influence intellectuelle de Kojève en ce qui concerne le rapport avec Hegel, Lacan y apporte aussi clairement sa propre touche. Nous verrons, par exemple, dans la section suivante son engagement passionné dans le débat sur le « savoir absolu », un thème qui n’a pas retenu l’attention de Kojève. En ce qui concerne la lutte du maître et de l’esclave cependant, Lacan se base clairement sur les fondements légués par Kojève, même s’il les utilise avec une intentionnalité bien précise qui lui est propre. Ce qui intéresse Lacan véritablement, c’est d’utiliser Hegel comme allié objectif dans son combat contre le concept d’un Moi unifié, « l’individu naturel ». Le Hegel de Kojève va ainsi servir à Lacan à développer une théorie du Moi en tension permanente à partir du moment même où il se construit dans l’image de l’autre. L’appel à Hegel dans ce contexte se fait de manière très explicite dans son article sur « L’agressivité en psychanalyse » :

« Ici l’individu naturel est tenu pour néant, puisque le sujet humain l’est en effet devant le Maître absolu qui lui est donné dans la mort. La satisfaction du désir humain n’est possible que médiatisée par le désir et le travail de l’autre. Si dans le conflit du Maître et de l’Esclave, c’est la reconnaissance de l’homme par l’homme qui est en jeu, c’est aussi sur une négation radicale des valeurs naturelles qu’elle est promue, soit qu’elle s’exprime dans la tyrannie stérile du maître ou dans celle féconde du travail (Lacan (1948), p. 121). »

 

Dans la reconnaissance du rôle de la médiatisation nécessaire de l’autre dans l’établissement des consciences de soi du maître et de l’esclave, Lacan avance d’ailleurs déjà au-delà de Kojève qui n’a jamais prêté grande attention à la médiatisation de la satisfaction du désir humain par un autre au-delà du désir de « reconnaissance » avant la lutte. Chez Lacan comme chez Hegel, le sujet est foncièrement aliéné, « clivé » entre sa nature pulsionnelle concrète et sa capacité à se projeter dans l’imaginaire et, ensuite, dans le symbolique. Les deux catégories de l’imaginaire et du symbolique, qui sont si soigneusement séparées chez Lacan, sont d’ailleurs beaucoup plus proches chez Hegel. Chez ce dernier, un symbolique progressivement plus purifié se construit dans la dialectique entre un symbolique simple, collé à l’imagination (le für sich), et le réel physique, pulsionnel et social (le an sich).

 

Mais comme Kojève, Lacan n’a aucune difficulté à prendre Hegel comme point de départ pour des développements qui lui sont propres. Si la première phrase de la citation suivante est encore une reprise du thème de la construction du sujet par la médiatisation d’un « autre », un thème qui rapproche en effet Hegel et Lacan, la deuxième est un développement tout à fait autochtone même s’il fait appel à des concepts hégéliens :

« Car dans ce travail qu’il [le sujet] fait de la [son œuvre] reconstruire pour un autre, il retrouve l’aliénation fondamentale qui la lui a fait construire comme un autre et qui l’a toujours destinée à lui être dérobée par un autre …
L’agressivité que le sujet éprouvera ici n’a rien à faire avec l’agressivité animale du désir frustré. Cette référence dont on se contente, en masque une autre moins agréable pour tous et pour chacun : l’agressivité de l’esclave qui répond à la frustration de son travail par un désir de mort (Lacan (1953), p. 249-250). »

 

Comme nous avons pu voir, le travail chez Hegel est libérateur, l’agressivité du valet ayant « fondu » dans le moment de crainte absolue pour sa vie. Il va dépasser cette crainte et avec elle l’image du maître, mais il n’a pas besoin de « supprimer » (Kojève) ou d’ « agresser » (Lacan) le maître en tant que personne physique. Ailleurs Lacan continue à développer le thème d’une agressivité née de la frustration de l’esclave. Cependant, il est assez bon lecteur pour ne pas attribuer ce nouveau développement à Hegel lui-même, mais   le qualifier comme un thème que Hegel aurait dû développer :

« L’obsessionnel manifeste en effet une des attitudes que Hegel n’a pas développées dans sa dialectique du maître et de l’esclave. L’esclave s’est dérobé devant le risque de la mort, où l’occasion de la maîtrise lui était offerte dans la lutte de pur prestige. Mais puisqu’il sait qu’il est mortel, il sait aussi que le maître peut mourir. Dès lors, il peut accepter de travailler pour le maître et renoncer à la jouissance entre-temps : et dans l’incertitude du moment où arrivera la mort du maître, il attend (ibid., p. 314). »

 

Le fait intéressant est moins la caractérisation de l’obsessionnel comme travailleur acharné attendant la mort du maître mais plutôt la référence hégélienne qui est ici une pure translatio auctoritatis, un gage d’autorité supplémentaire même dans la critique. Lacan reste cependant au plus proche de Hegel dans sa théorie du désir constitutif du sujet et dont l’essence est synthétisée dans la phrase « le désir est toujours le désir de l’autre ». C’est peut-être le résultat le plus direct de l’influence de Hegel sur l’œuvre de Lacan et Alexandre Kojève y joue tout son rôle. La « lutte à mort » comme matrice de la double relation qui lie chaque sujet à son double qui le constitue et qui le défie est d’abord un fondement de la théorie du Moi de Lacan :

« Le champ concret de la conservation individuelle, par contre, par ses attaches à la division non pas du travail, mais du désir et du travail… montre assez qu’il se structure dans cette dialectique du maître et de l’esclave où nous pouvons reconnaître l’émergence symbolique de la lutte à mort imaginaire où nous avons tout à l’heure défini la structure essentielle du Moi (Lacan (1955), p. 432). »

 

Dans d’autres passages, qui ne font plus référence explicite au monde hégélien, Lacan précise la nature de ce désir constitutif du sujet qui est toujours « le désir de l’autre ». Quoiqu’il ne renvoie plus le lecteur vers la force structurante la « lutte à mort de pur prestige », il est évident qu’il s’agit d’une élaboration du thème de la reconnaissance :

« Pour tout dire, nulle part [que dans les rêves interprétés par Freud] n’apparaît plus clairement que le désir de l’homme trouve son sens dans le désir de l’autre, non pas tant parce que l’autre détient les clefs de l’objet désiré, que parce que son premier objet est d’être reconnu par l’autre (Lacan (1953), p. 268). »

 

On se rappellera que « le désir de reconnaissance » était l’axe principal de la lecture de Kojève. La théorie du Moi de ce dernier anticipe en effet jusque dans ses détails la théorie lacanienne du Moi, notamment dans sa relation au désir. La lecture de Kojève permet également de dégager de manière très claire les origines de la formule canonique selon laquelle « le désir est toujours le désir de l’autre ».

 

Précisons d’abord que l’enjeu pour Kojève et pour le premier Lacan est le « désir de l’autre » et pas encore le « désir de l’Autre ». Kojève pour sa part ne parle que de l’autre, c’est-à-dire d’un pair du sujet avec lequel il maintient une double relation de mimétisme et d’agressivité, et non de l’Autre en tant que garant de la fonction symbolique (« trésor des signifiants »), même quand il parle de « l’Autre », en majuscule, pour souligner son point. Au moins dans les Écrits Lacan le suit de près sur ce point. Sauf dans une seule phrase où il mentionne à la fois « l’autre » et « l’Autre », Lacan ne parle que de l’autre dans les Écrits. Il y a bine sûr une notion de l’Autre chez Lacan, mais elle ne se développe que dans les séminaires à partir de la 2ème moitié des années 1960. Explorer en détail cette évolution et les liens profonds mais complexes entre les notions de l’autre et de l’Autre nous mènerait trop loin dans le contexte actuel. Pour ce qui est des Écrits, on peut cependant constater que la relation à l’Autre n’entre pas dans le développement de la théorie du Moi de Lacan qui reste déterminée par la dialectique hégélienne entre deux semblables, deux autres[16]. Lacan lui-même reconnaît cette hérédité dans une discussion du schéma optique avec Jean Hyppolite dans son premier Séminaire sur les écrits techniques de Freud :

 « Je ne vois pas pourquoi je ne commencerais pas à rappeler le thème hégélien fondamental – le désir de l’homme est le désir de l’autre.
C’est bien ce qui est exprimé dans le modèle par le miroir plan. C’est là aussi que nous retrouvons le stade du miroir classique de Jacques Lacan [sic], ce moment de virage qui apparaît dans le développement où l’individu fait de sa propre image dans le miroir, de lui-même, un exercice triomphant…

Le désir est saisi d’abord dans l’autre, et sous la forme la plus confuse. La relativité du désir humain par rapport au désir de l’autre, nous la connaissons dans toute réaction où il y a relativité, concurrence, et jusque dans tout le développement de la civilisation, y compris dans cette sympathique et fondamentale exploitation de l’homme par l’homme dont nous ne sommes pas prêts de voir la fin, pour la raison qu’elle est absolument structurale, et qu’elle constitue, admise une fois pour toutes par Hegel, la structure même de la notion de travail (Lacan (1975), p. 169). »

 

En 1953-54, Lacan se place alors avec conviction dans le sillage de Hegel qu’il situe généreusement en amont d’une de ses théories les plus connues. Il aurait dû y associer Kojève, dont la contribution au développement de la théorie du Moi chez Lacan était fondamentale. En fait, c’est chez Kojève que l’on trouve la première mention de la notion d’un « Moi clivé » qui s’oppose au « sujet naturel ». Kojève exprime cette opposition avec beaucoup de clarté dans son « En guise d’introduction » de l’Introduction à la lecture de Hegel :

« Son maintien dans l’existence signifiera donc pour ce Moi : « ne pas être ce qu’il est (en tant qu’être statique et donné, en tant qu’être naturel, en tant que « caractère inné ») et être (c’est-à-dire devenir) ce qu’il n’est pas (Kojève (1947), p. 12) ».

 

Ce clivage est intrinsèquement lié à la constitution du désir comme un mouvement vers quelque chose que l’on ne possède pas. Cela peut être un objet, mais seulement au premier degré. En vérité le désir se porte sur un autre désir :

« Le Désir humain doit porter sur un autre Désir… Ainsi dans le rapport entre l’homme et la femme, par exemple, le Désir n’est humain que si l’un désire non pas le corps, mais le Désir de l’autre, s’il veut… être « désiré » ou « aimé » ou bien encore «reconnu» dans sa valeur humaine, dans sa réalité d’être humain. De même, le Désir qui porte sur un objet naturel n’est humain que dans la mesure où il est « médiatisé » par le Désir d’un autre portant sur le même objet : il est humain de désirer ce que désirent les autres, parce qu’ils le désirent. Ainsi, un objet parfaitement inutile d’un point de vue biologique (tel qu’une décoration, ou le drapeau de l’ennemi) peut être désiré parce qu’il fait l’objet d’autres désirs… l’histoire humaine est l’histoire des Désirs désirés (Kojève (1947), p. 13). »

 

La formule « le désir est toujours le désir de l’autre » ne s’épuise donc pas dans le sens de « moi, je désire, ce que toi tu désires ». Quoiqu’un tel mimétisme joue son rôle dans la constitution du désir, Kojève et Lacan dans le sillage de Hegel vont plus loin en faisant du désir simple un désir du désir de l’autre intimement lié à la lutte à mort pour la reconnaissance de sa propre conscience de soi. C’est donc le deuxième aspect, du « désir désiré », qu’il faut surtout retenir pour comprendre pleinement la formule selon laquelle le désir serait toujours le désir d’un autre. En dernière conséquence, le sujet souhaite se placer dans le désir de l’autre[17]. Kojève écrit :

« Or désirer un Désir, c’est vouloir se substituer soi-même à la valeur désirée par ce Désir. Car sans cette substitution, on désirerait la valeur, l’objet désiré et non le Désir lui-même. Désirer le Désir d’un autre, c’est donc en dernière analyse désirer que la valeur que je suis ou que je « représente » soit la valeur désirée par cet autre : je veux qu’il « reconnaisse » ma valeur comme sa valeur, je veux qu’il me reconnaisse comme une valeur autonome. Autrement dit, tout Désir humain, anthropogène, générateur de la Conscience de soi, de la réalité humaine, est, en fin de compte, fonction du désir de la « reconnaissance » (ibid., p. 14) ».

 

Nous sommes donc confrontés à la figure « moi, je désire que toi, tu désires ». Ce mouvement s’appelle chez Kojève « la lutte pour la reconnaissance du désir » qui se base sur le désir d’être désiré comme un être désirant. L’apport majeur de Kojève à la théorie du Moi de Lacan semble indéniable. Lacan en fait intègre par la suite ces deux aspects du désir de l’autre, mimétisme et désir de reconnaissance, tout en les articulant avec la fonction de l’image de l’autre, qui peut être, comme nous le savons, une image de miroir, tout en mettant l’accent sur l’aliénation qu’implique cette identification :

« Ainsi… le premier effet qui apparaisse de l’imago chez l’être humain est un effet d’aliénation du sujet. C’est dans l’autre que le sujet s’identifie et même s’éprouve tout d‘abord. Phénomène moins surprenant… si l’on évoque l’intuition qui domine toute la spéculation de Hegel.
Le désir même de l’homme se constitue dit-il, sous le signe de la médiation, il est désir de faire son désir… et… on [le] retrouve dans tout le développement de sa satisfaction à partir du conflit du maître et de l’esclave… (Lacan (1946), p. 181). »

 

La concordance extraordinaire des travaux de Kojève et de Lacan sur le désir et la genèse du Moi n’est pas fortuite. En 1936, Kojève et Lacan avaient le projet d’écrire un texte à quatre mains qui devait s’appeler Hegel et Freud : essai d’une confrontation interprétative. Le premier chapitre de cet essai devait s’intituler « Genèse de la conscience de soi ». Elisabeth Roudinesco rapporte que le projet resta inachevé après que Kojève eut écrit une quinzaine de pages et Lacan aucune. Toujours selon Roudinesco, les 15 pages manuscrites comportaient les trois concepts suivants « le je comme sujet du désir, le désir comme révélation de la vérité de l’être, le Moi comme lieu d’illusion et source d’erreur (Roudinesco (1993), p. 149) ».

 

On ne peut que regretter l’absence d’une telle œuvre à quatre mains sur les relations entre Hegel et Freud qui même en tant qu’ébauche promettait des éclaircissements sur l’entrelacement des idées entre quatre penseurs de génie. Cela dit, même les trois points cités par Roudinesco incitent à la prudence vu que la complexité des relations se situe déjà au niveau des notions de base. Pour parler de Hegel et Freud dans l’émergence de la théorie lacanienne du Moi, il faut faire attention au glissement du sens des mots respectifs dans leur transposition de l’allemand au français. La Begierde chez Hegel est un mouvement autonome, immédiat, quasi physiologique ; comme déjà noté, elle est plus proche de l’avidité que du désir. C’est justement cette immédiateté qui empêchera la satisfaction de la Begierde aveugle, vu que l’objet lui échappe. Seule la médiatisation du valet permettra au seigneur de satisfaire sa Begierde dans la « jouissance » de l’objet. La Begierde est indépendante de la conscience de soi et vise une « négation » concrète et physique de son objet.

 

Par contre, le « désir », comme il est employé aujourd’hui dans la théorie psychanalytique à la suite de Lacan, naît et se forme dans la médiation, dans la confrontation de deux consciences. Comme nous avons déjà vu, un désir n’est jamais seul. C’est le produit d’une intersubjectivité qui a isolé un aspect précis de la totalité du monde concret. Le désir chez Kojève et Lacan renvoie ainsi déjà inexorablement vers le symbolique. En termes lacaniens : le désir passe toujours par un signifiant. C’est cet aspect symboligène du désir qui joue le rôle essentiel dans la constitution du Moi ainsi que dans l’aliénation inextricable de ce dernier. Encore Kojève :

« Le Désir de Reconnaissance qui provoque la Lutte est le désir d’un désir, c’est-à-dire de quelque chose qui n’existe pas réellement (le Désir étant la présence « manifeste » de l’absence d’une réalité) (Kojève (1947), p. 495). »

 

Le désir ouvre la voie vers le symbolique. Il peut y avoir un désir de reconnaissance, mais pas une avidité (Begierde) de reconnaissance. En effet, Hegel n’est pas très prolixe sur la motivation primaire de la lutte entre les deux consciences. Il n’insiste que sur le fait que la lutte à mort est logiquement nécessaire pour que la conscience abstraite de l’être-pour-soi accède à l’existence (Dasein) et à la vie (Hegel (1807, 1952), p. 144). Les deux adversaires doivent se faire reconnaître pour accéder à la vérité de leur existence. Mais c’est une nécessité logique plutôt que psychique. Il faut en déduire que le fameux « désir de reconnaissance » qui soutient la dialectique de la constitution du Moi est une construction originale de Kojève développée dans le cadre de ses lectures-leçons sur la Phénoménologie. La notion du désir de reconnaissance fut reprise et systématisée par Lacan pour soutenir sa théorie du stade du miroir (Lacan (1949)).

 

Le récit de la genèse de la théorie lacanienne du stade du miroir fait traditionnellement référence à Émile Durkheim et Henri Wallon comme sources principales du « complexe d’intrusion » dans le travail précurseur de 1938, les « Complexes familiaux dans la formation de l’individu » (C.f. Zafiropoulos (2001), p. 42-48, p. 120). Il faut désormais inclure Hegel et Kojève dans ce récit. Hegel et Kojève jouent un rôle primordial dans l’évolution de la pensée de Lacan encore ancrée dans une psychologie descriptive vers une théorie du sujet happé par l’image de l’autre, du pair, du portrait spéculaire, mais qui ne se laisse pas réduire à cette identification. Cette non-identité à l’image de soi-même est précisément à l’origine du désir.

 

La discussion précédente montre de manière paradigmatique toute la difficulté de donner leur juste valeur aux opérations respectives de Kojève et de Lacan à la suite de leurs études de Hegel. On peut critiquer la manière sommaire avec laquelle le nom de Hegel est parfois invoqué pour soutenir la légitimité de ces nouvelles constructions. Mais il serait disgracieux de nier la force et l’intérêt que possèdent ces nouvelles constructions aussi et surtout pour les questions posées par Hegel.

 

  1. Sujet et savoir chez Hegel et Lacan

 

 

Hegel reste pendant des longues années pour Lacan un allié de poids dans son combat pour ébranler les théories « psychologiques » postulant une unicité du Moi. Ébranler l’unicité du Moi signifie donner au non-Moi, le réel inconscient, une place incontournable dans la définition du sujet. L’idée d’un sujet unifié, complet et inébranlable dans son Moi qui se confronte à un monde extérieur pour établir une vérité objective perd donc son sens. Le réel, l’an sich hégélien, qui est supposé se situer à l’extérieur du Moi par les « psychologues », dépasse donc le sujet mais continue à en faire partie. Il fournit ainsi une structure et une consistance au Moi à l’insu de ce dernier. L’essence, l’objet de la connaissance, se fait ainsi sujet. La vérité, n’est donc plus un savoir objectif figé, mais un processus de rapprochement du sujet à soi-même. Dans cette observation qui a une portée énorme, réside la convergence profonde de la psychanalyse lacanienne et de la philosophie hégélienne. Cette convergence prend son départ avec le constat fondamental de Hegel :

« Selon mon entendement… tout dépend de concevoir et d’exprimer le vrai non comme substance mais tout autant comme sujet (Hegel (1807, 1952), p. 19). »

 

Cette conception du vrai comme sujet est au centre de la relation bilatérale profonde entre Hegel et Lacan. A nouveau, on ne peut pas en exclure Kojève qui continue à jouer son rôle de passeur dans cette relation. L’importance précise de ce rôle est difficile à mesurer. Certes, Kojève faisait déjà référence à la phrase clef dans ses leçons :

 « … Hegel dit que toute sa philosophie n’est pas autre chose qu’une tentative de concevoir la Substance comme Sujet (Kojève (1947), p. 536). »

 

Mais la reprise est imprécise. Ce n’est justement pas la substance qui est sujet mais la vérité. En plus, le doute est permis quant au point jusqu’auquel Kojève avait essayé de pleinement intégrer ce changement de cap radical, qui retiendra son attention beaucoup moins que la lutte de pur prestige entre deux sujets désirants, dans son propre discours, sa propre manière de penser. Parler de la dialectique n’est pas la même chose que la pratiquer. Kojève présente donc le discours de Hegel comme un discours « objectif » particulièrement sophistiqué. La pensée est dialectique car la réalité l’est. Discours et réalité se correspondent ainsi dans un parallélisme structurel statique sans se modifier réciproquement dans un  processus continu :

 « La structure de la pensée est donc déterminée par la structure de l’Être qu’elle révèle. Si donc la pensée « logique » a trois aspects, si elle est, autrement dit, dialectique (au sens large), elle l’est uniquement parce que l’Être lui-même est dialectique (au sens large)… La pensée n’est dialectique que dans la mesure où elle révèle correctement la dialectique de l’Être qui est et du Réel qui existe (ibid., p. 448). »

 

Il y a donc une dialectique du réel et une dialectique correspondante de la pensée dans la mesure où elle veut représenter le réel, mais il n’y a pas de dialectique entre la pensée et le réel. Dans d’autres passages, Kojève s’approche d’une théorie du langage moins simpliste (« Au cours de l’Histoire l’Homme parle du Réel et le révèle par le sens de ses Discours. Le Réel concret est donc un Réel-révélé par-le-Discours (p. 485). »). Mais cela reste vague et sa position de défaut reste celle d’un langage qui se fait miroir de la réalité. La vérité est ensuite une fonction de la précision du miroir[18].

 

C’est bien moins sophistiqué qu’une théorie du signifiant dans laquelle la vérité est le résultat d’un processus dialectique ouvert où se croisent le verbe et la position du sujet dans le réel. Lacan a exposé cet embranchement avec beaucoup de verve dans son Discours de Rome, qui peut être lu comme une apologie du principe selon lequel le vrai doit être autant compris comme sujet que comme substance :

« [Les moyens de la psychanalyse] sont ceux de la parole en tant qu’elle confère aux fonctions de l’individu un sens : son domaine est celui du discours concret en tant que champ de la réalité transindividuelle du sujet : ses opérations sont celles de l’histoire en tant qu’elle constitue l’émergence de la vérité dans le réel (Lacan (1953), p. 257). »

 

Avec les années, le propos se solidifie et rejette toute forme de langage cherchant à se soustraire de la dialectique entre le réel et la tentative de sa représentation. Toute représentation langagière sera toujours imparfaite car elle restera toujours viciée par la poussée pulsionnelle incommensurable qui est pourtant à l’origine de l’acte langagier et du désir d’être entendu et reconnu :

 « Il n’y a pas de métalangage (affirmation faite pour situer tout logico-positivisme), … nul langage ne saurait dire le vrai sur le vrai, puisque la vérité se fonde de ce qu’elle parle, et elle n’a pas d’autre moyen pour ce faire (Lacan (1965), p. 867-868). »

 

« Il n’y a pas de métalangage », c’est précisément la reformulation contemporaine du principe hégélien que « l’essence est sujet ». « La vérité se fonde de ce qu’elle parle », c’est dans l’acte langagier que se constitue le sujet en tant que tel sans qu’il puisse rendre compte de ce processus de manière intégrale. Car dans l’acte langagier conscient entre deux autres, le sujet reste toujours orienté par une essence qui lui échappe. In fine, c’est l’héritage chrétien que chacun des deux auteurs a absorbé et transformé à sa manière qui permet la pensée d’un λογος toujours transi par une force qui le dépasse. Cette force s’appelle l’essence de l’an sich chez Hegel et le réel inconscient chez Lacan.

 

Malgré cette proximité, Lacan refusera toujours d’accepter explicitement cette parenté très proche de Hegel sur la question de la vérité et du savoir. Au contraire, il fera de ses attaques contre le « savoir absolu » hégélien sa parade préférée dans son combat pour une notion de vérité qui accepte sa propre incomplétude en rendant compte du réel du sujet. Il n’est pas sans ironie que procédant de la sorte, Lacan s’adresse une fois de plus au Hegel de Kojève, qui reste dans une conception du langage comme simple miroir de la réalité, plutôt qu’aux textes originaux. La notion de « savoir absolu » que Lacan attribuera à Hegel se situera ainsi aux antipodes de la notion hégélienne véritable.

 

Le savoir absolu hégélien est chez Lacan soit l’instrument de pouvoir d’une caste de faux maîtres, soit le rêve d’un universitaire mégalomane prétendant être capable de dire le tout sur le tout dans un langage parfaitement codifié. Le savoir absolu devient ainsi le cauchemar d’une bibliothèque borgésienne qui condamne ses lecteurs à un silence perpétuel vu que tout a été déjà dit. La prochaine et dernière section montrera dans quelle mesure Lacan se construit dans ses attaques répétées contre le savoir absolu un homme de paille qui lui permet de mieux mettre en valeur sa propre notion de la vérité. Le savoir absolu chez Hegel correspond justement à une sérénité et une humilité du sujet devant les émanations de son inconscient, son propre réel, qui inclut le refus de tout métalangage.

 

 

Le « savoir absolu », la fin d’un malentendu

 

 

A partir des années 1960, Lacan accumule les instances où il se démarque de manière de plus en plus explicite de Hegel. Sa critique se joue autour des deux concepts de la « ruse de la raison » et du « savoir absolu ». Lacan soupçonne en effet que les deux concepts servent chez Hegel à réintroduire une nouvelle « perspective centrale » dans le psychisme. La « ruse de la raison » consisterait ainsi dans l’opération d’installer en conclusion de la dialectique entre le pour soi et le en soi une synthèse permanente autour d’une nouvelle identité du sujet. Cette synthèse définitive achèverait la parfaite coïncidence de sa conscience de soi et de son être, symbolique et réel, dans le savoir absolu. Vers la fin des Écrits, Lacan a fait son choix et range Hegel parmi les anciens auxquels il faut opposer les modernes, les vrais, la psychanalyse, Freud et Marx :

« Qui ne voit la distance, qui sépare le malheur de la conscience dont, si puissant qu’en soit le burinement dans Hegel, on peut dire qu’il n’est encore que suspension d’un savoir, – du malaise de la civilisation dans Freud, même si ce n’est que dans le souffle d’une phrase comme désavouée qu’il nous marque ce qui, à le lire ne peut s’articuler autrement que le rapport de travers… qui sépare le sujet du sexe (Lacan (1960), p. 799) ? »

 

Plus on avance dans le temps, plus le sarcasme de Lacan se fait mordant. Hegel devient ainsi le promoteur d’une grande théorie systémique unifiée et statique du Moi qui « repose sur le présupposé d’un savoir absolu » et qui serait à opposer à la vérité vivante et « hétérotope » de la psychanalyse (Lacan (1964), p. 831). Loin de recevoir la reconnaissance d’être le premier à avoir posé la question de la vérité justement dans un sens lacanien comme une faille dans le savoir qui prend la forme d’une inadéquation au réel, Hegel est maintenant accusé de l’avoir « mis en vacances » :

« Il est difficile de ne pas voir, dès avant la psychanalyse, introduite une dimension qu’on pourrait dire du symptôme, qui s’articule de ce qu’elle représente le retour de la vérité comme tel dans la faille d’un savoir…
En ce sens on peut dire que cette dimension, même à n’y être pas explicitée, est hautement différenciée dans la critique de Marx. Et qu’une part du renversement qu’il opère à partir de Hegel est constituée par le retour matérialiste, précisément de lui donner figure et corps) de la question de la vérité. Celle-ci dans le fait s’impose, irions-nous à dire, non à prendre le fil de la ruse de la raison, forme subtile dont Hegel la met en vacances, mais à déranger ces ruses (qu’on lise les écrits politiques) qui ne sont de raison qu’affublées (Lacan (1966a), p. 234). »

 

Comme tout disciple désenchanté, Lacan insiste maintenant sur le fait de n’avoir jamais prêté allégeance à Hegel et se retire sur sa position d’analyste clinicien pour mieux l’attaquer :

« Notre usage de la phénoménologie de Hegel ne comportait aucune allégeance au système, mais prêchait d’exemple à contrer les évidences de l’identification. C’est dans la conduite de l’examen d’un malade et dans le mode d’y conclure que s’affirme la critique contre le bestiaire intellectuel…

C’est notre Aufhebung à nous, qui transforme celle de Hegel, son leurre à lui, en une occasion de relever au lieu et place des sauts d’un progrès idéal, les avatars d’un manque (Lacan (1964), p. 837). »

 

Mais la mise à distance de Hegel voulu par Lacan se mesure surtout dans ses remarques concernant le savoir absolu. Duportail souligne à juste titre l’aversion de Lacan au sujet de la notion du savoir absolu comme « savoir du savoir », foncièrement opposée à l’idée d’un savoir inconscient. Surtout, la théorisation d’un savoir absolu postulerait l’avènement d’une nouvelle identité du sujet dont le comble serait d’être basé sur une hypothèse ex ante. Le système hégélien se réduirait ainsi à une gigantesque tautologie :

 « Car reprenons… le service que nous attendons de la phénoménologie de Hegel. C’est d’y marquer une solution idéale, celle, si l’on peut dire, d’un révisionnisme permanent, où la vérité est en résorption constante dans ce qu’elle a de perturbant, n’étant en elle-même que ce qui manque à la réalisation du savoir… La vérité n’est rien d’autre que ce dont le savoir ne peut apprendre qu’il le sait qu’à faire agir son ignorance. Crise réelle où l’imaginaire se résout, pour employer nos catégories, d’engendrer une nouvelle forme symbolique. Cette dialectique est convergente et va à la conjoncture définie comme savoir absolu. Telle qu’elle est déduite, elle ne peut être que la conjonction du symbolique avec un réel dont il n’y a plus rien à attendre. Qu’est ceci ? Sinon un sujet achevé dans son identité à lui-même. A quoi se lit que ce sujet est déjà là parfait et qu’il est l’hypothèse de tout ce procès (Lacan (1960), p. 797-798) ».

 

Pour le Lacan des années 1960, Hegel n’est donc plus le critique mais l’apologète de toute approche psychologisante postulant cette inacceptable antinomie de la doxa lacanienne « un sujet achevé dans son identité à lui-même ». Et cela depuis le début. Les clivages de la dialectique résultant de la lutte du maître et de l’esclave n’étaient donc que des complications éphémères d’un processus dont le chemin et l’aboutissement étaient tracés dès le début, « la ruse de raison veut dire que le sujet dès l’origine et jusqu’au bout sait ce qu’il veut (ibid., p. 802). » La déception de Lacan est à la mesure de son attente concernant la contribution de la phénoménologie hégélienne à une notion de la vérité qui émergerait aux limites du savoir. Mais cette déception est largement auto-infligée en supposant un Hegel qui ne transparaît pas dans ses textes. La question centrale est de savoir si le processus caractérisé très joliment comme un « révisionnisme permanent où la vérité est en résorption constante dans ce qu’elle a de perturbant » converge vers le savoir absolu ou non. Lacan n’a pas tort de dire que Hegel présuppose une convergence de la dialectique entre le symbolique et le réel vers le savoir absolu. Sauf que cette convergence est un processus ouvert et infini porté par un sujet qui a justement abandonné tout espoir de convergence définitive et qui persévère dans le savoir tranquille. il n’atteindra jamais l’horizon qu’il vise.

 

Dans un autre passage-clef Lacan caractérise l’idée d’un savoir absolu comme un instrument de pouvoir. Le savoir absolu serait alors constitué d’un discours fermé et circulaire qui promet de cacher un savoir ésotérique dont la possession permettrait d’acquérir un pouvoir sur ceux qui ne le possèdent pas, mais qui lui attribuent évidemment l’accès à une jouissance supérieure. Le réquisitoire de Lacan est sans ambages :

« …le discours achevé, incarnation du savoir absolu, est l’instrument du pouvoir, le sceptre et la propriété de ceux qui savent. Rien n’implique que tous y participent. Quand les savants… sont arrivés à clore le discours humain, ils le possèdent, et ceux qui ne l’ont pas n’ont plus qu’à faire du jazz à danser, à s’amuser, les braves, les gentils, les libidineux. C’est ce que j’appelle la maîtrise élaborée (Lacan, (1978), p. 92). »

 

Le savoir absolu restera pour Lacan le paradigme même du discours d’un faux maître, le discours de la « maîtrise élaborée ». Il restera ainsi associé avec « la fin de la dialectique de la conscience » quand il s’agit en vérité d’accepter dans le savoir absolu ce mouvement ondulant incessant d’une conscience qui sait qu’elle est en train de produire un « inconscient à venir » pour reprendre l’expression de J.-D. Nasio (Nasio (1993)). La dialectique entre für sich et an sich, savoir et vérité, continuera mais sur un mode apaisé, non hystérique, n’attendant pas une jouissance nouvelle et inouïe de la coïncidence du symbolique et du réel.

 

La convergence de fait de la position de Lacan et de la conception hégélienne du savoir absolu, en dépit du désaveu lacanien explicite, fut déjà remarquée par Slavoj Žižek qui parle d’une relation « post-fantasmatique » avec l’objet et assimile le savoir absolu à l’état d’esprit qui correspondrait à celui qui suivrait la « passe » lacanienne :

 « On saisit habituellement le SA [savoir absolu] comme le fantasme d’un discours plein, sans rupture et discorde, fantasme d’une Identité comprenant toutes les divisions, tandis que notre lecture, en faisant ressortir, dans le SA, la dimension de la traversée du fantasme, y voit le contraire exact… Le virage introduit par le SA concerne le statut du manque : la conscience « finie », « aliénée », souffre de la perte de l’objet, et la « désalienation » consiste tout simplement dans l’expérience que l’objet était perdu dès le commencement, et que tout objet donné ne fait que remplir le lieu vide de cette perte (Žižek (2011), p. 229). »

 

On peut en effet approcher le savoir absolu par le biais du rapport à l’objet désiré. Nous verrons infra que Hegel lui-même définissait « l’esprit qui se connaît en tant qu’esprit » plus dans les termes d’un retour à la nature sensible que d’un abandon à la « forme du soi-même », du Moi. Lacan lui-même ne manquait pas non plus de rappels à une lecture plus équilibrée de Hegel. Jean Hyppolite, traducteur de la première édition sérieuse de la Phénoménologie en 1939-40 et participant régulier aux séminaires de Lacan offre ainsi une interprétation du savoir absolu comme une notion qui transcende la conscience individuelle. Quoique la notion de savoir absolu chez Hegel lui-même reste ancrée dans une rencontre répétée mais toujours nouvelle du sujet avec les émanations de son propre esprit dont chacune est prise dans sa particularité et sa contiguïté, la lecture de Hyppolite a au moins le mérite d’affranchir le savoir absolu du soupçon d’être une arme d’oppression totalitaire :

« Il serait fort possible que le savoir absolu soit, pour ainsi dire, immanent à chaque étape de la Phénoménologie. Seulement la conscience le manque. Elle fait de cette vérité qui serait le savoir absolu, un autre phénomène naturel, qui n’est pas le savoir absolu. Jamais donc le savoir absolu ne serait un moment de l’histoire, et il serait toujours. Le savoir absolu serait l’expérience comme telle, et non pas un moment de l’expérience. La conscience, étant dans le champ, ne voit pas le champ. Voir le champ, c’est ça, le savoir absolu (Lacan, (1978), p. 91). »

 

Mais l’émissaire de paix est arrêté dans son élan par Lacan qui coupe court : « quand même, dans Hegel ce savoir absolu s’incarne dans un discours. » Le constat est d’une telle évidence tautologique, que Hyppolite ne peut que se rendre pour laisser le champ libre à la longue diatribe dont nous avons cité un extrait supra. La bonne question, « quel type de discours ? », n’est jamais posée.

 

L’envie de Jacques Lacan de s’en prendre au savoir absolu reste intacte entre 1954 et 1969, même si l’angle d’attaque change. Dans le séminaire sur L’envers de la psychanalyse, Lacan se réfère à Hegel comme « le plus sublime des hystériques », les hystériques ayant été introduites comme celles qui fabriquent « un homme qui serait animé du désir de savoir ». Il s’agit d’une ultime défense de Lacan contre la reconnaissance d’un Hegel qui définit dans le savoir absolu une position analytique authentique plutôt que de se pavaner en maître du savoir autodéclaré. Lacan attaque ici le Hegel de Kojève, l’exégète de « l’âme du monde » (Weltgeist), plutôt que celui de la Phénoménologie. Parlant de cette dernière, il constate :

« L’hystérie de ce discours tient précisément à ce qu’il élude la distinction qui permettrait de s’apercevoir que si même jamais cette machine historique… aboutissait au savoir absolu, ce ne serait que pour marquer l’annulation, l’échec, l’évanouissement au terme de ce qui seul motive la fonction du savoir – sa dialectique avec la jouissance. Le savoir absolu, ce serait purement et simplement l’abolition de ce terme (Lacan (1991), p. 38). ».

 

            « L’hystérie » du discours hégélien consisterait donc dans son incapacité à concevoir sa propre dialectique avec le réel physiologique de la jouissance. De manière équivalente, il avait constaté plus tôt qu’ « il y a dans Freud une chose dont on parle, et dont on ne parle pas dans Hegel, c’est l’énergie (Lacan (1978), p. 95). » On ne sait pas s’il faut se féliciter de la précision avec laquelle Hegel avait anticipé cet argument, en faisant justement de l’abolition du savoir la réalisation du savoir absolu, ou déplorer le ratage de ce dialogue à travers les siècles et les disciplines de deux savants mus par les mêmes intuitions. Hegel voit ainsi le savoir absolu caractérisé par le sacrifice du savoir devant la nature et le réel :

« Le savoir [absolu] ne connaît pas seulement soi-même, mais aussi le négatif de soi-même, ou sa limite. Connaître sa limite signifie savoir se sacrifier. Ce sacrifice est l’extériorisation où l’esprit présente son devenir-esprit dans la forme de l’avènement libre et aléatoire, son soi-même pur, en regardant le temps en dehors de lui-même ainsi que son être comme espace. Ceci, son dernier devenir, la nature, est son devenir immédiat vivant ; elle, l’esprit extériorisé, n’est rien dans son être que l’éternelle extériorisation de son existence et le mouvement produit par le sujet (Hegel (1807, 1952), p. 563). »

 

On est bien loin de la notion d’un sujet achevé dans l’identité à lui-même. Pourtant pour ce qui est du savoir absolu, Lacan insiste sur l’opposition à Hegel même quand il s’engage dans la paraphrase. Il y a une certaine théâtralité dans cette opposition intransigeante à une pensée fondatrice dont on ne sait pas si elle résulte d’une méconnaissance des textes ou d’un souci d’originalité. En conclusion, considérons encore ce que Hegel et Lacan disent de manière parfaitement convergente sur la structure du sujet au-delà de toute hystérie dans le savoir absolu :

 « L’esprit qui se connaît soi-même, justement parce qu’il comprend son concept, est l’identité immédiate avec soi-même, qui dans sa différence est la certitude de l’immédiat ou la conscience sensible – le début dont nous partîmes ; cette délivrance de soi-même de la forme de son soi-même est la plus grande liberté et certitude de son savoir de soi (ibid., p. 563). »

 

Lacan aurait pu, aurait dû, reconnaître dans « la délivrance de soi-même de la forme de son soi-même » dans le savoir absolu une délivrance du sujet de son Moi imaginaire. Hegel en fait anticipe l’horizon d’une structure du sujet qui correspond avec précision à celui réclamé par Lacan pour les analystes,  le sujet sans Moi.

 « Si on forme des analystes, c’est pour qu’il y ait des sujets tels que chez eux le moi soit absent. C’est l’idéal de l’analyse, qui, bien entendu, reste virtuel. Il n’y a jamais un sujet sans moi, un sujet pleinement réalisé, mais c’est bien ce qu’il faut viser à obtenir toujours du sujet en analyse (Lacan (1978), p. 287). »

 

Hegel et Lacan ne s’accordent pas seulement sur l’objectif, un sujet libéré de son Moi, mais également sur le point que cet objectif ne sera jamais atteint. Le savoir absolu, le sujet sans Moi, reste l’horizon vers lequel le sujet progresse tout au long de sa vie. En plus, le chemin vers cet horizon n’est nullement caractérisé par une abstraction croissante. Au contraire, « l’esprit qui se connaît soi-même » gagne une identité sensible, naturelle et immédiate, grâce à la perception aigüe de sa différence, de sa particularité et de son histoire. Le « savoir absolu » hégélien n’est pas un savoir codifié, mais c’est un état dans lequel la dialectique entre la conscience et la « vérité qui manque à la réalisation du savoir » se poursuit de manière apaisée. En termes lacaniens, le savoir absolu est constitué d’une chaîne de signifiants qui ne reflète pas seulement sa propre structure, mais qui, de surcroît, se reconnaît mue par une force pulsionnelle, sa nature, qu’elle ne saura pas nommer et devant laquelle le savoir se sacrifie. La pensée s’extériorise en contemplant sans espoir ou crainte le temps et l’espace en dehors de lui et le souvenir de sa propre histoire. À la fin de la Phénoménologie, Hegel définit le « savoir absolu » de la manière suivante :

 « Le but, le savoir absolu ou l’esprit qui se connaît en tant qu’esprit doit accomplir pour son chemin le souvenir des fantômes… et l’organisation de leur royaume…

De la coupe de ce royaume des fantômes

Lui jaillit son infinitude. »

 

Le savoir absolu, « l‘esprit qui se connaît en tant qu’esprit », n’est pas une bibliothèque de Babel. Le sujet prendra la mesure de son infinitude non pas dans la possession d’un maximum de savoir codifié, mais dans l’ouverture vers ce monde des fantômes surgissant de son inconscient dont il sait qu’il n’en va jamais prendre la mesure, mais dont il sait aussi que c’est son destin de les reconnaître au fur et à mesure que son chemin progresse. Le savoir absolu n’aboutit pas à une position omnisciente abstraite, mais à l’exploration de l’univers de l’esprit acceptant le va et vient des phantasmes produits par la contiguïté historique et sociale du sujet. Ce sont justement l’enracinement dans un vécu concret et l’expérience du conflit passé entre un pour soi et un en soi personnels qui sont les gages indispensables d’une ouverture à la totalité, toujours provisoire, d’un espace sémantique historiquement et socialement contingent. Lacan aurait pu faire confiance à Hegel jusqu’au bout. Ce que Hegel évoque dans le savoir absolu c’est la sérénité du sujet devant les productions de son propre inconscient comme à la fin d’une analyse réussie.

 

À la fin, il faut reconnaître que les rapports entre nos maîtres ne sont pas toujours aussi cohérents que nous l’aurions souhaité. En psychanalyse, nous savons pourtant que la reprise structurelle d’une pensée accompagnée par un refus emphatique constitue toujours la forme la plus sincère de l’hommage.

 

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[1]Je remercie un des rapporteurs de cet article pour cette expression heureuse.

[2]On rappelle que la dialectique hégélienne se joue principalement entre un « pour-soi » (für sich) qui peut être compris comme un symbolique appauvri prenant son origine dans l’imaginaire, par exemple une opinion personnelle sans pertinence réelle, et un « en-soi » (an sich) qui serait la résistance objective d’un réel qui se fraye un chemin dans le symbolique à travers une transformation successive de « pour-soi ». Il y a donc une notion de progrès dans la dialectique hégélienne, qui converge vers l’horizon infini du « savoir absolu ». Quoique le « savoir absolu » soit la notion hégélienne avec laquelle Lacan fut le moins à l’aise, nous montrerons que son ouverture vers un réel « fantomatique », le mot est de Hegel, le rapproche d’une notion, encore indifférenciée, de l’inconscient, et il mérite donc toute notre attention.

[3]Un des rapporteurs de cet article fait très justement référence à la « manière lacanienne de « tordre » la syntaxe pour faire dire ce qui ne se dit pas d’emblée ». Précisément la même formule s’appliquerait à Hegel. Ni chez Lacan, ni chez Hegel il ne s’agit là d’un maniérisme dans le sens d’un signe de distinction stylistique sans importance ultérieure, mais de la mise en pratique d’une dialectique entre les signifiants dans leurs rapports multiples et leurs signifiés individuels respectifs (« ce qui se dit d’emblée »). En d’autres termes, une articulation syntactique particulièrement dense questionne en permanence le fond sémantique.

[4]Sauf indication contraire, les citations de la Phénoménologie relèvent de l’édition de Hoffmeister de 1952 et sont traduites par nos soins. Le passage cité rappelle également le « Έν καί Πάν » (Hen kai Pan, le tout et le un), le mot d’ordre des amis Hegel et Hölderlin partageant une même chambre au Stift de Tübingen.

[5]Nous utilisons le terme « signifiant » dans un sens lacanien large et non dans le sens saussurien. Dans ce sens un signifiant est un élément distinct d’un système langagier codifié et généralement intelligible qui maintient des relations stables avec d’autres systèmes codifiés beaucoup moins accessibles à l’intelligence consciente. Précisons que ces derniers peuvent être de nature individuelle ou sociale, qu’ils sont caractérisés par une grande inertie et qu’ils ne se révèlent que par leurs effets dans le réel.

[6]Des neuf pages du chapitre, Hegel parle du seigneur et du valet seulement dans cinq. Si on prend en compte que Kojève, Lacan et leurs commentateurs négligent d’habitude le revirement dialectique des positions du seigneur et du valet, dans lequel seul le valet accède à la pleine conscience de soi et à une permanence historique, ils font en réalité référence à seulement deux pages de l’opus hégélien (p. 146-147 dans l’édition allemande et p. 14-16 dans la traduction de Tinland).

[7]Les connotations religieuses ne relèvent pas du hasard. De 1788 à 1793, Hegel fut étudiant au Stift, le prestigieux séminaire protestant allemand à Tübingen, obtenant l’ordination de prêtre sans jamais exercer. Son premier ouvrage publié sera une Vie de Jésus.

[8]Le terme central « aufheben » est un des plus complexes de la philosophie hégélienne. Il fait référence à un anéantissement dans la transformation. Tinland le traduit par « surpasser », une traduction dont on comprend bien l’intention de rendre la dynamique du processus, mais qui rate à la fois la disparition brutale de la chose dans son ancienne manifestation et son apparition dans une nouvelle manifestation.

[9]Même si nous reprenons ici la traduction habituelle de Begierde avec « désir », celle-ci n’est pas sans poser quelques questions. La Begierde évoque en effet des connotations aussi différentes que l’ « avarice », la « gourmandise », la « luxure » ou la « rapacité ». Vice versa, il est assez étonnant que le terme central de « désir » n’ait pas de traduction immédiate et complète en allemand. Entre le Wunsch (« souhait »), la Sehnsucht (« nostalgie ») et la Begierde, un élan physique qui n’est pas encore passé par le crible d’un signifiant, le désir réunit des aspects différents de leurs champs sémantiques respectifs sans les épuiser à son tour. La traduction la plus proche serait probablement le quelque peu désuet Verlangen.

[10]On voit ici toute la complexité de la relation de Lacan avec Hegel. Bien évidemment, Lacan a su mettre en évidence les leurres du « Moi imaginaire » (voir « Le stade du miroir » et « L’agressivité en psychanalyse »). Cependant cette mise en question se fait en des termes qui ne font pas référence explicite à Hegel. Il y a donc deux niveaux de rapports entre Lacan et Hegel. Le premier niveau, explicite, est incomplet et se limite à la répétition de quelques mots forts. Le deuxième, implicite, maintient une correspondance étroite. Le plus surprenant est que les deux niveaux passent par Kojève (voir la section suivante).

[11]Hegel insiste beaucoup sur la nécessité que cette crainte soit totale. « N’a-t-elle [la conscience] pas ressenti la crainte absolue mais seulement quelque frayeur, alors l’essence négative lui est restée extérieure, sa substance n’est pas en toute partie illuminée par elle (ibid., p. 150). » Il finit le chapitre soulignant le risque d’un « entêtement » (Eigensinn) qui résulterait d’une expérience de crainte face à la mort seulement partielle, « une liberté qui restera à l’intérieur de l’état de valet », et qui limitera l’autonomie à une « habilité » à défaut d’acquérir un pouvoir véritable sur son existence.

[12]Les informations dans cette section résultent surtout de Roudinesco (1993), Ebeling (2007) et Alexandre Kojève (2011). Roudinesco rapporte aussi qu’après le décès du père du jeune Aleksandr « sa mère se remaria avec le meilleur compagnon d’armes de son époux », pour conclure avec cette formule épatante « qui sera pour son jeune fils un excellent père (Roudinesco (1993), p. 140). » On imagine que le jeune Aleksandr, qui passera une bonne partie de sa vie adulte à thématiser la lutte du maître et de l’esclave pour la reconnaissance, n’aura à peine noté la différence…

[13]Avec l’aide de son ancien étudiant Robert Marjolin, le principal conseiller économique de Charles de Gaulle, Kojève entre à la Direction de la recherche et des études économiques (DREE) où il participe notamment à la création de l’Organisation européenne de coopération économique (OECE), précurseur de l’OCDE. Il participe également dans des rôles de premier plan aux négociations menant à la création du CNUCED (UNCTAD) et du GATT. Il meurt d’une crise cardiaque pendant une réunion à la Commission européenne à Bruxelles en 1968.

[14]Sur les pages 341 et 353 on trouve même des graphèmes « topologiques » de la main de Kojève qui furent employés pour expliciter la structure de différents courants philosophiques.

[15]Quoique son titre puisse laisser penser autrement, ce texte n’est pas l’introduction par Kojève souhaité par Queneau mais la réédition d’un article antérieur. Queneau nous informe dans sa « Note de l’éditeur » que le texte avait été publié sous le titre « Autonomie et dépendance de la Conscience-de-soi : Maîtrise et Servitude » dans la revue Mesures en janvier 1939. Dans un geste typiquement mystificateur, le maître avait dédaigné, malgré l’insistance de Queneau, d’apporter la moindre ligne de sa propre plume à l’ouvrage apparu sous son nom. C’est une particularité qu’il partage avec les Séminaires de Lacan.

[16]Ce constat devrait faire réfléchir les auteurs de l’ « Index raisonné des concepts majeurs » des Écrits. Quoique cet index soit une aide de navigation indispensable pour des générations de lecteurs, il propose une fausse route en référenciant sous l’entrée « le désir de l’homme, c’est le désir de l’Autre » que des passages qui ne parlent, sauf l’exception mentionnée, du « désir de l’autre » dans son sens hégélien (Ecrits (1970), p. 900).

[17]Il y a une analogie très précise ici avec la notion de la « sympathie » chez Adam Smith, qui constitue également un désir de reconnaissance. C’est justement ce désir de reconnaissance qui devient dans le champ économique le fondement de la valeur d’échange et de la poursuite de la richesse. Voir Keppler (2008), L’économie des passions selon Adam Smith : Les noms du père d’Adam, pour plus de détails.

[18]Kojève entame également une critique de l’objectivité scientifique en mélangeant Hegel et le principe d’incertitude de Heisenberg (citant ce dernier expressis verbis) pour aboutir à une de ces formules choc dont il a le secret : « La pensée scientifique n’atteint donc pas sa vérité, il n’y a pas de vérité scientifique au sens propre et fort du terme (Kojève p. 454). »
Évidemment, le problème de la mécanique de mesure qui dérange la pureté de l’expérience en physique quantique a, au mieux, un rapport de métaphore avec le problème de l’impossibilité de rendre compte, de manière précise et complète, d’un état psychique avec un discours objectivant. L’originalité de Lacan sur ce point reste entière. Il ne faut cependant pas sous-estimer la puissance de l’effet que faisaient les envolées rhétoriques de Kojève sur son auditoire au milieu des années 1930. Et quoique nous venions de réaffirmer l’originalité de Lacan, il est fort à parier que son retour répété à la question de la vérité en science doit encore une fois à l’exemple de Kojève. « La vérité n’est rien d’autre que ce dont le savoir ne peut apprendre qu’il le sait qu’à faire agir son ignorance, » dira Lacan plus tard. Lacan a puisé chez Kojève certaines intuitions fondatrices quitte à les retravailler en les croisant avec ses propres explorations théoriques, notamment en linguistique, ainsi qu’avec ses expériences cliniques.