Une machine, est-ce que ça jouit ? Adèle CLEMENT

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Une machine, est-ce que ça jouit ? Adèle CLEMENT


VARIA

 

 

Depuis Turing, on débat autour de la question : une machine peut-elle penser ? Ceci serait le point majeur à partir duquel s’organise le fantasme de l’autonomie de la machine au regard de son créateur, comme si la pensée était ce qui, dans l’homme, marque sa liberté et son potentiel subversif de l’ordre social. Mais enfin, la loi vise-t-elle à limiter la pensée, est-ce là la fonction de l’ordre social ? Ou bien n’est-ce pas plutôt de limiter la jouissance, potentiellement destructrice de soi et des autres ? Alors si la machine était susceptible de se « révolter », ce ne serait pas parce qu’elle pense, mais parce qu’elle jouit !

 

Alors, une machine, est-ce que ça jouit ?

 

Tout d’abord, qu’est ce que la jouissance ? Si on pense d’abord à l’orgasme, ce n’en est qu’une des manifestations. La jouissance est le débordement des frontières du corps, non pas dans le sens de la désorganisation des limites, mais d’une abolition des limites qui définissent l’espace et le temps, une sortie de la structure dans un avant de son élaboration. Ça peut donc aussi être la prise de toxique, qui conduit à un état de jouissance, mais également ce qu’on appelle « le jeu du foulard » et autres expériences qui frôlent la mort. C’est encore le traumatisme : par exemple une agression qui produit une effraction les limites entre soi et l’autre et qui ne peut s’inscrire dans aucun cadre, ne peut être bordée et peut conduire à une dépersonnalisation ou décompensation. Enfin, c’est l’expérience du sublime telle qu’elle est élaborée par Kant[1] : l’émotion du sublime exige la terreur, l’effroi ou la douleur pour surgir, et une distance prise par rapport au danger ; les émotions ne peuvent devenir envahissantes que quand la vie est menacée, sans cela elles sont secondaires par rapport aux idées. Le sentiment de terreur, d’horreur ou de douleur déborde donc l’imagination et annihile pendant un temps la capacité de jugement, c’est une impression sensible pure. Kant reprend de Burke[2] la question de la démesure (force de la nature) qui déborde l’imagination et la sûreté comme condition du sublime. Il s’en distancie pour ce qui est du passage entre la terreur et le plaisir : l’échec de nos sens serait dépassé secondairement par les Idées de l’infini données par la raison pure (Idées non présentables dans l’intuition, infini à l’intérieur de soi). C’est la manifestation des Idées, révélées par l’expérience sublime, qui fournirait une ressource pour lutter contre la destruction, l’anéantissement dans le sensible : le plaisir éprouvé alors renvoie à la perception de cet infini en nous. Ce qui donne du plaisir et fait que cette expérience n’est pas traumatique est donc le recours à un cadre interne dans l’après-coup : la jouissance est dans l’expérience première, elle est ensuite bordée par la Raison.

 

Il y a une forme d’addiction à la jouissance, une fois son expérience faite, au-delà et bien souvent contre la recherche consciente. Dans le cas du traumatisme, il y a une répétition des affects traumatiques, c’est la marque laissée par la jouissance : la jouissance est donc radicalement différente du plaisir, elle est à la source de l’angoisse, et ne peut être supportée qu’à condition d’être limitée (dans un espace, un temps, ou par la raison). La jouissance peut être prise dans le principe de plaisir à partir du moment où son expérience s’inscrit dans un cadre (le rapport sexuel, l’effet limité dans le temps des toxiques, etc.). Du coup, une jouissance mécanique (c’est-à-dire une machine qui jouit, et non pas jouir d’une machine, qui est tout à fait réalisable) semble impossible : il faudrait pour cela qu’elle puisse sentir des choses qui débordent ses capacités (mais alors, ne serait-ce qu’une surchauffe ?). On pense ici au film Her, dans lequel la machine, précisément, arrive à cet état qui produit sa propre destruction : là, on peut dire qu’il y a jouissance. D’ailleurs, on ne s’est jamais posé la question de la capacité du robot à ressentir, ou de la nécessité de lui donner des droits, avant qu’on ne lui donne forme humaine : c’est donc seulement par un effet miroir que l’on a supposé que la machine était susceptible de ressentir des choses, d’avoir une conscience, on ne se serait probablement jamais posé cette question si on n’avait pas fait des machines à forme humaine.

 

Donc, pour qu’il y ait « révolution des machines », il faudrait qu’elles acquièrent la possibilité de jouir. Retournons à l’effet miroir, mais cette fois dans l’autre sens : la façon dont, dans un monde mécanique, on suppose que l’être humain fonctionne comme une machine. Peut-être que l’idéal d’une société mécanique viserait précisément à faire fi de la jouissance, pour constituer un monde ordonné sur la logique rationnelle, algorithmique. Alors, à quoi sert le sexe, d’un point de vue économique ? Peut-on fonder une politique du sexe qui régule la jouissance d’un point de vue administratif comme on peut fonder une politique du travail ? Est-ce que cela peut entrer dans un ordre économique, puisqu’on parle d’économie du sexe (prostitution, sexualité augmentée, sextoys…) ? Imaginons une politique du sexe d’un point de vue administratif, comme on fonde une politique du travail, sur la base de « la jouissance pour tous », c’est-à-dire la même jouissance pour tous. C’est le principe du plus-de-jouir chez Lacan, avec la logique consumériste : tel objet serait censé nous faire jouir, organisé par la fantasmatique publicitaire. Mais le corps n’échappe-t-il pas justement au contrôle de la jouissance ? Le corps pourrait être utilisé comme machine à jouir, mais cela suppose que la jouissance soit sous contrôle du sujet qui l’exerce. Or, n’est-ce pas justement l’absence de maîtrise qui fonde l’expérience de jouissance ? D’où la subversion du corps jouissant au regard de l’ordre social.

 

Le film de science-fiction The Lobster[3] propose précisément ce qu’il en serait d’une politique aseptisée de la sexualité. Il instaure une loi dans laquelle les êtres humains ne peuvent vivre qu’en couple, les « solitaires » étant exclus du système et chassés pour être transformés en animaux. L’amour y est ordonné sur la base d’un trait d’identification poussé à son extrême. S’ils n’ont pas ce trait commun, ils ne peuvent avoir de certificat qui leur permette de circuler librement (enfin toujours à deux). La fiction habille d’une éthique et d’une esthétique les technologies pour leur donner un sens, elle opère comme fabrication du réel. Ici, c’est bien le fantasme du collage à l’autre qui est supporté dans une égalité radicale par l’identification (la jouissance de soi est perverse) ; et le fantasme (des solitaires) d’une liberté radicale où le rapport à l’autre est interdit. Seule la voix off porte la marque de la jouissance dans des termes crus, inaccessibles aux corps politisés par le discours, corps soumis à une sexualité mécanique.

 

A partir de là, deux choses : peut-on transformer son corps en augmentant sa jouissance ? Et peut-on avoir un rapport sexuel avec une machine ? La première question suppose que la jouissance peut être mécanique, sous contrôle. La seconde pose la question du rapport à l’autre dans la jouissance. Le film Barbarella (dans lequel la jouissance de l’actrice fait exploser la machine) montre l’évidente possibilité de jouir d’une machine ; d’ailleurs la masturbation se passe bien de la participation d’un partenaire, mais certainement pas de la participation de l’autre dans le fantasme. Or, l’autre robotique n’est-il pas justement le partenaire parfait du fantasme que l’on soumet à souhait ? Il est important ici de distinguer la jouissance du fantasme et du désir : le fantasme suppose une relation à l’autre, mais c’est une relation imaginarisée, où l’autre complète le sujet ; le désir apparaît dans la confrontation à l’autre radicalement différent, en ce qu’il échappe au fantasme, en ce qu’il laisse un reste d’insatisfaction, du fait de sa division. La jouissance, contrairement au désir, se passe aisément de l’autre, bien que conditionnée par le fantasme.

 

Il y a beaucoup de courants dans le transhumanisme, je citerai simplement le courant « hard » de la Silicon Valley (avec Google notamment) dans lequel l’interface homme machine permettrait de se libérer de la mort et d’être plus performant et donc plus puissant. Ce courant « hard » repose sur un principe d’élite et de domination (je renvoie au film Elysium, où finalement la situation des élites qui bénéficient d’un monde effectivement abondant mais bien aseptisé est plus de l’ordre de la dystopie). L’AFT (Association Française de Transhumanisme ou Technoprog) représente un courant « soft » : les politiques publiques devraient investir massivement dans la technologie pour contrer l’inégalité biologique (sur le plan de la santé par exemple), et l’expansion des machines nous remplaçant dans les tâches habituelles permettrait d’avoir plus de temps pour expérimenter l’empathie. Cependant, ils ne traitent pas de la faisabilité énergétique, et nous pouvons être sceptique sur l’empathie comme caractéristique de l’humain : nous tentons de montrer que c’est bien plutôt la jouissance.

 

Un point tout de même sur l’actualité de l’interface homme-machine, celle-ci demeure extrêmement coûteuse, et surtout ne peut remplacer la fonction centrale du corps humain : son adaptabilité. En fonction des tâches à accomplir, il faut changer de prothèse, et l’apprentissage de la prothèse est aussi long que l’apprentissage de la marche, pour ceux qui ont eu une rééducation à la marche (suite à un accident, ou à une maladie), nous voyons à quel point c’est une chose extrêmement complexe.

 

J’ai abordé les thèmes de l’identification à la machine, « la machine en nous » et les fantasmes qui la supportent par le concept de jouissance. On entend par là prendre le contre-pied du discours qui sous-tend que l’empathie serait la caractéristique de l’être humain et que les technologies pourraient servir à laisser plus de temps aux humains pour être dans le lien social. En partant du principe que ce n’est pas l’empathie mais la jouissance qui caractérise l’humain, nous avons cherché à montrer deux choses.

 

Premièrement, le fantasme d’un monde aseptisé de la jouissance par l’assomption de la robotique, qui soutient des causes fort nobles : l’arrêt des guerres par l’accès aux biens pour tous (ce qui suppose que la souffrance et le manque serait à la source des conflits), une égalité fondée par les ressources techniques contre l’inégalité biologique. Or, l’égalité radicale est justement ce qui supporte l’utopie hygiénique du triomphe de la norme. Il serait intéressant de débattre autour de l’opposition entre liberté comme assomption de la jouissance au risque de rompre les liens sociaux, et égalité comme réduction de celle-ci à un homme purement mécanique, donc exit de la jouissance.

 

Deuxièmement, l’utopie d’un monde dans lequel chacun n’a affaire qu’à son fantasme, sans en passer par le rapport à l’autre en ce qu’il le limite. Soit le passage à une jouissance, pure, de la pensée. Or, le propre de la distinction entre fantasme et désir, est que le rapport à l’autre, fût-il producteur de jouissance, est toujours insatisfaisant et relance le désir, il est potentiellement créateur. Jouir, avec une machine, de son fantasme, comme on pourrait l’imaginer (en se construisant un robot à la Pygmalion), viendrait renforcer l’impossible de la rencontre de l’autre dans la répétition mortifère du fantasme. La citation de Lacan « il n’y a pas de rapport sexuel chez l’être parlant » trouverait ici son aboutissement. D’où l’autre aspect d’une société aseptisée, que l’on retrouve dans le film Equilybrium : la raison gouverne les hommes, pour éviter les conflits des pilules journalières permettent de se couper de toute émotion, mais c’est le sens de la vie lui-même qui disparaît. L’utopie sous-jacente à ce film, portée par l’acteur principal, est une capacité de passer d’une toute puissance mécanique (vers la fin du film, quand il entre en mode « ninja ») à une sensibilité intense (soulignée par le rapport à la femme). C’est-à-dire pouvoir passer de machine à humain, en fonction des circonstances, ce n’est pas un fantasme nouveau…

 

 


Résumé :

Posant que la jouissance est ce qui caractérise l’être parlant, nous cherchons à déconstruire l’idée selon laquelle l’identification à la machine serait de l’ordre de la capacité de penser. Nous montrons premièrement qu’une révolte des machines suppose que celles-ci soient capables de jouissance, c’est-à-dire de débordement de leur propre capacité à se contenir. Deuxièmement, nous abordons le rapport de l’homme à la machine sous l’angle utopique d’un monde aseptisé dans lequel le rapport à l’autre ne serait plus accessible que par le fantasme : si la jouissance peut y trouver ses formes dans la répétition, le désir n’y aurait plus sa place.

 

Summary :

If we suppose that jouissance is the human nature characteristic, we try to question how mechanic human identification can be considered in order to thinking. We would primary show that mechanic revolution need jouissance mechanic capacity, that’s like machines burst themselves. Secondly, we would ask machines and human’s relationship by the utopist side, an aseptic world into what relationship must be only realizable by fantasy. If jouissance could be continued by repetition, desire goes to disappear.

 

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[1]Kant, E. (1790), Critique de la faculté de juger, Librairie philosophique J. Vrin, 1993.

[2]Burke, E (1959), A philosophical Enquiry into the Origin of our Ideas of the Sublime and Beautiful, Vrin, 1998.

[3]Voir Golegou, T. (2015), « The Lobster ou être en koople à tout prix ». Revue en ligne Sygne, http://sygne.net/pouvoir-des-femmes-femmes-de-pouvoir/ Encore.