Killoffer tel qu’en lui-même, édition L’association, 2015.

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Killoffer tel qu’en lui-même, édition L’association, 2015.


VARIA


 

corinne garcia

 

« L’humour n’est pas résigné, il est empreint de défi ».

 Sigmund Freud.

 

On peut lire l’album de Killoffer, « Killoffer tel qu’en lui-même » sans avoir à l’esprit cette belle maxime freudienne, et profiter avec jubilation d’un album parfaitement réussi, autant graphiquement que narrativement.

 

Eclairée par les perspectives freudiennes, la lecture de l’album, sans perdre de ses qualités intrinsèques, prend une dimension encore plus réjouissante.

 

Killoffer, membre de l’Oubapo, est  un illustrateur de talent, et son album en donne la pleine mesure. L’album est un recueil des pages hebdomadaires, mensuelles publiées par ce dessinateur dans la regrettée revue Le Tigre, entre 2010 et 2015.

 

A partir d’un format atypique, Killoffer propose des récits courts en page droite – tenant sur une seule planche, à une exception près – accompagnés à gauche d’une illustration pleine page. Ces illustrations page gauche, proches parfois de l’estampe, sont des merveilles de condensé et de poésie. Tout est dit dans ces dessins de la solitude, de la perplexité, de la dualité de l’individu face à la vie, que ce soit dans des circonstances banalement matérielles ou face à l’immensité du monde. On voit ainsi un Killoffer perplexe au moment du choix dans une boucherie, un Killoffer cerné de femmes au café, un Killoffer dilué au milieu de ses propres avatars, un Killoffer errant dans le cosmos. Et bien sûr, plusieurs fois, Killoffer hébété par son toxique, l’alcool.

 

Les pages de droite proposent des récits courts, pour lesquels ce dessinateur sait déployer tous ses talents narratifs, et son sens de l’humour, assez irrésistible il faut en convenir. Ces récits sont rarement à l’avantage de leur auteur qui en est le sujet de bout en bout : le livre est une autobiographie quasi-documentaire où Killoffer joue assez magistralement de son auto-dépréciation, de ses tares, de ses vertigineuses lacunes, de ses inhibitions, décalages, contretemps, hébétudes et ressassements de ses tares.

 

Ces récits témoignent de la remarquable inaptitude de leur auteur pour la vie réelle, mais aussi de la difficulté de créer (beaucoup de planches sur l’angoisse de la page blanche, dont l’une hilarante d’un Killoffer sans inspiration, décliné sur toutes les cases avec un « merde » diversement calligraphié).

 

Killoffer puise dans son malaise existentiel le thème de ses récits. Sa dépendance à l’alcool (aucune des misères de la gueule de bois n’est épargnée au lecteur), le mystère inhibant du féminin, les vicissitudes du lien à l’autre, rendent compte de l’insatisfaction viscérale de leur auteur face à l’ordre des choses.

 

Ordre des choses fracassant, que le toxique peine évidemment à voiler, mais dont Killoffer tente de circonscrire les effets délétères, en s’imposant une constellation d’auxiliaires de vie censés circonscrire les méfaits de sa névrose : planche hilarante, « Killoffer s’organise », où l’auteur s’assure les services d’une galerie, d’un comptable, d’un agent, d’une secrétaire et d’un psy…

 

Killoffer en prend pour son grade, Killoffer en verve, Killoffer en pleine sidération, Killoffer en phase d’approche, Killoffer en plein rush, Killoffer en thérapie, sont, entre autres planches, franchement hilarantes. La plupart des récits sont sans concession : on l’a déjà dit Killoffer a choisi de ne pas s’épargner, et certaines planches exposent sans fard les misères de cet auteur, inadapté et sensible, crû et poète, accablé mais élégant. Comment douter des postulats freudiens sur l’humour, dont l’essence est de « s’épargner les affects auxquels (une) situation donnerait lieu » en lisant cette autobiographie d’une intimité victorieusement affirmée ?

 

Freud dit de l’humour qu’il peut avoir « quelque chose de grandiose et d’exaltant ». Grâce à son aptitude jubilatoire à tenir à l’écart « la revendication de la réalité (pour) imposer le principe de plaisir », Killoffer avec cet album, donne la pleine mesure de ce postulat.

 

Comme le disait encore Freud, « les hommes ne sont pas tous aptes à l’attitude humoristique, c’est un don précieux et rare, et beaucoup manquent même de l’aptitude à jouir du plaisir humoristique qui leur est offert ».

 

Les lecteurs et lectrices de l’album se réjouiront de lire Killoffer, un auteur qui sait s’amuser brillamment de son malaise et de ses cocasses turpitudes, grâce à ce don, « précieux et rare » qui lui donne un vrai talent.