Les sœurs de Dora. A propos des « Vierges jurées d’Albanie » d’Antonia Young – Lionel LE CORRE

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Les sœurs de Dora. A propos des « Vierges jurées d’Albanie » d’Antonia Young – Lionel LE CORRE


BIBLIOTHÈQUE


 

 

Les Vierges jurées d’Albanie de l’anthropologue britannique Antonia Young – traduit en français quinze ans après sa parution – est une enquête s’intéressant aux femmes du nord de l’Albanie qui socialement deviennent des hommes. Qu’elles en fassent le choix où qu’elles soient désignées par leur famille, ces femmes ont accès aux prérogatives masculines – porter des vêtements d’homme, manier des armes, négocier les conflits familiaux, etc. – dans une des sociétés les plus rigoureusement patriarcales d’Europe où, encore en 2001, les rapports sociaux de sexe étaient largement réglés par le Kanun, ce code de droit coutumier médiéval qui forme le socle de la moralité et dicte les comportements à chaque moment de la vie. En contrepartie, elles sont soumises à l’obligation de chasteté, sous peine de mort. L’auteur estime qu’une petite centaine de ces femmes devenues hommes vivaient encore entre le nord de l’Albanie et le Kosovo au moment de son enquête.

 

Quels sont donc les motifs qui ont poussé Sokol, Shkurtan, Lule et la dizaine d’autres femmes rencontrées par Antonia Young à renoncer à toute vie sexuelle et à l’expérience de la procréation pour vivre comme un homme ?

 

Avant d’écouter leur témoignage, portons l’attention sur le contexte social. La vie est dure dans le nord de l’Albanie où une séparation stricte des sexes organise le social. Selon la tradition, un couple ne doit pas se rencontrer avant le mariage. « Posséder la photographie de sa fiancée peut être considéré, chez un homme, comme la preuve d’une relation illicite avec celle-ci, relation qui peut valoir à la femme une condamnation fatale[1] ». Les hommes, s’ils jouissent des prérogatives liées à leur sexe, sont soumis à la loi de l’honneur. Toute atteinte à l’honneur appelle la reprise d’un « sang ». Les mâles de la famille sont alors susceptibles d’être tués, même les enfants âgés de dix ans. Ainsi, jusque dans les années 1920, 30% de la population masculine mourrait de mort violente à cause de la vendetta. Le Kanun prévoit tout de même des médiations en vue d’une réconciliation mais tant que le conflit n’est pas résolu, la famille sous le coup d’une vendetta vit dans la peur et la honte obligeant les hommes à rester cloitrés dans la maison ou à fuir à l’étranger. Notons que ni le règne du roi Zog, ni celui du dictateur communiste Enver Hoxha au XXème siècle n’ont pu faire oublier le Kanun dont les règles continuaient d’être appliquées lorsqu’Antonia Young fit ses terrains.

 

Les femmes quant à elles, ont la charge des tâches domestiques et agricoles. Comme le rappelle Young, dans l’Albanie rurale, « être une femme, c’est fondamentalement avoir un statut lié à une fonction[2] ». Le contrôle social des femmes est très élevé au point que le jour de son mariage, conformément au Kanun, les parents de la femme donnent au marié une cartouche pour protéger son honneur si une femme commet les deux actes pour lesquels elle peut être abattue d’une balle dans le dos : l’adultère et la trahison du devoir d’hospitalité envers un invité[3]. L’auteur rappelle aussi que le prix d’une épouse à l’occasion d’un mariage est négocié entre les deux familles. Il est honteux pour un couple d’exprimer publiquement ses sentiments : un homme peut pleurer la mort de sa mère, jamais celle de sa femme. Le sexe pour les femmes a une fonction purement reproductive et son statut au sein de la maisonnée est conditionné à sa capacité à donner la vie à des enfants mâles.

 

Historiquement, il n’existe pas de document attestant de l’existence des vierges jurées avant le XIXème siècle, mais elles sont évoquées dans le Kanun qui remonte au XVème siècle et l’auteur estime vraisemblable que ce phénomène trouve son origine dans la tradition préchrétienne. Si des changements de genre sont rapportés pour éviter un mariage arrangé parfois dès avant la naissance de la fille, ils permettent surtout à la jeune fille de devenir chef de foyer et héritier légal. Une femme devient vierge jurée lorsqu’elle prononce la besa (la promesse). Il s’agit d’un serment à vie qui signe la très haute valeur de l’honneur en Albanie. Tout retour en arrière est impossible. Le serment est prononcé par la jeune fille elle-même ou par sa famille parce qu’il n’y a plus d’héritier mâle susceptible d’assurer les fonctions de chef de maisonnée. Les avantages liés à la fonction lui sont transférés et elle devient propriétaire des biens de toute la famille à la mort de son père. La petite fille est alors élevée comme un garçon dont elle porte désormais les vêtements. L’auteur relève que les intéressées n’utilisent pas le terme « vierges », préférant être perçues comme des hommes de renom. Toutefois, elle note que pour plusieurs d’entre elles, il n’y avait pas d’offense dans le fait de parler d’elles au féminin.

 

Que disent les vierges jurées elles-mêmes ? Lule raconte qu’elle refusait de porter des jupes et qu’elle savait qu’elle ne voudrait pas se marier. Dilore déclare qu’à l’âge de huit ans elle avait deux sœurs mais pas de frère. Elle changea son prénom de naissance, prit la décision de devenir un garçon  et de ne jamais se marier. Elle réunit alors toute la famille qui accepta son choix « malgré leur peu d’enthousiasme ». Pour Pashkë, « s’habiller comme un homme vous donne le respect accordé à un homme[4] ». Quant à Shkurtan son devenir homme est le fait de ses parents. Très jeune, à la mort d’un frère plus âgé ses parents ont décidé qu’une de leurs filles jumelles prendrait sa place, et qu’elle serait donc traitée comme un garçon. « Je ne voulais pas me marier et avoir quelqu’un pour me commander. C’est moi qui commande » déclare celle qui n’a pas pu décider son destin social. Comme le remarque Antonia Young, « toutes observent la loi du Kanun, qui veut qu’une maison honorable soit sous la direction d’un homme dans cette société strictement patriarcale où le rôle des femmes est d’obéir. […] Toutes sont parfaitement acceptées et même respectées dans leurs communautés. Elles sont unies par leur détermination à observer strictement leur serment, proclamé ou non, de vivre comme des hommes[5] »… célibataires ajouterons-nous.

 

Nous suivons moins Antonia Young lorsqu’elle estime que « c’est le facteur économique qui est déterminant dans le choix de vivre comme un homme que font certaines de ces femmes, dans une société patriarcale, afin de donner un chef à des familles restées sans homme[6] ». En effet, la logique des intérêts ne saurait à elle-seule rendre compte du choix opéré par celles qui, en devenant  des hommes d’honneur, acceptent aussi cette drôle d’idée qui consiste à mourir pour une idée – la vendetta et ses « reprises de sang ». Il nous semble que l’intérêt du livre d’Antonia Young réside plutôt dans le fait qu’elle décrit une société qui donne à voir un montage social voulu par les femmes elles-mêmes – pour la plupart des vierges jurées il s’agit d’un acte d’autodétermination – pour échapper à la condition d’épouse et de mère particulièrement peu réjouissante dans le contexte nord albanais. Bref, en objectant à être un objet d’échange au même titre qu’un animal domestique – un dicton albanais ne dit-il pas que « la femme et le bœuf sont nés pour le labourage » ? -, nous retrouvons avec les femmes albanaises les effets délétères de la morale sexuelle civilisée qui n’offrent que deux solutions au désir des femmes. Ou bien « l’identification les amenant à être comme le père, [ou bien] l’identification à la femme inconsciente du père mort et inconscient : la Vierge[7] ». Si l’anthropologue précise que le changement de genre des vierges jurées n’a rien d’ouvertement libidinal – il n’y pas trace de désir lesbien ou de volonté transexuelle, non plus de pente gynécophile chez les femmes qu’elle a interrogées -, en revanche, les vierges d’Albanie nous permettent d’apercevoir socialement ce que Dora fomente sur le divan de Freud après avoir rêvassé devant la Madone de Dresde. Soit, cette solution d’être l’objet du père (du Kanun), d’être ce phallus qui cause le désir du père qu’elles reconduisent, certes avec l’accumulation des bénéfices sociaux spécifiques à la société albanaise, mais au prix d’un renoncement à leur désir de femme comme femme. Mais il y a plus ! L’acte de ces femmes devenues hommes d’honneur par l’adoption irrévocable d’un vestiaire masculin et des bénéfices sociaux qui s’en déduisent – notamment la liberté de circulation dans l’espace public au prix de la chasteté – n’est en rien l’expression d’une « revendication proto-féministe ». Point d’émancipation ici, mais bien plutôt la reconduite de la loi du père et de ses effets morbides sur un ordre social en mal d’hommes… à abattre.

 

 

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[1]Ibid., p. 49.

[2]Ibid., p. 47.

[3]Ibid., p. 47.

[4]Ibid., p. 99.

[5]Ibid., p. 114.

[6]Ibid., p. 32.

[7]Zafiropoulos Markos, La question féminine, de Freud à Lacan. La femme contre la mère, Paris, Puf, 2010, p. 84.