Category Archives: revue

  • -

« Elle » un film de Paul Verhoeven – Corinne GARCIA

ENCORE

 

« Elle » est un de ces films qui nous plonge du début à la fin dans un état d’excitation autant émotionnel qu’intellectuel. Il commence directement par un viol, enfin…..on comprend au fur et à mesure que c’est un viol. Même la scène inaugurale du film se livre à son rythme, d’abord des sons de voix qui indiquent une scène sexuelle, puis l’image, puis Isabelle Huppert qui se relève après la fuite de son agresseur, on comprend ce qui s’est passé dans un léger effet d’après-coup. Au lieu d’appeler la police, la « victime »

commande des sushis.

 

Inauguralement et sans scène d’exposition, le film annonce les changements de registre qui le parcourront tout du long, et notamment celui central d’une prédatrice qui se révèle au fur et à mesure, après avoir été une proie. D’autres changements de registre, plus formels participent de la jubilation que suscite le film. Le thriller se déconstruit, on passe de l’horreur à la farce féroce sans transition, la trame du récit classique s’effiloche au rythme de l’évolution du film, au passage quelques archétypes sont pulvérisés.

 

Le film déjoue toutes les formes possibles d’identification. Impossible de s’identifier à l’un des hommes du film. Ils sont tous brillamment décevants et sans consistance… l’un est un violeur, l’autre un amant navrant et insipide, l’ex-mari peine à se construire vie professionnelle et sentimentale, le voisin est castré par la dévotion enflammée d’une épouse bigote. Le fils, même s’il semble préférer s’arranger d’une cécité pathologique qui lui permet de ne pas reconnaitre en sa compagne une fieffée infidèle, et du coup à « se faire tenir » comme père, est à la rigueur celui qui semble le plus épargné par cette consternante contagion d’hommes exsangues de vrai désir. Les femmes ne sont pas en reste, et même si elles semblent mener un peu plus la danse – une senior amatrice de chair fraîche, une dévote jouissant d’être dévorée par sa foi et dont la dernière réplique dans le film est glaçante, une collègue aveuglément confiante et dévouée, une jeune mère assumant sans états d’âme son infidélité – aucune d’elles ne donne l’image d’un être solidement arrimé à son désir. Au centre, tel un noyau autour duquel tournent tous ces électrons, la Serenissima, Isabelle Huppert, absolument magnifique dans son interprétation

 

Le film déjoue toutes les formes possibles d’identification. Impossible de s’identifier à l’un des hommes du film. Ils sont tous brillamment décevants et sans consistance… l’un est un violeur, l’autre un amant navrant et insipide, l’ex-mari peine à se construire vie professionnelle et sentimentale, le voisin est castré par la dévotion enflammée d’une épouse bigote. Le fils, même s’il semble préférer s’arranger d’une cécité pathologique qui lui permet de ne pas reconnaitre en sa compagne une fieffée infidèle, et du coup à « se faire tenir » comme père, est à la rigueur celui qui semble le plus épargné par cette consternante contagion d’hommes exsangues de vrai désir. Les femmes ne sont pas en reste, et même si elles semblent mener un peu plus la danse – une senior amatrice de chair fraîche, une dévote jouissant d’être dévorée par sa foi et dont la dernière réplique dans le film est glaçante, une collègue aveuglément confiante et dévouée, une jeune mère assumant sans états d’âme son infidélité – aucune d’elles ne donne l’image d’un être solidement arrimé à son désir. Au centre, tel un noyau autour duquel tournent tous ces électrons, la Serenissima, Isabelle Huppert, absolument magnifique dans son interprétation.

 

Le film procède grâce à cette actrice immense, à une mise en abyme réjouissante. Tout le monde est fasciné par Isabelle Huppert /Michèle, que ce soit les personnages du film ou nous spectateurs. Le film, et Isabelle Huppert, propose un personnage féminin assez remarquable. Elle est sûre d’elle, dominatrice, séduisante, elle peut trahir ou cajoler d’une seconde à l’autre, foudroyer son interlocuteur ou le soutenir, être attentive ou destructrice. Dans la même séquence elle s’inquiétera avec sincérité des déboires professionnels de son ex-compagnon, non sans avoir, auparavant, délibérément défoncé le pare-choc de sa voiture. Elle choisit délibérément aussi une sexualité violente. On ne saurait y voir l’expression du fantasme des femmes à être violées. Ce serait une conclusion hâtive dont le film n’apporte de toute manière pas véritablement l’hypothèse.

 

Tous les personnages évoluent dans un contexte bourgeois, on reconnait tous les symptômes d’une tristesse dans la modernité, affadissement insipide de leurs propres vies, qui ne se soutiennent ni de passion, ni d’amour véritable, ni de lien digne de ce nom. Tout juste peuvent-ils graviter autour de cette femme qui les fascine, les domine, sans que la moindre consistance visible ne semble soutenir les liens. Cette femme se lasse aussi de son amant, et le fait qu’il soit le compagnon de sa plus proche amie ne constitue même plus un interdit assez puissant pour donner corps à leur relation. Plus donc que le fantasme névrotique d’une femme d’être violée, le film construit l’image d’une femme qui à l’égal d’un homme (elle porte d’ailleurs un prénom unisexe) peut jouir d’être prédatrice, peut jouir d’une sexualité violente. « Les malades », dit-elle, « ça (la) connait », « oui, mais la plus dangereuse c’est toi », lui répond son ex-compagnon : en effet, au fur et à mesure que le film progresse, le spectateur peut se demander qui, avec les viols perpétrés, sadise qui.

 

On se demande aussi si Verhoeven, à partir du livre de Djian, ne construit pas un personnage emblématique d’une perversion au féminin. On sait tout ce que doit le pervers à son public… névrotique. Le névrosé échoue dans son rapport à la culpabilité, et reste fasciné par le pervers qui semble en déjouer tous les pièges. Comme tout pervers, Michèle garde un sang-froid terrible, en toute circonstance. Le regard souvent indéfinissable d’Isabelle Huppert sert à merveille d’ailleurs ce dispositif. Cette femme ne doute pas, soutenue d’un amour d’elle-même qui ne laisse aucune place à la relation objectale, qu’elle combat d’ailleurs dès qu’elle est susceptible d’apparaitre ; lorsque son ex-compagnon s’engage auprès d’une professeure de yoga, elle ne perd pas de temps à ridiculiser l’histoire et à évincer l’imprudente. En perverse accomplie, les hommes sont convoqués à être ses admirateurs, dont la présence contribue à entretenir son narcissisme… Méprisés, superflus, ils peuplent son univers comme de simples figurants. Cette femme à l’acte dans sa perversion, ne se passive pas, elle retourne même le viol à son avantage, et ne peut consentir à aimer : elle domine son objet. Elle prend, elle lâche, ne cède jamais rien à l’autre. Deux scènes avec l’amant l’illustrent parfaitement ; l’une où il lui propose une fellation dans son bureau, elle y consent mais en se saisissant avec désinvolture d’une poubelle, l’autre où après l’avoir poussée à avoir un rapport sexuel, elle choisit de ne donner à son amant qu’un corps inerte, mort. Elle exprime avec une froideur glaçante l’ennui qu’elle a de l’autre. Comme une perverse, elle ne se donne jamais : corps impénétrable… sauf, sauf au prix d’un passage à l’acte violent qu’elle instrumentalise.

 

Le film est donc une vraie réussite, bien sûr en ce qu’il consacre un sujet rare cinématographiquement, en ce qu’il exploite très ironiquement le thème bien connu suivant lequel le pervers semble réussir là où le névrosé semble échouer, en tout cas remarquablement bien sur les ravages du sujet divisé par rapport à son propre désir.

 


  • -

Structuralisme dans le blues – Corinne GARCIA


ENCORE


 

La revue Sygne, qui se propose d’aborder des thématiques sociales et culturelles dans leur modernité, ne pouvait négliger un fait culturel rempli de symboles, qui convoque le sensible et l’intelligible : le fait musical. La musique est un universel anthropologique, il n’existe nulle part de sociétés étrangères au fait musical. Et pourtant, du fait probablement aussi de cette universalité, il est extrêmement difficile de rendre compte du fait musical et de son écoute. Intellectuels, penseurs, philosophes, musicologues, ethno-musicologues affrontent et ont affronté cet objet sans en percer le mystère. Ses aspects formels et stylistiques sont théorisés, mais il est quelque chose dans la musique qui reste définitivement inaccessible à  sa compréhension. Claude Lévi-Strauss, mélomane averti l’avait posé : la musique est « le suprême mystère des sciences de l’homme, celui contre lequel elles butent et qui garde la clé de leurs progrès. »[1]

 

On « tourne » autour de cet objet, en mobilisant des champs et des corpus théoriques, que ce soit l’histoire, l’anthropologie, la musicologie, l’ethno-musicologie, la sociologie, la psychanalyse, et maintenant la bio-musicologie, sans pouvoir rendre compte de tout le phénomène.

 

Ce texte ne lèvera pas le voile, et recourra aussi à des descriptifs esthétiques stylistiques, sensoriels, qui ne rendront compte que bien en deçà, de l’espoir qui est formé de partager une expérience et une écoute musicale, et de restituer toute son intelligibilité au fait musical. Le genre musical choisi n’est pas celui de la musique dite savante, c’est même un genre parfois mésestimé. C’est pourtant une musique, gratifiée d’une abondante bibliographie, qui est à l’origine de genres musicaux majeurs dans notre modernité : le blues. Une musique à propos de laquelle Willie Dixon, compositeur et contrebassiste de grand talent, a dit qu’elle était « the roots, everything else is the fruits ».

 

Cet article se proposera de lire et penser LeRoi Jones, auteur de Peuple du blues[2], à partir du structuralisme de Lévi-Strauss ainsi que des théories esthétiques de l’iconologue Erwin Panofsky. D’aucuns pourraient trouver le rapprochement improbable dès lors que l’on sait que chacun de ces  auteurs s’est intéressé pour développer sa théorie à ce que l’on appelle de grandes œuvres, musique savante pour Lévi-Strauss (Wagner, Rameau, Ravel, Chopin notamment), peinture des primitifs siennois et flamands et de la Renaissance pour Panofsky. Pourtant, que ce soit à travers l’anthropologie du fait musical de Lévi-Strauss, notamment en ce qu’elle postule une analogie mythe/musique, ou que ce soit à travers une anthropologie de la forme symbolique qui pose la convergence mode de pensée/mode de création de Panofsky, on verra que le blues n’est pas seulement un phénomène artistique et social porté par un peuple, mais aussi un objet naturel de l’anthropologie structurale.

 

Il est dans toutes ses composantes exemplaire du concept de récit mythique, conçu comme arrière-fond de toute culture, et « matrice d’intelligibilité ayant une forme symbolique ». Il est aussi dans la forme esthétique qu’il propose à travers ses vastes possibilités expressives, et dans ses formulations sociales et culturelles, une forme symbolique qui a produit une révolution esthétique et musicale.

 

Ses origines sont, du point de vue anthropologique et symbolique,  le fruit de brassages, influences, opérant comme autant de fonctions symboliques et l’enracinant dans une culture qui a fondé une communauté musicale, puis « fait société ». C’est une musique aussi intensément incarnée par ses interprètes, qui l’ont perpétuée dans sa forme canonique, tout en la renouvelant constamment. C’est une musique puissamment communicative : un concert en live rend compte assez exemplairement du reste, de l’efficacité que peut avoir un  tel «  langage » sur le corps. Enfin, il s’agit d’une musique dont les musiques actuelles sont les héritières directes ou indirectes. Il n’y aurait jamais eu le rock’n roll sans le blues, ni toutes les musiques qui en ont dérivé.

 

C’est un concert éblouissant, qui s’est tenu à Paris pendant l’automne 2015, et une conversation avec les musiciens après leur set, qui ont inspiré les réflexions esthétiques et anthropologiques développées dans cet article. Ce concert, celui des Campbell Brothers, était exemplaire du point de vue de l’anthropologie du fait musical. Exemplaire aussi de ce que la musique procure, à savoir l’un des mélanges les plus harmonieux qui soit entre sensible et intelligible.

 

Quatre frères et un comparse composent ce groupe. Chuck, l’un des meilleurs musiciens au monde de pedal steel guitare, Darick à la lap steel guitare, Phil à la guitare, Carlton à la batterie. Daric Bennet complète la formation familiale (le blues est souvent une affaire de famille) à la basse.

 

Les compositions sont du répertoire blues–gospel, tel qu’il a été et est joué dans les églises du Sud profond des Etats-Unis. Cette formation s’y produit d’ailleurs toujours. Blues du delta, très authentique donc, joué avec l’inspiration religieuse du gospel. Le groupe appelle d’ailleurs sa musique la « sacreed steel », en référence au style des compositions et aux instruments utilisés pour la jouer. Les intonations musicales s’étendent du blues au « churchy » en passant par le « funky ». L’interprétation des musiciens, qui se donnent avec un engagement total, donnent à leurs compositions la puissance d’hymnes.

 

Les instruments joués méritent quelques développements. Hormis la guitare et la section rythmique qui sont habituelles, deux musiciens jouent de la pedal steel. C’est une « guitare » qui se joue assis et qui ressemblent à un métier à tisser. Le son produit n’est ni fixé, ni fini, et ressemble parfois à la voix humaine. Le son est étiré, étendu, et permet de prolonger des séquences musicales dans une légère discordance. Cela produit un sentiment d’amplitude. L’instrument requiert une technicité redoutable. Son apprentissage, disent les spécialistes, est «  douloureux ». La steel guitar comporte deux manches de 10 ou 12 cordes qui reposent sur 4 pieds télescopiques. Elle se joue avec une barre en acier (la steel bar) que le pedal steeler déplace sur les cordes de la main gauche. De la main droite, le musicien joue comme avec une guitare. Avec les jambes, des leviers sont actionnés par des courroies passées autour des genoux tandis que le pied droit en appuyant sur les pédales tend ou détend les courroies afin de jouer sur les variations de volume et d’expression. Comme pour l’orgue ou la batterie, les quatre membres du musicien sont mobilisés et désolidarisés, à la différence notable toutefois, que le geste technique de chaque membre mobilisé est parfaitement indépendant et différent des autres.

 

Les deux pedal steelers jouent avec une virtuosité fascinante. Leur jeu est totalement naturalisé, il semble sans effort : moment de grâce en les regardant, où l’art cache l’art. La technique atteint un tel degré de perfection, que l’instrument surgit comme un prolongement d’eux-mêmes : corps de l’instrument et corps de l’instrumentiste se prolongent et se complètent.

 

Musicalement, les mélodies se construisent sur une ligne où convergent mélancolie, nostalgie, fureur et énergie vitale. Les phrases s’étirent jusqu’à un point de tension extrême, pour se suspendre dans un break où ne se maintient qu’une rythmique rugueusement pulsée et hypnotique, pour repartir de nouveau à des points de paroxysme. La musique procède de variations et d’envolées, comme le jazz d’ailleurs, on entend le thème, la variation, de nouveau le thème, en même temps que persistent les répétitions rythmiques et modales. La temporalité est bouleversée, les tempi sont suspendus dans des syncopes qui accidentent subtilement les phrasés des instruments. Moments magiques aussi quand, sans que ne se dégage formellement un solo, le jeu de l’un des musiciens s’envole, se détache du jeu collectif pour le rejoindre magistralement dans un tempo millimétré. C’est de la haute voltige. C’est aussi un retour aux sources permanent, l’ombre tutélaire et bienveillante des pères du blues est palpable dans la salle. Si on cherche du transfert, et que l’on veut le voir travailler dans un moment où interprétation, réinterprétation et création fusionnent pour en livrer une expression in vivo, c’est bien dans un moment musical comme celui-ci.

« L’esprit ne descendra pas sans chants. »[3]

 

C’est un vieux dicton africain, dont LeRoi Jones considère qu’il est un « legs de l’Afrique à la culture afro-américaine », et qui a produit au cours de la christianisation du peuple Noir[4], la spécificité du gospel (Il faut réécouter Louis Armstrong sur « Go Down Moses »). L’église noire a toujours été comme le dit cet auteur, une « église d’émotion », et « l’apport (…) musical et émotif du ministre noir à l’office (…) considérable. »[5] Les Campbell Brothers sont habités par ce dicton, car ils chantent et interprètent leurs titres avec une inspiration hautement communicative, portés par une spiritualité qui les dépasse presque, et qui soulève la petite foule de leurs spectateurs dans un élan quasi-communiel. Au fil de la soirée, le groupe s’adjoint une chanteuse qui porte l’expressivité vocale à des sommets. Le public, conquis, vibre dans la joie d’une hétérophonie contagieuse.

 

Billie Holiday, qui a peu chanté de blues (son Billie’s blues, une référence dans le genre, est à écouter), a fait l’objet d’un nombre important de biographies. C’était une des plus grandes artistes qui ait existé, et c’est à elle que l’on doit l’invention du réalisme et de l’intonation dans l’expression musicale vocale jazz. Tous ses commentateurs ont tenté de rendre compte de la maîtrise parfaite qu’elle avait de son art. Elle menait une vie de « bâton de chaise », et il était inévitable que son art du chant soit hautement psychologisé. Quête permanente d’amour, désillusions, femme noire subissant le racisme et en plus la misogynie effroyable des jazzmen, autodestruction, enfance douloureuse, alcoolisme, drogue, bisexualité ont amené ses biographes à concevoir ses compositions et interprétations comme la projection des « ses propres turpitudes, un décalque sonore de son existence décousue », ainsi que le soulignent Jean Jamin et Patrick Williams dans leur excellente anthropologie du jazz[6]. L’œuvre de Lady Day se conçoit difficilement séparée de son existence, ce point est indéniable. Mais certains biographes ont poussé à ce point la psychologisation, considérant même son art comme « autoportrait acoustique », que l’œuvre de cette artiste ne semble pouvoir être conçue que dans sa causalité sociologique : femme noire, dominée, brouillée dans ses repères, agie dans son art, et instrument de sa vie.

 

Ce détour par Billie Holiday illustre la problématique quant à l’analyse à apporter de l’écoute d’une œuvre musicale, et ici du blues, dès lors qu’il faut bien considérer que cette musique, du fait de ses origines, peut facilement être perçue comme un genre dont les causalités sociologiques et anthropologiques justifieraient à elles seules les qualités esthétiques. On retrouve là les critiques que Theodor Adorno a invariablement formulé contre le jazz, musique rustique ou primitive selon lui : ce grand théoricien de la musique qui ne reconnaissait comme une œuvre musicale que les œuvres écrites, a constamment affirmé le « texte » de la partition contre l’interprétation.

 

Or, si on peut postuler que le blues comme fait musical n’est pas indépendant évidemment de logiques sociales et symboliques,  il en va ainsi de toutes les musiques — de tous les arts d’ailleurs depuis que Erwin Panofsky a pu le théoriser — et c’est bien ce qui fonde une anthropologie notamment structurale du fait musical. Toute la question est en définitive de savoir s’il s’agit d’un art ou non — ce que Theodor Adorno, dans une logique ethnocentriste contestait[7] — et quels sont les critères retenus pour éventuellement le proposer. Si l’on considère la question du point de vue d’une forme esthétique en ce qu’elle mobilise mode de pensée, et mode de création, on reconnaitra à cette musique les qualités d’un art. Dimension que l’on peut lui attribuer également en ce que, comme d’autres arts, elle porte témoignage d’une culture, et agit comme une voie d’accès à la connaissance et la compréhension d’une société, ici le peuple Noir américain.

 

L’apport de l’anthropologie structurale est de ce point de vue décisif pour comprendre non seulement les fonctions sociales et symboliques du blues, mais  aussi pour saisir  sa dimension esthétique et artistique.

 

Le blues est une musique créée par une population qui était au plus bas de l’échelle ethnique, dans le sud empoisonné et raciste des Etats-Unis. Elle est née d’un traumatisme, celui d’une population déracinée de force, arrachée à sa terre, sa culture, et à tous ses repères identitaires. Des millions d’hommes et de femmes ont participé, contraints, à la construction d’un pays, en perdant liens de parenté, identité, langue, autrement dit tout ce qui participait de leur culture originaire. Des fonctions symboliques bouleversées, remaniées, reconfigurées par les influences des fonctions symboliques d’une culture dominante ou d’autres cultures minoritaires, pour aboutir à une synthèse, finalement dynamique de toutes ces cultures.

 

La religion protestante a christianisé le peuple Noir, ce qui a produit musicalement le gospel, musique de dieu, tandis que les work songs, chansons des esclaves travaillant dans les champs de coton jetaient les prémisses du blues, musique du diable. Le peuple amérindien a aussi contribué à cette musique, de manière féconde et fortuite en recueillant, parfois pour les asservir, parfois en les intégrant véritablement, les esclaves qui passaient le bayou pour s’évader. Fusion et métissage encore de fonctions symboliques, qui ont produit une communauté, musicale notamment, les Black Indians.

 

La musique est orale, jouée avec des instruments rudimentaires, mais surtout avec le corps, qui participe de la « composition ». Comme le note David Smadja, « le véhicule naturel de cette musique est le corps humain, à travers sa voix et ses mouvements. »[1] On recommandera d’écouter un enregistrement d’Alan Lomax, ethnomusicologue et collecteur de musiques dites « indigènes », intitulé chants de prisonniers. On entend des voix qui chantent à peine, en articulant à peine aussi les mots, le rythme est imprimé en pulsations par les mains et les pieds frottés (shuffle). La musique est autant jouée qu’elle est agie, des corps en souffrance s’édifient en « personnes sonores ». Troublante et émouvante mélopée, dont l’écoute ne peut laisser insensible, tant elle témoigne de ce qui a été pour LeRoi Jones « la pire sorte d’esclavage possible ».

 

L’une des fonctions anthropologiques que l’on reconnaît à la musique est de créer, coordonner un groupe, tout en régulant les émotions. Ces work songs presque hypnotiques et vibrantes de l’accordage affectif de ces travailleurs, en témoignent ici de manière poignante.

 

De transmission en héritage, la musique se transforme, se renouvelle, et permet à des individualités de se démarquer. C’est, indique Smadja, l’individualisme sui generis du blues. « Chaque homme avait sa propre voix, sa propre façon de crier et sa propre vie comme sujet de ses chansons ».[2] Le blues trouve son inspiration et sa force émotive « dans l’individu, dans ce que sa vie et sa mort comportent d’absolument personnel »[3]. Le call and response s’institue, et se perpétuera dans le jazz via les chorus des instruments. Ce procédé, intrinsèque au blues et qui participe de son édification, consiste en des interpellations et défis musicaux que se lancent les interprètes à travers leurs compositions, et formalise un rapport musical entre eux. On en connait les développements magnifiques dans les interprétations de morceaux de blues ou de jazz, où les instrumentistes prennent tour à tour leur chorus pour composer librement autour du thème, et se répondre avec leurs instruments. Chacun a son moment solo, s’exprime, se met en valeur sans jamais nuire au collectif : le solo parle au singulier d’une musique collective. Là encore, on observe le métissage de fonctions symboliques. D’un côté, la fonction sociale de la musique africaine, qui intrinsèquement est constitutive de liens dans la communauté, de l’autre la solitude de l’homme Noir qui conjugue son expérience personnelle à l’individualisme prôné par la société blanche.

 

Des calls and responses qui font partie de l’anthologie du blues ont  opposé autant que relié des individualités, configuré et développé cette musique. Quelques monstres sacrés ont créé au nom de cette joute des compositions inoubliables. On pense notamment à Muddy Waters et Bo Diddley, qui comptent parmi les maitres de l’école primitive du blues. C’est à l’occasion de l’une de ses interpellations sur « le ring de la gamme pentatonique », que Muddy Waters a composé « I’m a man ». Chanson connotée sexuellement, comme souvent dans le blues, mais qui dit aussi un au-delà plus existentiel, à savoir qu’il est un homme, « un vrai », avec une âme. Call and response, transmission, héritage, filiation, transfert : cette chanson est reprise par une femme, Koko Taylor dans son transfert à Muddy Waters. La version qu’elle en livre, « I’m a woman », est une merveille : expressivité, revendication, affirmation de soi et mélancolie. La parfaite plasticité du blues, l’espace qu’ouvre cette musique à ceux qui veulent témoigner d’eux-mêmes, le pérennise et l’institue pleinement en mode de création artistique. Cela permet de signaler, et justifierait d’ailleurs de plus amples développements, que ce sont les femmes qui ont été les plus grandes interprètes de blues classique. Moins itinérantes que les hommes, elles ont donné une voix à leurs « chagrins intimes ».[4] Ces femmes esclaves étaient pour certaines asservies aussi sexuellement, et elles ont été nombreuses, comme le précise LeRoi Jones, à tuer leurs enfants en les étouffant, « afin de leur épargner les tourments de l’esclavage ».[5]

 

Certains titres, que l’on peut écouter sur les sites d’écoute en ligne, ont connu une belle postérité, quoique leurs compositeurs originaires restent méconnus du grand public. « 29 ways », de l’excellent contrebassiste Willie Dixon, a été repris par Marc Cohn, qui en livre une version intéressante et « modernisée ». C’est un titre que la fameuse Koko Taylor a chanté aussi, merveilleusement. A écouter absolument.

 

En 2000, Moby chante un tube « planétaire » : « Natural Blues ». C’est un titre chanté en 1937 par une autre chanteuse de blues classique, Vera Hall, « Trouble so hard », une merveille du genre encore, portée par la voix inspirée de cette interprète. Dixon, Hall, Taylor, tant d’autres encore chantent leurs compositions avec inspiration, intensité et élégance. L’auditeur même s’il n’est pas connaisseur, remarquera que la partie instrumentale est réduite au minimum, que c’est l’expressivité individuelle de l’artiste qui compte et donne toute sa force et sa grâce à la composition.

 

Un exemple illustre particulièrement le propos, c’est le titre « Tramp », chanté par le guitariste Lowell Fulsom. L’orchestration est réduite à sa plus simple expression, basse, batterie, guitare, mais c’est la voix, expressive et inspirée du chanteur qui donne toute sa substance, sa densité, et son charme « démoniaque » à la composition. Une voix qui est nimbée d’ironie un peu bravache, qui semble lancer un défi. Exemplaire de ce côté typiquement « hussard » du blues : un minimum de moyens pour un maximum d’effets.

 

Il serait injuste d’oublier un des artistes qui a été l’un des  fondateurs du blues, Robert Johnson. Son titre, « Love in vain », qu’il chante magnifiquement avec sa guitare (ajoutant une partie basse à la ligne mélodique), a été repris par les Rolling Stones, groupe qui a toujours affirmé son affiliation au blues, et qui pour cette raison a toujours veillé à rendre hommage à cette musique, notamment au cours de sessions musicales d’anthologie avec des bluesmen. Ironie de l’histoire, Robert Johnson a été celui qui a « inauguré » la liste des musiciens morts à l’âge de 27 ans, avant Jimi Hendrix (Black Indian d’origine d’ailleurs), Janis Joplin, Jim Morrison[6].

 

Transmission, héritage d’histoires qui se racontent en chansons et chants, qui sont répétées, remaniées, interprétées subjectivement par leurs interprètes successifs, qui constituent au fur et à mesure de ces productions intellectuelles une communauté rattachée à une histoire bouleversée par un crime originel constituent autant d’éléments organiques du mythe ou du récit mythique, au sens de Lévi-Strauss pour qui l’œuvre musicale constitue une mise en forme symbolique.

 

Rappelons que pour Lévi-Strauss, la « musique est un mythe codé en sons au lieu de mots »[7], c’est-à-dire une communication réelle et infra-linguistique, qui exerce comme le mythe ou le récit mythique des fonctions symboliques. Dans un entretien rapporté par la revue Musique en jeu de 1973, Lévi-Strauss relève que dans certaines sociétés « il serait impossible de raconter ou faire voir le mythe s’il n’y avait pas la musique », et que dans ces sociétés, la musique « est une partie du mythe »[8]. Il peut être envisagé de comprendre le blues dans cette perspective : moyen empirique de communiquer une part de l’existence de l’esclave noir, musique qui n’est pas un art appris mais l’expression d’un penchant naturel, musique issue de vieilles racines, musique qui dans ses origines est purement fonctionnelle et n’obéit à aucune considération artistique (à la différence de la musique occidentale).

 

Il est à cet égard assez significatif de remarquer que Lévi-Strauss parle de « formes musicales » et de « fonction mythique », et que, comme le constate David Ledent, il s’agit alors de raisonner non plus « en termes de systèmes symboliques mais de formes symboliques comme activités de l’esprit qui expriment une fonction symbolique pouvant faire époque »[9].

 

Penser le blues comme mise en forme symbolique exprimant une fonction symbolique « pouvant faire époque », implique d’en saisir la forme musicale dans le cadre culturel qui l’a vu naitre, ici dans une logique sociale et symbolique inédite. Quelques éléments stylistiques, formels, compositionnels et descriptifs sont nécessaires à cette observation.

 

Le blues s’est construit d’une articulation dialectique complexe autour d’antagonismes ou d’oppositions… et de leurs renversements : blanc/noir, société primitive/société civilisée, individualisme/collectif, ordre/désordre, harmonie/dysharmonie, dominant/dominé[10].

 

Du point de vue de l’harmonie d’abord, la gamme du blues crée une ambiguïté acoustique. Avec le blues, apparait la blue note. Le terme « blue » est né de l’abréviation d’une expression anglaise, blue devils, soit diables bleus qui signifie idées noires. Formellement, le blues consiste en une séquence de douze mesures composées de trois phrases, selon un schéma AAB, fondé sur les accords des premier, quatrième et cinquième degré de la gamme. La blue note est une altération de l’une de ces notes. Les musicologues s’accordent pour considérer que ces blue notes sont des degrés incertains et indéfinis. Suivant André Hodeir[11], cet infléchissement vers le grave entraîne un « brouillage » entre mode majeur et mode mineur. La gamme tempérée occidentale est donc altérée dans sa structure. Ou plus exactement résulte de l’hybridation de deux systèmes tonals, l’africain et l’européen. Le premier est pentatonique, cinq degrés, le second compte sept degrés. La gamme du blues est pentatonique et « adapte » les troisième et septième degrés en les infléchissant d’un demi-ton. Il en résulte une ambiguïté du climat harmonique et expressif de cette musique où s’entremêlent deux tonalités, majeure et mineure. C’est une musique qui, selon ses commentateurs, « transcode mélodiquement, harmoniquement une histoire d’exil, d’appartenance brouillée ».[12] Cette « hybridation harmonique », sera accompagnée d’une reconfiguration rythmique avec l’utilisation de la syncope, dont l’art éminemment complexe sera porté aux cimes avec le jazz.

 

La syncope brise le rythme de façon « accidentelle ». Cela permet de mettre l’accent sur certaines notes et d’amplifier la sensation auditive. Le rythme joue alors de l’asymétrie et de la discontinuité en renversant les points d’appui, et bien sûr la métrique occidentale. La syncope, « dérobade efficace » selon Jacques Réda[13], instaure acoustiquement un brouillage des repères en jouant de l’inversion temps faible/temps fort. Les spécialistes s’accordent pour reconnaître que les survivances les plus manifestes de l’Afrique dans la musique afro-américaine sont ses rythmes, notamment, comme le note LeRoi Jones, dans « l’emploi d’effets rythmiques polyphoniques et contrapuntiques »[14]. Alors que certains théoriciens de la musique considéraient ces effets comme primitifs, il est intéressant de remarquer que le jeu des percussions en Afrique était d’un usage extrêmement sophistiqué, puisque le tambour ne servait pas à émettre une sorte de « morse primitif », selon l’expression de Leroi Jones, mais une reproduction phonétique de mots entiers. Gilbert Rouget, au cours de l’entretien avec Lévi-Strauss rapporté dans le revue Musique en jeu, en parle également : « Une musique de tambour pour l’étranger (…) est une musique rythmique qui a plus ou moins d’intérêt ; mais pour l’auditoire, ce n’est pas seulement ça, ce sont des tambours qui récitent des formules (…) des salutations, qui parlent »[15].

 

Par ailleurs, les musiciens de blues dès qu’ils ont pu jouer des instruments, et cela s’est confirmé avec le jazz, ne les ont pas utilisés comme les Occidentaux. Ils les font « parler » comme des voix humaines, y compris dans des sonorités qui paraissaient incongrues du point de vue de l’Occidental. On voit là encore la grande lucidité sociale des musiciens Noirs, qui intègrent de nouvelles coordonnées musicales avec l’instrument, tout en l’exploitant avec leurs repères culturels originaires. Le blues, musique vocale à l’origine, s’adapte aux possibilités de l’instrument. Comme le note LeRoi Jones, lorsque l’influence instrumentale commence à apparaître, il s’agit pour les musiciens de faire sonner l’instrument « à l’imitation de la voix humaine et de son étrange cacophonie »[16]. Charlie Parker lui-même considérait qu’il n’y avait aucune séparation entre lui et son saxophone.

 

Là encore, il faut observer quelle est la fonction sociale et symbolique de la musique dans la culture africaine. La musique, sur ce continent est purement fonctionnelle, elle sert à exprimer une situation vécue, une situation personnelle, à l’inverse de la musique occidentale classique, très orientée formellement et esthétiquement, écrite, enseignée et moins spontanée. Pour M. Borneman, cité par LeRoi Jones : « Alors que toute la tradition européenne cherche la régularité dans le ton, le temps, le timbre et le vibrato, la tradition africaine tend précisément à nier ces éléments (…) aucune note n’est attaquée franchement, la voix ou l’instrument l’aborde toujours par en dessus ou en dessous, contourne le ton implicite sans jamais s’y attarder, et l’abandonne sans jamais s’y attarder »[17]. On sait ce que le jazz doit à cette esthétique musicale.

 

Au cours du concert évoqué plus haut, les musiciens, sur la base d’une mélodie, ont joué des improvisations. Il s’agit là encore d’un aspect important de la musique africaine, qui se perpétue, dans de constants renouvellements dans le jazz : la technique de l’antienne. Un soliste chante, le thème est repris par le chœur en improvisation dont la durée est variable et peut être relancée par le soliste. Cette technique est reprise dans les work songs, et se déclinera dans le blues orchestré, puis le jazz, qui se construit essentiellement de l’improvisation tant décriée par Theodor Adorno.

 

L’ensemble de ces hybridations, reconfigurations, participent avec l’expressionisme des chants religieux à un objet sonore nouveau, qui bouleverse l’esthétique musicale de l’époque. Le blues « magnifique amalgame d’influences » et plus « pure expression de l’âme noire » selon LeRoi Jones invente puis impose de nouvelles formes et pratiques musicales : harmoniquement, rythmiquement, expressivement et « orchestrativement ».

 

Erwin Panofsky, un  grand structuraliste  selon Lévi-Strauss, a dans son ouvrage majeur La perspective comme forme symbolique[18], analysé la perspective dans l’œuvre picturale comme une forme esthétique dont les modalités de réalisation étaient culturelles et sociales, et donc symboliques. Il mettait ainsi à jour les affinités structurales entre les modes de représentation dans l’art pictural et les modes de pensée, et repéré une révolution des sensibilités permettant un renouvellement de l’expression artistique. Proposer une complète formulation de l’anthropologie du blues comme fait musical et esthétique, nécessite de considérer cette thèse fondatrice. Le contexte contemporain très polyphonique, où l’écoute s’est familiarisée à une variété de sons, chants, rythmes, ne permet pas de penser la particulière modernité du blues à l’époque où il fut conçu… et pourtant : un peuple, le peuple Noir persistant sur ses fonctions symboliques originaires, combinant celles-ci aux fonctions symboliques du peuple Blanc, a produit, au prix d’un insoupçonnable effort de création de sens une nouvelle forme esthétique. Sens de la conquête pour des colons esclavagistes, contre conquête de sens d’une population traumatisée par un exil forcé. Le blues est une musique, du point de vue de l’anthropologie structurale qui nous permet d’en repérer les fonctions symboliques originaires et secondaires, une forme esthétique au sens d’un mode de pensée participant de son mode de création, et au-delà même une mise en forme symbolique : cette musique a profondément redessiné le paysage musical en même temps qu’elle a participé de la citoyenneté du peuple Noir.

 

Lévi-Strauss dans son anthropologie du fait musical a prévenu : la musique qui est hors du sens linguistique — d’où sa formule « la musique est un langage moins le sens »[19] —, est, notamment du fait qu’elle convoque fonction symbolique et fonction affective, « le suprême mystère des sciences de l’homme ». La musique convoque le vécu affectif de son auditeur, mais il comptait pour Lévi-Strauss au nom d’une condition impérative de positivité de répudier le « vécu », quitte à « le réintégrer par la suite dans une synthèse objective. »[20]

 

« Je ne méconnais pas l’importance de la vie affective. Je refuse seulement de démissionner devant elle et de m’abandonner en sa présence à cette forme de mysticisme qui proclame le caractère intuitif et ineffable des sentiments »[21]. C’est ainsi que lorsqu’il propose une analogie mythe/musique, Lévi-Strauss récuse toute « complaisance métaphysique ». « Mythe codé en sons au lieu de mots, l’œuvre musicale fournit une grille de déchiffrement, une matrice de rapports qui filtre et organise l’expérience vécue, se substitue à elle et procure l’illusion bienfaisante que des contradictions peuvent être surmontées et des difficultés résolues »[22]. La proposition, même complétée de l’idée de l’œuvre musicale comme « image et schème », n’épuise pas le mystère du fait musical qui  reste à la confluence de l’expérience logique du sensible et de l’expérience sensible du logique. Mais elle rend au mieux compte de la tangence entre expression esthétique et communication d’un sens.

 

Aller à un concert, c’est vouloir vivre une expérience musicale, profiter de la joie de l’écoute, la partager avec un public dans le lien affiliatif d’une petite foule d’amateurs. C’est aussi basculer dans une autre temporalité, être touché par l’émotion musicale et vivre les effets qu’elle produit dans le corps.

 

La musique « commet » en effet le miracle de produire des effets dans les corps de ses auditeurs, allant, pour celui des Campbell Brothers, de la retenue pudique d’une émotion mélancolique à l’expression physique de tensions cathartiques. L’œuvre musicale n’est pas qu’un son, il s’agit de sons transformés de manière synesthésiques en sens, qui prennent au corps, substance jouissante.

 

L’anthropologie ne peut pas rendre compte des effets synesthésiques produits par la musique. Pas de complaisance métaphysique dans le repérage proposé du récit mythique, des critères esthétiques révélateurs de fonctions sociales et symboliques au titre de la forme symbolique, mais rien qui ne rende compte définitivement du sensible et des affects. Tout au plus Lévi-Strauss conçoit-il le sujet sensible au plaisir musical comme un être éprouvant « un sentiment de gratitude envers la musique qui le comble », voire une  « unanimité organique », pour en conclure que « la joie musicale, c’est alors celle de l’âme invitée pour une fois à se reconnaître dans le corps »[23].

 

La théorie psychanalytique rend compte aussi difficilement du « prodige que le plus intellectuel des sens, l’ouïe, normalement asservie au langage articulé »[24], puisse à l’écoute d’une œuvre musicale susciter de tels mécanismes psycho-physiologiques, même si dans une certaine mesure, grâce à Lacan — pour qui la langue est première, pas le langage —  le concept de la lalangue permet de penser la valeur de jouissance de la musique, comme marque de la jouissance de l’autre. La musique prend au corps, produit l’effet du signifiant sur le corps, elle est expérience de la consistance du corps pris dans le signifiant. Elle témoigne, autrement dit, avec des particularités qui l’affranchissent de l’arbitraire du rapport signifiant/signifié, de l’efficacité du langage sur le corps, pris comme substance jouissante.

 

Depuis quelques années, une science universaliste appelée bio-musicologie est née, et a pour objet de rendre compte de l’universalité de la musique, autant que du mystère qui l’entoure. Les bio-musicologues, qui envisagent notamment la musique comme une « technologie du lien social » postulent qu’à l’origine langage et musique ne faisaient qu’un (ce que l’on peut dire du blues d’ailleurs). Ce « musilangage » (dénomination choisie par ces spécialistes) aurait été composé de formes lexicales associées à des intonations expressives. Dans l’histoire de l’humanité la part musicale se serait autonomisée par rapport au lexical : musique du côté émotionnel, langage du côté référentiel.

 

Le mystère du fait musical demeure, même si l’on peut dégager, grâce à l’anthropologie structurale les fonctions symboliques de la musique. Le blues, à ce titre, est un genre particulièrement exemplaire de la portée de cette anthropologie. La musique est un objet qui ne permet pas d’évincer le vécu, l’objectivité, l’affectivité de son auditeur. C’est un objet qui par essence conjugue fonction symbolique et fonction affective, participe d’un « moi mythique ». Conjonction et moi mythique contre lesquels les compositeurs de musique savante contemporaine ou sérielle, ont tenté  de construire leurs compositions (atonalité, répudiation de l’instrumentalité, abstraction, absence de musicalité, réduction du langage à un seul de ses termes : la parole, pas de vécu subjectif de l’auditeur). Pour l’essentiel, il s’agissait pour eux de déconstruire la musicalité de leurs œuvres afin que le système de sons soit considéré pour lui-même et sans complaisance pour les attitudes mentales de l’auditeur. Lévi-Strauss dans ce débat est resté structuraliste, sans lâcher sur « l’illusion bienfaisante ».

 

On conviendra, évidemment du côté de Lévi-Strauss, qu’avec la musique, la sensibilité « se trouve (…) investie d’une fonction supérieure »[25], que la musique convoque particulièrement l’imaginaire, tout comme le mythe, qu’elle a l’efficacité d’un langage sur le corps, et qu’elle renvoie, là encore comme le mythe, tout sujet à son désir de consistance.

 

C’est probablement autour de ce désir de consistance que le blues a pu et su particulièrement s’exprimer, et que cette musique a pu connaître de tels développements, puis une telle postérité. Pour considérer la question du point de vue d’une anthropologie psychanalytique, on peut aussi considérer que le succès de cette musique n’est pas étranger à ce qu’elle évoque, les vécus très anciens, le trauma, et leur dépassement, confirmant la proposition de Lévi- Strauss quand il parle de la musique comme « illusion bienfaisante que des contradictions peuvent être surmontées et des difficultés résolues ».

 

Il reste qu’un concert de blues aux influences gospel à Paris, joué magistralement par des musiciens enthousiasmants et inspirés, a offert la possibilité d’une réactualisation de l’anthropologie structurale du fait musical de Lévi-Strauss, de voir que cette anthropologie pensée pour la musique savante est d’une « plasticité » suffisamment rigoureuse pour analyser un genre musical différent, qui par son étonnante modernité et ses riches qualités expressives a révolutionné fondamentalement la sensibilité du monde musical à travers la nouveauté de son esthétique.

 

Réactualiser l’anthropologie musicale, mais aussi grâce à elle, penser du côté de leurs compositeurs et interprètes ce que peuvent être les fonctions sociales de la musique. Le blues illustre exemplairement ces fonctions, probablement mieux même qu’aucune autre musique : le blues à ses origines était une musique fonctionnelle, à ce titre elle n’obéissait à aucune commande, artistique notamment ; intrinsèquement elle ne poursuivait pas de buts esthétiques, et permettait à ceux qui la créaient de faire tenir leur être, d’avoir une consistance, de créer une communauté, de perpétuer l’héritage d’un passé. C’est une musique qui a su montrer qu’il est impossible d’anéantir l’expression d’une culture. Même si cette culture n’était qu’une enclave de sociétés primitives au cœur de la modernité. Le blues ne pouvait mieux illustrer aussi la fonction sociale et symbolique de la musique, dans ce qu’elle produit de repères tangibles et intelligibles pour ses compositeurs et interprètes, et à travers eux, à la communauté à qui elle s’adresse. Une musique où se sont associés dépassement et conservation de la culture africaine pour maintenir un régime symbolique, et porter socialement un individu à la citoyenneté :

« sono ergo sum ».

 

_____________________________________________________________________

[1]David Smadja, « Variations sur le jazz et la politique » in Raisons politiques. 2004/2, Presses de Sciences Po.

[2]LeRoi Jones, op. cit., p. 101.

[3]Id., p. 107.

[4]Id., p. 141-147.

[5]Id., p. 33.

[6]Christian Ravasco, La légende Robert Johnson racontée par le Diable, Ed. Camion noir, 2009.

[7]Claude Lévi-Strauss, Les mythologiques – L’homme nu (1971), Ed. Plon, 2009, p. 589-590.

[8]Musique en jeu, « Autour de Lévi-Strauss », 1973, p.107-108.

[9]David Ledent, « Claude Lévi-Strauss et les formes symboliques de la musique » in L’Homme 2012/1, Ed. de l’EHESS.

[10]David Smadja dans son texte « Variation sur le jazz et la politique », postule le caractère universel du jazz construit sur des oppositions à travers lesquelles jazz et politique se définissent réciproquement : Afrique/Amérique, sociétés primitives/sociétés occidentales, holisme/individualisme.

[11]André Hodeir, Les cahiers du jazz,1994, p.13-20. Cité par Jean Jamin et Patrick Williams, op. cit., p.150.

[12]LeRoi Jones, Le peuple du blues,op. cit., p. 51-59.

[13]Jacques Réda, « Battement », cité par Jean Jamin et Patrick Wiiliams in op. cit., p. 27

[14]LeRoi Jones, op. cit., p. 51.

[15]Musique en jeu, « Autour de Lévi-Strauss », 1973.

[16]LeRoi Jones, op. cit., p. 111.

[17]Id., p. 59.

[18]Erwin Panofsky, La perspective comme forme symbolique, Paris, Editions de minuit, 1975. Cf. p. 78 : « si la perspective n’est pas un facteur de la valeur artistique, du moins est-elle un facteur de style (…) mieux encore, on peut la désigner comme une de ces formes symboliques grâce auxquelles un contenu signifiant d’ordre intelligible s’attache à un signe concret d’ordre sensible pour s’identifier à lui » (référence à E. Cassirer).

[19]Claude Lévi-Strauss, L’homme nu, op. cit., p. 579

[20]Claude Lévi-Strauss, Tristes Tropiques, Plon, 1955, p. 63

[21]Claude Lévi-Strauss, L’homme nu, op. cit., p. 596

[22]Idem, p. 589-590.

[23]Idem, p. 587

[24]Ibidem.

[25]Ibidem.

 

[1]Claude Lévi-Strauss, Les mythologiques – le cru et le cuit, Ed. Plon, 1964, p. 26.

[2]LeRoi Jones, Le peuple du blues, Gallimard Folio,1968.

[3]Idem, p. 73.

[4]LeRoi Jones dans son livre utilise souvent le mot Noir avec majuscule. Parti pris que l’on peut considérer, pour quelqu’un qui est particulièrement engagé dans la « révolution noire », comme la volonté de revendiquer cette identité avec fierté et détermination. Son livre est une référence bibliographique indispensable pour qui s’intéresse au blues et au jazz. LeRoi Jones dans ce livre développe les conditions dans lesquelles l’esclave Noir a pu devenir citoyen et de quelle manière le blues a été « la musique de [cet] esclave citoyen ». Le mot Blanc est parfois écrit sans majuscule, comme si l’auteur entérinait un renversement des rapports dominants/dominés qui ont institué les conditions de l’esclavage. Ces partis pris seront reconduits dans cet article, dans le souci d’abord de respecter l’esprit de ce livre précis et précieux dans son témoignage, et de son auteur. Parti pris aussi de refléter que le blues n’a pas été seulement un « genre » musical, mais a agi comme un fait de société, « chemin pris par l’esclave pour arriver à la citoyenneté ». Parti pris in fine de la bienveillance et de la confiance du lecteur, qui comprendra que cet article n’induit à aucun moment de quelconques préjugés racistes ou ethniques : comme le dit LeRoi Jones « le début du blues (est) un des débuts du Noir américain ».

[5]LeRoi Jones, op. cit., p. 78.

[6]Jean Jamin, Patrick Williams, Une anthropologie du jazz, CNRS Editions, Paris, 2010 ; en part. chap. II et p. 149-151.

[7]Théodor Adorno, Théories esthétiques, Paris, Klincksieck, 1995.


  • -

Superman ou les conditions d’émergence d’un mythe dans la modernité – Kévin POEZEVARA


Le héros et le sujet de l’inconscient


En 1962, l’année de parution de l’Oeuvre ouverte, Umberto Eco intervient au congrès « Démystification et image », organisé par le Centre international des études humanistes et l’Institut des études philosophiques de Rome. Face à un parterre d’universitaires et d’ecclésiastiques, le tout jeune trentenaire y propose un exposé intitulé Le mythe de Superman. Le sujet peut paraître léger – si ce n’est vulgaire – à côté d’autres productions du célèbre sémiologue (qui écrit à la même époque un texte sur l’influence thomiste chez Joyce[1])… ce court texte n’en est pas moins d’une ambition immense, puisqu’il y propose une description précise des modalités nécessaires à la production de mythes dans la modernité. Au-delà du désir de lui rendre hommage donc, la thèse défendue alors par Umberto Eco mérite  qu’on s’y attarde et cela, je crois, pour plusieurs raisons :

 

– Car il est urgent – comme le préconisait Bourdieu – de « rompre avec les prénotions de la sociologie spontanée »[2] et d’opposer la réalité de la reconduction mythologique contemporaine au discours des évolutionnistes, si « prompts à déclarer obsolète la fonction symbolique dans la postmodernité »[3],

 

– Car en 1962 était aussi publié La pensée sauvage de Claude Lévi-Strauss, et que l’on peut dater de cette même année l’ouverture du débat par textes interposés qu’entretinrent l’anthropologue français et le sémiologue italien (à propos, justement, de la valeur structurale des mythes),

 

– Et enfin, car ce petit texte est une introduction idéale à la pensée d’Eco où s’articule une problématique (pour ne pas dire un symptôme) que l’on pourra retrouver ensuite dans toute son œuvre, scientifique autant que romanesque[4].

 

Alors, que dit Umberto Eco de Superman ?

 

Il en dit que « d’un point de vue mythopoïétique, la trouvaille est carrément géniale »[5]. Du point de vue de la pure production mythologique Superman, comme personnage, confèrerait au génie… Je vais vite et renvoie au texte ceux qui souhaitent connaître le détail de la réflexion : selon Eco, seule l’utilisation du motif (en terme lévi-straussien on pourrait dire mythème) de l’identité secrète, permet la naissance d’une figure mythique à l’ère du roman. Autrement dit, c’est l’introduction du motif de l’alter ego qui conditionnerait la possibilité de la naissance d’un mythe dans un contexte romanesque. Cette thèse dépend d’une certaine conception de l’histoire de l’art, ou encore de l’idée de l’œuvre (c’est ainsi que Lacan définit le champ de réflexion d’Eco en 1972[6]) qui oppose deux civilisations, celle du mythe et celle du roman, différentes quant à leur conception du temps et donc quant à la forme qu’elles donneraient aux récits et aux figures héroïques. Les « civilisations anciennes »[7], promulgatrices d’une « image religieuse traditionnelle »[8], érigeaient des héros qui savaient rester de marbre face à l’usure du temps (le personnage était dépositaire d’une image fixe, « symbole de son développement, son enregistrement définitif et son jugement »[9]). A l’inverse, dans une « civilisation du roman, l’intérêt principal du lecteur est déplacé sur l’imprévisibilité de ce qui va arriver, et donc sur l’invention de l’intrigue, qui glisse [alors] au premier plan »[10]. Alors que dans le mythe le récit est « celui du déjà-survenu et du déjà-connu »[11], à l’inverse, une nouvelle de Poe ou un roman d’Hugo tirent leur « valeur artisanale de l’invention ingénieuse de situations inattendues. »[12] L’enjeu commercial évident derrière cette exigence de sursauts romanesques irait donc contre la possibilité de rencontrer, au sein de la civilisation du roman, une figure héroïque chargée de cette « fixité emblématique »[13] qui serait propre aux dites sociétés traditionnelles.

 

C’est là qu’intervient la trouvaille mythopoïétique carrément géniale de Superman qui, au yeux d’Eco, « constitue un cas limite, où le protagoniste a, au départ et par définition, toutes les caractéristiques du héros mythique, tout en se trouvant plongé dans une situation du romanesque contemporain »[14]. Un paradoxe narratif que le créateur est parvenu à résoudre (« fût-ce inconsciemment »[15] a-t-il la gentillesse d’ajouter) en donnant à son super héros une double identité. En effet, l’élément scénaristique du passage d’un alter ego à l’autre (outre le fait qu’on peut y voir la mise en scène du difficile mariage des deux registres) permet que soit mise en place une « solution paradoxale dans l’ordre de la temporalité »[16], satisfaisant les conditions (pourtant antinomiques) nécessaires aux productions romanesques et mythologiques. Superman, figure inébranlable par excellence, risquerait de se consumer en prenant part aux exigences romanesques que lui impose la loi du marché. Si Superman finit par succomber à son amour pour Lois Lane, s’il se marie et fonde une famille cela satisferait sans doute quelques aspirations romanesques mais ce serait aussi – nous explique Eco – faire, pour le héros, un large « pas vers la mort » : « Agir, pour Superman comme pour tout autre personnage (et pour chacun de nous), signifie se consumer »[17], « Superman doit donc rester inaltérable tout en se consumant selon les modes de l’existence quotidienne »[18]. C’est là qu’intervient, afin de résoudre cet odieux casse-tête, la figure de l’alter ego timide et binoclard Clark Kent. Si Superman ne peut se compromettre en s’abandonnant à la belle Lois, il tentera de la conquérir sous les traits de son collègue Clark. Seulement voilà, Lois repousse toutes les avances du gentil Clark à qui elle reproche sa couardise, comparé à l’héroïque Superman. Clark ne peut compromettre son identité secrète (nécessaire d’un point de vue structural) et doit donc souffrir d’être invisible pour Lois qui elle n’a d’yeux que pour Superman. Un étonnant vaudeville donc, qui protège la mythifiabilité de Superman, tout en permettant au récit de rester prometteur sur le plan romanesque… Un triangle amoureux à deux que l’on peut s’amuser à calquer sur la définition du désir que l’on a hérité de Lacan, où l’accès à l’objet se trouve barré par le rapport qu’un sujet (divisé d’avec lui-même) entretient avec son idéal, relation dans l’ombre de laquelle se dissimule mal un quatrième terme qui n’est autre que l’horizon de la mort.

 

Contrairement donc à l’opinion générale qui s’accorde pour voir en Superman un chantre de la toute puissance, Eco nous apprend à voir en lui quelque chose comme un triste obsessionnel, que la structure de son mythe individuel condamne à l’impuissance. L’inaltérabilité de Superman est préservée des conséquences désastreuses que pourrait avoir un mariage avec Lois, grâce à l’impossibilité du rapport textuel qu’implique la trouvaille de l’identité secrète. Finalement Lacan ne pouvait mieux dire lorsque dans son séminaire sur La lettre volée, il évoquait « l’insipidité du superman contemporain » dont aurait été préservée « la prestance du détective amateur » [19], le fameux Dupin de la nouvelle de Poe. Insipide est en définitive un adjectif plutôt satisfaisant pour un mythe qui, nous l’avons vu, doit éviter toute effusion narrative s’il veut préserver sa mythifiabilité. Une définition que n’aurait d’ailleurs pas reniée Lévi-Strauss pour qui les mythes devaient être traités avec toute la rigueur du regard scientifique, dégagé de tout intérêt pour leurs attributs formels.

 

Il est temps d’introduire dans le commentaire de cet exposé d’Eco ce que furent les apports de Lévi-Strauss sur cette question du rapport entre le mythe et le roman, afin de pouvoir établir si, dans le cas de Superman, véritable trouvaille mythopoïétique il y a et, le cas échant, si celle-ci tient réellement du génie. En 1968 (soit 6 ans après la conférence Le mythe de superman), Lévi-Strauss publie le troisième tome de ses Mythologiques, intitulé L’Origine des manières de table. Il y complexifie le programme suivit au cours des deux premiers opus en introduisant la prise en compte de la dimension spatio-temporelle. Résumons les données du problème : comment la pensée mythique, cette machine intégrative qui tend à écraser la catégorie de l’événement, peut-elle assimiler les problèmes logiques que pose la conjonction des catégories de l’espace et du temps ? Une réponse brusque serait qu’elle n’y parvient pas.

 

Que ce soit dans :

            – L’Origine des manières de table (avec le mythème de la pirogue qui résout le « dilemme » de la juste distance à conserver entre cycles lunaires et solaires),

            – La Pensée Sauvage (et l’exemple des churingas, qui « offrent le moyen de concilier l’individuation empirique et la confusion mythique »[20]),

– ou La voie des masques (avec le « don dithyrambique de synthèse » des masques à volets Kwakiul qui « réunissent dans leurs figurations la sérénité contemplative des statues de Chartres ou des tombes égyptiennes, et les artifices du Carnaval. »[21]),

l’œuvre de Lévi-Strauss est parsemée de ces rencontres avec des « segments sociaux »[22], sortes de médiateurs plastiques, mythiques ou rituels, censés figurer l’harmonie possible entre l’événement et la structure. Malgré ça, malgré cet espoir de parvenir à une conjonction des dimensions diachroniques et synchroniques, Lévi-Strauss soutient dans ses Mythologiques que la prise en considération de la dimension temporelle par le mythe le fait mourir comme tel et le contraint à décliner jusqu’au genre romanesque. Si l’on met, pour l’instant de côté cette idée du roman comme objet de la dégradation du mythe, les définitions d’Eco et de Lévi-Strauss coïncident point à point : les mythes découlent d’une tentative artificielle de clôture tandis que les romans « semblent résulter d’une invention plus libre »[23], dont témoignent les « gestes déconcertants »[24] de leurs héros. Déconcertants ils le sont surtout pour l’auteur des Mythologiques qui a basé tout son édifice sur l’idée que chaque élément et chaque version d’un mythe peut et doit être interprété, contrairement donc au roman qui – pour reprendre l’expression d’Eco cité plus haut – tire sa valeur artisanale de l’invention ingénieuse de situations inattendues. Ainsi, dans Comment meurent les mythes ? en 1971, Lévi-Strauss nous propose l’exemple d’un mythe Salish afin de rendre compte de cette forme de déclin que serait le passage de la structure close des mythes à la gesticulation romanesque :

 

« Au lieu d’une histoire inspirée par une notion de justice distributive et s’achevant sur la séparation des protagonistes en deux camps : les mauvais qui sont punis, les bons qui sont pardonnés, nous avons ici une intrigue dont la marche conduit à une issue tragique et inéluctable. Tous ces caractères montrent qu’avec cette version carrier, un passage décisif s’effectue d’une formule jusqu’alors mythique à une formule romanesque, et au sein même de laquelle le mythe initial, qui était, ne l’oublions pas, « l’histoire de Lynx », se manifeste comme sa propre métaphore : le lynx monstrueux, surgissant de manière immotivée à la fin, et châtiant moins un héros paré de toutes les vertus que le récit lui-même, pour avoir oublié ou méconnu sa nature originelle, et s’être renié en tant que mythe. »[25] 

 

Ininterprétable comme élément du mythe, le motif immotivé du Lynx monstrueux pourrait donc simplement l’être comme signe (symptôme) de son glissement vers le registre romanesque… Je vous avais pourtant annoncé un vif débat entre Umberto Eco et Claude Lévi-Strauss sur cette question et je ne fais, pour l’heure, que de mettre en lumière la cohérence de leurs idées sur la différence entre le mythe et le roman. Encore une fois pour faire vite je dirais que s’ils sont d’accord sur l’idée qu’il faille distinguer « ce besoin avide de changement qui est propre à notre civilisation »[26] (à retrouver dans la promotion du roman, et même pire, du roman-feuilleton) de la civilisation du mythe (qui elle fait tout pour refouler la courbe historique), ils se séparent au moment de dire vers laquelle de ces deux là balance leur coeur.

 

L’amertume de Lévi-Strauss eut égard au genre romanesque ne fait guère de doute dans ces quelques lignes :

 

« L’histoire qu’ils racontent n’est pas close. Elle débute sur un accident, continue par des aventures décourageantes et sans lendemain, et s’achèvent sans remédier à la carence initiale, puisque le retour du héros ne conclu rien ». «  Le romancier vogue à la dérive parmi ces corps flottant que, dans la débâcle qu’elle provoque, la chaleur de l’histoire arrache à leur banquise. Il recueille ces matériaux épars et les remploie comme ils se présentent, non sans percevoir confusément qu’ils proviennent d’un autre édifice et qu’ils se feront de plus en plus rares à mesure que l’entraîne un courant différent de celui qui les tenait rassemblés. La chute de l’intrigue romanesque, intérieure à son déroulement dès l’origine et devenue récemment extérieure à elle – puisqu’on assiste à la chute de l’intrigue après la chute dans l’intrigue –, confirme qu’en raison de sa place historique dans l’évolution des genres littéraires, il était inévitable que le roman racontât une histoire qui finit mal, et qu’il fût, comme genre, entrain de mal finir. »[27]

 

A contre courant, on trouve chez Eco une grande méfiance pour le genre mythique, proche sans doute de celle de Barthes qui témoignait (en 1956) du côté « écoeurant »[28] qu’avait pour lui le mythe. Pour Eco le risque du mythe c’est sa récupération idéologique : « le propre du fascisme est son incapacité à passer de la mythologie à la raison, ainsi que de sa tendance à gouverner en se servant de mythes et de fétiches. »[29] Bien sûr il faut faire attention à l’incohérence de vocabulaire qui existe entre l’anthropologue et le sémioticien et bien considérer que lorsque Eco (lecteur attentif de Gramsci) pointe l’influence littéraire du mythe petit bourgeois il signale les même héros de roman-feuilleton dont Lévi-Strauss déplore les gesticulations immotivées. Il n’en reste pas moins que les deux auteurs semblent avoir choisi leur camp :

– l’un cherchant à décrire la méthode par laquelle le mythe tente d’atteindre une certaine clôture pendant que l’autre s’évertue à commenter l’espoir avant-gardiste de production d’une Œuvre ouverte,

– l’un tentant de mettre à jour l’existence d’une structure commune à toutes les mythologies alors que l’autre prépare un texte qu’il intitule La structure absente.

 

Eco, qui tout au long de sa vie a défendu l’idéal d’une guérilla sémiologique contre ce qu’il appelait la puissance du fascisme éternel, ne pouvait se permettre – comme Lévi-Strauss – de se satisfaire de cette « philosophie de la finitude » mise en pratique par « la pensée sauvage »[30]. Il lui opposait donc radicalement la promotion d’une certaine esthétique moderne (définie par le « choix de l’ambiguïté et de l’information comme valeur essentielle de l’œuvre »), plus en accord avec son exigence intime du « refus de l’inertie psychologique » à retrouver « derrière la contemplation d’un ordre retrouvé. » [31]

 

Pour finir de se convaincre de la vivacité du débat par textes interposés que se livrèrent les deux hommes ont pourra citer le cas d’une citation qui leur est commune, tirée du manifeste de la doctrine sérielle : « La pensée tonale classique est fondée sur un univers défini par la gravitation et l’attraction, la pensée sérielle sur un univers en perpétuelle expansion ». Lorsqu’ Eco cite Boulez c’est pour se réjouir du « dynamisme et de la supériorité de la culture occidentale au regard des civilisations dites primitives » [32] , opposant la « plasticité » de la première aux tabous inviolables des secondes ; Lévi-Strauss de son côté évoque le cas de la musique sérielle pour en faire une triste tentative dictée « par la misère des temps » :

 

« Bateau sans voilure que son capitaine, lassé qu’il serve de ponton, aurait lancé en haute mer, dans l’intime persuasion qu’en soumettant la vie du bord aux règles d’un minutieux protocole, il détournera l’équipage de la nostalgie d’un port d’attache et du soin d’une destination… »[33]

 

Si le sémiologue et l’anthropologue prennent donc part (pour rappeler les beaux vers d’Apollinaire) à la longue querelle de la tradition et de l’invention, de l’Ordre et de l’Aventure, on aurait pu imaginer que l’article consacré au mythe de Superman puisse être un point d’accord entre les deux chercheurs. En effet, si (comme nous l’avons vu plus haut) les masques à volets Kwakiutl  sont – pour Lévi-Strauss – le signe d’un don dithyrambique de synthèse entre la statuaire apollinienne et l’art dionysiaque du carnaval, reste que la transformation dépend d’un habile jeu de corde qui, à juste titre, pourra rappeler le Fort – Da freudien et qui peut, je crois, être rapproché de celui qu’implique le motif de l’alter ego super héroïque avec, à la place des volets qui masquent ou dévoilent, l’image de Clark Kent se précipitant dans une cabine téléphonique pour se changer en Superman : le journaliste ôte ses binocles, déboutonne sa chemise et révèle sa poitrine musclée flanquée du grand S rouge du héros. Même chose dans le dernier des quatre ajouts que Lévi-Strauss fit à ses Mythologiques : dans Histoire de Lynx l’anthropologue reprend la question du rapport entre mythe et roman et l’articule (par le biais du couple mythologique Lynx/Coyote) au « rêve d’une impossible gémellité qui, aussi bien en Amérique du Sud qu’en Amérique du Nord, hante les mythes »[34]. Contrairement à ce que laissait entendre L’Origine des manières de table¸ la potentialité romanesque n’est plus, dans Histoire de Lynx, un simple signe de dégradation de la structure close du mythe, elle devient l’assurance d’un « déséquilibre dynamique » dont « dépend le bon fonctionnement du système qui, sans cela, serait à tout moment menacé de tomber dans un état d’inertie »[35]. On retrouve ici, au détour de l’analyse d’une mythologie ancienne, ce même refus de l’inertie qu’Eco n’accordait qu’aux seuls avant-gardistes contemporains… Il aura donc fallu attendre près de 30 ans pour que (sur le papier au moins) Eco et Lévi-Strauss trouvent enfin un terrain d’entente ! La longue querelle trouve finalement à s’achever et une image pourrait servir à sceller cette concorde : nous sommes toujours en 1990 et Eco devenu romancier vient de publier en France son second roman qui s’ouvre sur l’image du pendule de Foucault dont les incessants balancements donnent au personnage l’illusion de se trouver sous « l’unique point fixe de l’univers ». Illusion car, le pendule, « si vous le décrochez de la voûte du Conservatoire et allez le suspendre dans un bordel, il marche aussi bien ». En dernière analyse, tout point peut servir l’illusion d’être l’ombilic de la création : pour cela « il suffit d’y accrocher le Pendule »[36] ; ce qui – reprit en terme mythologique – donne l’idée que de l’interminable déséquilibre dynamique mis en scène par le mythe dépend l’efficacité symbolique que l’on accorde à un certain point d’ancrage signifiant. Le héros du mythe (et peu importe donc qu’il soit antique ou moderne), qu’il incarne une synthèse signifiante impossible ou le surgissement d’un signifiant insignifiant, brille de n’être que la forme imaginarisée d’une coordonnée linguistique. Fatalement donc il sera toujours un enjeu de choix pour ceux qui se revendiquent de l’Ordre ou de l’Aventure, car c’est à cette juste place qu’il se tient, pile entre structure et événement et du débat qu’engendre cette posture médiane découle sa valeur d’incarnant du Signe. C’est ainsi que l’on pourra expliquer l’immanquable ambiguïté qui auréole cette figure du héros, dont c’est l’honneur et le drame que de devoir représenter une conjonction arbitraire qui en dernière instance renvoie chaque fois au capitonnage improbable du signifié et du signifiant dans la langue. Superman avec sa (re)trouvaille du motif de l’identité secrète donne toute la mesure de cette schize qu’est chargé d’incarner le héros, celle-là même donc qui frappe le sujet dès lors qu’il a fait l’insondable choix de mettre le doigt dans l’engrenage de la langue et du social et qui en en ressort fatalement divisé d’avec lui même. Une division qui elle se s’embarrasse jamais de l’époque même si les hommes ont prit pour habitude de la corréler au souvenir d’une supposée Chute fondamentale, illusion que le Mythe (toujours par quelque côté prédicateur du déclin) se charge, inlassablement, d’entretenir.

 

En guise de conclusion nous donnerons une dernière fois la parole à Lévi-Strauss qui, dans sa fameuse Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss, donnait les coordonnées d’une appréhension (que l’on pourrait maintenant qualifier d’) héroïque du sujet de la clinique où le symptôme apparaît – comme pour la paradoxale impuissance amoureuse du surpuissant Superman – comme la réalisation d’une médiation qui répondrait à un enjeu de structure :

« Dans toute société donc, il serait inévitable qu’un pourcentage (d’ailleurs variable) d’individus se trouvent placés, si l’on peut dire, hors système ou entre deux ou plusieurs systèmes irréductibles. A ceux-là, le groupe demande, et même impose, de figurer certaines formes de compromis irréalisable sur le plan collectif, de feindre des transitions imaginaires, d’incarner des synthèses incompatibles. Dans toutes ces conduites en apparence aberrantes, les « malades » ne font donc que transcrire un état du groupe et rendre manifeste telle ou telle de ses constantes. »[37]  

 

_____________________________________________________________________________________________________________________

 

BARTHES R., (1957), Le mythe aujourd’hui, in « Mythologies », Paris, Seuil, 2008

BOURDIEU P., (1982), Langage et pouvoir symbolique, Paris, Fayard, 2014

ECO U., (1962), « Le mythe de Superman », in De superman au surhomme, Paris, Le livre de poche, 2005

ECO U., (1962), L’œuvre ouverte, Paris, Seuil, 1979

ECO U., (1988), Le pendule de Foucault, Paris, Grasset, 1990

LACAN J., (1966), « Le séminaire sur « la Lettre volée », in Ecrits I, Paris, Seuil, 1999

LACAN J., (1972), …ou pire, Livre XIX du Séminaire (1971-1972), Paris, Seuil, 2011

LEVI STRAUSS C., (1950), Introduction à l’œuvre de  Marcel  Mauss, Paris, Puf, 2012

LEVI STRAUSS C., (1962), La pensée sauvage, Paris, Plon, 2014

LEVI STRAUSS C., (1971), « Comment meurent les mythes », in Anthropologie structurale deux, Paris, Pocket, 2009

LEVI STRAUSS C., (1979), La voie des masques, Paris, Plon, 2009

ZAFIROPOULOS M., (2015), Le symptôme et l’esprit du temps, Paris, PUF, 2015

[1] Voir dans ce même numéro ma note de lecture consacrée au texte Portait du thomiste en jeune homme.

[2] P. Bourdieu (1982), Langage et pouvoir symbolique, Paris, Fayard, 2014, p. 282.

[3] M. Zafiropoulos (2015), Le symptôme et l’esprit du temps, Paris, PUF, 2015, p. 206.

[4] Le commentaire de ce texte fut ainsi le fil rouge de ma thèse (Etude sur l’héroïsme – Incidences culturelles et cliniques de la lutte contre l’inertie, soutenue en septembre 2015 à l’Univ. Paris 7,  sous la dir. de Markos Zafiropoulos) largement consacrée à l’étude de l’œuvre d’Eco.

[5] U.Eco (1962), « Le mythe de Superman », in De superman au surhomme, Paris, Le livre de poche, 2005, p. 114.

[6] « Il ne me paraît pas superflu à ce propos de faire allusion à la rencontre que j’ai faite en Italie de quelqu’un que je trouve très gentil, qui est dans, je ne sais pas, l’histoire de l’art, l’idée de l’œuvre. » J. Lacan (1972), …ou pire, Livre XIX du Séminaire (1971-1072), Paris, Seuil, 2011, p. 222.

[7] U. Eco (1993), De superman au Surhomme, op. cit., p. 116

[8] Ibid., p. 115

[9] Ibid.

[10] Ibid.

[11] Ibid., p. 116

[12] Ibid., p. 117

[13] Ibid.

[14] Ibid., p. 118

[15] Ibid., p. 120

[16] Ibid.

[17] Ibid., p. 119-120

[18] Ibid., p. 120

[19] J. Lacan (1966), « Le séminaire sur « la Lettre volée », in Ecrits I, Paris, Seuil, 1999, p. 17.

[20] Cl. Lévi-strauss (1962), La pensée sauvage, Paris, Plon, 2014, p. 285

[21] Cl. Lévi-Strauss (1979), La voie des masques, Paris, Plon, 2009, p. 11

[22] Cl. Lévi-strauss (1962), La pensée sauvage, op. cit., p. 272

[23] Cl. Lévi-Strauss (1968), L’origine des manières de tables, op. cit., p. 95

[24] Ibid., p. 104

[25] Cl. Lévi-Strauss (1971), « Comment meurent les mythes », in Anthropologie structurale deux, Paris, Pocket, 2009, p. 310-311

[26] Cl. Lévi-strauss (1962), La pensée sauvage, op. cit., p. 282

[27] Cl. Lévi-Strauss (1968), L’origine des manières de tables, op. cit., p. 106

[28] R. Barthes (1957), Le mythe aujourd’hui, in « Mythologies », Paris, Seuil, p. 232

[29] U. Eco, (1965), De Superman au Surhomme, op. cit., p.191

[30] Cl. Lévi-strauss (1962), La pensée sauvage, op. cit., p. 318

[31] U. Eco (1962), L’œuvre ouverte, Paris, Seuil, 1979, p.105

[32] Ibid.,  p.104

[33] Cl. Lévi-Strauss (1991), Histoire de Lynx, op. cit., p. 33

[34] Ibid., p. 112

[35] Ibid.

[36] U. Eco (1988), Le pendule de Foucault, Paris, Grasset, 1990, p. 245

[37] Cl. Lévi-Strauss (1950), Introduction à l’œuvre de  Marcel  Mauss, Paris, Puf, 2012, p. 16


  • -

Le désir de Macunaïma – un héros« sans caractère » (en syntonie avecson désir ?) – Elisa dos MARES GUIA-MENENDEZ et Mariana ORLANDI


Le héros et le sujet de l’inconscient


 

« …il n’est pas nécessaire d’être héroïque pour être un héros… »

J. Lacan, Séminaire Problèmes cruciaux pour la psychanalyse (inédit), cité par F. Weyergans in Je suis écrivain, Folio Gallimard, 1991

 

 

De quoi s’agit-il dans un acte héroïque ? Le roman de l’écrivain brésilien Mario de Andrade, Macunaïma[1], nous guidera dans cet article qui cherche à étudier cette question. Figure du « héros sans caractère », Macunaíma est un sujet courageux, mais qui en même temps se permet toutes les sortes de plaisir – dans une sorte de jouissance sans limite. C’est pourquoi il nous interpelle quant à la question de son désir et nous fournit des éléments pour penser la question du désir, ou du « désir pur » dans le champ de la psychanalyse. En effet, le parcours de notre héros, qui ne cesse de mettre en cause la figure du héros idéal et les enjeux qui y sont liés, nous amène à nous interroger sur la nature du héros et du geste héroïque dans le champ de la psychanalyse.

 

Dans un premier temps nous allons faire une brève présentation de l’histoire de Macunaíma, de son parcours exceptionnel pour ensuite évoquer les enjeux de la figure du héros. Aussi allons-nous interroger la dimension héroïque de Macunaíma et la nature du héros. Peut-on dire que le héros est un sujet en harmonie avec son désir ? Parallèlement, on utilisera l’analyse d’Antigone faite par Lacan pour resituer cette position de notre héros. Pour Lacan il n’est pas tout à fait nécessaire d’être héroïque pour être un héros.

 

 

À propos de Macunaíma

 

Si quelques lignes sont sans doute insuffisantes pour arriver à transmettre la richesse de l’œuvre de l’écrivain brésilien Mario de Andrade, nous présenterons brièvement l’histoire de Macunaima, écrite en 1928 et qui est pour de nombreux spécialistes, critiques littéraires, sociologues, psychanalystes, etc. l’un des ouvrages les plus représentatifs de la culture brésilienne. Cette histoire, qui a été conçue en six jours, attire l’attention déjà par son titre : « Macunaíma – le héros sans aucun caractère » ; il s’agit donc d’un héros pas comme les autres, puisqu’il n’a pas de caractère.

 

Pour mieux comprendre le contexte dans lequel le livre a été écrit, aussi bien que son originalité, il nous semble important de situer le moment historique et culturel que le Brésil connaissait au début des années 20, le contexte dans lequel se situait son auteur.

 

M. de Andrade et plusieurs autres écrivains, peintres et artistes (Anita Malfati, Tarsila do Amaral, Oswald de Ondrade) revendiquaient des créations purement brésiliennes et ont organisé au célèbre Teatro Municipal de São Paulo en 1922 la Semaina de Arte Moderna (Semaine d’Art Moderne) qui visait à rompre avec les aspects « importés » des pays étrangers pour créer un véritable art national. Ces écrivains ont été durement critiqués par la société catholique et bourgeoise de l’époque, spécialement parce qu’ils avaient « inventé » un « savoir faire » à la mode brésilienne et qu’ils critiquaient surtout l’hypocrisie morale et sexuelle de la société de l’époque. Ce mouvement était appelé « Le Modernisme ».

 

La société brésilienne se modernisait et la ville de São Paulo voyait sa population croître significativement – presque un million d’habitants au début des années 20 – et des industries, des voitures, des machines (comme le téléphone et la radio) commencèrent à être présentes dans la vie quotidienne. Paradoxalement, le public était habitué aux œuvres « romantiques » où la figure du héros était souvent représentée par un Indien ayant des caractéristiques « européennes » (physiques et morales), comme dans O Guarani de Jose de Alencar[2]. Dans ce dernier ouvrage, le personnage principal (l’indien Peri) est la figure du héros qui correspond à la force, au bon caractère, à la beauté et qui va sauver la vie de la jeune portugaise en péril avec qui il vivra une histoire d’amour sur le modèle romantique du « happy ending ». Quand Mario de Andrade présente son héros disgracieux, paresseux et sans caractère, le public se montre surpris et en même temps étonné par cette figure à la fois exotique et familière.

 

Le personnage, Macunaíma, un Indien brésilien, est considéré comme le héros du peuple. Né noir d’une mère indienne vierge, il devient blanc pendant une période après s’être plongé dans des eaux enchantés pour ensuite reprendre sa « forme » originale. Dans son cheminement, ii livre de véritables batailles avec des personnages mythologiques et des personnages engagés dans des luttes politiques. Macunaíma met en scène le face à face problématique entre la culture noire, la culture blanche et l’indigène, et le mélange des cultures qui sont à l’origine de la culture brésilienne. Son aventure se déroule à travers la recherche d’un talisman – la pierre appelée Muiraquitã.

 

Le Muiraquitã, son talisman, ne lui avait jamais effectivement appartenu. Son départ de la forêt amazonienne (la nature) à São Paulo (la culture) sous le prétexte de rechercher cet objet – le talisman – est compris par certains comme une recherche qui en fait symbolise la recherche de la vérité, projetée dans l’espace extérieur, de l’identité du peuple brésilien, et représente la recherche de l’espace naturel effacé par le processus civilisateur qui affecte la grande ville. A travers la trajectoire de Macunaíma l’auteur ne cesse de revisiter et de réinventer des légendes et des mythes brésiliens. Dans son œuvre, il les évoque avec des caractéristiques « humaines » mais aussi « magiques » puisque Macunaíma peut se transformer en différents personnages tout au long du récit (un prince charmant, une française, un insecte). Il peut parler avec les animaux et les esprits. Dès le début de l’histoire, Macunaíma se permet toutes sortes de plaisirs : il ment pour ne pas partager la nourriture avec ses frères et pour coucher avec leurs femmes. Ainsi, il apparaît très courageux, mais aussi ambivalent, loin d’être « parfait » : il est égoïste et paresseux, comme en témoigne la phrase célèbre qu’il répète chaque fois qu’il doit lutter ou résoudre un problème : « Aie, quelle paresse ! ».

 

Nous pourrions même dire que Macunaíma est dominé par ses pulsions, c’est-à-dire qu’il n’a pas d’interdit, qu’il est sans refoulement, en quelque sorte antérieur à la morale de la civilisation. Une sorte de jouissance sans limite, sans barrière. Même son histoire d’amour avec Ci « la mère de la forêt et l’inoubliable » est présentée de façon non idéalisée et parfois même violente : la première fois où ils se rencontrent, il l’a viole ; néanmoins ils vivent ensemble et après quelques mois Ci accouche d’un bébé qui meurt peu de temps après, mordu par un serpent. Après l’enterrement de leur enfant, Ci décide de mourir et devient une étoile au ciel, mais avant de partir elle donne à Macunaíma son talisman, la Muiraquitã. Cependant, lors d’une lutte avec un monstre, il perd ce talisman, qui maintenant appartient à son plus grand ennemi, le géant Piaimã, qui mange des humains et habite à São Paulo. Le héros se rend alors à São Paulo avec ses frères pour récupérer son objet.

 

Macunaíma traverse le pays du Nord au Sud et Mario de Andrade représente les différentes régions du Brésil de façon très originale, les évoquant pleines d’événements fantastiques – et surréels. Lancé à la recherche de cet objet, il parvient finalement à tuer son ennemi et à récupérer son talisman, mais à un certain moment, à la fin de l’histoire,  il réalise que cet objet ne lui apportera pas ce qu’il souhaite. Il se trouve impuissant et décide de devenir « le brillant inutile des étoiles » :

« (…) tout ce qui était son existence malgré toutes les affaires, les histoires, le « jouer » (coucher avec les femmes), toutes les illusions, les souffrances, les actes héroïques n’étaient qu’un « se laisser vivre » »[3].

 

La réalisation du désir de notre héros rencontre-t-elle son collapsus ?

 

Les enjeux de la figure du héros

 

À partir de l’œuvre de Mario de Andrade nous pourrions dire que Macunaíma est quelqu’un qui se laisse vivre ; c’est son courage et sa détermination qui font de lui un leader pour son groupe. Mais en quoi consiste la dimension héroïque de Macunaíma ?

 

Dans le latin classique « heros » signifie « demi-dieu » ou « homme de grand valeur » ; en partant de cette logique la figure du héros se trouve liée à l’idée d’un homme au-dessus du commun, un homme digne d’estime publique, qui protège et réalise le bien pour les autres. Le héros est aussi celui qui se distingue de son groupe par ses exploits ou un courage ou une capacité extraordinaire, de ce fait parfois la figure du héros dépasse la condition humaine. Et vu la place qui lui est attribuée, on peut constater qu’il n’est pas rare qu’il soit idéalisé, que les qualités et la valeur réelle de la figure du héros sont portées à la perfection. De cette façon le héros est mis à la place de l’idéal du moi, c’est-à-dire du modèle de référence pour le moi. Le héros occupe donc une place toute-puissante, virile et du point de vue de la psychanalyse nous pourrions affirmer que la figure du héros se trouve fréquemment marquée par la position phallicisée – dans la mesure où il occupe nécessairement cette place – où il n’existe pas forcément d’espace pour que la dimension du manque ou que la castration puissent se faire présentes. Dans cet ordre d’idées, ici le héros se trouve traversé, et pris, par la dimension du grand Autre. Quelle place concevoir alors pour son désir à lui ?

 

Ces images de complétude, force, bon caractère, perfection, beauté, ainsi que de moralité, normalement présentes dans la figure héroïque correspondent au modèle classique du héros, mais nous nous demandons par où passe l’héroïsme de Macunaíma puisque, de fait, il surprend les lecteurs par sa dimension antihéroïque. Macunaíma est laid et paresseux, il n’est pas prêt à abdiquer son plaisir et ne cherche pas à correspondre à la figure du « héros idéal », mais la dimension héroïque lui est quand même attribuée. La signification de ce qu’est un héros varie selon les cultures, mais aussi dépend de ce qu’on appelle la dimension héroïque. Ici, le champ de la psychanalyse pourra guider notre réflexion.

 

Le héros Macunaíma ?

 

Si le héros est celui qui représente la force, le courage ainsi que la valeur morale du groupe, où se trouve donc la dimension héroïque de Macunaíma ? Afin d’y répondre nous allons reprendre son histoire pour, dans un deuxième temps, explorer cette dimension du point de vue de la psychanalyse.

 

Comme nous l’avons vu, notre héros en question ne correspond pas aux figures classiques du héros, c’est pourquoi il est connu comme « le héros sans caractère ». Malin et paresseux, Macunaíma triche en se permettant toutes sortes de plaisir, sans renoncer, en mettant en cause la figure idéalisée. Voyons ce qu’il en est du caractère du héros sans caractère : quand il chasse, il n’a peur de rien, il est audacieux, les grands animaux ne lui font peur ; mais en même temps il peut pleurer tellement la nuit est noire, et tellement il est terrorisé quand le soleil n’est plus là. Parfois il couche avec toutes les femmes – même les femmes de ses frères, les femmes prohibées, à la recherche d’une jouissance illimitée – parfois il a les larmes aux yeux parce qu’il sent « saudade » de Ci (elle lui manque et il n’a pas d’autre femme comme elle, l’inoubliable).

 

Son côté humain est mêlé à son côté animal. Quand il a faim, il chasse et il mange même un bœuf entier, seul, il ne le partage pas, même si ses frères ont faim. S’il a envie de « jouer » (« brincar », c’est-à-dire coucher avec des femmes) il va le faire, n’importe où, n’importe comment ; il va satisfaire ses pulsions les plus primitives sans se préoccuper du bien être des autres. On pourrait penser que son inconscient opère dans sa forme la plus brute, archaïque. Il n’a pas de limite, il n’a pas de contraintes. Mais aussi il importe de s’apercevoir que Macunaíma présente des caractéristiques qui font qu’il occupe la place d’un héros pour la communauté et pour son entourage. C’est en raison de son courage à la chasse, de son pouvoir de séduction auprès des femmes et de sa force – il est le seul qui puisse vaincre le géant cannibale Piaimã. Les autres le nomment « le héros » parce qu’il représente quelque chose qu’ils ne peuvent pas être. Une dimension héroïque qui contient une seule éthique : celle de son désir.

 

D’autre part nous constatons que la vie de Macunaíma est une succession de pertes ; il vit dans l’errance, il vit sa vie pour lui-même. En fait, il met en évidence toutes les contradictions de l’être humain. Ce mélange lui confère la place du héros-antihéros. Et Macunaíma semble bien occuper cette position. À sa façon.  Si « être un héros » c’est être courageux tout le temps, être prêt à sauver les autres, se donner à la place de l’autre… Macunaíma n’en est pas un ! Son courage est aussi mobilisé pour se venger, tuer, trahir, sans hésiter, ce qui fait de lui un personnage assez complexe et qui en même temps lui confère son côté unique avec ses mensonges, ses séductions, ses batailles, ses histoires, ses illusions… Il présente des caractéristiques qui le mettent à l’écart des héros classiques. Là, il n’est plus un héros pour la société. Mais du point de vue de la psychanalyse, peut-il être considéré comme un héros ?

 

Pour la psychanalyse de quoi s’agit-il dans la figure du héros et dans le geste héroïque ?

 

Si pour le sens commun la figure du héros se trouve liée à la force, l’image de la perfection traversée par la dimension de la morale et d’une éthique collective, pour la psychanalyse, qu’est-ce que le héros ? En quoi consiste le geste héroïque ?

 

Partons de notre héros Macunaíma qui, malgré son courage, est un sujet qui n’est pas prêt à renoncer, se permettant toutes sortes de plaisir, d’où une sorte d’ambivalence dans son héroïsme. C’est un sujet qui se trouve hors le système symbolique et qui du coup jouit de lui-même. Nous pourrions peut-être même dire qu’il s’agit de quelqu’un en syntonie avec son désir « pur », mais dans le même temps quelqu’un qui ne cède pas sur sa jouissance. Toutefois si la dimension de sa jouissance se trouve fortement présente est-ce que nous sommes toujours dans le champ du désir ? Un sujet qui se trouve dans ce mode de fonctionnement nous amène à penser à une sorte de « montage pervers », où son courage et sa détermination se mêlent avec son incapacité de faire face à la limite – à la castration, et cette position phallicisée nous semble être justement son point de rencontre avec la position du héros.

 

Continuant d’interroger la théorie psychanalytique, surtout avec Lacan, pour mieux élucider notre question, nous en venons à nous demander de quoi il s’agit dans un acte héroïque.

 

En 1960, lors de son séminaire sur le transfert[4], Lacan laisse entendre que faire face à son désir est une sorte d’acte héroïque : tout indique que pour Lacan il n’est pas nécessaire d’être héroïque pour être un héros.

 

C’est en 1960, lors de la séance du 16 novembre de son séminaire sur le transfert, que Lacan laisse entendre qu’être en syntonie avec son désir est un geste héroïque :

« Si nous devons prendre au sérieux la dénonciation freudienne de la fallace des satisfactions dites morales, pour autant qu’une agressivité s’y dissimule qui réalise cette performance de dérober à celui qui l’exerce sa jouissance, tout en répercutant sans fin sur ses partenaires sociaux son méfait – ce qu’indiquent ces longues conditionnelles, circonstancielles, c’est exactement l’équivalent du Malaise dans la civilisation dans l’œuvre de Freud. On doit se demander par quels moyens opérer honnêtement avec le désir »[5].

 

Notre exemple semble bien illustrer la question posée par Lacan : par quels moyens opérer honnêtement avec le désir ? De plus, dans quelle mesure ne pas céder sur son désir est-il un acte héroïque ?

 

Depuis Freud, il est connu que la vie en société implique un renoncement pulsionnel : le groupe ne peut vivre en société que s’il est régi par des organisations[6], des codes, des lois, des prohibitions, des interdits. Depuis toujours, l’homme a besoin de réorganiser les composants libidinaux en les adaptant constamment, de façon à modeler le monde conformément à ses propres désirs. C’est-à-dire que l’impasse posée entre la nature et la culture oblige le sujet à renoncer – pour que la vie en société soit possible – mais dans ces conditions comment être en syntonie avec son désir, son désir « pur » ?

 

Dans la même séance du séminaire évoquée plus haut, Lacan pose encore cette question : « Comment préserver le désir dans l’acte, la relation du désir à l’acte ? » et il va nous montrer que la dimension du désir trouve aussi ses limites. Nous croyons que le désir sert à guider le sujet – pour qu’il puisse réaliser la dimension de l’Autre présent en lui-même et attribuer une place à sa singularité. Or, ce qui oriente la cure analytique est justement ce mouvement de désidentification à l’Autre, il s’agit de faire émerger ce qui est de la singularité du sujet.

 

Voilà le point où nous souhaiterions arriver, qui fait l’objet d’une sorte de confusion dans ce qui touche à la dimension du désir dans le champ analytique ainsi que dans la position de l’analyste, ou de celui qui se dit analysé. Faut-il ne rien lâcher ? On ne pense pas… Sur quoi se termine une analyse ? Ne pas céder sur son désir n’est pas la même chose que ne pas céder sur sa jouissance. Etre en syntonie avec son désir c’est justement ce que permet au sujet de ne pas plonger dans la jouissance. Mais par quel moyen opérer honnêtement avec son désir ? Selon Lacan « le désir trouve ordinairement dans l’acte plutôt son collapsus que sa réalisation » et, ajoute-t-il, « au mieux, l’acte ne présente au désir que son exploit, sa geste héroïque. Comment préserver, dis-je, du désir à cet acte, ce que l’on peut appeler une relation simple, ou salubre »[7]. Ce sont quelques réflexions menées par Lacan qui nous ont aidées à développer notre travail.

 

Mais l’année précédant ce séminaire sur le transfert, dans le cadre de son séminaire sur l’éthique[8], Lacan a largement traité de la question d’Antigone. Il évoque son côté héroïque à travers sa tragédie aux yeux de la psychanalyse.

 

Pour Lacan, Antigone est l’illustration de la vérité du désir. Il analyse la forme particulière de l’héroïsme à laquelle Antigone vient donner corps. L’héroïsme serait-il porteur d’un principe, de ce qu’elle veut ou de ce qu’elle ne veut pas ? Le désir d’Antigone, faire une sépulture digne à son frère et cela contre les impositions de la loi en vigueur, faire ce qu’elle croit être ce qu’elle veut faire (ce qui dépasse le sens des obligations morales du « devoir faire »), serait-ce là le fondement de ce que Lacan appelle une théorie du désir, c’est-à-dire, une théorie du sujet ?

 

Le désir comme vérité, la vérité du manque. Le désir qui est construit à partir du pouvoir du manque. La loi à laquelle Antigone fait référence n’est pas celle, juridique, de l’État. C’est justement la loi du désir.

 

Lacan, pendant la séance du 25 mai 1960 de ce Séminaire, dit que « Antigone nous fait voir en effet le point de visée qui définit le désir »[9]. Le frère d’Antigone, Polynice, incarne ce qu’Antigone elle-même ne peut pas perdre, ce qu’elle a d’unique et qui ne se remplace pas. C’est sa vérité. La vérité d’être née d’un inceste (sans métaphore, puisque fille d’Œdipe et de Jocaste) et qui la fait mourir. Tout comme Macunaíma rencontre la mort après avoir été en face de sa vérité et de l’objet cause de son désir : la Muiraquitã.

 

Lacan poursuit dans la leçon suivante du 1er juin 1960 : « Mais je vais tout de suite vous faire une remarque. Au premier regard, des deux protagonistes que sont Créon et Antigone, veuillez bien remarquer – premier aspect – que ni l’un ni l’autre ne semblent connaître la crainte ni la pitié (…) Au second aspect, ce n’est pas il semble, c’est il est sûr qu’au moins l’un des deux protagonistes, jusqu’au bout, ne connaît ni crainte ni pitié, et c’est Antigone. C’est pour cela, entre autres, qu’elle est la véritable héros »[10].

 

On pourrait penser cette question de l’absence de la crainte et de la pitié comme faisant fonction pour Antigone de ce que Lacan appelle « le véritable héros ». De même, notre Macunaíma porte ses mêmes caractéristiques, de ne pas vouloir le bien. Il ne cherche pas à faire du bien aux autres. Il cherche à faire ce qu’il veut. On fait là justement le lien de et avec la psychanalyse. Est-ce que le désir d’Antigone la détruit, son désir la conduit-elle à la mort ? Il s’agit bien de son désir ou de sa castration ? Puisqu’il y a l’affirmation de sa toute-puissance par delà la mort ou la reconnaissance de ses limites… Le « désir pur » renvoie bien à la castration pensée comme pure coupure et au désir pur comme désir de castration.

 

Considérer le désir dans sa relation au fantasme c’est pouvoir penser le fantasme comme ce qui soutient le désir, en cachant l’objet. Dans le fantasme, l’objet prend la place de ce dont le sujet est symboliquement privé. Au-delà du fantasme, ou dans le deuil ou la perte de l’objet (dans notre cas la perte du Muiraquitã de Macunaíma) le sujet retrouve son désir. Mais il retrouve aussi tout ce dont l’objet le tenait à distance : la castration, sa néantisation et sa mort.

 

Dans son article intitulé « Lacan l’Helléniste »[11], Markos Zafiropoulos évoque la condamnation d’Antigone à entrer vivante au tombeau, portée par la loi des dieux contre la loi de la cité qui lui interdit d’enterrer son frère. Le lieu de l’entre-deux morts que désigne Antigone est le seul lieu de satisfaction qui se trouve à la hauteur de son désir.

 

Selon M. Zafiropoulos, le bien d’Antigone n’est pas celui des autres : « En franchissant les limites de la cité, elle va comme un désir pur, libéré de l’imaginaire mais pas seulement, car en optant pour l’ordre divin des lois non écrites, elle est conduite, indique Lacan vers « ce qui est en effet de l’ordre de la loi, mais qui n’est pas développé dans aucune chaîne signifiante, dans rien » »[12]. Elle a l’idée de faire elle-même avec son rien.

 

Dans la même séance du 8 juin 1960, Antigone est présentée par Lacan comme « pur et simple rapport de l’être humain avec ce dont il se trouve miraculeusement porteur, à savoir, la coupure signifiante qui lui confère le pouvoir infranchissable, d’être envers et contre tout, ce qu’il est »[13].

 

La coupure laissant à l’être parlant un « pur et simple désir de mort comme tel ». Comme le souligne M. Zafiropoulos, pour Lacan, Antigone incarne ce désir.

 

Nous pensons que Macunaima, lui aussi, avec toute la part de tragédie de son histoire, personnifie le désir, son désir, du début à la fin.

 

Conclusion

 

En lisant de nombreuses analyses de l’œuvre de Mario de Andrade nous pouvons remarquer qu’il n’est par rare que Macunaima soit défini, par certains critiques, comme le héros authentique. Mais de notre point de vue il devient un héros à partir du moment où il ne cherche plus à l’être, quand il renonce à cette toute-puissance ; lorsqu’il renonce à sa recherche du talisman, pour s’engager dans la recherche de sa vérité. Effectivement, à un certain moment Macunaima se retire des combats, des batailles, de la terre, de son Talisman, il passe à quelque chose d’autre et choisit de devenir le « brillant inutile des étoiles ». Serait-ce justement là son geste héroïque ? Il nous semble que oui…

 

Pour finir, nous allons reprendre quelques mots de Lacan cité par François Weyergans dans son livre Je suis écrivain[14]. Dans ce roman l’auteur évoque quelques passages de son analyse avec Lacan. Il raconte un épisode où ils discutaient à propos de la création et il reprend ces mots de Lacan proférés lors d’une séance d’analyse :

« Ne vous croyez pas obligé de franchir le Rubicon tous les jours. Soyez comme un savon qui glisse des mains du destin. Apprenez qu’il n’est pas nécessaire d’être héroïque pour être un héros… Qu’il faut aller de l’avant ! Sans prudence ! Savoir ce qu’on désire ! Ne rien céder ! Ce ne sera pas rose… La vie est plutôt comique… Soyez un héros comique (…) Celui qui plane…Voyagez en aéroglisseur… Si vous aviez davantage de respect pour les capacités créatrices de votre inconscient… N’écrivez pas en confondant votre stylo avec un compte gouttes ».

 

 

Références bibliographiques :

 

– Andrade, Mario de, Macunaïma , o herói sem nenhum caráter, São Paulo, Martins, 1970

– Freud, Sigmund, « Totem et tabou » (1912-1913) in Œuvres complètes (dir. J. Laplanche et al.), vol. XI. Paris, PUF, 1998

– Lacan, Jacques, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986

– Lacan, Jacques, Le transfert, Seuil, Paris, 1991

– Weyergans, François, Je suis écrivain, Folio Gallimard, 1991

– Zafiropoulos, Markos, « Lacan L’helléniste » in Recherches en Psychanalyse, 2010/1 n°9

—————————————————————————————————————–

[1]M. de Andrade, Macunaíma, o herói sem nenhum caráter, São Paulo: Martins, 1970
[2]J. de Alencar, O Guarani, Rio de Janeiro : Instituto Nacional do Livro, 1958
[3]« (…) Tudo o que fora a existência dele apesar de tantos casos tanta brincadeira tanta ilusão tanto sofrimento tanto heroísmo, afinal não fora sinão um se deixar viver » (Andrade, Macunaíma, op. cit., p. 138).
[4]J. Lacan, Le Séminaire, livre VIII (1960-1961) Le transfert, Seuil, Paris, 1991
[5]J. Lacan, Le Séminaire, livre VIII (1960-1961) Le transfert, Seuil, Paris, 1991, p. 14 (séance du 16/11/1960)
[6]S. Freud, « Totem et tabou » (1912-1913) in Œuvres complètes (dir. J. Laplanche et al.), vol. XI. Paris, PUF, 1998 p. 189-385
[7]J. Lacan, Le transfert, op. cit., p.14
[8]J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse (1959-1960), Paris, Seuil, 1986
[9]Idem, p. 290
[10]Idem, p. 300
[11]M. Zafiropoulos, « Lacan l’helléniste »,  in : Recherches en Psychanalyse, 01/2010 n°9
[12]Idem, p. 52
[13]J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 328
[14]F. Weyergans, Je suis écrivain, Folio Gallimard, 1991


  • -

Les vidéos de SYGNE _ N°1/2016

 

Jean Allouch « L’Amour Lacan » (11 Février 2016 )

invité par Markos ZAFIROPOULOS
dans le cadre du séminaire
Clinique de la culture et sujet de la modernité

 


J Allouch_M Zafiropoulos fev.2016 1 par CIAPsychanalytique


J Allouch M Zafiropoulos fev.2016 2 par CIAPsychanalytique


J Allouch M Zafiropoulos fev.2016 3 par CIAPsychanalytique

 


  • -

Charlotte Corday : l’héroïne cornélienne et la question du père – Elizabeth RUMI


Le héros et le sujet de l’inconscient


 

L’évocation du nom de Charlotte Corday renvoie aussitôt à l’image de cette jeune fille qui, pendant la Révolution française, tue Marat dans sa baignoire d’un coup de couteau. Nul n’ignore son destin tragique, la guillotine le lendemain même du passage à l’acte. Elle va avoir 24 ans. Aussitôt la légende s’empare d’elle. Elle eut des détracteurs, mais elle eut beaucoup d’admirateurs, et des plus illustres, comme Lamartine et André Chénier qui firent d’elle une véritable héroïne ; « l’ange de la paix » pour l’un, une « fille grande et sublime » pour l’autre.

 

 

Qui est-elle ?

 

Elle ne fut pas de toute évidence une simple criminelle. « Moi, un assassin !! » s’indigne-t-elle le jour de son procès. Son intention est patriotique : sauver la France, comme elle l’explique dans son testament politique Adresse aux français amis des lois et de la paix écrit la veille de l’attentat. C’est un crime pour la paix.

 

En dehors de nombreuses biographies, peu d’éléments nous viennent d’elle directement à l’exception d’un poème adressé à son frère aîné alors qu’elle est encore adolescente, de quelques lettres dont celles adressées à son père juste avant de mourir ainsi qu’un testament politique. Eléments auxquels il faut ajouter ses déclarations inscrites dans un rapport de police et les réponses faites lors de son interrogatoire devant le tribunal révolutionnaire.

 

On ne peut rentrer dans la logique inconsciente de Charlotte sans savoir qu’elle est aristocrate et l’arrière petite-fille de Corneille. Charlotte Corday est en réalité Marie-Anne-Charlotte de Corday d’Armont, aristocrate depuis le Xème siècle, plus noble que le roi comme se plaisait à le dire son grand-père paternel, mais elle nait dans une famille désargentée, situation que les lois de l’Ancien Régime ont aggravée en tant qu’elles défavorisaient les puînés en matière d’héritage. Une série de drames assombrissent son enfance, la disparition de sa sœur aînée alors qu’elle a six ans, puis la mort de sa mère en couches lorsqu’elle a 14 ans. Elle quitte alors la maison familiale accompagnée de sa plus jeune sœur pour l’Abbaye de la Sainte-Trinité à Caen où un enseignement de qualité lui est dispensé. C’est en 1791, à la suite de la promulgation d’un décret interdisant les vœux monastiques et supprimant les ordres religieux réguliers qu’elle[ retourne chez son père, un père toujours désargenté et aigri de n’avoir toujours rien obtenu de la justice pour faire reconnaître ses droits à héritage. Aussi, dès le mois de juin de la même année, elle part s’installer à Caen chez une tante éloignée. Elle est alors aux premières loges de la scène révolutionnaire. Si les pillages et les massacres l’ont déjà marquée alors qu’elle était encore à l’Abbaye, c’est sa rencontre avec les Girondins proscrits venus se réfugier à Caen en juin 1793 qui va être décisive à son engagement dans la Révolution. On peut en effet supposer que l’échec de ces derniers à lever une armée l’aurait alors incitée à tenter seule un coup contre Marat, celui-là même qu’ils dénonçaient comme le persécuteur. « Les hommes faisant si peu, écrira Michelet, elle entra dans cette pensée qu’il fallait la main d’une femme »[1]. Le 9 juillet suivant elle écrit une lettre d’adieu à son père, le 11 elle arrive à Paris, le 13, après avoir acheté un couteau qu’elle dissimule dans son corsage elle tue Marat. Aussitôt elle est arrêtée et jugée et meurt le 17 juillet sur l’échafaud.

 

 

En quoi est-t-elle une héroïne ?

 

Si les circonstances ne suffisent pas à faire d’une femme, une héroïne, il faut admettre que celle-ci se trouve souvent immergée dans un contexte bien particulier, favorisant l’émergence de ce que P.-L. Assoun désigne sous le terme de « style collectif du surmoi » qui autorise la « prise en compte de l’appartenance collective dans le travail inconscient »[2], et prédispose le sujet à accrocher à l’idéal « collectif » dont il va se faire « apôtre ». Rappelons que dans l’esprit des révolutionnaires, en 1792, la Révolution c’est le grand Commencement, l’An I. De plus, 1793 avec l’apparition de la Sans-culotterie consacre du côté des femmes, bien plus que de simples revendications sur des droits politiques mais des actions plus radicales comme énonce Madeleine Ribérioux : « surveiller et punir, exiger et agir, multiplier les signes de reconnaissance, investir en somme le politique par d’autres voies »[3].

 

Régis par les principes freudiens de la foule, corrélés à un jeu d’identification et d’idéal, les sujets obéissent plus à des règles inconscientes qu’à des enjeux toujours conscients et clairement définis. Pour l’historien Jean-Clément Martin, « pour la masse des gens ordinaires engagés dans ces luttes pour la vie et la mort, c’est plus leur économie libidinale que la raison qui les fait agir »[4]. La raison c’est l’antonyme de la passion. Charlotte Corday est-elle emportée par le fanatisme ou s’inscrit-elle dans une autre logique ? Elle agit seule mais est-elle pour autant mue par la raison ? En faisant de la Révolution sa passion, elle est prise dans la masse et soumise à la pulsionnalité. Dans une dernière lettre avant son exécution, elle éclaire son père sur ses motivations ; « je vous prie de m’oublier ou plutôt de vous réjouir de mon sort, la cause en est belle »[5]. Pour autant restent entiers les enjeux inconscients qui ont pu conduire cette jeune fille à la réalisation du geste meurtrier. Au Président qui l’interroge, elle indique sa détermination en lui précisant « qu’elle n’est venue que pour tuer Marat »[6], s’investissant de cette mission en l’absence de tout commanditaire. Le jour même de l’audience elle précise : « c’est moi seule qui ait conçu le projet et qui l’ait exécuté »[7]. Quand sa main emportée par l’hubris s’empare de l’arme, c’est pour tuer. Son mobile : rendre la justice et faire ainsi la preuve de ce qu’elle est. Dans la dernière lettre adressée à son père, elle  justifie son acte en ces termes ; « j’ai vengé bien d’innocentes victimes, j’ai prévenu bien d’autres désastres »[8], assurée d’avoir réussi un coup politique en débarrassant la France d’un tyran et rétabli la paix.

 

Peu d’indications nous ont été livrées de sa structure inconsciente. A. Cabanes et L. Nass dans La névrose révolutionnaire[9] sont muets sur cette question, seule E. Roudinesco affiche sa conviction, affirmant que « son geste meurtrier relève du fanatisme politique mais en aucun cas d’une psychose, d’un délire ou d’un « dérangement mental »[10]. Retenons avec Freud que de manière générale « la névrose est caractérisée par le fait qu’elle donne à la réalité psychique, le pas sur la réalité de fait »[11]. De manière générale, l’héroïsme soutenu par un procès d’exaltation répondrait à une logique à la fois politique et personnelle. En mettant ainsi son « vouloir » au service de la cause politique, autrement dit l’idéal patriotique, quelle cause Charlotte Corday veut-elle servir inconsciemment ?  

 

 

Un père à défendre ?

 

La fille par essence idéalise et aime le père, elle n’aurait pas à le récuser. Est-ce pour attirer le regard du père que Charlotte Corday va vers le sacrifice ? L’acte de Charlotte est-il inconsciemment guidé par une volonté de réparation de l’imago paternelle, le désir qu’enfin justice soit faite ? Si elle s’indigne de la conduite de Louis XVI elle exprime aussitôt son horreur à la nouvelle de sa décapitation. La cause de son propre père rejoindrait-elle celle du roi-père de la Nation ? Charlotte a besoin, comme toute fille œdipienne, d’un père « qui tienne », selon l’expression de P.-L. Assoun, pour se construire comme femme. Nous savons que le père est un substitut et qu’elle attend tout de lui pour se dégager de l’emprise maternelle. Aussi, lorsque Charlotte Corday écrit : « à l’impossible nul n’est tenu »[12], n’est-ce pas une manière de dire que ce n’est pas l’impossible, c’est-à-dire la mère, qui désespère le plus, mais tout au contraire, le possible, qui n’a pas ou pu être atteint alors que c’est lui, le père, qui peut tout pour la fille ?

 

Charlotte Corday affirme son hostilité à toute solution par le mariage, la  Révolution lui offre-t-elle une porte de sortie ? Pour Freud la relation à l’homme met la femme « dans un état de sujétion, qui garantit sa possession permanente et tranquille »[13]. Pour autant en ne désirant pas rentrer dans le système de circulation et des échanges, inconsciemment est-ce le père qu’elle veut ?

 

Charlotte Corday a-t-elle eu le désir de tuer le père pour s’y identifier alors qu’il le lui faut au contraire vivant et bien réel ? Elle est comme ces filles qui, de structure sont vouées aux idéaux, « (…) sacrifiant héroïquement son désir pour la gloire du père »[14], comme le formule P.-L. Assoun. Affirme-t-elle le désir de redorer le blason familial ? Etant liée « incestueusement » au père, elle peut vouloir faire alliance avec lui et même vouloir mourir pour lui.

 

La fille de structure est aussi celle qui « acte » du fait de sa posture psychique. La politique apparaît comme le lieu idéal dans lequel pourrait s’incarner son vouloir-femme, en écho à l’interrogation freudienne : que veut la femme ?[15] Rappelons que d’après P.-L. Assoun la fille, pour devenir-femme, doit se sortir du lien préœdipien et de ce fait, être amenée à accomplir des actes. Ceci peut expliquer la pente de la femme au « tout ou rien ». La politique pourrait venir rejoindre dans l’inconscient une certaine exigence de réparation, sachant que l’idéal peut avoir comme fonction de « booster » le moi. Charlotte Corday fait le choix de l’exaltation plutôt que de rester sur le chemin de la dépréciation. Lorsque Freud énonce « qu’il serait tout à fait pensable que la scission de l’idéal du moi d’avec le moi ne soit pas, elle non plus, durablement supportée et qu’elle soit contrainte de s’effacer temporairement »[16], il nous permet de supposer que le moi a fusionné avec l’idéal du moi, ce dernier ayant perdu toutes ses propriétés au bénéfice de l’idéal du moi qui a pris toute la place. Chez Charlotte Corday la Révolution va lui permettre d’incarner l’image fantasmatique « narcissique » qu’elle a d’elle-même.

 

Ainsi nous devons nous interroger sur la nature véritable de ce père ; est-ce le père imaginaire qui la condamnerait en réalité au sacrifice d’elle-même ou le père symbolique plus « modestement » castrateur ?

 

Il y a vraisemblablement une image paternelle dégradée à restaurer. Charlotte Corday n’a que huit ans lorsque son père engage une série de procès contre ses beaux-frères toujours redevables de la dot de son épouse et, pour être au plus près des tribunaux, il emménage avec sa famille à Caen. Sa vie est marquée par les affaires judiciaires de son père qui n’en finissent pas. Ce père débouté de chacune de ses demandes rend la vie difficile à sa fille. Il va même jusqu’à publier en 1787 plusieurs mémoires relatifs à ces procès de famille[17]. Selon E. Albert -Clément, il incarne « le type de mécontent de la petite noblesse. Chargé de famille, peu fortuné, réduit à l’oisiveté parce que l’armée est la seule carrière ouverte à un noble (…) Il est aigri de se sentir inutile dans un ordre social périmé »[18]. Et « sa précarité entretient un sentiment d’échec et de déclassement qu’il n’arrive pas à surmonter »[19]. M. Zafiropoulos fait référence dans son livre Lacan et les sciences sociales, à un extrait de l’Histoire de la famille d’André Burguière dans lequel des études sur la criminalité dans le ressort du Parlement de Toulouse au XVIIIème siècle ont montré à quel point le système de l’héritier unique qui « au lieu d’instaurer l’harmonie et la stabilité dans la famille, faisait régner un climat de mésentente qui débouchait souvent sur la violence : mésentente et jalousie entre frères rivaux, ressentiment des cadets sacrifiés par un père injuste »[20]. Aussi le père de Charlotte Corday « souffrira toujours d’être sans fortune, sans revenus, et d’avoir été ainsi désavantagé par son père »[21]. De toute évidence c’est un père humilié à restaurer. Durant une bonne partie de son enfance, Charlotte a enduré les plaintes de son père à propos de ses procès perdus. Son secret espoir selon certains, est la fin des procès et son retour auprès de ses grands parents paternels. Nous pouvons d’ores et déjà dire que la relation au père va être déterminante de la solution que va choisir sa fille.

 

 

L’identification au père

 

Elle baigne dès son plus jeune âge dans la lecture des œuvres de Plutarque et de Corneille, ce qui l’installe dans un registre identificatoire et fantasmatique de héros et héroïnes du monde grec et romain à la vertu virile, au sens de virtu (vir, viril). C’est à travers l’hérédité cornélienne de la « vierge guerrière » qu’il faut rechercher  la trace de l’identification à la figure paternelle. Les idéaux ramènent aux valeurs symboliques du père mort. En épousant l’idéal républicain, principe masculin pour ses contemporains, et l’amour de la patrie, idéal politique et culturel, elle s’inscrit dans le signifiant paternel. Au-delà des héros cornéliens ayant peuplé son enfance, mais aussi incarnant chez elle, inconsciemment, le tragique de l’existence, nous pouvons dire qu’elle s’inscrit en droite ligne dans la logique du père pour autant qu’il incarne aussi l’idéal pour la fille.          

             

L’identification, selon Freud, est la finalité de l’idéalisation. Nous pouvons observer chez Charlotte Corday une tendance symptomatique à s’identifier au trait du père. Rappelons que Freud décrit le héros comme celui « qui veut remplacer le père, le premier idéal du moi »[22]. Pour la fille aussi, le héros c’est le père. Pour autant veut-elle remplacer le père ? L’héroïne est la fille qui entre dans les idéaux du père. Charlotte fera passer le signifiant dans la lettre. Ainsi les quelques écrits qui nous sont parvenus sont truffés d’expressions à la manière de Corneille : « à l’impossible nul n’est tenu », (lettre à son amie Armand loyer de mai 1792), « le crime fait la honte et non pas l’échafaud » (lettre à son père du16 juillet 1793). De même dans son texte titré par elle, L’adresse aux Français, déjà évoqué, elle confie : « Ô ma patrie ! Tes infortunes déchirent mon cœur ; je ne puis t’offrir que ma vie, et je rends grâce au ciel de la liberté que j’ai d’en disposer », poursuivant : « Que la Montagne chancelante voie sa perte écrite avec mon sang ; que je sois leur dernière victime, et que l’univers vengé déclare que j’ai bien mérité de l’humanité (…) »[23]. J.-D. Bredin souligne, que selon plusieurs auteurs, ce texte « avait repris quelques-uns des thèmes principaux qui avaient inspiré Corneille, et parfois ses propres mots »[24].   

 

En faisant justice par elle-même, en restaurant le nom du père, honore-t-elle une dette symbolique à l’égard de ce dernier ? Par son refus de s’inscrire en tant que vierge dans le système des échanges, elle garde le nom du père et tenterait par compensation de redonner du lustre au nom de la lignée.

 

Un autre passage de son Adresse aux français, atteste bien qu’elle agit au nom de la loi ; « Ô France ! Ton repos dépend de l’exécution des lois ; je n’y porte pas atteinte en tuant Marat : condamné par l’univers, il est hors-la loi »[25]. Elle agit au nom du père, sans savoir qu’en réalité, elle se place bien évidemment au-dessus de la loi. Rappelons que la communauté de femmes qu’elle rejoint à l’Abbaye, soumise à la règle de Saint-Benoît, est pendant un temps toute sa famille. Selon C. Decours, « la clôture était exacte et tous les usages de la règle respectés jusqu’au scrupule »[26]. Cette règle est sans doute venue s’ajouter et renforcer la règle intérieure liée aux figures parentales, mais « les très grandes qualités de l’abbesse de la Sainte-Trinité faisaient [certes] d’elle une femme admirable pour former des épouses à Jésus-Christ, (…) [mais] une mauvaise mère de substitution pour deux orphelines »[27]. Au moment où Charlotte Corday avait besoin d’un père, elle vivait avec une mère supérieure la frustrant de tout désir ? Quelle loi incarne-t-elle à ses yeux de Charlotte sinon celle d’une mère toute-jouissante ?

 

Dans l’épître adressée à son frère aîné depuis l’austère Abbaye, Charlotte l’exhorte : « mais le monde a son compte et Dieu n’a pas le sien (…) Offre lui tout ; ton temps, ton travail, ta parole ; hors de là, cher ami, crois que tout est frivole, fuis de mille beautés les appâts délicieux (…) Dieu, mon frère, Dieu est seul digne de nos cœurs (…) Veuille ce Dieu si doux, qui m’éclaire et m’inspire »[28]. La règle bénédictine semble être passée à l’intérieur d’elle-même. Est-elle sous la dictée d’une telle loi ? Ici, dans notre cas, nous pourrions avoir affaire à une forme de jouissance qui va s’exprimer sous forme de voix, intérieures, assurant au surmoi sa domination. Le surmoi c’est « la grosse voix »[29], dit Lacan. Les voix intérieures se traduisent par un état psychique dans lequel « les pensées peuvent se mettre à parler haut et fort, sous l’effet d’un renforcement pulsionnel »[30]. Alors le surmoi parvient à produire une fonction déliaisive. Généralement s’il assure, dans sa fonction de censure le retour du refoulé, empêchant le réel de faire retour, dans certaines conditions le réel peut ressurgir sous forme de pulsion de destruction.

           

Le mobile : sauver les frères

 

Pour autant ses intentions sont clairement énoncées devant le tribunal révolutionnaire : tuer le coupable pour sauver ses frères politiques, les Girondins. Charlotte Corday reconnait avoir levé son couteau sur Marat à l’annonce qu’il les ferait tous guillotiner. Qu’a-t-elle entendu à travers ces propos ? Inconsciemment qui sont-ils pour elles ?

 

Nous pouvons effectivement interpréter son geste comme celui qui va sauver « ses frères » de leur persécuteur. Entre la représentation inconsciente de ses frères d’armes et de ses propres frères, il n’y a qu’un pas. Comme le souligne P.-L. Assoun « il y a bien lieu de postuler que le frère fournit un de ces prototypes infantiles qui, rencontrés à l’origine, continuent d’orienter l’appréhension des relations du sujet, à la façon d’une récurrence historique »[31]. Les frères de Charlotte ont immigrés mais les Girondins eux, sont là, bien présents et martyrs, de quoi alimenter la « belle cause ». Tout vient nourrir peu à peu son dessein d’agir en héroïne de la Révolution. Devant le tribunal Révolutionnaire elle précise que son dessein a pris forme, « depuis l’affaire du 31 mai[32], jour de l’arrestation des députés du peuple »[33]. Leur position d’impuissance et de persécutés n’est-elle pas aussi à mettre en rapport avec celle de son père ?

 

Si elle échafaude toute une stratégie pour parvenir jusqu’à Marat, celui qu’elle a élu, c’est pour lui déclarer sa haine, sur un mode paranoïaque, lui planter un couteau dans le cœur, accomplissant en une cérémonie funèbre, des noces sanglantes sachant qu’haine et amour sont étroitement imbriquées comme le rend compte le néologisme lacanien d’«hainamoration»[34]. Lors de son interrogatoire, à la question posée par le Président sur l’existence de complices, elle répond « que c’est bien mal connaître le cœur humain, qu’il est plus facile d’exécuter un tel projet d’après sa propre haine que d’après celle des autres »[35]. Elle précisera dans sa lettre à Barbaroux[36] ; « je n’ai jamais haï qu’un seul être et j’ai fait voir avec quelle violence »[37]. Marat est néanmoins l’homme à abattre désigné par les frères. Pour Charlotte Corday, Marat est l’homme masqué, celui qui porte « un masque sur la figure »[38] comme elle le déclare au Président du tribunal, et qui va venir incarner dans le réel le retour d’une figure archaïque, il n’est qu’un « prête-nom », un tenant lieu, à la fois persécuté et persécuteur. Le féminin est préjudicié dans la logique freudienne[39] et c’est la mère qui ne lui a pas donné « l’organe », que la fille hait à un certain moment de son développement psychosexuel, qui va se déplacer ensuite sur l’homme. Charlotte va se mettre à projeter sur le monde ses « propres motions internes d’hostilité ». Ainsi a pu naitre chez elle l’idée qu’il est nécessaire d’en commettre un (crime) pour en sauver « cent mille »[40]. « C’est au nom de l’Un-recht, du « déni de justice » de l’Autre que le sujet fonde ses droits à l’acte

transgressif »[41].

Alors qu’elle est encore adolescente, la famille de Charlotte Corday est complètement éclatée, elle en souffre. Elle écrit alors dans le poème-épître dédié à son frère aîné : « Je t’ai revu mon frère, et dans mon Hermitage [c’est-à-dire l’Abbaye], je ne pouvais rien faire qui me plût davantage. Crois-moi tenons nous serrés jusqu’à la sépulture »[42]. Se tenir « serrés » renvoie à la position fœtale et au corps de chair de la mère, le corps du dedans, l’endroit dans lequel elle-même et tous ses frères ont été originairement domiciliés. Dans l’inconscient le corps de la mère et celui de la mère-patrie, peuvent se superposer. Se tenir « serrés jusqu’à la sépulture », c’est aussi ne plus se quitter jusqu’à la mort.

 

 

Le service de l’Autre

 

Lors de son interrogatoire Charlotte Corday affirme avoir eu l’intention de porter le coup de couteau, à l’endroit même où il l’a précisément atteint, autrement dit pour tuer. Mais si la décision de tuer Marat semble s’être « emparée » d’elle, il n’est pas sûr qu’elle ait été certaine de la réaliser. En possession d’un passeport, de son « extrait baptistaire exigé des britanniques » et d’une forte somme d’argent, elle a pu vouloir se rendre, comme elle l’avait écrit à son père en Angleterre. J.-D. Bredin explique comment les choses se sont progressivement dessinées alors qu’elles auraient pu tout aussi bien prendre un autre cours.

 

« Cette indifférence aux circonstances qui viendront, cette improvisation du meurtre ont parfois étonné les historiens »[43] affirme t-il. Lorsqu’elle arrive à Paris, « elle ignore où elle pourra rencontrer Marat. C’est à Paris, peut-être à l’hôtel de la Providence qu’elle apprendra que Marat, trop malade pour se rendre à la Convention, vivait enfermé chez lui. C’est d’un cocher qu’elle apprendra l’adresse de l’ami du peuple (…) Ce n’est que le 13 juillet, le matin du meurtre qu’elle se rendra au Palais-Royal, devenu Palais Egalité, pour acheter un couteau (…) Trois fois elle se rendra chez Marat, et elle aura sans doute cette chance imprévisible que, la troisième fois Marat entendra le tapage des conversations, qu’on la laissera entrer dans la salle de bains, qu’il choisira de rester seul avec elle »[44]. S’il est probable qu’elle n’ait vraiment rien prévu de précis, tout était néanmoins prêt pour passer à l’action. Elle avait l’arme sur elle, dès la première fois où elle s’est rendue chez Marat. Ensuite, l’occasion s’est offerte. Cependant il y eut un facteur déclenchant, qui au-delà des paroles échangées, a saisi Charlotte et l’a mis tout à coup hors d’elle. Elle avoue au Président du tribunal qu’à la suite de l’énumération faite à Marat des députés Girondins, Marat lui aurait répondu « qu’il les ferait bientôt tous guillotiner »[45],  ajoutant « que ce fut le dernier mot, qu’à l’instant elle le tua »[46]. Autrement dit, elle tue Marat après l’avoir fait passer aux aveux. Marat lui a dit précisément ce qu’elle était venu entendre ; ses projets sanguinaires faisant la preuve de sa culpabilité. Elle vient tuer un coupable, elle l’a à sa merci. L’acte est soudain, immédiat et direct.

 

Nous pouvons lire en arrière plan comme un savoir inconscient la plaçant dans un rapport très particulier à l’Autre, comme si proche d’elle, il lui accorde de sa puissance. Comme la mystique, elle semble avoir fait jouir directement l’Autre. La précision de l’acte est étonnante et questionne. Charlotte Corday se passionne pour la fabrication et le commerce de dentelles et n’est absolument pas promise à des actions viriles et à des actes barbares. Or, de façon miraculeuse, son couteau s’est enfoncé à l’endroit mortel, sans aucun savoir scientifique. Devant le tribunal, au Président qui lui pose la question de savoir si elle ne s’est point « essayée d’avance avant de porter le coup à Marat », elle répond ; « Oh, le monstre, il me prend pour un assassin!»[47]. C’est tellement incroyable pour le Président du tribunal qu’il poursuit : « il est cependant prouvé par le rapport des gens de l’art, que, si vous eussiez porté le coup en long au lieu de le porter en large, vous ne l’eussiez point tué »[48]. Elle réplique alors, « j’ai frappé comme cela s’est trouvé. C’est un hasard »[49]. Charlotte est certaine de ne pas être un assassin. Est-ce la main de l’Autre en elle qui aurait agi, l’assurant de la victoire ?

 

Comment ne pas reconnaître une certaine esthétique dans le geste de Charlotte Corday, à ce moment précis, comme si elle avait eu une connaissance intuitive du bon mouvement pour atteindre l’endroit fatal ? R. Trintzius précise : « On ne peut même pas dire qu’elle a pris sa décision. Cette décision s’est emparée d’elle, de son corps, de son âme »[50], transformé en une sorte de « bras armé » de l’Autre. 

       

De plus, l’acte correspond à une mise en scène précise, une parodie et des rôles fixés à l’avance. Comme Judith, dans ce jeu trouble où se mêlent ruse, séduction, et aussi stratégie politique, elle s’est préparée pour se rendre chez Marat comme à une cérémonie, sans rien qui puisse en faire percevoir le caractère funèbre. Elle fait venir un garçon perruquier « qui lui boucle la tête au petit fer, et achève son travail avec un trait de poudre et de la pommade au jasmin »[51]. Elle est vêtue « d’un déshabillé moucheté » avec « sur son décolleté un fichu rose »[52]. Elle est coiffée « de son chapeau haut de forme, orné d’une cocarde noire et de ses rubans verts »[53], et, contraste très symbolique évoquant la bisexualité, et plus, la mascarade, elle place un couteau dans son corsage et prend à la main un éventail, comme si une féminité trop affichée servait des dessins phalliques.

 

Le sacrifice

 

Telle la mante religieuse, Charlotte Corday tue pour mourir. C’est pourquoi il faut interroger son geste à travers une logique sacrificielle. Elle  savait, en effet, qu’aussitôt le crime commis la mort l’attendait, même si, en possession d’un passeport, elle a peut-être imaginé pouvoir prendre la fuite à l’aide du fiacre qui l’attendait devant le domicile de Marat. Mais peut-être a-t-elle pu également penser que l’acte, aussi prémédité qu’il puisse être, ne pourrait être accompli. Dans son testament politique tout à la gloire de la patrie, elle remercie le ciel d’avoir eu la liberté de disposer de son « existence ». Sous le désir d’héroïsme perce toujours la tentation de donner sa vie. Ce « un pour les autres »[54] , et « pour en sauver cent mille »[55] selon Charlotte Corday est bien le propre du sacrifice mais aussi de l’héroïsme. A. Dufourmantelle pose la question : « la femme sacrificielle est-elle une femme héroïque ou d’abord une victime ? »[56].

 

Charlotte Corday se prévaut d’être une femme « inutile, dont la plus longue vie ne serait bonne à rien » et « femme sans conséquence »[57]. Donc, elle peut se sacrifier pour le père et pour les frères. Dans la seconde lettre écrite à son amie Armande Loyer, celle de mai 1792, elle raconte les massacres perpétrés en novembre 1791 en représailles à la conduite d’un prêtre réfractaire suspecté d’avoir célébré l’office de Pâques et précise à propos d’un éventuel départ pour Rouen, « j’aurais été charmée à tous égards que nous eussions pris domicile dans votre pays, d’autant qu’on nous menace d’une prochaine insurrection »[58]. Elle ajoute alors : « on ne meurt qu’une fois, et ce qui me rassure contre les horreurs de notre situation, c’est que personne ne perdra en me perdant »[59]. Ne servant à rien, elle peut servir une cause. Et le rien, c’est déjà la mort.

 

Lorsque Charlotte Corday précise que Marat ne vaut pas une armée, aussi vaillante soit-elle, qui aurait coûté beaucoup de vies, car « il ne méritait pas tant d’honneur », ajoutant aussitôt, « suffisait la main d’une femme »[60]. Elle semble signifier plus ou moins consciemment la moindre valeur de Marat, donc une cible à sa portée. Pour autant si elle se donne comme rien, elle veut aussi la gloire, c’est la condition de martyre.

 

Ainsi, ne cédant rien sur sa vocation morbide, on peut dire qu’elle est « une héroïne de l’absolu » en s’identifiant de manière triomphale, quasi maniaque, au phallus maternel et se livrant « à la mort comme prix du sacrifice à la jouissance de l’objet perdu »[61]. Elle croit se placer du côté de la loi, de la justice, en réalité elle se place comme Antigone du côté de la loi des dieux et non celle des hommes. Son sacrifice prouve qu’elle s’enfonce en réalité dans la jouissance. Elle précise dans sa lettre à Barbaroux à propos du sacrifice de soi, qu’« il n’est point de dévouement dont on ne retire plus de jouissance »[62]. Les héroïnes assument leur destin jusqu’à la mort, tant il est lié à des convictions politiques ou religieuses sur fond d’idéal. Charlotte Corday fait partie de ces sujets prêts à tout perdre y compris la vie pour ne pas perdre ce qui essentiel à ses yeux, l’idéal. Lorsque le corps ne s’appartient plus et appartient à l’idéal, il s’agit d‘un corps fanatisé, donc d’un corps sacrifié et en conséquence investi de la pulsion de mort. La jouissance fonctionne avec l’idéal. Un déficit d’intégration de son héritage familial, peut sans doute être relevé chez elle, mettant à mal les bases de son autonomie de sujet désirant. En conséquence elle va rester collée, au sens d’une identification « adhésive », à l’idéal. Elle va se construire une armature, un étayage sur l’idéologie, l’idéal de son environnement socioculturel, mais trop faire « mousser » l’idéal peut déboucher sur le crime.

 

La représentation de la vierge renvoie à celle d’un corps entier, d’une puissance. La gloire vers laquelle Charlotte Corday court, semble refléter chez elle un sentiment de grandeur venant y prendre sa source précisément. Ce n’est pas vers l’investissement d’objet qu’elle se tourne, elle reste investie par l’énergie des pulsions du moi. Sans pour autant avoir détourné son intérêt sexuel des êtres humains, elle peut l’avoir sublimé sous forme d’un intérêt tourné vers l’idéal politique. « Vous me jugez sans me connaître, mais bientôt vous saurez qui je suis »[63], aurait-elle rétorqué à Pétion, un des Girondins proscrits débarqué à Caen, qui lui adresse des « compliments moqueurs », alors qu’elle le croise peu avant son départ pour Paris. Le crime apparait chez elle comme la seule issue. Vierge, elle reste la fille du père, échappant à l’effet de la castration, elle reste entière, est-ce cela une héroïne? La relation de la fille au père, avec son contenu  « incestuel », peut placer la fille dans la position d’héroïne. « Incarner l’éternelle femme inconsciente du père inconscient »[64], tel aurait pu être le vœu de Charlotte Corday, sachant que la position de vierge signe la tentative d’un rapprochement inconscient avec le père. Selon P.-L. Assoun, il y a deux pères pour la fille, le père idéal, qui reste de l’ordre de l’imaginaire, et le père, objet d’amour. Le premier est le père tout puissant, autrement dit de la toute-jouissance, il incarne l’impératif catégorique. C’est le père de la jouissance collé à la mère, il vient à la place de « l’une », la mère aimée avant lui.

 

Alors, qui Charlotte Corday a-t-elle tué à travers Marat? Une figure du chaos c’est certain. Est-ce le père jouisseur en espérant restaurer le père symbolique ? Pour elle, le meurtre de Marat est un crime pour la paix et le lien social, et non en faveur du chaos. Pour autant qu’elle soit influencée par une famille, et une éducation, marquées par le respect de la monarchie, elle avoue être républicaine avant la Révolution. En ce sens elle sait que la violence va contre le politique, qu’elle le dessert. Car se dire républicaine, c’est aussi rejeter l’Ancien régime et tous ses excès ; « les supplices, les exécutions spectaculaires, les cachots et les géhennes, le secret des jugements et la morgue des puissants »[65]. Aussi, dans son geste, on peut voir l’identification au père dans ses combats personnels, le père préjudicié par les lois de l’Ancien régime qui avantagent les aînés au détriment des puînés. Au fond, elle est comme son père, légaliste, et elle est convaincue qu’il faut un crime pour que le lien social puisse se reconstituer. Nous savons comme dit M. Zafiropoulos que « la fondation du troupeau des fils se loge dans le crime »[66], et que la culture nait d’un crime. Charlotte s’est trompée de cible en tuant Marat mais elle a cru son acte fondateur. A la Constitution démocratique de l’an I, va en effet succéder la « dictature de la vertu », expression de Robespierre, précédant la Terreur mise, elle, à l’ordre du jour, le 5 septembre 1793.

 

Face à des frères politiques inactifs et fuyards, à ses propres frères qui ont émigré, elle va décider de délivrer toute seule la patrie. En réalité, sous couvert de sauver les frères, c’est elle qui agit, une identification aux frères a pu venir se greffer sur d’anciennes motions hostiles. Freud précise dans « Psychologie collective et analyse du moi », que « (…) les sentiments sociaux naissent chez l’individu comme une superstructure, qui s’élève par-dessus les motions de rivalité jalouse à l’égard des frères et sœurs. L’hostilité ne pouvant être satisfaite, il se produit une identification avec celui qui était d’abord le rival »[67]. Ainsi, alors que pour Freud les filles ne participent pas au meurtre originaire, Charlotte Corday est celle qui s’approprie l’acte, dans une sorte d’autopromotion signant le fait qu’elle n’a pas besoin des frères, son enthousiasme lui suffit. Pas besoin d’une armée, dit-elle « une seule femme suffit », ajoutant « j’ai de l’énergie » dans la réponse qu’elle fait au Président qui l’interroge. L’héroïsation au féminin peut-elle être ici lue comme « une victoire sur les frères »[68] ?

 

_____________________________________________________________________________________________

[1] J. Michelet, Charlotte Corday in Les femmes de la Révolution de Michelet,  présenté et commenté par F. Giroud, p. 220

[2] P.-L. Assoun,  Préjudice et idéal, Pour une clinique sociale du trauma, p. 163

[3] M. Ribérioux,  Préface in Cahiers de doléances des femmes 1789, p. XI

[4] J.-C. Martin, Violence et révolution,  p. 176

[5] Charlotte Corday, Lettre du 16 juillet 1793 in Actes du Tribunal révolutionnaire, p. 63

[6] Procès-verbal d’interrogatoire in J.-D. Bredin, « On ne meurt qu’une fois » Charlotte Corday, p. 177

[7] Actes du Tribunal révolutionnaire, Le procès de Charlotte Corday, op. cit., p.58

[8] Charlotte Corday, Lettre du 16 juillet 1793, op.cit., p. 63

[9] Docteurs Cabanès et L. Nass, La névrose révolutionnaire

[10] E. Roudinesco, Théroigne de Méricourt, p. 251

[11] S. Freud, Totem et Tabou in La vie sexuelle, p. 238

[12] Lettre à son amie Armande Loyer de mai 1792 in J.-D. Bredin, op. cit., p.74

 

[13] S. Freud, Le tabou de la virginité in La vie sexuelle, p. 66

[14] P.-L. Assoun, Puissance et nocivité des idéaux in Les idéaux et leur pouvoir, EPCI, Journée d’Etudes du samedi 4 octobre 2008, p. 23

[15] P.-L. Assoun, Freud et la femme, p. 51

[16] S. Freud, Psychologie des foules et analyse du moi, in Essais de psychanalyse, p. 224

[17] J.-D. Bredin, op. cit., p. 13 note bas de page

[18] E. Albert-Clément, La vraie figure de Charlotte Corday, p. 90

[19] G. Mazeau, Charlotte Corday en 30 questions, Geste éditions, 2006, p. 23

[20] M. Zafiropoulos, Lacan et les sciences sociales,  p. 183

[21] J.-D. Bredin, op. cit., p. 9

[22] S. Freud, Psychologie des foules in Essais de psychanalyse, op. cit., p. 231/32

[23] C. Corday, Adresse aux Français, texte intégralement reproduit in J.-D. Bredin, op. cit., p. 142

[24] Idem., p. 284

[25] Idem, p. 141

[26] C. Decours, Mémoires de Charlotte Corday, p. 73

[27] Ibidem,

[28] Charlotte Corday, Epître en vers  adressée à son frère, in J.-D. Bredin, op.cit., p. 20

[29] J. Lacan, Remarques sur le rapport de Daniel Lagache in Ecrits, p. 684

[30] P.-L. Assoun, Le regard et la voix, op. cit., p. 134

[31] P.-L. Assoun, Frères et sœurs T 1, p. 75

[32] Le 31 mai 1793, est une journée insurrectionnelle préparant celle du 2 juin. Après avoir sonné le tocsin, les pétitionnaires des sections et de la Commune se présentent vers 17 heures à la barre de l’Assemblée, pour réclamer l’exclusion des chefs de la Gironde. Le 2 juin, 29 députés girondins sont décrétés d’arrestation à leur domicile.

[33] Charlotte Corday, Lettre à Barbaroux, in Actes du Tribunal révolutionnaire, le procès de Charlotte Corday, p. 57

[34] J. Lacan, Le séminaire Livre XX Encore, p. 116

[35] Procès-verbal d’interrogatoire, in J.-D. Bredin, op. cit., p. 191

[36] Député girondin des Bouches du Rhône à la Convention

[37] Lettre à Barbaroux in Actes du Tribunal révolutionnaire, op., cit., p. 60

[38] Procès-verbal d’interrogatoire, in J.-D. Bredin, op. cit., p. 178

[39] S. Freud, La morale sexuelle « civilisée » et la maladie nerveuse des temps modernes (1908)

[40] Actes du Tribunal révolutionnaire, op. cit., p. 57

[41] P.-L. Assoun, Préjudice et idéal, op. cit., p. 13

[42] C. Corday, Epître en vers adressée à son frère, in J.-D. Bredin, op. cit., p. 19

[43] J.-D. Bredin, op. cit., p. 298

[44] Idem, p. 299

[45] Procès-verbal d’interrogatoire in J.-D. Bredin, op.cit., p. 181

[46] Idem, p.182

[47] Actes du Tribunal révolutionnaire Le procès de Charlotte Corday, p. 57

[48] Ibidem,

[49] Ibidem,

[50] R. Trintzius, Charlotte Corday 1768-1793, Paris, Hachette, 1941, p. 142

[51] J. –D. Bredin, op. cit., p. 148

[52] Ibidem,

[53] Ibidem,

[54] A. Dufourmantelle, La femme et le sacrifice, p. 46

[55] Actes du Tribunal révolutionnaire, Le procès de Charlotte Corday, op.cit., p. 57

[56] Idem, p. 49

[57] Lettre à Barbaroux in J.-D. Bredin p. 170 et s.

[58] Lettre à Armande Loyer in J.-D. Bredin, op. cit. p. 74

[59] Ibidem,

[60] Lettre à Barbaroux, in J.-D. Bredin, op.cit., p. 172

[61] P.-L. Assoun, Frères et Sœurs T 1, op. cit., p. 52

[62] Lettre à Barbaroux, op. cit., idem

[63] J.-D. Bredin, op. cit., p. 129

[64] M. Zafiropoulos,  La question féminine de Freud à Lacan, p. 94

[65] J.-C. Martin, Violence et Révolution, op. cit., p. 15

[66] M. Zafiropoulos, L’œil désespéré par le regard, p. 24

[67] S. Freud, Psychologie des foules et analyse du moi, op. cit., p. 278

[68] P.-L. Assoun, Frères sœurs Leçons de psychanalyse T 2, op. cit., p. 64


  • -

Les enfants des héros disparus – Maria OTERO ROSSI

Le héros et le sujet de l’inconscient

 

 

Il sera question de la figure du héros et de sa place dans la société argentine  contemporaine, plus de trente ans après la dictature militaire.

 

De 1976 à 1983 les militaires avaient pour coutume de se débarrasser des opposants politiques en les faisant enlever par des groupes non identifiables, qui disparaissaient sans laisser aucune trace. Parmi les trente mille personnes qui ont ainsi disparu, on trouve environ cinq cent bébés, arrachés des bras de leurs parents. A cela s’ajoutent les enfants nés (dans des conditions plus que précaires) durant la captivité d’opposantes au régime, enceintes au moment de leur arrestation. A la naissance, les bébés étaient confisqués et donnés aux bourreaux de leurs parents, des membres de l’armée ou de la police, qui les ont élevés en occultant tout de leurs véritables origines. Ainsi, nombre d’enfants d’opposants assassinés ont été enlevés et élevés par des familles de notables, de policiers et de militaires.

 

 

Les parents disparus : figures du « héros » 

 

Pour la génération suivante, celle des « enfants de disparus », la mort tragique (la torture et l’assassinat) de leurs parents, et la nouvelle valeur collective accordée à cette mort, a conduit nombre de sujets à promouvoir ces parents disparus au rang de véritables héros.[1]

 

Dans ce contexte, il est aujourd’hui nécessaire de repérer comment est favorisée une certaine idéalisation des personnes disparues (et des souffrances endurées par elles au nom de leurs convictions idéologiques), source d’une transmission générationnelle toute particulière forgée sur l’identification à ces « héros morts ». Une identification dont il faut repérer qu’elle s’opère à partir de la transmission d’images idéalisées et fortement chargées d’affects[2].

 

 

Le travail du deuil et ses difficultés 

 

L’identification au groupe des pairs et le roman familial sont deux processus fondamentaux, notamment au moment de l’adolescence, nécessaires dans le mouvement de distanciation psychique d’avec les parents et l’établissement qu’une certaine indépendance affective du sujet à l’égard de ces derniers.

 

Dans le cas des sujets qui nous intéressent, le décès tragique des parents réels favorise une reprise à l’identique des idéaux pour lesquels ils sont morts (reprise qui s’effectue par le truchement d’une identification au groupe de ceux qui revendiquent l’héritage de leur lutte), ce qui contraste avec le processus habituel qui s’organise plutôt autour d’une prise de distance par rapport aux idéaux de la génération précédente.

 

Il nous semble que pour ces sujets, la mort tragique (torture, assassinat) de leurs parents et la considération que le groupe social accorde désormais à cette mort, leur a retiré la possibilité de « se révolter » contre eux. Ainsi idéalisés, les parents disparus se trouvent surinvestis par des sujets qui semblent leur vouer une fidélité indéfectible, source d’un rapport au souvenir largement teintée de dette et inséparable de l’idée que les oublier reviendrait à les tuer une seconde fois.

 

Nous rejoignons ainsi Markos Zafiropoulos lorsqu’il écrit : « Lorsque l’idéalisation prévaut, tout le système d’identification liant le surmoi à l’idéal du moi se trouve en effet transformé dans une sorte de métamorphose et c’est alors la résultante de ce remaniement qui régule la relation du sujet aux règles sociales »[3]. Nous retrouvons là cet argument freudien selon lequel les processus d’idéalisation peuvent être dérivés de leur voie normale, l’idéal du moi pouvant être remplacé par l’idéalisation de l’objet, lorsque l’objet sert à remplacer un idéal non atteint.

 

Le travail des Grands-mères de la Place de Mai

 

Revenons à l’histoire argentine : au fur et à mesure que des hommes, des femmes et des enfants disparaissaient, leurs familles ont commencé à les chercher. Ils allaient aux commissariats, dans les églises en quête d’information. Dans ce contexte, douze grands-mères d’enfants enlevés avec leurs parents se sont rassemblées en 1977 – discrètes au départ elles ont finalement décidés de manifester chaque semaine, courageusement, sur la place de Mai pour exiger des nouvelles auprès des fonctionnaires. Aujourd’hui encore les Grands-mères de la Place de Mai cherchent leurs petits enfants volés par les forces militaires. En plus de trente ans, elles ont ainsi retrouvé plus d’une centaine d’enfants, aujourd’hui adultes, qui ont vécu toute leur vie avec des familles qui, en général, connaissaient et taisaient leur véritable origine.

 

Penchons nous maintenant sur les conséquences d’une telle violence d’Etat et la façon dont elle a pu marquer la génération des personnes nées entre 1977 et 1980 en Argentine.

 

Quand les Grands-mères de la Place de Mai, ont commencé leur quête, il s’agissait de chercher des enfants encore jeunes. Aujourd’hui leurs petits enfants sont des adultes et ils peuvent aussi, de leur côté, participer à cette recherche. C’est pourquoi la méthodologie de recherche a changé et maintenant ce sont les Grands-mères qui font en sorte d’être contactées par eux.

 

Actuellement, les Grands-mères ont élargi leurs activités : elles investissent l’espace télévisuel et radiophonique, organisent des concerts pour la diffuser leur message et attirer vers elle tout ceux qui nourrissent des doutes quant à leur identité… La stratégie mise en place par les Grands-mères est donc de susciter l’incertitude chez les sujets « appropriés », d’où leur intense activité médiatique destinée à véhiculer le message de l’association qui se résume dans leur slogan, extrêmement populaire : « Et toi, sais-tu qui tu es ? ». En attendant, « Jusqu’à ce que le dernier des jeunes appropriés récupère son identité, l’identité de tous est mise en question »[4].

 

En visant large, en s’adressant à l’ensemble de la population pour s’assurer d’atteindre les quelques 400 enfants volés encore non identifiés, l’appel des Grand-mères a eu un effet inattendu : en réponse à cette graine de doute qu’elles ont semée dans le corps social, de nombreuses personnes se sont rapprochées de leur association, alors même qu’elles n’étaient pas parmi celles qui étaient recherchées !

 

Un exemple : à la suite d’un vaste appel lancé en 2009, largement diffusé à la télévision, à la radio et dans la presse, les lignes téléphoniques de l’association furent saturées par l’énorme quantité d’appels reçus de jeunes du même âge que celui des sujets « appropriés ».

 

Le doute ainsi instillé a trouvé écho chez de nombreuses personnes qui ne sont pas forcément concernées par la quête des Grand-mères, à commencer par des jeunes effectivement adoptés, mais dont l’adoption n’avait rien à voir avec les agissements des militaires. A ceux-là s’ajoutent ceux – nombreux ! – qui n’ont jamais été adoptés, et dont les parents sont effectivement les parents d’origine…

 

Dans cette situation, nous voyons donc comment le fantasme du roman familial trouve, dans le corps social argentin et du fait de son histoire spécifique, un terreau on ne peut plus favorable à son épanouissement.

 

 

Les implications sociohistoriques du roman familial

 

 Une telle articulation entre roman familial[5] individuel et contexte sociohistorique, constitue à nos yeux l’illustration la plus probante du type d’influence qu’une société, à un instant donné, peut avoir sur la dynamique psychique d’un sujet. On le sait, le roman familial du névrosé concerne la fiction que tout enfant se forge quant à ses origines, lorsqu’il s’imagine être issu d’un autre couple parental, plus prestigieux et plus puissant que celui auquel il a affaire dans la réalité. Ce que l’exemple argentin permet de préciser c’est la façon par laquelle les conditions sociohistoriques peuvent fournir le matériel signifiant dont usera la psyché pour tenter de résoudre les conflits qui lui sont propres[6].

 

Pour que le roman familial se développe il lui faut s’étayer sur des « vécus effectifs », sur des contenus qui sont, nous le voyons, variables historiquement : les rencontres de l’enfant du début du 20ème siècle dont parle Freud, ne sont ainsi pas les mêmes que celles que nous trouvons par exemple, un siècle après en Argentine[7]. Ces rencontres sont particulières, et viennent donner une « couleur locale » aux universaux formalisés grâce à la théorisation psychanalytique – à commencer par le roman familial.

 

En nous basant sur les chiffres fournis par l’association des Grands-mères[8] et sur notre propre clinique (de jeunes adultes racontant comment, durant des années, ils avaient nourri des doutes sur leur identité), nous avons tenté de rendre compte de l’existence d’une version, particulière à l’Argentine, du roman familial, qui tire son contenu fantasmatique d’une réalité sociale bien réelle. Cette confrontation entre d’une part le fantasme – propre au roman familial du névrosé – et d’autre part une réalité historique nous paraît constituer un trait particulier, commun à une génération précise d’Argentins.

 

Nous pensons, à l’instar de Markos Zafiropoulos, que « l’effort romanesque accompli par ces enfants qui, sur un fond de déception, s’inventent une famille originaire socialement puissante et à l’éminence parentale distingué »[9] coïncide, dans notre cas, avec la figure du « héros mort ». Autrement dit, la dimension héroïque des figures parentales fantasmées par ces jeunes – ces figures alternatives aux parents réels – est déterminée par l’idéalisation des disparus (leur militantisme, leur abnégation, leur destin tragique) au sein de l’imaginaire argentin.

 

Dans ce cas particulier, en l’occurrence celui d’adultes, on voit bien que ce fantasme, qui date de l’enfance et qui est généralement destiné à s’estomper jusqu’à ce qu’il n’en reste qu’un vague souvenir[10], n’est pas, en réalité, complètement refoulé : une partie demeure dans le préconscient (comme c’est le cas pour d’autres productions psychiques telles que les théories sexuelles infantiles), et la partie inconsciente de ce fantasme, celle qui se trouve refoulée, demeure absolument active[11].

 

Si l’objectif de cet article était de mettre en lumière la manière dont peut s’actualiser la trouvaille freudienne du roman familial du névrosé (en interrogeant l’importance de la figure du héros, son fondement métapsychologique et son importance dans l’organisation de la psyché), il nous faut conclure en invitant à la poursuite de la recherche : nous n’avons fait ici qu’effleurer la singularité du cas argentin et ce sont les résultats de cette clinique strictement contemporaine (celle de la population adulte née entre 1977 et 1980) sur lesquels il faudra se pencher dans les années à venir.

 

___________________________________________________________________________________________

[1] Freud considérait ainsi le mythe du héros : « Il (le poète) inventa le mythe héroïque. Était héros celui qui avait été le seul à tuer le père, lequel apparaissait encore dans le mythe comme un monstre totémique. Si le père a été le premier idéal du jeune garçon, le héros est devenu, tel qu’il a été créé par l’imagination du poète, le premier idéal du moi aspirant à supplanter le père ». S. Freud, (1921) « Psychologie des masses et analyse du moi » in : Oeuvres complètes – Volume XVI – 1921-1923. Presses Universitaires de France. 1991. p. 152.

[2] Il ne s’agit pas ici du concept « d’identification héroïque » par lequel Daniel Lagache fait référence à l’identification à des personnages exceptionnels et prestigieux. Dans ce contexte, l’auteur décrit ce mécanisme à partir de l’analyse de la structure de la personnalité de sujets délinquants. D. Lagache,. Sur la structure du Surmoi : relations évolutives entre Idéal du Moi et Moi idéal. In : AMAR, N. (dir.) ; LE GOUES, G. (dir.) ; PRAGIER, G. (dir.). – Surmoi : t.2 : les développements post-freudiens. Paris, Presses Universitaires de France 1995, p. 29.

[3] M. Zafiropoulos,. « Lacan et les sciences sociales » P.U.F. 2001. p. 101.

[4]Dillon, M. Proyectos de Abuelas que ya están en marcha. Los desafíos. Disponible sur : www.comisionporlamemoria.org/…/dossier1abuelas.doc

[5] S. Freud,. (1909) « Le roman familial du névrosé ». In : Névrose, Psychose et perversion. PUF. 2005.

[6] Concernant les victimes directes de la Shoah, le thème du roman familial a déjà été traité sous un autre angle que le nôtre. Ainsi, R. Waintrater soutenait que les sujets qui furent persécutés manifestaient une impossibilité à exprimer les affects : « L’effondrement du cadre de la famille rend ainsi impossible l’élaboration du roman familial. Quand les parents sont réellement mis à mort, l’adolescent ne peut se permettre d’accomplir le meurtre symbolique nécessaire à son développement. Comment triompher des parents destitués et comment fantasmer une autre origine, quand c’est l’origine même de tout le groupe qui est condamnée à mort ? ». Un déni s’installerait donc comme défense contre la dangerosité des affects (lesquels effectuent un rapprochement entre les fantasmes et une réalité inimaginable), qui mettrait en danger l’équilibre psychique du sujet. R. Waintrater,   « Grandir pendant la Shoah, l’adolescence empêchée » in: Adolescence, 1997. p. 200.

[7] N. Najt N. et M. Otero Rossi, « Études sur l’actualité du roman et les effets de la culture », Recherches en Psychanalyse [En ligne], 11 | 2011, mis en ligne le 01 juillet 2011, consulté le 10 octobre 2011. URL : http://recherchespsychanalyse.revues.org/2465

[8] 659 personnes se sont présentées en 2007.

[9]  M. Zafiropoulos, (2001). Op. Cit. p. 234.

[10] N. Najt et M. Otero Rossi, « Études sur l’actualité du roman et les effets de la culture », Recherches en Psychanalyse [En ligne], 11 | 2011. ISSN: 1767-5448. ISSN digital: 1965-0213

[11] N. Najt, « Novelas adolescentes », in Adolescencias: trayectorias turbulentas. Editorial Paidos. Buenos Aires. 2006. p. 219.

 


  • -

Le héros et le sujet de l’inconscient : du fétichisme à l’adoption du héros christique en Afrique centrale – Dider MAVINGA LAKE


Le héros et le sujet de l’inconscient


En Afrique centrale, chez les Bakongos, une des ethnies du Congo, il existe deux mythes sur la fondation du royaume du Kongo. Le premier, cité par Luc de Heusch, rapporte qu’au début de la christianisation, le très pieux roi ALPHONSO 1er (qui possède là un nouveau nom, suite à son baptême ; son véritable nom africain étant Mvuemba Nzinga) enterra vivante sa propre mère qui refusait de renoncer à la religion traditionnelle et aux fétiches. Il convient, ici, de comprendre les fétiches dans le sens culturel et non structurel.

 

Un deuxième mythe rapporté par Cavazzi (1687), indique que Lukeni, le fils cadet du roi Vungu, s’installa avec ses partisans au bord du fleuve où il exigeait un droit de péage. Un jour, il se disputa avec sa tante paternelle qui refusait de s’acquitter du montant exigé. Il l’éventra alors qu’elle était enceinte. Dans la peur de la colère paternelle, Lukeni s’établit alors sur la rive sud, où il fonda le royaume du Kongo après avoir défait un chef local, Mambombolo.[1]

 

Bien que de manière différente, chacun de ces mythes semble mettre au premier plan un matricide fondateur, distinct du parricide propre au mythe heuristique de la horde primitive. C’est en effet ce matricide qui établit une nouvelle loi, celle, pour le premier, d’une religion substituée aux fétiches, ou, pour le second, d’une contrée distincte établie sur la rive Sud.

 

Ces deux mythes fondateurs donnent lieu à l’adoption d’une toute singulière figure christique du héros : héros que sont ces rois africains chrétiens, mais aussi héros que sont ceux qui les secondent, et viennent revisiter un système de croyances et de fonctions institutionnelles propres à l’Afrique pré-christique.

 

C’est ici plus proprement dans la figure du prêtre que nous choisissons de voir l’avènement de ce nouveau héros, mais dans une création particulière.

 

En effet, c’est un remplacement conservateur, véritable Aufhebung hégélienne, où ce qui est dépassé reste partie constituante de la dernière figure synthétique, qui a ici lieu, entre le prêtre et le guérisseur.

 

La question qui se pose alors est celle de l’opérativité symbolique de cette figure du héros christique, et de sa spécificité en Afrique centrale. Si le héros maintient, dans une tradition occidentale, une référence latente au meurtre du père de la horde primitive, comment se réarticule ici cette référence ? Quels nouveaux agencements interviennent, et comment sont configurées les figures paternelle et maternelle dans cette refondation symbolique ? Comment, en outre, surgit, dans ce réagencement spécifique, une figure toute particulière de l’enfant qui n’est que le pendant, par retour du refoulé, de cette figure mixte du héros christique ?

 

Pour comprendre plus avant ces deux mythes internes à la narration de la constitution d’un pays, il nous faut rappeler comment la christianisation est arrivée dans cette partie de l’Afrique.

 

Le christianisme fut introduit dès la fin du XVe siècle par les missionnaires et les navigateurs portugais ; c’est l’explorateur Diego Cao qui découvrit l’embouchure du fleuve Congo en 1483 et qui considéra que la position géographique de ce royaume était stratégique pour les trafics entre l’Europe et l’Afrique. Ainsi, Luc de Heusch ajoute-t-il que « cette partie de l’Afrique constituait le passage obligé de tous les grands aventuriers de l’époque et de la plupart des puissances maritimes européennes : Portugais, Espagnols, Français, Anglais, Hollandais ; des caravanes parties de la côte atlantique s’enfonçaient dans le pays, offrant des produits manufacturés européens en échange principalement d’esclave et d’ivoire. »[2]

 

Cette soudaine arrivée des hommes blancs fut l’objet d’inquiétudes et de malentendus. En faisant fond de manière critique sur les travaux des historiens et des anthropologues, en essayant d’y trouver une confirmation là où ils nous servent et en les rejetant sans hésiter dans le cas contraire — comme le dit Freud de la Bible dans L’homme Moise et la religion monothéiste : « c’est la seule manière de traiter un matériel dont on sait pertinemment qu’il n’est pas sûr, pour avoir été endommagé sous l’influence des tendances déformantes » — les récits transmis jusqu’à nos jours racontent que les premiers Européens furent perçus comme des ancêtres réincarnés. L’océan d’où surgissaient ces étranges créatures chargées de richesses était considéré comme la face visible de cette mer souterraine qui est le domaine de la mort.

 

Dans cette partie de l’Afrique, on considère que les morts prennent une apparence d’albinos. Or, les Européens sont considérés à l’époque soit comme des albinos, soit comme des figures aquatiques appartenant à la catégorie des génies de la nature. Parmi eux, vinrent des prêtres qui entreprirent d’enseigner la religion chrétienne et exhortèrent le roi et l’aristocratie locale à se convertir. Quelques principes de la doctrine chrétienne parurent suffisants aux missionnaires pour administrer le baptême. Aussitôt baptisés, ces nouveaux chrétiens, dans un mouvement iconoclaste, ordonnèrent de brûler toutes les idoles, les masques et fétiches auxquels leurs pères étaient attachés.

 

Si le roi décida d’embrasser sans hésiter la foi chrétienne des nouveaux venus, c’est parce qu’il entendait profiter de l’irruption des Européens, incarnations d’esprits aquatiques, pour se doter d’une sacralité qu’à vrai dire il ne possédait pas. En réalité, son autorité morale dépendait entièrement de l’action rituelle d’un sorcier-guérisseur, qui assumait le rôle rituel le plus important lors du couronnement du roi ; il commandait la pluie, assurait le succès de la chasse, soignait les troubles mentaux et était responsable de la fertilité du sol. Comme le roi n’était pas sorcier-guérisseur lui-même, il saisit l’occasion inespérée qui lui était offerte pour retourner la situation à son profit.

 

L’ambivalence de cette nouvelle conversion était donc de mise : la foi chrétienne devenait officiellement royale, mais pour des raisons politiques et, somme toute, fondamentalement de croyances magiques et de sorcellerie.

 

Au risque d’effectuer une certaine généralisation, cette ambivalence, par delà ce qu’on appelle habituellement syncrétisme, et dont on trouve des traces évidentes dans le Candomblé au Brésil par exemple, reste constitutive du rapport des Congolais au christianisme.

 

Ce n’est pas ici le lieu de retracer toutes les péripéties de cette histoire d’un royaume africain qui entretint des rapports « amicaux » durables avec les Européens. De cet abondant corpus que nous ont laissé les historiens, nous ne retiendrons qu’un nombre limité d’informations relatives à la problématique de la christianisation. Notons de prime abord que les rois chrétiens altérèrent les fondements théologiques du christianisme.

 

En réalité, les populations n’associaient pas le christianisme avec la religion monothéiste mais avec les esprits aquatiques, les ancêtres réincarnés ou les morts. Le christianisme dans cette partie de l’Afrique reposait, dès le départ, sur un malentendu ; ces populations ne vénéraient pas Dieu mais les esprits réincarnés, d’après leurs croyances, par les missionnaires blancs. Il n’y eut donc pas d’implantation du christianisme comme religion à part entière.

 

Par la suite, les prêtres catholiques firent partie de la cour. Lors du couronnement de Pedro II, en 1622, décrit par un chanoine portugais, le rôle principal était tenu à la fois par un prêtre catholique, le vicaire général et par le sorcier-guérisseur : « A cette époque, ce sorcier-guérisseur assiste aux conseils royaux caché derrière une paroi de paille ; lorsqu’il a parlé (…) le roi lui-même ne peut répondre et tous battent les mains en signe de consentement. »[3]

 

L’on peut supposer que cette éminente position politique du sorcier-guérisseur s’explique amplement par le rôle rituel et magique qu’il assumait jadis, qui dépossédait le roi d’une partie de son pouvoir, ce qui était mal vu par les missionnaires ; d’autant plus qu’il assurait la régence lorsque le roi mourait.

 

On est mieux en mesure de comprendre à présent l’empressement que mit le roi Alfonso 1er, au début du XVIe siècle, à adopter le christianisme. Joao 1er, son père, le premier roi baptisé, n’avait pas tardé à abandonner la nouvelle religion chrétienne ; sa mort provoqua une guerre de succession.

 

Deux princes s’affrontèrent : Alfonso 1er, défenseur du christianisme, et son demi-frère, soutenu par le sorcier guérisseur. Dès lors Alfonso affronta dans la personne de son rival, soutenu par le sorcier-guérisseur, toute la tradition politico-religieuse. Il se fit donc l’apôtre acharné du christianisme.

 

Après sa victoire, il fit exécuter son demi-frère, mais accorda la vie sauve au sorcier-guérisseur à condition qu’il se convertît et échangeât ses fonctions de sorcier contre celle de gardien de l’eau bénite[4].

 

Voilà comment le sorcier-guérisseur attitré de la tradition fut forcé d’embrasser la nouvelle foi chrétienne, pour cette fois entrer ainsi au service du roi. Indiquons ici que c’est cette première figure du sorcier-guérisseur au service de la royauté, que nous choisissons de considérer comme héroïque. En elle s’inscrit toute la tradition du Nganga, guérisseur, sorcier bienfaisant que le Congolais Bakongo consulte pour rétablir l’équilibre, lorsqu’un malheur vient à le frapper.

 

De l’ensemble de ces récits nous conclurons que la royauté traditionnelle présentait un modèle dualiste : le sorcier-guérisseur (auquel vinrent s’adjoindre, sans parvenir à l’éliminer, les responsables de l’Eglise catholique) en assumait la part rituelle en matière magico-religieuse, et le roi qui faisait figure de nouveau prince chrétien. Les rites chrétiens étaient désormais parfaitement intégrés à la pompe royale, octroyant au souverain un pouvoir magico-religieux par l’intermédiaire des missionnaires, de ces experts étrangers maniant de nouveaux objets magiques. Le crucifix, les médailles, les images saintes et l’hostie furent assimilées à des charmes, ils entrèrent dans la catégorie des fétiches protecteurs.

 

Apparût alors une nouvelle figure de héros christique dans le système de pensée africain : le prêtre catholique était considéré comme une nouvelle forme de sorcier-guérisseur ; la croix, le chapelet, l’eau bénite, les images que possédaient le prêtre étaient des fétiches d’un nouveau type.

Dans ce malentendu originaire, le christianisme devint la religion nationale, en conflit avec les croyances traditionnelles ; les missionnaires s’étant fixé comme objectif de remplacer les fétiches par l’eau bénite et d’imposer la croix à la place du totem.

 

L’adoption du héros christique en Afrique centrale s’est donc faite dans un malentendu, en réalité particulièrement fécond, puisqu’elle suscita, dans un savant métissage du christianisme et des croyances locales, de nouvelles figures symboliques. C’est un malentendu similaire qui continue d’exister, et qui a favorisé l’action des pasteurs évangélistes africains. Ceux-ci semblent en effet avoir remplacé les sorciers guérisseurs dans la régulation de la jouissance propre à certains sujets dans la société africaine. Ils assurent une fonction principale dans la prise en charge de l’angoisse et de l’anxiété. Il leur est adressé une triple demande : celle de protéger des idées projectives, comme le fantasme de persécution par un esprit maléfique ; celle de soigner physiquement et psychiquement et celle de réaliser certains désirs comme il était avant demandé au sorcier-guérisseur.

 

Ici encore, un glissement, propre à la réinterprétation du christianisme par les traditions animistes locales, a eu lieu (comprendre l’animisme ici comme mode de pensée projectif, qui masquerait des questions structurelles) : le pasteur est considéré culturellement comme celui qui protège des démons et non comme celui qui commémore Dieu.

 

Mais alors se pose, dans notre perspective, la question des remaniements de la figure de l’Autre, question qui pourrait se formuler ainsi : « Peut-on exporter du père ? » ; y a-t-il vraiment eu adoption du héros christique ? Y a-t-il eu conversion au christianisme ?

 

Comme le rappelle souvent Paul-Laurent Assoun, le principe freudien veut qu’on a beau être converti, on garde en secret ses vieilles idoles, comme l’enfant le fait d’ailleurs. L’enfant est un converti de la famille ; on passe son temps à vouloir qu’il soit conforme au désir des parents, il le fait, mais il conserve ses anciennes croyances pulsionnelles. C’est, nous l’avons vu ici, un échec que rencontre la conversion par l’Eglise et ses missionnaires : dans l’économie interne de la jouissance de ces populations, le prêtre n’est pas considéré comme un homme de Dieu, mais comme un sorcier-guérisseur possédant la magie blanche.

 

Les Africains n’ont donc pas adhéré à l’idée de rédemption, ils ne se sont pas transformés ; ils sont restés adhésifs et adhérents à leur mode particulier de gérer la jouissance. Se pose la question de la manière dont se fait le mélange entre la jouissance des missionnaires et celles des Africains. Il s’agit de cette façon très particulière d’y croire sans y croire, qui organise le sujet africain en tant que sujet divisé.

 

Si les missionnaires n’ont pas réussi à convertir les Africains au christianisme, l’adoption d’une figure particulière du héros christique a, en revanche, eu lieu. Cette figure a singulièrement pour pendant, en Afrique centrale, celle de l’enfant sorcier, cause du désarroi et du malheur de la famille.

 

Commençons par mettre en perspective ici cette figure de l’enfant maléfique avec les mythes matricides fondateurs du Congo.

 

La seconde version, où Lukeni éventre sa tante paternelle gravide ne manque pas de faire penser à un retour effrayant de cet enfant sacrifié, retour projectif d’un refoulé constitutionnel de la première position d’une identité religieuse mixte. L’enfant sacrifié revient ici, dans une inquiétante étrangeté, sous les traits de l’enfant sorcier.

 

Alors qu’y a-t-il de cliniquement commun entre l’enfant divin et l’enfant sorcier constitué comme coupable et rejeté de la famille comme l’interroge Markos Zafiropoulos avec qui nous avons travaillé cliniquement ce cas ?

 

Avant de répondre, voyons d’abord une situation clinique pour illustrer ce qu’est l’enfant sorcier. Il s’agit de Diva, petite fille de cinq ans dont la mère repère un retard dans le réveil, et considère qu’il s’agit d’une disjonction effective entre l’âme de sa fille quittant son corps la nuit et ayant du mal à revenir au moment du réveil.

 

Elle diagnostiqua en elle la diabolique possession causant le cortège de ses propres douleurs, où s’alliaient aux insomnies les cauchemars, la tristesse et les vœux de mort inconscients, motivant ce que nous pouvons appeler l’inconscient mélancolique.

 

L’enfant sorcier et l’enfant divin semblent former, tout pousse à y penser, l’envers et l’endroit de la même médaille, puisque, comme le dit Markos Zafiropoulos, si Dieu s’est fait homme, rien n’empêche après tout le diable d’en faire de même. Apparaissent ici deux figures cliniques très différentes de la fétichisation de l’enfant.

 

La première, l’enfant phallique, distribué du côté de la chrétienté tardive et l’autre, l’enfant diabolique qui n’est autre qu’une figure de l’objet (a) situé par la culture africaine à l’extérieur de la cité et sacrifiée à l’obscurité d’autres puissances invisibles démontrant, s’il le fallait, que l’Autre de la culture africaine n’est pas l’Autre de l’Occident chrétien, même s’il s’agit de deux formes d’Autres non sans rapport historique, ni solidarités de structure. Cela ne nous maintiendra pas moins éloignés de tout relativisme culturel et nous conduit à parier sur l’universalité de la subjectivité.

 

Nous pouvons ainsi capitonner cette clinique de l’enfant sorcier avec les deux mythes sur la fondation du royaume du Kongo, le premier, celui du très pieux roi Alphonso 1er, qui, au XVIe siècle, enterra vivant sa propre mère qui refusait de renoncer à la religion traditionnelle ; le deuxième, celui de Lukeni, le fils cadet du roi Vungu qui éventra sa tante, alors qu’elle était enceinte, pour s’établir sur la rive, autre rive, où il fonda le royaume du Kongo.

 

Ces deux mythes internes à la mythologie africaine, au récit ou à la narration de la constitution du pays, et du royaume, montrent à l’évidence que pour l’adoption de la religion chrétienne, il y eut d’une certaine manière, le sacrifice d’une mère originaire ; sacrifice qui n’en fait pas une déesse instituante, puisqu’il s’agissait de se débarrasser de la mère pour faire émerger une organisation symbolique renouvelée, fonctionnant au nom du père des Chrétiens ou au nom du père des nouveaux pères, des nouveaux dieux et de donner une nouvelle version du signifiant zéro, ici à sa juste place. C’est ici l’émergence dans la société des rois-dieux du royaume africain, fondée sur l’éventration d’une femme enceinte, puis la refondation, au nom du père des Chrétiens amenant Alphonso 1er à enterrer sa propre mère lorsqu’elle refuse de renoncer à la religion traditionnelle.

 

L’expérience clinique amène alors au premier plan les démêlés de l’enfant avec la mère, avec la menace de castration par la mère dévorante, ce qui fait de l’enfant sorcier un fétiche de la mère.

 

L’enfant est le fétiche ; Freud, dans le texte sur les transpositions pulsionnelles nous dit que tous les objets libidinaux peuvent être échangés en équivalence. Il ne dit pas exactement que l’enfant est un fétiche, mais il le place à la fin d’une série d’objets antérieurement désirés. En d’autres termes, longtemps avant qu’une femme n’ait eu la moindre idée d’avoir un enfant, il était déjà constitué comme objet ; il était déjà préconçu.

 

Sur cet enfant préféré, l’enfant fétiche, ne manque pas de porter, en même temps, la haine de la mère. C’est ici la dimension phobique, intrinsèque à l’objet désiré : l’idée que le sujet ne manque pas de désirer qu’il arrive quelque chose à l’objet le plus précieux. En résulte alors pour le sujet une menace mortifère émanant de l’objet qui pourrait se venger de la haine inconsciente que lui est adressée. L’enfant sorcier, matérialisation d’un regard d’envie de la mère sur son propre objet est alors, en quelque sorte, un objet a incarné.

 

Comme le montre la situation clinique de Diva, et celle de bien des enfants-sorciers ndoki (celui à qui est attribué culturellement le pouvoir surnaturel de répandre le malheur, de nuire à autrui), la mère n’hésite pas à sacrifier cet enfant-fétiche martyrisé.

 

Le mythe freudien de la horde primitive ne semble pas ici de mise : ce n’est pas un père mort ou tué à nouveau qui réapparaît, comme retour du refoulé, dans la figure de l’enfant sorcier, le sorcier diabolique n’est pas une catégorie du discours freudien. Cet enfant sacrifié, chargé par tous les autres du malheur du névrosé, voire du psychotique africain, susceptible d’être livré en pâture à la jouissance de l’Autre, pointe ici la question d’une jouissance maternelle, qu’un matricide originel n’aurait pas évacuée, mais au contraire, mise au premier plan.

 

La première introduction du christianisme au XVIe siècle amène en effet un changement : par cette religion du père et des pères (padres portugais), c’est un matricide qui doit être commis, et, dans le ventre de cette mère tuée, un enfant sacrifié, qui revient sous la forme de l’enfant-sorcier.

 

Au héros qu’était le sorcier bienfaisant nganga commence alors à se substituer le sorcier prêtre, dont le pendant est l’enfant sorcier. Les différentes introductions ultérieures du christianisme, et la plus récente, évangéliste, amènent une nouvelle substitution : l’enfant-sorcier laisse peu à peu place à l’enfant martyr de l’Eglise, le martyre du Christ venant ici investir d’un nouveau sens l’histoire des enfants sorciers sacrifiés.

 

Le virage de l’enfant sorcier à l’enfant martyr correspond donc à un changement des coordonnées du discours et plus précisément des paires signifiantes : au couple sorcier bienfaisant (nganga) / sorcier malfaisant (ndoki) se substitue d’abord le couple prêtre/enfant-sorcier, puis pasteur/enfant martyre.

 

La fonction toute particulière du héros christique, en Afrique centrale, n’advient qu’en donnant lieu à une figure inédite de l’enfant fétiche : celle de l’enfant sorcier, pendant du héros chrétien qui en rappelle le métissage culturel et le malentendu originel. Si l’institution d’un Père et de pères, par le christianisme, s’effectue par le refoulement originaire d’un matricide, c’est le retour de ce refoulé que semble pointer l’apparition clinique de l’enfant-sorcier.

 

_______________________________________________________________

[1]W. G. L. Randles, L’ancien royaume du Congo des origines à la fin du XIXe siècle, Paris-La Haye, Mouton, 1968, p. 17 ; J. Vansina, « Notes sur l’origine du royaume de Kongo », Journal of African History, IV, 1, 1963, p. 33).

[2]L. de Heusch, Le roi de Kongo et les monstres sacrés, Paris, Gallimard, 2000.

[3]L. JADIN, « Le Congo et la secte des antoniens. Restauration du royaume sous Pedro IV et la Saint Antoine congolaise, 1694-1718 », Bulletin de l’Institut historique belge de Rome, XXXIII, Bruxelles, 1961, p. 411-614.

[4]J. VANSINA, Les anciens royaumes de la savane. Les États des savanes méridionales de l’Afrique centrale des origines à l’occupation coloniale, Institut de recherches économiques et sociales, Léopoldville.

 


  • -

De l’imposture maternelle à l’exploit : le héros, le père et les masses – Paul-Laurent ASSOUN


Le héros et le sujet de l’inconscient


 

Ce qui définit le héros, c’est l’exploit. L’être du héros est inséparable de son acte. Qui aurait vocation de héros et n’aurait rien fait, rien accompli d’exceptionnel, serait rigoureusement un raté… ontologique. En revanche, le ratage peut s’idéaliser, c’est même, on le verra, une figure paradoxale du héros moderne. Mais le héros stricto sensu n’a pas d’autre être que celui d’un acte … hors norme. Le mot « exploit » dit « l’action menée à bien », puis, au début du XIIIe siècle, l’action d’éclat à la guerre, avant de prendre l’acception d’une action remarquable en général, dépassant les limites de l’ordinaire. Le signifiant dit l’essentiel du héros : celui qui va jusqu’au bout de l’action, qui la pare d’éclat, en faisant « son » action, se parant lui-même de l’éclat de son acte, enfin qui se fait re-marquer, bref de l’ordre de l’extra-ordinaire. Point de héros sans palmarès : c’est le lauréat d’un concours qui lui vaut les palmes et l’inscription dans les annales de l’exploit, quelles qu’en soient les modalités.

 

Un exemple, qui concerne la saga analytique : quand un certain Sigmund Freud explique à l’ami Fliess, au moment de s’en séparer, que lui Freud, tout bien considéré, au seuil de son « destin », n’est pas « un homme de science, un philosophe, un expérimentateur, mais un conquistador »[1], n’est-il pas en train de lui signifier, sous couleur de modestie, en se retirant tous les autres titres, qu’il n’a que faire d’un « petit métier », qu’il lui faut découvrir son Amérique ou ne rien faire de sa vie, mais qu’à de tels hommes on ne pardonne pas de n’avoir pas découvert quelque chose, une Amérique, quoi – ce qui le place, dans le fantasme fondateur, du côté du héros des Temps modernes mais jugé par le réel. Ce disant, il joue gros : quelle faillite de se prendre pour Christophe Colomb quand on demeure sans « Nouveau Monde ». Quant au Christophe Colomb d’origine, il faut rappeler qu’il a accompli son exploit sur un malentendu, confondant les continents – ce qui le place du côté de l’illusion[2]. Tel est le héros : le roi de l’illusion réalisée.

 

L’exploit appartient, note Lacan, au registre de « la jouissance », comme « de l’ordre de la tension, du forçage, de la dépense. »[3] Et l’auteur de cet exploit est celui qui se fait un nom de son acte, littéralement un re-nom, qui l’homologue comme tel. Un renom, c’est l’agrafe d’un acte/exploit sur un nom d’état civil qui, dès lors, sort de l’état civil du commun des mortels, pour s’inscrire sur les blasons du hors-acte. Le héros est le contraire d’un quidam. C’est « quelqu’un », au sens où « c’est pas n’importe qui », et la question est de savoir ce qui, au plan de l’inconscient, lui donne cette vocation… Nous voici face à la question du héros, telle que la psychanalyse s’en empare.


Portrait du héros : la sublime imposture


– Exploit, récit, imposture


Autant que le père de son acte, le héros apparaît comme le produit d’un récit, c’est une création mytho-logique, c’est plus précisément le produit proprement dit du muthos. Cela nous met définitivement dans l’élément de la fiction. C’est une histoire qu’on raconte, comme ça : «  Il était une fois un type (il y a aussi des héroïnes) très costaud, qui a fait ceci et cela, que personne d’autre (que lui) n’a fait ni ne pouvait faire, après avoir franchi d’incroyables obstacles et résolu d’insolubles énigmes ». Bref, « c’est un cas »… De fait, le héros est l’homme du franchissement. César franchissant le Rubicon[4] est celui qui élève la politique à l’héroïsme, en sa dimension de transgression assumée. Il incarne la création d’un récit, homologué en l’occurrence par le nommé Suétone[5], dont il est l’acteur, héros de son propre récit, initium de la saga césarienne. Il s’extrait ainsi, au forçage, du ventre de sa mère. Au point que le raconteur s’héroïse au moyen de son héros : Homère l’aède forme avec Ulysse le héros un couple inséparable. Lacan dira que le héros est « strictement identique à des mots »[6]. Agissant, à l’heure H (son « 18 juin ») où il franchit son Rubicon, il incarne, aux yeux du monde, des actes mis en mots.

 

Un acte, une fiction ? Cela sent le mensonge. On pourrait penser que le héros est celui qui se vante d’un exploit qu’il n’a pas réalisé. Cela s’appelle l’escroquerie ou l’imposture. Certes, mais un genre de mensonge et d’imposture complexe, qui intéresse au plus près le savoir de l’inconscient. Car le héros ne se réduit pas à un menteur ou à un Tartarin, qui incarne le héros parodique, élevant l’Afrique à l’échelle de Tarascon[7] : il se « vante » plus encore quand il a réalisé pour de bon l’exploit, dans la mesure où il se génère comme son propre discours. Il a besoin du triomphe. Bref, le héros, alors même qu’il a réussi une mission hors norme, semble aussi un imposteur hors norme, dont le lieu va nous amener au cœur de la question du collectif. C’est à ce titre qu’il en impose.


 – Napoléon a-t-il existé ? Le quiproquo héroïque


Une pochade remarquable montre que le héros réel peut être lui-même la parodie d’un récit mythologique. Un certain Jean-Baptiste Pérès se fait fort de démontrer que Napoléon n’a jamais existé[8] ! Il faut l’entendre : « Napoléon Bonaparte, dont on a dit et écrit tant de choses, n’a pas même existé. Ce n’est qu’un personnage allégorique. C’est le soleil personnifié ; et notre assertion sera prouvée si nous faisons voir que tout ce qu’on publie de Napoléon-le-Grand est emprunté du grand astre ». Ayant procédé à une analyse structurale des traits du mythe, qu’il retrouve soigneusement reproduit par l’histoire (supposée réelle !) du grand Napoléon, l’oratorien conclut :

« Il est donc prouvé que le prétendu héros de notre siècle n’est qu’un personnage allégorique dont tous les attributs sont empruntés du soleil. Et par conséquent Napoléon Bonaparte, dont on a dit et écrit tant de choses, n’a pas même existé, et l’erreur où tant de gens ont donné tête baissée vient d’un quiproquo, c’est qu’ils ont pris la mythologie du XIXe siècle pour une histoire ».

 

Façon pour l’oratorien de tourner en dérision les thèses « mythistes » réduisant Jésus à un mythe, notamment chez un certain Dupuy. Mais ce faisant il met en évidence, par une remarquable intuition, ce secret que le héros de l’histoire le plus réel s’écrit comme un mythe. La vie d’exploits de Napoléon sature l’écriture mythique : le mythe rend donc l’existence empirique superflue. C.Q.F.D.

 

Excellente définition du héros : celui qui engendre son propre récit par son exploit, en un point vertigineux de réel et de l’histoire : quand on lit sa spectaculaire histoire, on croit rêver. Plus précisément, il nous fait rêver les yeux ouverts, produisant un effet de somnambulisme chez son public… C’est un imposteur homologué. Sa surexistence mythique rend son existence empirique superflue, étant le figurant de son être allégorique… jusqu’à la « tautégorie »[9], puisqu’il se symbolise lui-même. Notons que cela parodie la conception hégélienne qui fait du héros Napoléon « l’Esprit à cheval », celui que le philosophe voit passer sous ses fenêtres à Iéna. Le héros selon Pérès est un semblant, puisque son existence empirique est surnuméraire à son iconologie mythique. Tout cela est très bien vu des enjeux inconscients du personnage héroïque.


– Du Père au héros


Alors, qu’est-ce que tout cela dit sur l’opération inconsciente du héros ? Faisons entrer Freud en scène, car lui, le grand « dé-mythographe » – au moyen du « mythe scientifique » du Meurtre du Père – va assigner au héros sa place originale. Freud, « anti-mythologue »[10], débarque donc dans la mythologie. Et, dans son récit intitulé Totem et tabou, il nous raconte une super-histoire, non qu’elle soit supérieure aux autres histoires qui peuplent la mythologie, elle est même plutôt plus élémentaire, plus pauvre, moins bavarde aussi : elle tient en une phrase, la mise à mort du père putatif de la horde primitive – qui ne prend de sens qu’à suivre l’argumentation clinique et théorique dont elle est le moment de conclure autrement inintelligible.[11] Ce « mythe scientifique » n’en est pas un, de mythe, puisque c’est de la science – « science de l’inconscient » – et qu’il est induit de la clinique, mais alors, si la psychanalyse a besoin d’un mythe, ne trahit-elle pas la science… pour y caser le Père?

 

En fait c’est un « pré-mythe ». Il faut commencer par ça, c’est par où il faut commencer – la clé de sol de la partition – mais si on ne le dit pas, ça commence à bavarder, à raconter, et ceci et cela, à boucher le trou… Le meurtre du père, c’est le « degré zéro du mythe » et de son écriture, c’est sa « pré-histoire » refoulée. C’est le moment où jamais de « ne pas raconter d’histoires ». C’est le réel caché de toutes les « histoires », et Freud lui dédie un récit, aussi invraisemblable que nécessaire. C’est pourquoi Freud s’y met. Et le mythe va causer, causer, c’est comme Shéhérazade, quand elle commence à raconter, on ne l’arrête plus. Et si ça « cause » tellement, c’est pour faire allusion à ce qui doit rester caché (caché mais pas entièrement tu, dit mais qu’à moitié, ça nous prépare à Lacan et son mythe comme « mi-dire »…) Un peu comme les obsessionnels qui deviennent des moulins à paroles pour se soulager d’un secret qui leur donne de l’inspiration et une éloquence proportionnelle au silence de mort de leur origine que reproduit leur bagout. Ils ne parlent que de ça, mais en sous-entendu du reste… C’est un peu comme cette bouche d’ombre qui recrache des mythes en veux-tu en voilà (Jung, Mircea Eliade, Reinach, ce sont de sacrés bavards, qui écrivent des très gros livres bourrés d’histoires). Mais il y a un sous-entendu (un « sous-écrit ») que Freud va extraire et divulguer.

 

Chaque peuple y va de sa petite histoire. Le mythe, c’est un « baratin », merveilleusement ficelé à l’occasion, par lequel le réel dénommé meurtre du père ne cesse de ne pas se dire tout en s’évoquant à mots couverts, c’est pourquoi il faut en mettre une tartine ! Pas question d’avouer qu’on a tué le Père. Alors, pour « meubler », on va raconter des histoires de plus en plus compliquées d’exploits très difficiles, qui trouvent toujours un bon public (car on aime bien qu’on nous raconte des histoires spécialement rocambolesques, on aime bien être agréablement trompé, quoi). Oui mais, on va procéder à deux falsifications majeures : l’une sur la victime, l’autre sur l’acteur qui vont maquiller la réalité. Ce sont surtout des histoires de héros, et on va comprendre quoi. On va dire que c’est le Dragon, l’Antéchrist, on va puiser dans le réel le plus sanglant du crime… Mais surtout pas Lui, l’Urvater. Du coup, le motif du crime est naturellement forclos. La littérature héroïque, intarissable, accomplit la forclusion littéraire du réel du Meurtre du Père, en en écrivant un chapitre que l’on va détailler.

 

Et puis, deuxièmement, on ne va pas dire que c’est la bande des frères qui a fait ça, non, il va commencer à se jaser, comme ça, jusqu’à ce que la rumeur commence à enfler et prendre consistance de saga : qu’il y en a un qui l’a réalisé par ses seules forces, du coup décuplées à cet effet. Pas le groupe, non, pas de crime en réunion, mais un exploit d’exception. Le héros, c’est un homme ou une femme d’exception qui confisque l’acte de ses collègues. Il doit, à cette fin, faire bande à part, il n’a pas l’esprit d’équipe, si apprécié des affairements sociaux. Voici entré en scène le héros en son habit de lumière, celui qui fait de la « corne de taureau » une affaire rigoureusement personnelle. A propos, un boucher d’abattoir de Madrid, vous le déguisez, vous le mettez au milieu d’une arène, vous faites entrer la bête furieusement vivante, vous la faites se démener, et vous avez une fiesta  sensationnellement sanglante qui s’appelle une corrida et à chaque corrida, en principe un héros est produit – si bien sûr il a la carrure, la grâce pour aller chercher la banderille et esquiver la « corne » et qu’il évite de se faire éventrer par le totem. C’est un genre de travesti public, inventé vers 1840 pour alimenter la jouissance des masses espagnoles, et ça s’est diffusé.

 


Les coulisses inconscientes du drame héroïque : La parure de la mère


 – Destins de l’Umdichtung : le héros et la femme


On est dans la problématique de l’Umdichtung, c’est-à-dire de la transformation poétique de la réalité (celle du meurtre du père). On notera qu’il y a deux grandes figures de la transformation mensongère de grande portée : le supposé exploit du héros et l’accusation portée contre la femme : « Dans l’élaboration poétique des réalités de ces époques, la femme, qui n’était que l’enjeu du meurtre, en tant que source de tentations et objet de convoitises, se trouvait probablement transformée en instigatrice et en complice active de ce méfait »[12]. Quelque chose se fait miroir, entre le héros (promu) et la femme (déchue) qui mérite réflexion.

 

Aussi bien la femme coupable et le héros responsable (du meurtre) sont les figures jumelées qui déchaînent le fantasme et l’écriture.


– Le héros in statu nascendi


Il faut remonter à l’origine de l’histoire. Celui qui a aidé Freud, là, c’est Otto Rank. C’est dans « Le mythe de la naissance du héros » que le terme « mythe » se trouve employé dans un intitulé psychanalytique pour la première fois, après il est vrai « Rêve et mythe » de Karl Abraham, ayant été par ailleurs introduit dans plusieurs textes freudiens et couplé à celui de héros. Au sens courant, le terme désigne un récit fabuleux d’origine et de transmission populaires mettant en scène, sous forme symbolique, des forces de la nature et des figures héroïques – donc des légendes. Parler de mythe de la naissance du héros, c’est faire allusion à une narration fabuleuse de la venue au monde, de l’enfantement et du commencement de la vie dudit héros. Il apparaît comme l’un des fleurons de cette « psychanalyse appliquée » (angewendte Psychologie) à l’origine.

 

Que dit Rank dans ce volumineux ouvrage ? Quelle est la signification inconsciente du mythe du héros ? Le scénario s’en articule à un fantasme de filiation articulé au fantasme de sauvetage.

 

L’hypothèse de l’inconscient vient s’insinuer dans la masse des « théories mythologiques », dont le premier chapitre examine les divergences. Après une revue des conceptions des historiens, mythologues et ethnologues, le « problème psychologique » des mythes est introduit. Là intervient la problématique « Rêve et mythe » (traitée peu avant par Abraham) et l’interprétation freudienne du mythe d’Œdipe, ce qui pose la question des matériaux des mythes biographiques. Le second chapitre constitue une revue impressionnante des mythes de héros  — plus d’une soixantaine, parmi lesquels Moïse, Abraham, Gilgamesh, Jésus, Bouddha, de façon à mettre en évidence les invariants de ces récits. Ce qui permet de faire surgir, au troisième chapitre, la thèse proprement dite : celle du lien du « roman familial » et du mythe du héros. Là interviennent « les romans familiaux des névrosés », soit les rêveries à thème familial qui soutiennent l’activité psychique œdipienne : cf. Le roman familial des névrosés de Freud, un texte court de préface en contraste de ces histoires pulullantes d’exploits et de symboles à la Rank… Un parallèle intervient avec les rêves et le symbolisme, tandis que se déploient les thèmes du lien fraternel (gémellité) et de la filiation. Le point d’orgue en est le sauvetage du père. On voit que chronologiquement la théorie du héros a précédé le meurtre du père, mais Freud l’absorbe dans un synopsis autrement éclairant.


 – Comment l’on a inventé le héros


On a donc, avec le « logiciel » du Père mort, de la Vatertötung ou Vatermord collectif de l’origine d’une part, et le héros de la narration, d’autre part, l’essentiel de la séquence.

 

Mais il y a un point aveugle, et central dans l’affaire : comment le héros, celui supposé avoir fait seul, self made man par excellence, s’est-il ainsi promu, comment le récit l’a-t-il inventé ? De quel « chapeau » sort-il, sous couleur de jouer le Münchhausen de l’histoire, s’extrayant des marais par sa propre chevelure ?

 

Il y a deux moments clés où Freud parle du héros dans son œuvre : à propos du « roman familial », en 1909 et dans Psychologie des masses et analyse du moi » en 1921.

 

N’est-ce qu’un fils un peu plus doué et malin que les autres de la Bruderschar, du Joseph biblique au Petit Poucet de Perrault…? D’ailleurs, Freud remarque, à la suite de Rank, que le héros, dans ses pérégrinations, peut compter, sur le chemin, sur l’aide de « petits animaux », équivalents de ses frères rivaux, ici auxiliaires. C’est sa bande à lui, sa « clique », qui l’aide, bien plutôt qu’il ne s’y intègre : « qui m’aime me suive », telle est sa devise.

 

Voici le passage décisif :

« Les privations supportées avec impatience ont pu alors décider tel ou tel individu à se détacher de la masse et à assumer le rôle de père. Celui qui le fit fut le premier poète épique, et le progrès en question ne s’est accompli tout d’abord que dans son imagination. Ce poète a transformé la réalité dans le sens de ses désirs. Il inventa le mythe héroïque. Était héros celui qui avait été le seul à tuer le père, lequel apparaissait encore dans le mythe comme un monstre totémique. »[13]


– La mère, clé du héros, le héros porte-clé de la mère


Reste à comprendre de qui s’autorise le héros. De lui-même, certes, d’abord, puisqu’il est celui qui, à ceux qui demanderaient « pour qui se prend-t-il, celui-là ?! », répondrait tout de go : « Je me prends pour moi-même ». Mais le héros ne s’invente pas (mais s’il le croit et s’il le fait accroire comme le self made man qui dit que personne ne l’a aidé, qu’il a écrit son récit tout seul). Pour devenir une telle locomotive, pour mettre en mouvement un tel effet dans l’Autre, il faut qu’il y ait été poussé, qu’il bénéficie d’un puissant « piston » inconscient. Quel est l’Autre qui travaille pour lui en sous-main, lui soufflant au besoin le texte quand il « cale », au point de le transformer en gramophone ? Donc qui lui donne ce « quelque chose en plus », sans lequel il ne serait pas un héros, mais un quidam, un type banal, même avec des « débuts prometteurs ».

C’est alors que l’on détecte, à l’arrière de la scène, la figure qui tient les rouages et les fils de son théâtre héroïque. Cette figure, c’est la mère. Freud, formel, nous dit que le héros est le fils préféré de la mère. Et que c’est ça qui va le détacher du groupe, qui va le mettre « au-dessus du panier » et à part des autres : « Si le père a été le premier idéal du jeune garçon, le héros est devenu, tel qu’il a été créé par l’imagination du poète, le premier idéal du moi aspirant à supplanter le père. L’idée du héros se rattache probablement au plus jeune des fils, au préféré de la mère, que celle-ci avait préservé de la jalousie du père dont il devenait le successeur aux époques de la horde primitive (…) Le mythe attribue au héros seul l’exploit qui ne pouvait certainement être que l’œuvre de la horde entière (…) Il est souvent question d’un héros, qui est la plupart du temps le plus jeune des fils, ayant échappé à la cruauté du père, grâce à sa niaiserie qui l’a fait estimer peu dangereux. »[14]

 

Ce fils unique a des acolytes :

«  Ce héros a une tâche lourde à remplir, mais il ne peut la mener à bien qu’avec le concours d’une foule de petits animaux (abeilles, fourmis). Ces animaux ne seraient que la représentation symbolique des frères de la horde primitive, de même que dans le symbolisme du rêve insectes et vermine figurent des frères et des sœurs (considérés, avec une nuance de mépris, comme de petits enfants). En outre, on reconnaît facilement dans chacune des tâches dont parlent le mythe et le conte une représentation symboliquement substitutive de l’action héroïque. »[15]


– Le héros sur commande ou le « propulseur maternel »


Dans l’histoire de héros, cherchez la femme, et d’ailleurs c’est plutôt une mère que vous trouverez, et une mère un peu spéciale. Genre éminence grise, qui pousse ses pions par derrière. Le héros est le pion sur l’échiquier de la mère, de cette mère-là. Ce genre de mère ne « la ramène » peut-être pas beaucoup, mais elle agit, elle a cette arme-là dans ses armoiries.

 

D’où tire-t-il donc cette énergie ? Ce qui lui donne ce tonus propre à renverser des montagnes, au héros, c’est l’amour qui le marraine, mais surtout l’éclat phallique dont le gratifie cette identification au phallus, là aussi très spécial, celui de la mère. C’est là qu’il faut trouver le « propulseur » : il a commencé d’être le héros de la mère, avec un public à une seule personne.

 

S’il arrive aux héros d’être « fatigués », c’est qu’ils s’exténuent à réaliser un programme pour lequel ils ont été commandités – et pas que pour une mission, pour une vie entière à l’occasion. Voyez Romain Gary, héros de l’écriture et de l’aviation, « Promesse de l’aube » énoncée inéluctablement dès l’enfance, présenté comme le plus grand écrivain de son temps par sa mère. Et sacré prix Goncourt deux fois plutôt qu’une : une fois comme trophée dédié à la mère, au vu de tous, faisant briller son nom ; une seconde pour lui, mais masqué et anonymisé, et faisant de l’autre (Emile Ajar) son pseudonyme. Ça peut finir mal, par un suicide, qui prend son sens de sui-cider le fils de sa mère, pour prendre enfin congé de cette Jouissance de mise en tutelle, pour être enfin quitte, quand le héros est, pour le coup, épuisé, à bout de forces. De la vie du héros, la mère sera jusqu’à la mort restée propriétaire…


 – Portrait d’une mère de héros : le héros, fétiche actif


Car de ce beau phallus galonné, la Mère se pare et s’empare, comme le dira Lacan. Un bel exemple est Rébecca, qui a un faible pour Jacob, cause filiale d’un désir, plus attrayant à ses yeux qu’Esaü, cet être roux et poilu, celui qui aime le brouet de lentilles[16]. Et c’est avec son aide et son ingéniosité que sera trompé le père aveugle, obtenant le précieux droit d’aînesse (celui dont il bénéficiait déjà dans la préférence maternelle).

 

De ces mères, génératrices de héros – souvent après avoir enduré l’infécondité –, on notera les traits. La mère-de-héros est un pousse-à-l’acte. Elle ourdit en conséquence des scénarios, se servant de son produit comme stratégie phallique, par une intelligente politique proportionnelle à la fermentation de sa frustration. Il ne s’agit pas d’une mère coupable, mais d’une mère qui joue son va-tout sur son phallus de fils. Eu égard à la dialectique du maternel et du féminin, elle ne fait pas de son désir d’enfant une raison de s’enfermer dans son être-mère, elle ne joue pas non plus la carte du désirable. Son plus beau bijou, à son cou de femme, c’est son fétiche de fils. Cette « faiseuse de roi » (au singulier) fonde son pouvoir sur son rejeton mâle. En dernière instance, elle se venge de l’homme au moyen du fils.

 

Le héros est donc un fétiche actif, « monté sur ressort ». Il ne peut pas chômer. Il n’a pas une minute à lui, finalement. C’est le genre Samson[17] : en général les héros tombent sur des femmes qui repèrent leur faille, le moment de grosse fatigue, quoi, où ils auraient besoin de vacances. Et là, il arrive qu’elles frappent, au milieu du « repos du guerrier ». Le héros, fils de la mère, s’expose à être « su » par les femmes. Ils trouvent souvent leur Dalila et j’ai soupçonné Samson de s’être laissé scalper par sa Dalila, parce qu’il en avait un peu marre de faire le héros… En plus, il avait un faible pour les femmes de ses ennemis. Il excellait à détruire les Philistins, mais était enclin à coucher avec les philistines.

 

On comprend la mentalité de brillant imposteur du héros fils unique. Toujours unique, même quand il a de nombreux frères. Il y a Joseph… et les autres. Il doit en imposer. Il fait des rêves pour les raconter, au point de soûler la bande des frères, réduit à une piétaille et poussé à la haine. Mais ce qui est à penser, c’est ce registre de l’imposture maternelle. Elle fait des imposteurs célèbres. L’arrière-scène du héros, c’est donc cette imposture maternelle. Le héros est un « semblant », même s’il est bourré de qualités et de mérites. Il est le produit de cette imposture.

 

Tout ce qui brille n’est pas or, mais il fait briller aussi bien les breloques… Il mène une double vie, comme homme et comme phallus à l’heure de l’Autre maternel. C’est le travesti du désir de la mère. Son exploit est ce par quoi sa mère en exploite les talents, au profit du couple ainsi formé. Vouloir faire de son fils « son malheur sur le monde », voilà le vœu secret de « l’imposteuse ». Le « massacre des innocents » n’est pas loin de la naissance du héros christique. Cela est viré sur le compte courant maternel. On comprendrait mieux pourquoi l’héroïsme christique a fatalement fait monter la cote de la Vierge-Mère. Elle peut passer aussi bien par sa fille, Hérodiade avec Salomé. Salomé, voici un phallus dansant très présentable et très efficace. Salomé, avec toute sa séduction, n’est que le semblant d’Hérodiade. Elle lui sert sur un plateau la tête de son ennemi mortel, Jean le Baptiste. Mais c’est littéralement ce que fait le héros : il sert sur un plateau la tête décollée, le caput mortuum du désir de la mère et en approvisionne la jouissance. Au passage, il rafle tous les prix et remporte toutes les coupes. Mais son crédit se débite en passant au compte de l’Autre (maternel) : d’où sa secrète amertume.

 


 Les enjeux anthropologiques de la figure héroïque


– Héroïsme et psychologie des masses


La signification de la figure héroïque au regard de l’anthropologie  psychanalytique est fournie par Freud en une formule précise, mais qui demande à être déchiffrée à la lueur du trajet précédent : « C’est donc par le mythe que l’individu se dégage de la psychologie collective. Le premier mythe était sûrement d’ordre psychologique : ce fut le mythe du héros »[18]. Ce que veut dire Freud est que ce qui est premier est la « psychologie des masses », premier précipité de l’après-meurtre. Mais pour que, de ce magma, se mette à exister une « analyse du moi », il faut une écriture, fournie par le mythe.

 

C’est ce qui désigne la figure de l’Unique héroïque comme premier mythe : « il était une fois le petit un… » Le héros est donc le « pas » des masses au sujet. Maillon manquant décisif.


– Portrait des héros de notre temps


Question maintenant : le mythe, c’est du passé, et maintenant, quid des héros de notre temps ? On aura compris que le mythe est chronique, en sorte que les temps nouveaux demeurent contemporains de leur origine et consubstantiels à elle. L’héroïsme, on l’a compris, est structural, par sa fonction inconsciente. C’est le pas décisif de la psychologie des masses à l’invention de l’individu. Mais justement il se réinvente de façon effrénée. A chaque crise, à chaque génération, son style de héros.

 

Ce qui est structural, c’est la fonction du mythe que Lacan situe du côté du « mi-dire ». Le mythe dit juste la moitié de la vérité, ce n’est pas seulement qu’il ne dit pas tout, il dit tout, il lâche le morceau, mais dans un enrobage qui fait passer la pilule. Il ne faut surtout pas se faire avoir par le mythe, ou alors on ne fait plus de psychanalyse, on fait du Jung dont le Livre rouge livre la clé, de sinthome effréné de la psychose, par l’image. Le Moi psychotique est l’habitant de l’univers mythique où le plomb se fait or… C’est une autre histoire.

 

Cette structure connaît pourtant des mutations. Il revient à Lermontov de s’aviser de la mutation qui aboutit à la production d’un « héros de notre temps », qui, dans le roman éponyme[19], a introduit véritablement un concept nouveau. Il y décrit ce héros nommé Pétchorine, qui ne se lance dans l’exploit que pour tromper son ennui, qui se lasse des femmes à peine séduites et joue avec la prédestination. A l’époque de Lermontov, il y a par exemple ce héros de semblant qui s’appelle Fabrice del Dongo, littéralement inventé, par le désir des femmes[20]. Le roman fait le portrait d’un héros émergeant d’une panique dans le monde héroïque, avec un trait pré-nihiliste, entre désenchantement et ennui.

 

Le looser, c’est celui qui, par exemple après des « débuts prometteurs », s’est installé dans la nullité et le désœuvrement. C’est un défi dépressif à la Mère, en même temps ce qui maintient « la promesse de l’aube », sur le mode du « rien », dont alors il se fait gloire. Le préjudice idéalisé[21], encore… Processus complexe, par lequel le minable s’élève au grandiose, facilitant l’identification des masses (qui raffole des ratés sympathiques qui font les « préférés des Français »).  On a peut-être peu remarqué qu’il est de plus en difficile de nos jours d’être un héros militaire tandis que l’héroïsme mortifère se fixe dans la figure du terroriste, néo-nihiliste ou le héros noir criminel[22]. Qu’on trouve un « surmoi maternel » à l’œuvre dans le crime ne nous étonnera pas. La psychopathologie elle-même accuse réception de figures issues du malaise de la culture, en sa condition contemporaine, pour les ériger en entités. Le cas essentiel en est le « border line »[23].


– Le surmoi maternel


Faisons retour pour finir à Christophe Colomb. Freud en fait un exemple  apte à illustrer l’illusion. C’est par une erreur de destination qu’il découvrit l’Amérique. Mais ce qui servait de boussole, c’est son Wunsch. Le héros est ainsi orienté par la mère. Par une sorte de « ruse de la raison inconsciente », rien de grand ne se fait sans passions, à relire : sans la passion de la mère…

 

C’est avec le fantasme de la Mère que se tisse la tunique du héros d’hier et d’aujourd’hui, à laquelle il dédicace son « maillot jaune ». C’est ce qui fait le fond d’insatisfaction morose du héros le jour où il reçoit le prix de ses exploits. C’est l’appétit de la Mère qui lui donne cette énergie qui l’aliène. Missionnaire de la mère qui chercherait la mort par l’exploit de trop… Mais c’est aussi celui qui tente une sortie hors de la culpabilité dans laquelle s’empêtrent les masses de névrosés. Comme si les masses cherchaient de plus en plus à faire sortir de leur sein leurs héros au rabais…


L’impunément trahi

 


Ainsi faut-il la définition lacanienne du héros comme « celui qui peut impunément être trahi »[24]. La formule n’est pas si transparente : on peut l’entendre au sens où quiconque peut le trahir impunément – ce qu’indiquerait la place d’adverbe « impunément » dans la phrase, en ce qu’il est par excellence l’homme exposé. Trahir un lâche ou un homme sans risque est plus corsé. En revanche trahir un héros serait sans risques pour l’intégrité du héros… Mais on peut l’entendre aussi en ce que la trahison passe sur lui comme l’eau sur les plumes du canard. Il n’a pas besoin de se venger, son « trahisseur » étant plutôt puni par le cours des événements, comme le confirment les récits. Le héros n’est pas victime de la trahison, il est au-dessus d’elle. Et par comble, il rend la punition du traitre superflue, du moins ne l’exige-t-il pas, puisqu’il le fait bénéficier du statut « hors culpabilité » de sa propre saga.

 

Notons que Lacan n’est pas loin, en soulignant ce point en effet important, de pousser le héros du côté du saint. Jésus se définit en effet de pouvoir être impunément trahi par Judas, il lui faut en quelque sorte cette suprême trahison pour accomplir sa mission. Il jouit de l’impunité garantie par l’imposture maternelle, qui lui garantit l’immunité, celle que l’on accorde aux exceptions. C’est donc un objet, sinon un déchet : le héros, l’homme des exploits, est lui-même l’exploit de la mère. On connaît la transformation des débuts prometteurs en accomplissement d’un destin de perdant (looser/loser) qui se magnifie de l’échec. L’analyste a affaire à toutes sortes de petits héros, l’analyse ayant à l’occasion l’effet de les faire sortir de la jouissance de l’exploit qui « sent le collier » – fût-il de luxe –, pour reconquérir un désir qui ne soit pas de commande, entrant dans une temporalité qui ne soit pas à l’horloge de l’Autre. Traverser le fantasme héroïque pourrait être l’enjeu de telle fin d’analyse, deuil assumé de la Toison d’Or, où la dés-identification tient lieu d’héroïsme…

 

_________________________________________________________________________________________

 

[1]Lettre de Freud à Fliess du 1er février 1900.

[2]S. Freud, L’avenir d’une illusion, édition critique, Editions du Cerf, 2012 et notre commentaire sur ce point.

[3]J. Lacan, « La place de la psychanalyse dans la médecine », 1966.

[4]P.-L.Assoun, « L’infranchissable Rubicon. Le sujet de l’inhibition », in Inhibition, Dossier coordonné par Christiane Lacôte-Destribats et Gérard Pommier, La Clinique lacanienne n°6, Editions Erès, p. 29-52.

[5]Suétone, La vie des Césars, I. César

[6]J. Lacan, Le désir et son interprétation

[7]Alphonse Daudet, Tartarin de Tarascon

[8]J.-B. Pérès, « Comme quoi Napoléon n’a jamais existé ou Grand Erratum source d’un nombre infini d’errata à corriger dans l’histoire du XIXe siècle » (1827).

[9]P.-L. Assoun, « De l’allégorie à la tautégorie. Le mythe de l’Un », in Corps/Ecrit n°18, Presses Universitaires de France,1986, p.105-113.

[10]P.-L.Assoun, Tuer le mort. Le désir révolutionnaire, Presses Universitaires de France, 2015.

[11]Nous renvoyons à l’article « Totem et tabou » de notre Dictionnaire des œuvres psychanalytiques, (PUF, 2009, p. 1309-1310) pour apprécier le caractère serré et puissamment original de cette argumentation.

[12]S. Freud, Psychologie des masses et analyse du moi, 1921.

[13]S. Freud, op. cit.

[14]S. Freud, op. cit., ibid.

[15]S. Freud, op. cit., ibid.

[16]La Bible, Genèse. Voir notre commentaire in Frères et sœurs. Leçons de psychanalyse (Anthropos/Economica, 2003, 2e éd.).

[17]La Bible, Le Livre des Juges, 13-16 et notre commentaire in Le couple inconscient. Amour freudien et passion postcourtoise, Economica/Anthropos, 2e éd., 2003.

[18]S. Freud, Psychologie des masses et analyse du moi, 1921.

[19]Mikhaïl Lermontov (1814-1841),Un héros de notre temps (1840-1841) fut son ouvrage-testament, sa vie s’achevant par un duel dont le livre fut l’un des enjeux.

[20]P.-L. Assoun, « Imaginaire héroïque et féminité. Psychanalyse de La Chartreuse de Parme, in Analyses et réflexions sur Stendhal. « La Chartreuse de Parme », 2000, Ellipses, p. 94-104.

[21]P.-L.Assoun, Le préjudice et l’idéal. Pour une clinique sociale du trauma, Anthropos/Economica, 2e éd., 2012.

[22]P.-L. Assoun, « Le préjudice radical : de l’idéal à la destruction », in L’idéal et la cruauté. Subjectivité et politique de la radicalisation, sous la direction de Fethi Benslama, Lignes, 2015, p. 47-67.

[23]P.-L. Assoun, « Sur un certain style border line du malaise de la modernité : une lecture freudienne », in  La psychanalyse et les mondes contemporains, Figures de la psychanalyse Logos et Anankè, Editions Erès, 2015, p. 95-107.

[24]J.Lacan, Le Séminaire VII. L’éthique de la psychanalyse, Seuil, p. 370.


  • -

Figures du héros et logiques de l’inconscient, de Freud à Lacan – Markos ZAFIROPOULOS


Le héros et le sujet de l’inconscient


 

Pour aborder du point de vue de la psychanalyse l’élucidation de cette figure du héros, il convient d’abord de rappeler l’existence des tout premiers textes consacrés à cette question dans le champ psychanalytique et donc d’abord celui d’Otto Rank, intitulé Le Mythe de la naissance du héros, publié en 1909[1] avec une courte préface de Freud de quatre pages, préface qui trouvera ensuite son autonomie et sa célébrité sous son propre intitulé : « Le roman familial des névrosés. »[2] L’étude de la question que nous reprenons un siècle plus tard a donc fait son entrée dans le champ psychanalytique sous les auspices d’un Freud de cinquante-trois ans, réalisant un point de capiton inaugural entre son syntagme – le roman familial du névrosé – et l’étude du mythe de la naissance du héros, rédigée par un jeune psychanalyste de vingt-cinq ans, Otto Rank. Ce qui permet tout de suite d’apercevoir que l’analyse du mode de production mythologique du héros (sa naissance) demande à être lue, du point de vue de Freud lui-même, avec l’analyse du roman familial du névrosé ; ou, mieux dit, que l’analyse du roman familial du névrosé est l’interprétation freudienne du mythe de la naissance du héros.

 

Bref, pour Freud (et pour Rank, son jeune lecteur), la clé de la légende de la naissance du héros est à chercher dans le roman familial du névrosé. Autant dire que pour Freud – et donc pour Rank – c’est le névrosé qui fait le héros, ce qui implique donc que le mythe doit être interprété par la névrose.

 

Voilà grossièrement rappelée la classique option épistémologique dans le domaine, ainsi que le bon ordre d’entrée en scène des objets : la névrose est première et le mythe est second.

 

Quant à la succession historique des textes, si l’on peut raisonnablement imaginer que la préface de Freud vient après le texte de Rank, il faut aussi savoir que la notion de roman familial avec son poids d’universalité émerge en premier, c’est-à-dire, comme le rappellent les traducteurs de ses Œuvres complètes, dès le 20 juin 1898 dans une lettre à Fliess : « Tous les névrosés forgent ce que l’on appelle le roman familial (qui dans la paranoïa devient conscient) qui est, d’une part au service du besoin de grandeur, d’autre part au service de la défense contre l’inceste », écrit Freud[3].

 

Tous les névrosés forgent ce qu’on appelle le roman familial…

 

Nous sommes donc dans l’universel de la névrose, comme nous y sommes en 1899, lorsque Freud analyse « Les rêves typiques de la mort de parents chers[4] » et indique que :

 

« Si le roi Œdipe n’est pas moins capable de bouleverser l’homme moderne qu’il ne le faisait pour le Grec, son contemporain, la seule solution pourrait bien être que l’effet de la tragédie grecque ne réside pas dans l’opposition entre le destin et la volonté humaine, mais est à chercher dans la particularité du matériau dans lequel cette opposition se révèle. »[5]

 

À savoir l’accomplissement des souhaits de notre enfance : abattre son père et épouser sa mère.

Au total et du point de vue de Freud, on peut donc conclure que l’existence de la figure du héros du mythe ou de la tragédie (Œdipe, Hamlet, etc.) trouve ses ressorts dans le moteur inconscient et universel de la névrose infantile. Il y a donc d’abord les souhaits de l’enfance, la névrose infantile, puis le mythe, la tragédie, etc.

 

D’où la légitimité du jeune Rank d’engager, selon ses propres termes, « une tentative d’interprétation des mythes à partir de la psychologie. »[6]

 

Celui qui il y a un siècle s’acharna à rendre compte dans notre champ du mythe de la naissance du héros fut donc un lecteur de Freud – dont les démêlés avec son propre père sont célèbres[7]. Mais lecteur qui, pour en rester au plan épistémologique, s’est autorisé à chercher et donc à trouver, du point de vue de l’engendrement névrotique, ce qu’il y a de commun dans la particularité des récits de naissance des dix-huit héros qu’il sélectionna, en partant de Sorgon Ier, le fondateur de Babylone jusqu’à Scéaf, le héros d’une légende anglo-lombarde, en passant par les plus connus dans notre champ : Moïse, Œdipe, Hamlet, Jésus, etc.

 

De l’examen de cet impressionnant corpus, Rank isole dans l’objet de recherche, le mythe, les traits communs de ce qu’il appelle la légende type de la naissance du héros organisée selon le modèle suivant :

  1. l’enfant est né de parents éminents ;
  2. sa naissance est précédée de grandes difficultés ;
  3. un présage arrive avant la naissance et annonce un grave danger pour le père ;
  4. l’enfant est exposé et destiné à la mort ;
  5. il est sauvé par des animaux ou des personnes de basse extraction ;
  6. il retrouve ses nobles parents, se venge de son père, est reconnu et parvient à la gloire ou à la renommée[8].

 

L’unité du modèle type se déduit de la névrose qui l’engendre, ou encore de ce cristal de névrose que se trouve être le roman familial du névrosé isolé par Freud.

Alors, peut-on se satisfaire d’une telle démarche ?

 

Oui et non.

 

Oui, parce que le travail de Rank est celui d’un pionnier de l’anthropologie psychanalytique, qu’il est à la fois précis, plein d’érudition et qu’il cherche à saisir un universel de l’objet ; et non, parce que cet universel semble très rapidement lui échapper des mains, étant donné qu’il aperçoit très vite tout ce qui dans la pluralité du matériel ethnologique n’entre pas vraiment dans le cadre de son modèle type. Du coup, le voilà conduit à donner plusieurs versions de son texte (republié en 1913, puis en 1922) en surajoutant des fragments ou des cas de figure contredisant la logique du modèle, comme pour ce qu’il en est du cas où, au lieu de se venger du père, le héros pourrait bien le sauver – selon la logique, dit-il, d’un fantasme pubertaire. De même, fort de l’exemple de la mère animale qui, sous les traits de la louve, vient recueillir Romulus et Remus, et après avoir lu le Totem et tabou de Freud (1912-1913), le voilà qui propose sous les auspices cette fois de l’inévitable Bachofen[9], l’érection d’une mère totémique encore plus primitive que le père de Totem et tabou, occupant bientôt une place très envahissante dans le sauvetage du héros, etc.

 

Bref, une louve n’y retrouverait pas ses petits. Et plus il tente de refermer la main sur son idéal-type et plus celui-ci implose, lui imposant sans cesse d’y revenir sous le regard quelque peu dubitatif de ses contemporains.

 

« Force nous est de constater que les spécialistes en la matière auxquels ce livre devait rendre service ne lui ont apporté jusqu’ici que bien peu de compréhension. Du moins l’auteur n’a-t-il perçu aucune voix qui prouverait le contraire », constate ainsi amèrement Otto Rank dans sa préface à la seconde édition très augmentée de 1922.

 

Cela sent le raté…

 

Et pourquoi donc ?

 

Rien n’empêche évidemment de convoquer l’inusable résistance contre la psychanalyse pour expliquer la panne, mais enfin je proposerai plutôt dans cet Essai d’aller au cœur de la question épistémologique.

 

En effet, s’il y a ici une sorte de raté inaugural, c’est probablement aussi – selon moi – qu’il faut réexaminer de près le bien-fondé de la logique de l’épistémè de Rank, forgée sur l’axiome d’une construction voulant déduire la logique des mythes de celle de la névrose.

 

En effet et reprenons : ce qui paraît fonder chez Rank la certitude de refermer la main sur l’unité d’un idéal-type de la légende est d’abord l’idée qu’il y aurait un idéal-type de la névrose dont il se déduirait, et disons-le clairement : un idéal-type de la névrose œdipienne en tant qu’universelle et refermant en son cœur le roman familial du névrosé.

 

Alors, est-ce si sûr ?

Eh bien non, parce qu’en fait d’universel, il s’agit ici à l’évidence d’abord de l’idéal-type de la névrose au masculin et du coup, ce qui ici crève les yeux, c’est que ce qui brille encore par son absence dans cet essai de psychologie des masses n’est rien d’autre que la femme en sa figure héroïque qui pourtant émerge bien de manière polymorphe aux sources mêmes de la culture occidentale chez les Grecs, sous le visage par exemple d’Antigone, de Médée, de Lysistrata, etc. Je remarque d’ailleurs que dans ces quatre pages sur le roman familial du névrosé qui, du point de vue de Freud, je l’ai dit, interprète le mythe de la naissance du héros, Freud relève comme en passant que « l’activité de fantaisie des filles peut, sur ce point, s’avérer beaucoup plus faible. »[10]

 

Bien, mais si les filles – ces Pénélope – se trouvent, selon Freud, démontrer ici si peu d’entrain pour tisser le roman familial fantasmatique d’où elles pourraient surgir comme autant d’héroïnes mythiques, est-ce à dire qu’Antigone, Médée, Lysistrata et leurs sœurs seraient, quant à leur naissance, sans légende ?

 

Non, bien sûr. Mais ces légendes sont-elles, elles-mêmes, réductibles à une légende type ? Et si oui, cette légende type est-elle la même que celle du héros mâle ? On voit qu’il y aurait là un beau travail, encore à écrire, sur la légende de l’héroïne.

 

Mais pour en rester à Rank, ce qui est sûr, c’est qu’en fait d’universalité, son travail manque ici la moitié du monde, tant au plan du sexe de l’héroïne qu’au plan de la névrose de la fille, et de son roman familial dont on se demande si, même dans sa modestie attestée par le diagnostic de Freud, il pourrait, ou non, déboucher sur la production d’un mythe de la naissance de l’héroïne.

 

Il y a là encore donc, je l’ai dit, une recherche à faire dans une perspective comparative entre les sexes qui mériterait bien mieux que le silence assourdissant de Rank sur cette question, recherche qui pourrait interroger, du point de vue de ce que j’ai appelé La Question féminine, la remarque de Freud concernant, cette fois, la relative faiblesse des filles à produire l’étoffe fantasmatique de l’héroïne. Cette recherche aurait le mérite de relancer les enjeux de cette question féminine[11] reprise par le biais de la figure héroïque propre à permettre d’examiner à nouveaux frais la délicate question de l’idéal de la femme du point de vue de la femme dans la culture occidentale, où il est au moins certain que cet idéal s’incarne de manière polymorphe (Médée, Lysistrata, Antigone, Athéna, etc., mais aussi bien Blanche Neige, Cendrillon, etc.). Quoi qu’il en soit, et ce qui est sûr pour la recherche de Rank, c’est qu’en fait de héros, la diversité du genre n’est pas prise en compte, pas plus que celle du roman familial du névrosé que Freud semble pressentir comme différent selon les sexes. D’où une première difficulté n’autorisant pas à simplement endosser la thèse de Rank fondée sur une légende type, un type de névrose et un roman familial… du seul sexe masculin.

 

« De près et de loin », c’est-à-dire du point de vue des variations culturelles, il faut renoncer encore un peu plus à l’adhésion spontanée à la thèse de Rank en demandant si au-delà même de la différence entre les sexes il y a ou pas une universalité de la névrose permettant de supposer, comme l’a fait Rank, de pouvoir refermer la main sur un idéal-type de la légende, même lorsque l’on s’en tient au masculin.

 

Eh bien, c’est précisément ce que met en doute le jeune Lacan de 1938, d’emblée très réticent à admettre l’universalité de l’Œdipe, de même que dix-huit ans plus tard, le Lacan lévi-straussien du Séminaire sur « Les psychoses » (1956) soutient encore l’hypothèse qu’il pourrait bien exister des névroses hors « de la pensée religieuse qui nous a formés », pensée religieuse au fond de laquelle, dit-il, gît l’idée « de nous faire vivre dans la crainte et le tremblement », et qui explique « que la coloration de la culpabilité est si fondamentale de notre expérience psychologique des névroses, sans qu’on puisse préjuger pour autant de ce qu’elles sont dans une autre sphère culturelle. »[12]

 

Ainsi, il pourrait bien y avoir des névroses non œdipiennes, non articulées autour de la crainte de Dieu et qui se déduisent d’autres mythes beaucoup plus riches que ce trognon de mythe œdipien organisant la subjectivité de notre modernité occidentale, indique Lacan. D’où l’idée d’une complexité ethnologique qui, ajoutée à la réintroduction de la différence des sexes dans la recherche, rend très improbable la pertinence de l’hypothèse de Rank voulant rendre compte de l’unité du mythe par celle de la névrose œdipienne. De même cette hypothèse se trouve-t-elle très en défaut si l’on y ajoute encore l’histoire, c’est-à-dire ici l’évolution des mythes du héros qui menace de toujours déborder un peu plus l’unité de l’idéal-type de Rank devenu dès lors véritablement introuvable.

 

Alors j’ai dit qu’il pourrait bien exister pour Lacan des névroses qui se déduisent d’autres mythes que de l’Œdipe. Oui, car du point de vue de Lacan, il n’est pas vraiment pertinent de chercher à déduire le mythe de la névrose puisque, pour lui, c’est plutôt de l’inverse qu’il s’agit, à savoir que c’est plutôt la névrose qui se déduit du mythe, tant pour son existence même que pour son évolution, ou encore pour ce qui concerne l’évolution historique de la subjectivité inconsciente du héros névrotique.

 

Ainsi formule-t-il clairement dans Le Séminaire, livre VI, Le Désir et son interprétation (1958-1959) :

« Qu’est-ce que c’est que ces grands thèmes mythiques sur lesquels s’essaient au cours des âges les créations des poètes, si ce n’est une espèce de longue approximation qui fait que le mythe, à être serré au plus près de ses possibilités, finit par entrer à proprement parler dans la subjectivité et dans la psychologie. Je soutiens et je soutiendrai sans ambigüité – et, ce faisant, je pense être dans la ligne de Freud – que les créations poétiques engendrent, plus qu’elles ne les reflètent, les créations psychologiques »[13].

 

La position de Lacan est donc sans ambiguïté, au moins quant à l’objet, et pour lui il faut donc admettre que ce n’est pas tant le récit mythique qui se déduit de la névrose, mais que c’est bien la vie d’âme de l’individu (pour parler comme Freud) qui se déduit du mythe.

 

De Freud à Lacan, il semble bien qu’il y ait donc là un renversement capital qu’il convient d’apercevoir parce qu’il permet de mieux situer l’impossible qui objecte à l’ambition sans issue de Rank, de même et plus généralement que ce renversement décisif permet de mieux s’y retrouver quant à ce qu’il en est de ce qui nous intéresse plus directement comme psychanalystes, à savoir la délicate question de l’évolution des névroses ou encore de la subjectivité inconsciente.

 

Arrêtons-nous un peu pour faire le point et scander :

  1. si la pluralité des mythes engendre celle des névroses, alors on comprend que Rank ne puisse refermer la main sur un universel, une légende type qui ne peut exister puisqu’elle est forcément plurielle selon les sexes, les cultures, etc. D’où l’impossible motivant les tourments de Rank, son symptôme et sa nécessité de réécrire sans cesse son texte ;
  2. mais si c’est bien de la pluralité des mythes que se déduit la pluralité des névroses, comme celle de leurs romans familiaux éventuels (qui ne sont pas tout à fait les mêmes selon le sexe, l’enveloppe culturelle, etc.), alors il faut bien embrasser d’abord la pluralité des mythes pour rendre compte de la pluralité des névroses ;
  3. si c’est bien de l’évolution des mythes dans une même aire culturelle pour le même sexe que se déduit l’évolution du sujet de l’inconscient dans cette aire-là, alors c’est bien de l’analyse de l’évolution historique des mythes qu’il faut partir pour rendre compte de l’évolution des figures inconscientes du héros de la névrose.

 

D’où le fait que Lacan – ayant opéré son renversement axiomatique qui peut s’énoncer comme suit : ce n’est pas la névrose qui fait le mythe mais le mythe qui fait la névrose –, poursuive son raisonnement dans Le désir et son interprétation pour, non plus chercher à réunir les traits communs unissant les deux versions d’un même mythe (Hamlet et Œdipe), mais pour isoler tout au contraire ce qui les différencie, au point exact par exemple de la place du savoir quant à la mort du père. Car si dans Œdipe roi, relève Lacan, le héros tragique tue son père sans savoir qu’il tue son père, et si Laïos ne sait pas qu’il est assassiné par son fils, ni qu’il est mort, il n’en va évidemment pas de même pour Hamlet.

 

Autrement dit, si le père et le fils sont dans Œdipe roi radicalement séparés du savoir quant à la mort du père, non seulement le père d’Hamlet sait qu’il est mort, mais le roi du Danemark sait aussi qu’il a été trahi par l’alliance incestueuse de son propre frère Claudius avec le désir insolemment génital de sa propre épouse, qu’il demande d’ailleurs à son fils d’épargner, comme lui-même l’a fait de son vivant, tant il idéalisait cette femme que ne devait atteindre le moindre souffle de vent.

 

Disons-le grossièrement : chez Œdipe, à la différence d’Hamlet, pas d’atermoiement car pas de savoir et donc pas de complexe, ni de fantasme.

 

Je ne développe pas ici plus avant sur ce point, mais cela suffit, je crois, pour comprendre pourquoi et comment, une fois son renversement axiomatique opéré, Lacan doit poursuivre en isolant d’un geste chirurgical ce qu’il appelle les différentes fibres des mythes pour en isoler les différences et enfin accéder aux particularités subjectives du héros moderne occidental qui reste figé dans son acte parce qu’il est « pris en masse » dans le registre de l’êtrification imaginaire ; et qu’il ne peut que reconduire cet étrange dialogue avec lui-même le conduisant à sans cesse différer l’acte, tandis que le héros antique est lui séparé du savoir, et qu’il va donc droit à l’acte[14]. On comprend, du coup, que c’est bien Hamlet qui entre en analyse et pas Œdipe, qui n’en a pas besoin, et l’on comprend que la psychanalyse est aussi une clinique de l’acte, de même enfin que l’on comprend combien il est exigible, pour ce qui concerne la construction d’un objet de recherche dans le champ d’une anthropologie psychanalytique d’option lacanienne, de ne pas contourner la diversité de l’objet : ici le héros. Objet variable quant au genre, aux pluralités culturelles et à l’évolution historique, je l’ai déjà souligné. Toutes choses à partir de quoi se fomente, du dedans de l’Autre de la culture ou du symbolique (le trésor des signifiants), la logique constitutive de la névrose ou du sujet de l’inconscient dont seule la psychanalyse peut rendre compte.

 

Alors, Freud s’en tient-il à rappeler ce qu’il y a de commun entre les tragédies ?

 

Eh bien pas du tout, puisque dès L’interprétation du rêve (1900), il met lui-même l’accent sur les différences opposant Œdipe roi et Hamlet quant à l’inhibition du prince, que l’on ne retrouve pas chez Œdipe. Mais il indique aussitôt que :

« Dans le traitement modifié du même matériau se révèle toute la différence, existant dans la vie d’âme, entre les deux périodes très éloignées l’une de l’autre : la progression au cours des siècles du refoulement dans la vie affective de l’humanité. »[15]

 

Pour Freud, s’il ne faut donc pas voir uniquement ce qu’il y a de commun entre les tragédies d’Hamlet et d’Œdipe, reste qu’elles sont ici clairement présentées comme des révélateurs de l’évolution de la vie d’âme – dont ici l’aggravation du refoulement – et que c’est donc bien la névrose infantile (son roman familial, l’ampleur du refoulement aggravé) qui rend compte du mythe et de son évolution, tandis que c’est l’inverse chez Lacan. De même Freud indique-t-il que ce qui motive Hamlet en tant que version d’Œdipe, « ce ne peut être bien sûr que la propre vie d’âme du poète. »[16]

 

D’où l’on peut conclure au total que si Freud n’endosse pas vraiment la théorie de l’idéal-type caractérisant l’hypothèse de Rank, la méthode et donc les attendus épistémologiques de l’impasse de Rank, il n’en demeure pas moins que c’est dans le corpus freudien antérieur à celui de Rank que semble bien émerger l’axiome voulant déduire l’organisation des mythes de celle de la névrose ; et il faudra donc bien attendre le Lacan structuraliste pour qu’advienne enfin le renversement majeur de cette axiomatique affirmant que le mythe fait la névrose, ou plus simplement, que c’est Hamlet qui explique Shakespeare et pas l’inverse.

 

Ce pourquoi, au total, je reste très réservé sur la protestation de Lacan quant à sa fidélité épistémologique à Freud : « Je crois être dans la logique de Freud… ».

 

Mais je laisse ceci pour le débat épistémologique tout en prônant la solution par Lacan qui commande donc d’emprunter ce qui fut, il y a un siècle, négligé par Rank, à savoir les chemins de la différence des sexes, de la pluralité des cultures, de l’évolution historique de l’Autre du symbolique d’où se déduit pourtant, en effet, le sujet de l’inconscient – forcément héroïque par quelque côté –, mais il faudrait ici encore rappeler à la discipline de la diversité des structures, parce qu’après tout il ne serait pas juste non plus de s’en tenir aux affinités électives liant les figures du héros à celles de la névrose, en excluant du même coup tout ce qui s’y retrouve dans la perversion et dans la psychose.

 

D’où, fidèle à mon épistémologie critique, l’idée selon laquelle le héros n’existe pas dans le champ freudien relu par Lacan, et qu’il faut là encore déconstruire l’unité factice de la notion pour s’engager dans une clinique différentielle tenant compte de l’histoire, de la culture, de la structure subjective, etc.[17]

 

Enfin, je souhaite par cet Essai faire mieux apercevoir, à nouveau, tout ce que l’idée de la déshérence de l’Autre du symbolique, qui caractériserait nos sociétés, interdirait de penser, si nous l’endossions sans critique, ce qui concerne l’analyse de la modernité tardive dont les organisations sociales ne sont pas sans figures héroïques, sans mythologies, sans névroses, sans roman familial, etc.

 

Je terminerai par deux remarques rapides.

  1. Si j’ai dit que l’Œdipe, du point de vue de Lacan, n’est pas forcément universel, c’est parce qu’il faut savoir situer le registre de l’universalité là où il est, c’est-à-dire au plan de la fonction symbolique elle-même. Et cette universalité, je l’ai déjà dit, est exigible pour que l’ethnologue comme le psychanalyste puisse s’y retrouver quand à la diversité culturelle, sexuelle, historique de son objet.

 

« Tout esprit d’homme est un lieu d’expérience virtuel pour contrôler ce qui se passe dans des esprits d’homme quelles que soient les distances qui les séparent », écrivait Lévi-Strauss[18] car, en effet, ce qui est universel, ce n’est pas tel ou tel mythe, tel ou tel rite, telle ou telle langue, c’est la fonction symbolique elle-même qui inclut les rites, les structures de parenté, les langues, les régimes juridiques et naturellement les mythes (dont l’Œdipe) d’où se déduisent les névroses… qui ne sont donc pas nécessairement toutes à contenu œdipien.

 

Et je dis cela pour que l’on évite les faux débats concernant l’universalité de l’esprit de l’homme, qui, si elle est convenablement située, comme je viens de le dire, n’est pas à mettre en doute, alors qu’inversement le doute peut – à bon droit épistémologique – être reçu pour ce qui concerne l’universalité de telle ou telle figure historiquement contingente de la fonction symbolique, comme il en est par exemple de la figure mythique d’Œdipe dont se déduit en Occident le roman inconscient de la névrose.

 

  1. Enfin manque au plan des structures évoquées (névrose, psychose, perversion) la perversion au sens freudien du terme, et pourtant j’ai déjà dit l’importance de ce que j’ai appelé le héros homosexuel dans l’analyse des modifications morphologiques que peut connaître notre modernité quant aux nouvelles règles de l’alliance, du mariage ou de l’homoparentalité qui sont au cœur de notre actualité. Sachons simplement que je n’exclus pas, tout au contraire, cette position subjective du champ de la recherche sur le héros.

 

Mais si l’évolution historique de la névrose occidentale oppose pour une part les atermoiements d’Hamlet aux actes catastrophiques par lesquels Œdipe frappe mortellement son père et « laboure » sa mère jusqu’à ce qu’en un geste d’automutilation il paye, de ses yeux jetés à terre, la sorte d’aveuglement qui jusque-là surplombait son destin, reste que ce qui différencie les deux héros est la manière dont ils s’arrachent (ou pas) à cette place de fétiche de la mère dans laquelle ils se trouvent au même titre que chaque enfant. Ce qui nous conduit à cette question qui fait le titre de mon prochain Essai : Qu’est-ce qu’un enfant ?[19] et… complétons, qu’est-ce qu’un enfant dans la culture occidentale d’aujourd’hui, où nous l’apercevrons d’abord sous le visage innocent de l’enfant devenu roi par la grâce du christianisme, jusqu’à ce que Freud crût dans sa Vienne fin de siècle devoir désigner aux ressorts de la phobie du jeune souverain l’inconscience des vœux d’Œdipe qui le qualifierait comme le malheureux responsable de ses propres tourments ; jusqu’à ce que Lacan, Lacan – ce champion du retournement – n’impute enfin les tourments de l’enfant fétiche à la perversion instinctuelle de sa mère dès lors chassée – et quoi qu’on en veuille – de l’espace de la femme idéalisée où foisonnent les vierges.

 

—————————————————————————————————————–

[1]. Otto Rank, Le Mythe de la naissance du héros, préface à la deuxième édition de 1922, Paris, Payot, coll. « Sciences de l’homme », 2000.

[2]. Sigmund Freud, « Le roman familial des névrosés » [1909], in Œuvres complètes, vol. VIII, PUF, Paris, 2007, p. 227.

[3]Ibid.

[4]. Sigmund Freud, « L’interprétation du rêve » [1900], in Œuvres complètes, vol. IV, Paris, Puf, 2004, p. 295 et suivantes.

[5]Id., p. 302.

[6]. Otto Rank, Le Mythe de la naissance du héros, préface à la deuxième édition de 1922, op. cit., p. 25.

[7]. Fils d’un père réputé alcoolique, le jeune Rosenfeld change de nom à 19 ans pour choisir celui de Rank en référence au docteur Rank, personnage d’Une maison de poupée d’Ibsen. Changer de patronyme est une modalité de meurtre du père congruente avec la théorie de son ouvrage.

[8]. Otto Rank, Le Mythe de la naissance du héros, op. cit., p. 95.

[9]. Voir notre Essai VIII « Qu’est-ce que le matriarcat ? », in Du père mort au déclin du père. Où va la psychanalyse ?, op. cit., p. 183 et suivantes.

[10]. Sigmund Freud, « Le roman familial des névrosés » [1909], in Œuvres complètes, vol. VIII, op. cit., p. 254.

[11] Voir Markos Zafiropoulos, La Question féminine. De Freud à Lacan ou la femme contre la mère, PUF, Paris, 2010, et Markos Zafiropoulos (dir.), La Question féminine en débat, Paris, Puf, 2013, ouvrage collectif reprenant les débats et les contributions à la journée d’étude consacrée à ce thème en janvier 2012 par le Cercle international d’anthropologie psychanalytique. Sur La question féminine on peut lire notre échange avec Paul–Laurent Assoun du 21/01/2012 publié en vidéo sur Dailymotion.

[12] Jacques Lacan, Le Séminaire, livre III, Les Psychoses, Seuil, Paris, 1981, p. 324.

[13] Jacques Lacan, Le Séminaire, livre VI, Le Désir et son interprétation, Ed. de La Martinière, Paris, 2013, p. 295-296.

[14] Sur ce point voir Markos Zafiropoulos, Les Mythologiques de Lacan, la prison de verre du fantasme : Œdipe,le diable amoureux, Hamlet, ed érès, Toulouse(à paraître en 2016).

[15] Sigmund Freud, « L’interprétation du rêve » (1900), in Œuvres complètes vol. IV, PUF, Paris, 2004, p. 305.

[16] Id., p. 306.

[17]. Pour ce qui concerne la place du héros dans notre actualité je renverrai volontiers le lecteur à la thèse, soutenue en 2015 sous ma direction, de Kevin Poezevara à l’université Denis-Diderot concernant en particulier la figure du super-héros dont la présence dans l’actualité de l’univers culturel des enfants et des adolescents en Occident est attestée comme un opérateur très actif. Ce qui dément une nouvelle fois la grande faiblesse de la recherche des évolutionnistes d’autant plus prompts à déclarer obsolète la fonction symbolique dans la postmodernité qu’ils ignorent la modernisation polymorphe de la mythologie occidentale, voire sa simple reconduction comme le prouve encore par exemple une autre thèse que j’ai dirigée et qui étudie en particulier du point de vue de l’anthropologie psychanalytique la question des femmes franc-maçonnes. Voir sur ce point Ingrid Chapard, « Psychopathologie et idéal. Quand les femmes, du profane au sacré, des mystiques aux franc-maçonnes, interrogent les structures psychiques et sociales », université Denis Diderot, thèse soutenue le 2 décembre 2011.

[18]. Claude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, Paris, Pocket, coll. « Agora », 1990.

[19] Markos Zafiropoulos, Du père mort au déclin du père de famille : où va la psychanalyse ?, op. cit.