Les enfants des héros disparus – Maria OTERO ROSSI

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Les enfants des héros disparus – Maria OTERO ROSSI

Le héros et le sujet de l’inconscient

 

 

Il sera question de la figure du héros et de sa place dans la société argentine  contemporaine, plus de trente ans après la dictature militaire.

 

De 1976 à 1983 les militaires avaient pour coutume de se débarrasser des opposants politiques en les faisant enlever par des groupes non identifiables, qui disparaissaient sans laisser aucune trace. Parmi les trente mille personnes qui ont ainsi disparu, on trouve environ cinq cent bébés, arrachés des bras de leurs parents. A cela s’ajoutent les enfants nés (dans des conditions plus que précaires) durant la captivité d’opposantes au régime, enceintes au moment de leur arrestation. A la naissance, les bébés étaient confisqués et donnés aux bourreaux de leurs parents, des membres de l’armée ou de la police, qui les ont élevés en occultant tout de leurs véritables origines. Ainsi, nombre d’enfants d’opposants assassinés ont été enlevés et élevés par des familles de notables, de policiers et de militaires.

 

 

Les parents disparus : figures du « héros » 

 

Pour la génération suivante, celle des « enfants de disparus », la mort tragique (la torture et l’assassinat) de leurs parents, et la nouvelle valeur collective accordée à cette mort, a conduit nombre de sujets à promouvoir ces parents disparus au rang de véritables héros.[1]

 

Dans ce contexte, il est aujourd’hui nécessaire de repérer comment est favorisée une certaine idéalisation des personnes disparues (et des souffrances endurées par elles au nom de leurs convictions idéologiques), source d’une transmission générationnelle toute particulière forgée sur l’identification à ces « héros morts ». Une identification dont il faut repérer qu’elle s’opère à partir de la transmission d’images idéalisées et fortement chargées d’affects[2].

 

 

Le travail du deuil et ses difficultés 

 

L’identification au groupe des pairs et le roman familial sont deux processus fondamentaux, notamment au moment de l’adolescence, nécessaires dans le mouvement de distanciation psychique d’avec les parents et l’établissement qu’une certaine indépendance affective du sujet à l’égard de ces derniers.

 

Dans le cas des sujets qui nous intéressent, le décès tragique des parents réels favorise une reprise à l’identique des idéaux pour lesquels ils sont morts (reprise qui s’effectue par le truchement d’une identification au groupe de ceux qui revendiquent l’héritage de leur lutte), ce qui contraste avec le processus habituel qui s’organise plutôt autour d’une prise de distance par rapport aux idéaux de la génération précédente.

 

Il nous semble que pour ces sujets, la mort tragique (torture, assassinat) de leurs parents et la considération que le groupe social accorde désormais à cette mort, leur a retiré la possibilité de « se révolter » contre eux. Ainsi idéalisés, les parents disparus se trouvent surinvestis par des sujets qui semblent leur vouer une fidélité indéfectible, source d’un rapport au souvenir largement teintée de dette et inséparable de l’idée que les oublier reviendrait à les tuer une seconde fois.

 

Nous rejoignons ainsi Markos Zafiropoulos lorsqu’il écrit : « Lorsque l’idéalisation prévaut, tout le système d’identification liant le surmoi à l’idéal du moi se trouve en effet transformé dans une sorte de métamorphose et c’est alors la résultante de ce remaniement qui régule la relation du sujet aux règles sociales »[3]. Nous retrouvons là cet argument freudien selon lequel les processus d’idéalisation peuvent être dérivés de leur voie normale, l’idéal du moi pouvant être remplacé par l’idéalisation de l’objet, lorsque l’objet sert à remplacer un idéal non atteint.

 

Le travail des Grands-mères de la Place de Mai

 

Revenons à l’histoire argentine : au fur et à mesure que des hommes, des femmes et des enfants disparaissaient, leurs familles ont commencé à les chercher. Ils allaient aux commissariats, dans les églises en quête d’information. Dans ce contexte, douze grands-mères d’enfants enlevés avec leurs parents se sont rassemblées en 1977 – discrètes au départ elles ont finalement décidés de manifester chaque semaine, courageusement, sur la place de Mai pour exiger des nouvelles auprès des fonctionnaires. Aujourd’hui encore les Grands-mères de la Place de Mai cherchent leurs petits enfants volés par les forces militaires. En plus de trente ans, elles ont ainsi retrouvé plus d’une centaine d’enfants, aujourd’hui adultes, qui ont vécu toute leur vie avec des familles qui, en général, connaissaient et taisaient leur véritable origine.

 

Penchons nous maintenant sur les conséquences d’une telle violence d’Etat et la façon dont elle a pu marquer la génération des personnes nées entre 1977 et 1980 en Argentine.

 

Quand les Grands-mères de la Place de Mai, ont commencé leur quête, il s’agissait de chercher des enfants encore jeunes. Aujourd’hui leurs petits enfants sont des adultes et ils peuvent aussi, de leur côté, participer à cette recherche. C’est pourquoi la méthodologie de recherche a changé et maintenant ce sont les Grands-mères qui font en sorte d’être contactées par eux.

 

Actuellement, les Grands-mères ont élargi leurs activités : elles investissent l’espace télévisuel et radiophonique, organisent des concerts pour la diffuser leur message et attirer vers elle tout ceux qui nourrissent des doutes quant à leur identité… La stratégie mise en place par les Grands-mères est donc de susciter l’incertitude chez les sujets « appropriés », d’où leur intense activité médiatique destinée à véhiculer le message de l’association qui se résume dans leur slogan, extrêmement populaire : « Et toi, sais-tu qui tu es ? ». En attendant, « Jusqu’à ce que le dernier des jeunes appropriés récupère son identité, l’identité de tous est mise en question »[4].

 

En visant large, en s’adressant à l’ensemble de la population pour s’assurer d’atteindre les quelques 400 enfants volés encore non identifiés, l’appel des Grand-mères a eu un effet inattendu : en réponse à cette graine de doute qu’elles ont semée dans le corps social, de nombreuses personnes se sont rapprochées de leur association, alors même qu’elles n’étaient pas parmi celles qui étaient recherchées !

 

Un exemple : à la suite d’un vaste appel lancé en 2009, largement diffusé à la télévision, à la radio et dans la presse, les lignes téléphoniques de l’association furent saturées par l’énorme quantité d’appels reçus de jeunes du même âge que celui des sujets « appropriés ».

 

Le doute ainsi instillé a trouvé écho chez de nombreuses personnes qui ne sont pas forcément concernées par la quête des Grand-mères, à commencer par des jeunes effectivement adoptés, mais dont l’adoption n’avait rien à voir avec les agissements des militaires. A ceux-là s’ajoutent ceux – nombreux ! – qui n’ont jamais été adoptés, et dont les parents sont effectivement les parents d’origine…

 

Dans cette situation, nous voyons donc comment le fantasme du roman familial trouve, dans le corps social argentin et du fait de son histoire spécifique, un terreau on ne peut plus favorable à son épanouissement.

 

 

Les implications sociohistoriques du roman familial

 

 Une telle articulation entre roman familial[5] individuel et contexte sociohistorique, constitue à nos yeux l’illustration la plus probante du type d’influence qu’une société, à un instant donné, peut avoir sur la dynamique psychique d’un sujet. On le sait, le roman familial du névrosé concerne la fiction que tout enfant se forge quant à ses origines, lorsqu’il s’imagine être issu d’un autre couple parental, plus prestigieux et plus puissant que celui auquel il a affaire dans la réalité. Ce que l’exemple argentin permet de préciser c’est la façon par laquelle les conditions sociohistoriques peuvent fournir le matériel signifiant dont usera la psyché pour tenter de résoudre les conflits qui lui sont propres[6].

 

Pour que le roman familial se développe il lui faut s’étayer sur des « vécus effectifs », sur des contenus qui sont, nous le voyons, variables historiquement : les rencontres de l’enfant du début du 20ème siècle dont parle Freud, ne sont ainsi pas les mêmes que celles que nous trouvons par exemple, un siècle après en Argentine[7]. Ces rencontres sont particulières, et viennent donner une « couleur locale » aux universaux formalisés grâce à la théorisation psychanalytique – à commencer par le roman familial.

 

En nous basant sur les chiffres fournis par l’association des Grands-mères[8] et sur notre propre clinique (de jeunes adultes racontant comment, durant des années, ils avaient nourri des doutes sur leur identité), nous avons tenté de rendre compte de l’existence d’une version, particulière à l’Argentine, du roman familial, qui tire son contenu fantasmatique d’une réalité sociale bien réelle. Cette confrontation entre d’une part le fantasme – propre au roman familial du névrosé – et d’autre part une réalité historique nous paraît constituer un trait particulier, commun à une génération précise d’Argentins.

 

Nous pensons, à l’instar de Markos Zafiropoulos, que « l’effort romanesque accompli par ces enfants qui, sur un fond de déception, s’inventent une famille originaire socialement puissante et à l’éminence parentale distingué »[9] coïncide, dans notre cas, avec la figure du « héros mort ». Autrement dit, la dimension héroïque des figures parentales fantasmées par ces jeunes – ces figures alternatives aux parents réels – est déterminée par l’idéalisation des disparus (leur militantisme, leur abnégation, leur destin tragique) au sein de l’imaginaire argentin.

 

Dans ce cas particulier, en l’occurrence celui d’adultes, on voit bien que ce fantasme, qui date de l’enfance et qui est généralement destiné à s’estomper jusqu’à ce qu’il n’en reste qu’un vague souvenir[10], n’est pas, en réalité, complètement refoulé : une partie demeure dans le préconscient (comme c’est le cas pour d’autres productions psychiques telles que les théories sexuelles infantiles), et la partie inconsciente de ce fantasme, celle qui se trouve refoulée, demeure absolument active[11].

 

Si l’objectif de cet article était de mettre en lumière la manière dont peut s’actualiser la trouvaille freudienne du roman familial du névrosé (en interrogeant l’importance de la figure du héros, son fondement métapsychologique et son importance dans l’organisation de la psyché), il nous faut conclure en invitant à la poursuite de la recherche : nous n’avons fait ici qu’effleurer la singularité du cas argentin et ce sont les résultats de cette clinique strictement contemporaine (celle de la population adulte née entre 1977 et 1980) sur lesquels il faudra se pencher dans les années à venir.

 

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[1] Freud considérait ainsi le mythe du héros : « Il (le poète) inventa le mythe héroïque. Était héros celui qui avait été le seul à tuer le père, lequel apparaissait encore dans le mythe comme un monstre totémique. Si le père a été le premier idéal du jeune garçon, le héros est devenu, tel qu’il a été créé par l’imagination du poète, le premier idéal du moi aspirant à supplanter le père ». S. Freud, (1921) « Psychologie des masses et analyse du moi » in : Oeuvres complètes – Volume XVI – 1921-1923. Presses Universitaires de France. 1991. p. 152.

[2] Il ne s’agit pas ici du concept « d’identification héroïque » par lequel Daniel Lagache fait référence à l’identification à des personnages exceptionnels et prestigieux. Dans ce contexte, l’auteur décrit ce mécanisme à partir de l’analyse de la structure de la personnalité de sujets délinquants. D. Lagache,. Sur la structure du Surmoi : relations évolutives entre Idéal du Moi et Moi idéal. In : AMAR, N. (dir.) ; LE GOUES, G. (dir.) ; PRAGIER, G. (dir.). – Surmoi : t.2 : les développements post-freudiens. Paris, Presses Universitaires de France 1995, p. 29.

[3] M. Zafiropoulos,. « Lacan et les sciences sociales » P.U.F. 2001. p. 101.

[4]Dillon, M. Proyectos de Abuelas que ya están en marcha. Los desafíos. Disponible sur : www.comisionporlamemoria.org/…/dossier1abuelas.doc

[5] S. Freud,. (1909) « Le roman familial du névrosé ». In : Névrose, Psychose et perversion. PUF. 2005.

[6] Concernant les victimes directes de la Shoah, le thème du roman familial a déjà été traité sous un autre angle que le nôtre. Ainsi, R. Waintrater soutenait que les sujets qui furent persécutés manifestaient une impossibilité à exprimer les affects : « L’effondrement du cadre de la famille rend ainsi impossible l’élaboration du roman familial. Quand les parents sont réellement mis à mort, l’adolescent ne peut se permettre d’accomplir le meurtre symbolique nécessaire à son développement. Comment triompher des parents destitués et comment fantasmer une autre origine, quand c’est l’origine même de tout le groupe qui est condamnée à mort ? ». Un déni s’installerait donc comme défense contre la dangerosité des affects (lesquels effectuent un rapprochement entre les fantasmes et une réalité inimaginable), qui mettrait en danger l’équilibre psychique du sujet. R. Waintrater,   « Grandir pendant la Shoah, l’adolescence empêchée » in: Adolescence, 1997. p. 200.

[7] N. Najt N. et M. Otero Rossi, « Études sur l’actualité du roman et les effets de la culture », Recherches en Psychanalyse [En ligne], 11 | 2011, mis en ligne le 01 juillet 2011, consulté le 10 octobre 2011. URL : http://recherchespsychanalyse.revues.org/2465

[8] 659 personnes se sont présentées en 2007.

[9]  M. Zafiropoulos, (2001). Op. Cit. p. 234.

[10] N. Najt et M. Otero Rossi, « Études sur l’actualité du roman et les effets de la culture », Recherches en Psychanalyse [En ligne], 11 | 2011. ISSN: 1767-5448. ISSN digital: 1965-0213

[11] N. Najt, « Novelas adolescentes », in Adolescencias: trayectorias turbulentas. Editorial Paidos. Buenos Aires. 2006. p. 219.