Le désir de Macunaïma – un héros« sans caractère » (en syntonie avecson désir ?) – Elisa dos MARES GUIA-MENENDEZ et Mariana ORLANDI

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Le désir de Macunaïma – un héros« sans caractère » (en syntonie avecson désir ?) – Elisa dos MARES GUIA-MENENDEZ et Mariana ORLANDI


Le héros et le sujet de l’inconscient


 

« …il n’est pas nécessaire d’être héroïque pour être un héros… »

J. Lacan, Séminaire Problèmes cruciaux pour la psychanalyse (inédit), cité par F. Weyergans in Je suis écrivain, Folio Gallimard, 1991

 

 

De quoi s’agit-il dans un acte héroïque ? Le roman de l’écrivain brésilien Mario de Andrade, Macunaïma[1], nous guidera dans cet article qui cherche à étudier cette question. Figure du « héros sans caractère », Macunaíma est un sujet courageux, mais qui en même temps se permet toutes les sortes de plaisir – dans une sorte de jouissance sans limite. C’est pourquoi il nous interpelle quant à la question de son désir et nous fournit des éléments pour penser la question du désir, ou du « désir pur » dans le champ de la psychanalyse. En effet, le parcours de notre héros, qui ne cesse de mettre en cause la figure du héros idéal et les enjeux qui y sont liés, nous amène à nous interroger sur la nature du héros et du geste héroïque dans le champ de la psychanalyse.

 

Dans un premier temps nous allons faire une brève présentation de l’histoire de Macunaíma, de son parcours exceptionnel pour ensuite évoquer les enjeux de la figure du héros. Aussi allons-nous interroger la dimension héroïque de Macunaíma et la nature du héros. Peut-on dire que le héros est un sujet en harmonie avec son désir ? Parallèlement, on utilisera l’analyse d’Antigone faite par Lacan pour resituer cette position de notre héros. Pour Lacan il n’est pas tout à fait nécessaire d’être héroïque pour être un héros.

 

 

À propos de Macunaíma

 

Si quelques lignes sont sans doute insuffisantes pour arriver à transmettre la richesse de l’œuvre de l’écrivain brésilien Mario de Andrade, nous présenterons brièvement l’histoire de Macunaima, écrite en 1928 et qui est pour de nombreux spécialistes, critiques littéraires, sociologues, psychanalystes, etc. l’un des ouvrages les plus représentatifs de la culture brésilienne. Cette histoire, qui a été conçue en six jours, attire l’attention déjà par son titre : « Macunaíma – le héros sans aucun caractère » ; il s’agit donc d’un héros pas comme les autres, puisqu’il n’a pas de caractère.

 

Pour mieux comprendre le contexte dans lequel le livre a été écrit, aussi bien que son originalité, il nous semble important de situer le moment historique et culturel que le Brésil connaissait au début des années 20, le contexte dans lequel se situait son auteur.

 

M. de Andrade et plusieurs autres écrivains, peintres et artistes (Anita Malfati, Tarsila do Amaral, Oswald de Ondrade) revendiquaient des créations purement brésiliennes et ont organisé au célèbre Teatro Municipal de São Paulo en 1922 la Semaina de Arte Moderna (Semaine d’Art Moderne) qui visait à rompre avec les aspects « importés » des pays étrangers pour créer un véritable art national. Ces écrivains ont été durement critiqués par la société catholique et bourgeoise de l’époque, spécialement parce qu’ils avaient « inventé » un « savoir faire » à la mode brésilienne et qu’ils critiquaient surtout l’hypocrisie morale et sexuelle de la société de l’époque. Ce mouvement était appelé « Le Modernisme ».

 

La société brésilienne se modernisait et la ville de São Paulo voyait sa population croître significativement – presque un million d’habitants au début des années 20 – et des industries, des voitures, des machines (comme le téléphone et la radio) commencèrent à être présentes dans la vie quotidienne. Paradoxalement, le public était habitué aux œuvres « romantiques » où la figure du héros était souvent représentée par un Indien ayant des caractéristiques « européennes » (physiques et morales), comme dans O Guarani de Jose de Alencar[2]. Dans ce dernier ouvrage, le personnage principal (l’indien Peri) est la figure du héros qui correspond à la force, au bon caractère, à la beauté et qui va sauver la vie de la jeune portugaise en péril avec qui il vivra une histoire d’amour sur le modèle romantique du « happy ending ». Quand Mario de Andrade présente son héros disgracieux, paresseux et sans caractère, le public se montre surpris et en même temps étonné par cette figure à la fois exotique et familière.

 

Le personnage, Macunaíma, un Indien brésilien, est considéré comme le héros du peuple. Né noir d’une mère indienne vierge, il devient blanc pendant une période après s’être plongé dans des eaux enchantés pour ensuite reprendre sa « forme » originale. Dans son cheminement, ii livre de véritables batailles avec des personnages mythologiques et des personnages engagés dans des luttes politiques. Macunaíma met en scène le face à face problématique entre la culture noire, la culture blanche et l’indigène, et le mélange des cultures qui sont à l’origine de la culture brésilienne. Son aventure se déroule à travers la recherche d’un talisman – la pierre appelée Muiraquitã.

 

Le Muiraquitã, son talisman, ne lui avait jamais effectivement appartenu. Son départ de la forêt amazonienne (la nature) à São Paulo (la culture) sous le prétexte de rechercher cet objet – le talisman – est compris par certains comme une recherche qui en fait symbolise la recherche de la vérité, projetée dans l’espace extérieur, de l’identité du peuple brésilien, et représente la recherche de l’espace naturel effacé par le processus civilisateur qui affecte la grande ville. A travers la trajectoire de Macunaíma l’auteur ne cesse de revisiter et de réinventer des légendes et des mythes brésiliens. Dans son œuvre, il les évoque avec des caractéristiques « humaines » mais aussi « magiques » puisque Macunaíma peut se transformer en différents personnages tout au long du récit (un prince charmant, une française, un insecte). Il peut parler avec les animaux et les esprits. Dès le début de l’histoire, Macunaíma se permet toutes sortes de plaisirs : il ment pour ne pas partager la nourriture avec ses frères et pour coucher avec leurs femmes. Ainsi, il apparaît très courageux, mais aussi ambivalent, loin d’être « parfait » : il est égoïste et paresseux, comme en témoigne la phrase célèbre qu’il répète chaque fois qu’il doit lutter ou résoudre un problème : « Aie, quelle paresse ! ».

 

Nous pourrions même dire que Macunaíma est dominé par ses pulsions, c’est-à-dire qu’il n’a pas d’interdit, qu’il est sans refoulement, en quelque sorte antérieur à la morale de la civilisation. Une sorte de jouissance sans limite, sans barrière. Même son histoire d’amour avec Ci « la mère de la forêt et l’inoubliable » est présentée de façon non idéalisée et parfois même violente : la première fois où ils se rencontrent, il l’a viole ; néanmoins ils vivent ensemble et après quelques mois Ci accouche d’un bébé qui meurt peu de temps après, mordu par un serpent. Après l’enterrement de leur enfant, Ci décide de mourir et devient une étoile au ciel, mais avant de partir elle donne à Macunaíma son talisman, la Muiraquitã. Cependant, lors d’une lutte avec un monstre, il perd ce talisman, qui maintenant appartient à son plus grand ennemi, le géant Piaimã, qui mange des humains et habite à São Paulo. Le héros se rend alors à São Paulo avec ses frères pour récupérer son objet.

 

Macunaíma traverse le pays du Nord au Sud et Mario de Andrade représente les différentes régions du Brésil de façon très originale, les évoquant pleines d’événements fantastiques – et surréels. Lancé à la recherche de cet objet, il parvient finalement à tuer son ennemi et à récupérer son talisman, mais à un certain moment, à la fin de l’histoire,  il réalise que cet objet ne lui apportera pas ce qu’il souhaite. Il se trouve impuissant et décide de devenir « le brillant inutile des étoiles » :

« (…) tout ce qui était son existence malgré toutes les affaires, les histoires, le « jouer » (coucher avec les femmes), toutes les illusions, les souffrances, les actes héroïques n’étaient qu’un « se laisser vivre » »[3].

 

La réalisation du désir de notre héros rencontre-t-elle son collapsus ?

 

Les enjeux de la figure du héros

 

À partir de l’œuvre de Mario de Andrade nous pourrions dire que Macunaíma est quelqu’un qui se laisse vivre ; c’est son courage et sa détermination qui font de lui un leader pour son groupe. Mais en quoi consiste la dimension héroïque de Macunaíma ?

 

Dans le latin classique « heros » signifie « demi-dieu » ou « homme de grand valeur » ; en partant de cette logique la figure du héros se trouve liée à l’idée d’un homme au-dessus du commun, un homme digne d’estime publique, qui protège et réalise le bien pour les autres. Le héros est aussi celui qui se distingue de son groupe par ses exploits ou un courage ou une capacité extraordinaire, de ce fait parfois la figure du héros dépasse la condition humaine. Et vu la place qui lui est attribuée, on peut constater qu’il n’est pas rare qu’il soit idéalisé, que les qualités et la valeur réelle de la figure du héros sont portées à la perfection. De cette façon le héros est mis à la place de l’idéal du moi, c’est-à-dire du modèle de référence pour le moi. Le héros occupe donc une place toute-puissante, virile et du point de vue de la psychanalyse nous pourrions affirmer que la figure du héros se trouve fréquemment marquée par la position phallicisée – dans la mesure où il occupe nécessairement cette place – où il n’existe pas forcément d’espace pour que la dimension du manque ou que la castration puissent se faire présentes. Dans cet ordre d’idées, ici le héros se trouve traversé, et pris, par la dimension du grand Autre. Quelle place concevoir alors pour son désir à lui ?

 

Ces images de complétude, force, bon caractère, perfection, beauté, ainsi que de moralité, normalement présentes dans la figure héroïque correspondent au modèle classique du héros, mais nous nous demandons par où passe l’héroïsme de Macunaíma puisque, de fait, il surprend les lecteurs par sa dimension antihéroïque. Macunaíma est laid et paresseux, il n’est pas prêt à abdiquer son plaisir et ne cherche pas à correspondre à la figure du « héros idéal », mais la dimension héroïque lui est quand même attribuée. La signification de ce qu’est un héros varie selon les cultures, mais aussi dépend de ce qu’on appelle la dimension héroïque. Ici, le champ de la psychanalyse pourra guider notre réflexion.

 

Le héros Macunaíma ?

 

Si le héros est celui qui représente la force, le courage ainsi que la valeur morale du groupe, où se trouve donc la dimension héroïque de Macunaíma ? Afin d’y répondre nous allons reprendre son histoire pour, dans un deuxième temps, explorer cette dimension du point de vue de la psychanalyse.

 

Comme nous l’avons vu, notre héros en question ne correspond pas aux figures classiques du héros, c’est pourquoi il est connu comme « le héros sans caractère ». Malin et paresseux, Macunaíma triche en se permettant toutes sortes de plaisir, sans renoncer, en mettant en cause la figure idéalisée. Voyons ce qu’il en est du caractère du héros sans caractère : quand il chasse, il n’a peur de rien, il est audacieux, les grands animaux ne lui font peur ; mais en même temps il peut pleurer tellement la nuit est noire, et tellement il est terrorisé quand le soleil n’est plus là. Parfois il couche avec toutes les femmes – même les femmes de ses frères, les femmes prohibées, à la recherche d’une jouissance illimitée – parfois il a les larmes aux yeux parce qu’il sent « saudade » de Ci (elle lui manque et il n’a pas d’autre femme comme elle, l’inoubliable).

 

Son côté humain est mêlé à son côté animal. Quand il a faim, il chasse et il mange même un bœuf entier, seul, il ne le partage pas, même si ses frères ont faim. S’il a envie de « jouer » (« brincar », c’est-à-dire coucher avec des femmes) il va le faire, n’importe où, n’importe comment ; il va satisfaire ses pulsions les plus primitives sans se préoccuper du bien être des autres. On pourrait penser que son inconscient opère dans sa forme la plus brute, archaïque. Il n’a pas de limite, il n’a pas de contraintes. Mais aussi il importe de s’apercevoir que Macunaíma présente des caractéristiques qui font qu’il occupe la place d’un héros pour la communauté et pour son entourage. C’est en raison de son courage à la chasse, de son pouvoir de séduction auprès des femmes et de sa force – il est le seul qui puisse vaincre le géant cannibale Piaimã. Les autres le nomment « le héros » parce qu’il représente quelque chose qu’ils ne peuvent pas être. Une dimension héroïque qui contient une seule éthique : celle de son désir.

 

D’autre part nous constatons que la vie de Macunaíma est une succession de pertes ; il vit dans l’errance, il vit sa vie pour lui-même. En fait, il met en évidence toutes les contradictions de l’être humain. Ce mélange lui confère la place du héros-antihéros. Et Macunaíma semble bien occuper cette position. À sa façon.  Si « être un héros » c’est être courageux tout le temps, être prêt à sauver les autres, se donner à la place de l’autre… Macunaíma n’en est pas un ! Son courage est aussi mobilisé pour se venger, tuer, trahir, sans hésiter, ce qui fait de lui un personnage assez complexe et qui en même temps lui confère son côté unique avec ses mensonges, ses séductions, ses batailles, ses histoires, ses illusions… Il présente des caractéristiques qui le mettent à l’écart des héros classiques. Là, il n’est plus un héros pour la société. Mais du point de vue de la psychanalyse, peut-il être considéré comme un héros ?

 

Pour la psychanalyse de quoi s’agit-il dans la figure du héros et dans le geste héroïque ?

 

Si pour le sens commun la figure du héros se trouve liée à la force, l’image de la perfection traversée par la dimension de la morale et d’une éthique collective, pour la psychanalyse, qu’est-ce que le héros ? En quoi consiste le geste héroïque ?

 

Partons de notre héros Macunaíma qui, malgré son courage, est un sujet qui n’est pas prêt à renoncer, se permettant toutes sortes de plaisir, d’où une sorte d’ambivalence dans son héroïsme. C’est un sujet qui se trouve hors le système symbolique et qui du coup jouit de lui-même. Nous pourrions peut-être même dire qu’il s’agit de quelqu’un en syntonie avec son désir « pur », mais dans le même temps quelqu’un qui ne cède pas sur sa jouissance. Toutefois si la dimension de sa jouissance se trouve fortement présente est-ce que nous sommes toujours dans le champ du désir ? Un sujet qui se trouve dans ce mode de fonctionnement nous amène à penser à une sorte de « montage pervers », où son courage et sa détermination se mêlent avec son incapacité de faire face à la limite – à la castration, et cette position phallicisée nous semble être justement son point de rencontre avec la position du héros.

 

Continuant d’interroger la théorie psychanalytique, surtout avec Lacan, pour mieux élucider notre question, nous en venons à nous demander de quoi il s’agit dans un acte héroïque.

 

En 1960, lors de son séminaire sur le transfert[4], Lacan laisse entendre que faire face à son désir est une sorte d’acte héroïque : tout indique que pour Lacan il n’est pas nécessaire d’être héroïque pour être un héros.

 

C’est en 1960, lors de la séance du 16 novembre de son séminaire sur le transfert, que Lacan laisse entendre qu’être en syntonie avec son désir est un geste héroïque :

« Si nous devons prendre au sérieux la dénonciation freudienne de la fallace des satisfactions dites morales, pour autant qu’une agressivité s’y dissimule qui réalise cette performance de dérober à celui qui l’exerce sa jouissance, tout en répercutant sans fin sur ses partenaires sociaux son méfait – ce qu’indiquent ces longues conditionnelles, circonstancielles, c’est exactement l’équivalent du Malaise dans la civilisation dans l’œuvre de Freud. On doit se demander par quels moyens opérer honnêtement avec le désir »[5].

 

Notre exemple semble bien illustrer la question posée par Lacan : par quels moyens opérer honnêtement avec le désir ? De plus, dans quelle mesure ne pas céder sur son désir est-il un acte héroïque ?

 

Depuis Freud, il est connu que la vie en société implique un renoncement pulsionnel : le groupe ne peut vivre en société que s’il est régi par des organisations[6], des codes, des lois, des prohibitions, des interdits. Depuis toujours, l’homme a besoin de réorganiser les composants libidinaux en les adaptant constamment, de façon à modeler le monde conformément à ses propres désirs. C’est-à-dire que l’impasse posée entre la nature et la culture oblige le sujet à renoncer – pour que la vie en société soit possible – mais dans ces conditions comment être en syntonie avec son désir, son désir « pur » ?

 

Dans la même séance du séminaire évoquée plus haut, Lacan pose encore cette question : « Comment préserver le désir dans l’acte, la relation du désir à l’acte ? » et il va nous montrer que la dimension du désir trouve aussi ses limites. Nous croyons que le désir sert à guider le sujet – pour qu’il puisse réaliser la dimension de l’Autre présent en lui-même et attribuer une place à sa singularité. Or, ce qui oriente la cure analytique est justement ce mouvement de désidentification à l’Autre, il s’agit de faire émerger ce qui est de la singularité du sujet.

 

Voilà le point où nous souhaiterions arriver, qui fait l’objet d’une sorte de confusion dans ce qui touche à la dimension du désir dans le champ analytique ainsi que dans la position de l’analyste, ou de celui qui se dit analysé. Faut-il ne rien lâcher ? On ne pense pas… Sur quoi se termine une analyse ? Ne pas céder sur son désir n’est pas la même chose que ne pas céder sur sa jouissance. Etre en syntonie avec son désir c’est justement ce que permet au sujet de ne pas plonger dans la jouissance. Mais par quel moyen opérer honnêtement avec son désir ? Selon Lacan « le désir trouve ordinairement dans l’acte plutôt son collapsus que sa réalisation » et, ajoute-t-il, « au mieux, l’acte ne présente au désir que son exploit, sa geste héroïque. Comment préserver, dis-je, du désir à cet acte, ce que l’on peut appeler une relation simple, ou salubre »[7]. Ce sont quelques réflexions menées par Lacan qui nous ont aidées à développer notre travail.

 

Mais l’année précédant ce séminaire sur le transfert, dans le cadre de son séminaire sur l’éthique[8], Lacan a largement traité de la question d’Antigone. Il évoque son côté héroïque à travers sa tragédie aux yeux de la psychanalyse.

 

Pour Lacan, Antigone est l’illustration de la vérité du désir. Il analyse la forme particulière de l’héroïsme à laquelle Antigone vient donner corps. L’héroïsme serait-il porteur d’un principe, de ce qu’elle veut ou de ce qu’elle ne veut pas ? Le désir d’Antigone, faire une sépulture digne à son frère et cela contre les impositions de la loi en vigueur, faire ce qu’elle croit être ce qu’elle veut faire (ce qui dépasse le sens des obligations morales du « devoir faire »), serait-ce là le fondement de ce que Lacan appelle une théorie du désir, c’est-à-dire, une théorie du sujet ?

 

Le désir comme vérité, la vérité du manque. Le désir qui est construit à partir du pouvoir du manque. La loi à laquelle Antigone fait référence n’est pas celle, juridique, de l’État. C’est justement la loi du désir.

 

Lacan, pendant la séance du 25 mai 1960 de ce Séminaire, dit que « Antigone nous fait voir en effet le point de visée qui définit le désir »[9]. Le frère d’Antigone, Polynice, incarne ce qu’Antigone elle-même ne peut pas perdre, ce qu’elle a d’unique et qui ne se remplace pas. C’est sa vérité. La vérité d’être née d’un inceste (sans métaphore, puisque fille d’Œdipe et de Jocaste) et qui la fait mourir. Tout comme Macunaíma rencontre la mort après avoir été en face de sa vérité et de l’objet cause de son désir : la Muiraquitã.

 

Lacan poursuit dans la leçon suivante du 1er juin 1960 : « Mais je vais tout de suite vous faire une remarque. Au premier regard, des deux protagonistes que sont Créon et Antigone, veuillez bien remarquer – premier aspect – que ni l’un ni l’autre ne semblent connaître la crainte ni la pitié (…) Au second aspect, ce n’est pas il semble, c’est il est sûr qu’au moins l’un des deux protagonistes, jusqu’au bout, ne connaît ni crainte ni pitié, et c’est Antigone. C’est pour cela, entre autres, qu’elle est la véritable héros »[10].

 

On pourrait penser cette question de l’absence de la crainte et de la pitié comme faisant fonction pour Antigone de ce que Lacan appelle « le véritable héros ». De même, notre Macunaíma porte ses mêmes caractéristiques, de ne pas vouloir le bien. Il ne cherche pas à faire du bien aux autres. Il cherche à faire ce qu’il veut. On fait là justement le lien de et avec la psychanalyse. Est-ce que le désir d’Antigone la détruit, son désir la conduit-elle à la mort ? Il s’agit bien de son désir ou de sa castration ? Puisqu’il y a l’affirmation de sa toute-puissance par delà la mort ou la reconnaissance de ses limites… Le « désir pur » renvoie bien à la castration pensée comme pure coupure et au désir pur comme désir de castration.

 

Considérer le désir dans sa relation au fantasme c’est pouvoir penser le fantasme comme ce qui soutient le désir, en cachant l’objet. Dans le fantasme, l’objet prend la place de ce dont le sujet est symboliquement privé. Au-delà du fantasme, ou dans le deuil ou la perte de l’objet (dans notre cas la perte du Muiraquitã de Macunaíma) le sujet retrouve son désir. Mais il retrouve aussi tout ce dont l’objet le tenait à distance : la castration, sa néantisation et sa mort.

 

Dans son article intitulé « Lacan l’Helléniste »[11], Markos Zafiropoulos évoque la condamnation d’Antigone à entrer vivante au tombeau, portée par la loi des dieux contre la loi de la cité qui lui interdit d’enterrer son frère. Le lieu de l’entre-deux morts que désigne Antigone est le seul lieu de satisfaction qui se trouve à la hauteur de son désir.

 

Selon M. Zafiropoulos, le bien d’Antigone n’est pas celui des autres : « En franchissant les limites de la cité, elle va comme un désir pur, libéré de l’imaginaire mais pas seulement, car en optant pour l’ordre divin des lois non écrites, elle est conduite, indique Lacan vers « ce qui est en effet de l’ordre de la loi, mais qui n’est pas développé dans aucune chaîne signifiante, dans rien » »[12]. Elle a l’idée de faire elle-même avec son rien.

 

Dans la même séance du 8 juin 1960, Antigone est présentée par Lacan comme « pur et simple rapport de l’être humain avec ce dont il se trouve miraculeusement porteur, à savoir, la coupure signifiante qui lui confère le pouvoir infranchissable, d’être envers et contre tout, ce qu’il est »[13].

 

La coupure laissant à l’être parlant un « pur et simple désir de mort comme tel ». Comme le souligne M. Zafiropoulos, pour Lacan, Antigone incarne ce désir.

 

Nous pensons que Macunaima, lui aussi, avec toute la part de tragédie de son histoire, personnifie le désir, son désir, du début à la fin.

 

Conclusion

 

En lisant de nombreuses analyses de l’œuvre de Mario de Andrade nous pouvons remarquer qu’il n’est par rare que Macunaima soit défini, par certains critiques, comme le héros authentique. Mais de notre point de vue il devient un héros à partir du moment où il ne cherche plus à l’être, quand il renonce à cette toute-puissance ; lorsqu’il renonce à sa recherche du talisman, pour s’engager dans la recherche de sa vérité. Effectivement, à un certain moment Macunaima se retire des combats, des batailles, de la terre, de son Talisman, il passe à quelque chose d’autre et choisit de devenir le « brillant inutile des étoiles ». Serait-ce justement là son geste héroïque ? Il nous semble que oui…

 

Pour finir, nous allons reprendre quelques mots de Lacan cité par François Weyergans dans son livre Je suis écrivain[14]. Dans ce roman l’auteur évoque quelques passages de son analyse avec Lacan. Il raconte un épisode où ils discutaient à propos de la création et il reprend ces mots de Lacan proférés lors d’une séance d’analyse :

« Ne vous croyez pas obligé de franchir le Rubicon tous les jours. Soyez comme un savon qui glisse des mains du destin. Apprenez qu’il n’est pas nécessaire d’être héroïque pour être un héros… Qu’il faut aller de l’avant ! Sans prudence ! Savoir ce qu’on désire ! Ne rien céder ! Ce ne sera pas rose… La vie est plutôt comique… Soyez un héros comique (…) Celui qui plane…Voyagez en aéroglisseur… Si vous aviez davantage de respect pour les capacités créatrices de votre inconscient… N’écrivez pas en confondant votre stylo avec un compte gouttes ».

 

 

Références bibliographiques :

 

– Andrade, Mario de, Macunaïma , o herói sem nenhum caráter, São Paulo, Martins, 1970

– Freud, Sigmund, « Totem et tabou » (1912-1913) in Œuvres complètes (dir. J. Laplanche et al.), vol. XI. Paris, PUF, 1998

– Lacan, Jacques, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986

– Lacan, Jacques, Le transfert, Seuil, Paris, 1991

– Weyergans, François, Je suis écrivain, Folio Gallimard, 1991

– Zafiropoulos, Markos, « Lacan L’helléniste » in Recherches en Psychanalyse, 2010/1 n°9

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[1]M. de Andrade, Macunaíma, o herói sem nenhum caráter, São Paulo: Martins, 1970
[2]J. de Alencar, O Guarani, Rio de Janeiro : Instituto Nacional do Livro, 1958
[3]« (…) Tudo o que fora a existência dele apesar de tantos casos tanta brincadeira tanta ilusão tanto sofrimento tanto heroísmo, afinal não fora sinão um se deixar viver » (Andrade, Macunaíma, op. cit., p. 138).
[4]J. Lacan, Le Séminaire, livre VIII (1960-1961) Le transfert, Seuil, Paris, 1991
[5]J. Lacan, Le Séminaire, livre VIII (1960-1961) Le transfert, Seuil, Paris, 1991, p. 14 (séance du 16/11/1960)
[6]S. Freud, « Totem et tabou » (1912-1913) in Œuvres complètes (dir. J. Laplanche et al.), vol. XI. Paris, PUF, 1998 p. 189-385
[7]J. Lacan, Le transfert, op. cit., p.14
[8]J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse (1959-1960), Paris, Seuil, 1986
[9]Idem, p. 290
[10]Idem, p. 300
[11]M. Zafiropoulos, « Lacan l’helléniste »,  in : Recherches en Psychanalyse, 01/2010 n°9
[12]Idem, p. 52
[13]J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 328
[14]F. Weyergans, Je suis écrivain, Folio Gallimard, 1991