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LA NECESSITE D’Y REVENIR – KEVIN POEZEVARA

A propos du livre de Markos Zafiropoulos « Lacan presque queer » (L’éthique de l’homme occidental et les buts moraux de la psychanalyse) Editions Erès, Collection entre les lignes, Octobre 2023

 

Un contemporain de Sophocle avait-il peur de se faire spoiler la fin d’Œdipe Roi ou d’Antigone ? Pour Umberto Eco, cette possibilité relève d’un total anachronisme : a cette époque, “le public n’exigeait pas d’apprendre du nouveau”, ce qu’il attendait c’est qu’on lui narre, “de façon dramatique et mouvementée, le déjà-advenu”. A l’inverse, nous explique le grand romancier italien, le feuilleton moderne “tire sa valeur artisanale de l’invention ingénieuse de situations inattendues”. J’ai repensé à cette opposition au moment de commencer à écrire cette courte présentation du nouvel ouvrage de Markos Zafiropoulos. D’abord parce que je souhaitais trouver le juste équilibre entre volonté d’en dire suffisamment pour donner envie aux futurs lecteurs de s’y plonger et crainte d’en dire trop au risque de divulgâcher. Mais après réflexion, je me suis rendu compte que cette question, de l’opposition entre attentes des publics antiques et modernes, loin d’être périphérique, touchait au cœur même du sujet de ce Lacan presque Queer.

Ce nouvel opus de Markos Zafiropoulos prolonge en effet le travail inauguré par lui dans ses deux précédents tomes dits des mythologiques de Lacan, où il montrait comment Lacan a développé dans le séminaire Le désir et son interprétation l’idée selon laquelle la différence fondamentale entre les Anciens et les Modernes consiste dans le fait que les premiers étaient libres de leurs actes pendant que les second vivent entravés par cette véritable “prison de verre” qu’est le fantasme. Cette différence, Lacan a montré que l’on peut la déduire de l’étude des grands textes de la littérature occidentale – Œdipe, Antigone, Hamlet… – mais surtout qu’elle est le fruit de l’évolution de cette même littérature, puisque selon lui “les créations poétiques engendrent, plus qu’elles ne les reflètent, les créations psychologiques”.

Zafiropoulos reprend là où il l’a laissé son archéologie critique de l’œuvre lacanienne et relit cette fois le séminaire sur L’éthique de la psychanalyse en considérant que Lacan y fait de la sublimation l’équivalent au plan des foules de la logique d’enfermement individuel du fantasme. A la “prison de verre du fantasme” répond le “goulag de la sublimation”, qui ont tous deux la même structure et protègent de la même Chose – c’est le cas de le dire ! C’est en effet sous ce terme pioché chez Freud (Das Ding) que Lacan va faire tomber tout ce qui relève du trop des origines, qui prendra selon les cas bien des figures horrifiques. La Chose c’est cette cause de son désir que le sujet de la modernité, orienté par la boussole de l’angoisse et du principe de plaisir, va tout faire pour ne pas rencontrer. Au-delà de savoir si cela à un rapport avec cette attente différente des publics antiques et modernes (disons le en passant, je crois que cela a tout à voir !) le dossier est de taille et les enjeux sont énormes puisque l’étude par Lacan des grands textes de l’occident vont lui permettre d’aborder tout à fait nouvellement la double question de la fin de l’analyse et de la formation des analystes.

Ce nouvel ouvrage aurait donc pu légitimement s’intituler Les mythologiques de Lacan 3 – Les passes d’Oedipe, d’Antigone et du “Guerrier appliqué”. Alors pourquoi ce Lacan presque queer ? Là aussi, il me semble que l’enjeu peut être rapproché – je fais miens les jolis mots d’Apollinaire – de cette “longue querelle de la tradition et de l’invention”.  Je dois le dire, moi qui ai fait le choix, il y a maintenant plus d’une dizaine d’années, de suivre attentivement l’avancée de cette entreprise que Zafiropoulos a inauguré, plus de dix ans encore auparavant, avec la publication de son Lacan et les sciences sociales, j’ai été quelque peu ému en découvrant la tonalité de ce nouveau texte. Sans jamais perdre le sérieux avec lequel il s’est toujours employé à défendre le travail de Lacan contre ceux qui ont tendance à enrôler “la psychanalyse à des visées réactionnaires”, Zafiropoulos laisse ici apparaître combien peuvent le navrer la perpétuation des théories déclinistes dans notre champ. Je prends pour exemple une note de bas de page qu’il consacre à répondre à la proposition récente de la part de collègues de l’Association Lacanienne Internationale qui offrent, c’est le titre d’un ouvrage, de Réinventer l’autorité ou qui interrogent le fait d’avoir “une langue commune avec l’enfant d’immigré”. Zafiropoulos rappelle avoir déjà dénoncé cet “effroyable glissement théorique allant du père inconscient au  père immigré” et ponctue le passage par la confession suivante : “J’espérais ne pas avoir à y revenir”.

Dans une autre note de bas page peu après (ce qui confirme que c’est toujours là que s’y dit l’essentiel), Zafiropoulos dénonce alors “l’ignorance de l’avancée du savoir en sciences sociales” à laquelle on doit, selon lui en grande part, la reconduction dans le champ freudien de cette thèse du déclin du père. Il y a tout juste 20 ans Zafiropoulos publiait en effet Lacan et Lévi-Strauss, où il démontrait que c’est justement cette question du père qui a fait l’objet du retour à Freud de Lacan au début des années 50. Un retour à Freud a été nécessaire à une époque où l’influence américaine avait fait de la cure quelque chose de très éloigné des buts premiers de la psychanalyse. Ce dont témoigne à mon sens ce Lacan presque queer, c’est de l’actuelle nécessité d’un nouveau retour, non plus à Freud, mais à Lacan cette fois. Un retour sérieux et documenté au texte de Lacan comme se propose de le faire depuis quelques temps maintenant Zafiropoulos. Comme l’indique ce nouveau titre, après avoir longtemps défendu Lacan contre Lacan lui-même, conceptualisant une césure du champ lacanien entre structuralisme et évolutionnisme, Zafiropoulos propose cette fois de répondre aux critiques qui nous parviennent aujourd’hui depuis l’extérieur de notre champs (queer theory) et qui en appelle à sa refonte en profondeur.

C’est tout l’enjeu de ce nouvel ouvrage : l’objectif de son auteur ce n’est pas de débouter systématiquement les critiques qui sont adressées à la psychanalyse (pour certaines, notamment adressées par des chercheurs et militants queer, elles constituent un bien utile rappel à l’éthique démancipation qui est au fondement de notre discipline), l’objectif est de poursuivre l’archéologie critique de la pensée de Lacan, en montrant tout ce qu’il doit à Freud mais aussi l’ampleur de sa révolution épistémologique. Le but ici est de souligner (une bonne fois pour toute ..? On a de quoi en douter !) combien certaines des attaques qui visent aujourd’hui l’œuvre de Lacan se retrouvent sans objets, à partir du moment où l’on scrute avec attention la véritable valeur de son pas de côté.

Pas de risque de spoiler donc puisqu’il s’agit, dans ce tout nouveau texte, de constater combien peuvent être encore actuels les tout anciens. Combien il est toujours rafraîchissant d’y revenir et d’y jeter un œil neuf. De se souvenir que l’inactualité de la psychanalyse n’est en rien une tare à guérir, mais la condition même de sa fertilité.


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TABLE DES MATIERES

Introduction – L’éthique de la psychanalyse et la subjectivité de l’époque (la « leçon » de Preciado)                                                                    

 

– Les queers à l’ECF : Critique de la psychanalyse comme science de l’inconscient hétéropatriarcal – La cage de l’épistémologie binaire – J.-A. Miller et le temps des trans – E. Marty : Le sexe des modernes – Derrida et le poststructuralisme – French theory – Les exigences queer En thérapie – Sortir de la cage dit-il : oui mais laquelle ?

 

Chapitre I – Des Anciens aux Modernes. L’évolution de l’éthique en Occident et l’invention du fantasme                                                                                        29

 

– Œdipe : un Lacan queer – La jouissance de la mère – La cage du fantasme – L’inceste primaire mère-fils, la grande trouvaille de Freud – L’inceste secondaire père-fils – Lacan, Freud et Lévi-Strauss : l’interdit de l’inceste – Reprise de la conversation avec l’ethnologue – L’éloignement – Inédit : le principe de plaisir comme condition de l’interdit, de la loi et du fantasme – Aimer son prochain comme soi-même – Hamlet le spectateur embastillé – Faire flamber le désir – Le désir de mort –La cause du fantasme – La mère originaire – Le père diabolique – Le nebenmensch – La chose – Il n’y a pas de rapport sexuel – Pourquoi interdire l’inceste si le rapport sexuel n’existe pas ?

 

Chapitre II – Freud et Lacan lecteur de Luther                                                 66

 

Freud et l’éthique du protestantisme – Lacan lecteur de Luther – La chose extime – Le silence absolu – Le cri – L’être féminin – Le rien – Sublimation et féminité – La question féminine – Vie amoureuse des Anciens : la pulsion – L’objet et la vie amoureuse des Modernes – La crise mentale d’où est sorti le freudisme – Luther la dérive – La déréliction : l’homme est un déchet tombé de l’anus du diable – L’engendrement diabolique de l’homme – Renverser le diable – Mélancolie d’un peintre du XVIIème – La chose merdeuse – Une névrose démoniaque – L’homme est un fugitif et un prisonnier – Fixation anale de l’avare – Psychanalyse et développement du capitalisme

 

Chapitre III – Fantasme et sublimation : une même structure                          81

 

La pulsion reine de la modernité – Sublimer la pulsion : but de la psychanalyse pour Freud et mirage supplémentaire pour Lacan – La sublimation : l’objet élevé à la dignité de La Chose – L’amour courtois – L’objet féminin inaccessible – L’objet narcissique – Un autre soi-même – Un voisin – Un bon voisin – Sublimer est faire apparaître quelque chose au lieu du vide – La Chose – Le vide – L’art – La religion – La science – S’organiser pour ne pas rejoindre son désir – Renoncer à la rançon – L’objet (a) du fantasme et de la sublimation – Un objet hétérochronique

 

Chapitre IV – Le christocentrisme de Freud, l’amour du prochain et la question de la jouissance                                                                                          99

Lacan lecteur de Moïse et le monothéisme – Lacan retour de Bruxelles – Les deux Moïse – Le Christ révèle Totem et tabou – Meurtre du Père et amour pour le frère – Eloignement de la jouissance – Saint Paul – Double valeur du signifiant – La Chose extime – Le choix de Freud pour la jouissance du bon père de famille – Freud uxorieux – Meurtre du père – Mort de Dieu – Promotion du fantasme – Le recul face à la jouissance – La question du mal et de l’agressivité – Le mal : éminent problème éthique – Expérience mystique – Franchir l’image du moi – Le recul devant l’agressivité est antérieur à la loi – La fonction du bien et du beau – Plaisir, remémoration, répétition – Les rites – Le sujet est ce qui est oublié – Le désir produit le rite – L’habit produit par Adam fétichiste – Le désir au-delà des biens – L’accès à la jouissance et la destruction des biens – La sublimation désarme le désir

 

Chapitre V – Le choix d’Antigone ou l’au-delà des biens et du bien             126

 

L’Antigone de Sophocle et les buts moraux de la psychanalyse – L’entre- deux-morts – L’au-delà du beau et des biens – L’au-delà des chaînes signifiantes – Le désir de mort comme réalisation de l’être – Antigone sujet d’avant la mort des dieux, d’avant la névrose et d’avant l’ère du fantasme – Un sujet décidé dans son acte – Un désir cru – Se soustraire au monde – Viser le rien – N’attendre l’aide de personne – Un désir averti

– La traversée du fantasme – La purification du désir – Ne pas céder sur son désir – La liberté tragique

 

Conclusion – La subjectivité de l’époque, les buts de la psychanalyse et la question de la passe chez Lacan (sortir de la cage)                               134

 

Héros moderne et héros antique – Pluralité des noms de La Chose – La fuite devant la chose qui n’existe pas – Psychanalyse et reproduction sociale – Le choix de Lacan n’est pas celui de Freud – Proposition du 9 octobre 1967 – Le non analyste garant de la psychanalyse – L’accord de l’être et la destitution du sujet – Paulhan, le guerrier appliqué à la passe – Être à l’eau du lac son propre niveau – L’homme commandé – histoire d’O – La passe comme passage de la culture à la nature – L’idéologie du sujet de l’époque – Le mépris de l’objet – L’indifférence à l’autre – Plus de différence et plus de phallus (une illusion) – La stratégie du déni – En thérapie : un thérapeute dans sa cage – Les illusio thérapeutiques  – L’événement Lacan et pas la morale des nouilles ou la jouissance du bon père de famille

 

Postlude – Répondre aux queers (Judith Butler)                                        159

L’Antigone de Butler et l’appel à un développement psychanalytique – Le laissé en plan de la reine de Berkeley – Antigone n’est pas Créon – Butler lectrice de Lacan – Erreurs de lecture : les racines androcentriques du phallus, la fille redoute de n’être pas castrée, le Nom du père ou la menace œdipienne chez Lacan – Butler et son fétiche : le phallus lesbien ou la nouvelle illusion – Plutôt suivre Antigone et Lacan : l’éthique de la psychanalyse ou la subversion dans le champ freudien quarante ans avant l’appel de Butler – Briser la cage, quelle que soit son assignation de genre : un destin commun – Lacan presque queer.

 

Bibliographie   175

 


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LACAN PRESQUE QUEER – ERES, TOULOUSE, A PARAITRE SEPTEMBRE 2023 – L’ETHIQUE DE L ‘HOMME OCCIDENTAL ET LES BUTS MORAUX DE LA PSYCHANALYSE

Le 17 novembre 2019 le philosophe queer Paul B. Preciado invité à la tribune du congrès de l’Ecole de la Cause freudienne prononce une mémorable conférence exigeant des psychanalystes une profonde mutation de leur discipline restant selon lui la science de l’inconscient hétéropatriarcal et colonial, enfermant les sujets dans la cage de l’épistémologie binaire et hiérarchique de la différence des sexes et reconduisant la domination masculine, les pratiques de mort contre les homosexuels, etc. Après nos travaux  sur  Lacan et lévi-Strauss ou  La question féminine  montrant notamment comment Lacan extrait les buts de la psychanalyse freudienne de toute complaisance avec le bon exercice du moi et les formes établies de  la reproduction sociale (patriarcat, domination masculine etc), après nos Mythologiques de Lacan étudiant comment Lacan  rend compte de l’émergence historique de la  cage  de l’homme moderne ( son fantasme) , bien aperçue par la philosophie queer mais dont les ressorts cliniques sont cliniquement mal  situés  et donc laissés libres de leurs  reproduction , Lacan presque queer examine les termes du débat  ( entre champ freudien  et philosophie queer ), dégage les attendus  historique des échanges  et réalise plus généralement une  mise au  jour  de tout ce que  la recherche de Lacan apporte quant à l’histoire de l’éthique de l’homme moderne.  Histoire qui dépend de  celle de la mythologie occidentale (avènement du christianisme, mort des dieux et invention de la cage du  fantasme ), réforme de Luther (promotion inédite de la figure du diable et invention de la psychanalyse) , impératif de l’amour du prochain ,  recul  devant l’objet et idéalisation de l’autre (Amour courtois et sublimation), tentative d’atteindre l’autre et son échec (Sade) , angoisse face  aux diverses formes de  la Chose  motivant la fuite de l’homme moderne s’avérant in fine être  un fugitif ( devant la Chose)  et le prisonnier de son fantasme comme l’illustre assez bien le Dr Dayan ( héros de la série à succès En thérapie) dont l’évocation boucle ici l’étude des grands paradigmes de l’éthique en occident (et de ses impasses).


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Markos Zafiropoulos

Markos Zafiropoulos est psychanalyste, membre d’Espace Analytique à Paris. Il est directeur de recherche honoraire au CNRS et à l’Université Sorbonne-Paris-Cité, et président du Cercle International d’Anthropologie Psychanalytique.

Il est l’auteur de nombreux ouvrages traduits en plusieurs langues dont :  Œdipe assassiné ? Œdipe roi, Œdipe à Colone, Antigone ou l’inconscient des modernes, Ed. érès, 2019 ; Les mythologiques de Lacan La prison de verre du fantasme : Œdipe roi, Le diable amoureux, Hamlet, Ed. érès, 2017;  La question féminine, de Freud à Lacan ou la femme contre la mère, Paris, PUF, 2010,  Du Père mort au déclin du père de famille… où va la psychanalyse ? PUF, Paris, 2013 ; Le symptôme et l’esprit du temps. Sophie la menteuse, la mélancolie de Pascal… et autres contes freudiens, Paris, PUF, 2015 ; Lacan et Lévi-Strauss ou le retour à Freud, Paris, PUF, 2003 ; Lacan et les sciences sociales ou le déclin du père, Paris, PUF, 2001.


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BANNISSEMENT ET LIENS ENTRE HOMMES – ARNAUD SIMON

 

  1. Introduction

« Bannir », un archaïsme que nous, modernes, post-modernes, aurions dépassé. Les liens sentimentaux semblent pourtant aujourd’hui bien fragiles et le rejet, du ou de la partenaire, fréquent. Appliqué aux liens entre hommes, cette idée du bannissement tend à amener à l’esprit contemporain l’idée de la proscription sociale déclinée sous les formes historiques de l’interdiction culturelle, de la pénalisation juridique et de la pathologisation médicale. Si l’analyse socio-politique de ces éléments importe et constitue l’une des conditions de possibilité de la présente réflexion, la perspective de cet article est cependant autre.

Aux côtés de cette forme externe de bannissement, intriquée à celle-ci, existe en effet une autre forme, le bannissement interne, dont témoignent les difficultés sentimentales, sexuelles et amoureuses, singulières, dans les liens entre hommes. Que ce soit par les ruptures peu compréhensibles, par l’oubli des partenaires, par l’absence de colère lors des séparations – quand bien même les attachements seraient difficiles à créer et les solitudes vécues péniblement –, quelque chose semble en effet insister dans la clinique du lien entre hommes en rapport au bannissement. En même temps que le sujet peut parfois chercher à contenir le partenaire, à l’enfermer symboliquement dedans ou dehors, à l’isoler ou à le rendre non advenu, il peut aussi être tenté de se retrancher de lui-même en ayant recours à des produits ou en mettant en place une sexualité addictive. Mécanismes de clivage, dégoût de l’autre ou dégoût de la sexualité, frigidité, difficultés à construire une relation, l’inquiétant et étrange partenaire tendrait à être cantonné à la frontière du royaume. Royaume dont, par un décret inconscient, il pourra être banni.

Instruit des manifestations sociales et du risque d’introjection des composantes haineuses d’une homophobie sociale latente, notre réflexion vise à explorer les ressorts juridiques et historiques de la sentence de bannissement, afin d’ouvrir des pistes pour penser les difficultés des liens entre hommes. Nous ne développons pas l’idée d’une « névrose de bannissement », afin de garder à ce signifiant carrefour toute sa dimension, d’en faire jouer toutes les facettes, d’en déployer toute la richesse. Notre analyse peut être comprise comme un acte interprétatif, comme la proposition d’une métaphore, d’un trait symbolique basé sur un repérage clinique.

Dans cet article, une démarche archéologique en deux temps est ainsi présentée pour introduire à cette lecture. Nous nous intéressons d’abord à l’univers signifiant que ce terme déploie, historiquement et juridiquement. Puis nous explorons les pistes de réinvestissement interprétatif qu’il offre pour élaborer les liens sentimentaux aujourd’hui, en particulier les liens entre hommes. Précisons ici notre position épistémologique, en ce que nous ne prétendons pas à la construction d’un savoir historique et/ou juridique. Cet article n’a pas non plus d’ambition à l’exhaustivité, ni ne vise à l’identification de logiques sociales, politiques ou historiques se rapportant au bannissement juridique. Inscrit dans la démarche psychanalytique, motivé par la clinique, nous nous contentons de prélever dans la culture des éléments signifiants, en nous laissant porter par l’héritage culturel et inconscient du bannissement. Rappelons alors, au passage, qu’un héritage n’a pas nécessairement à être respecté ou reconduit à l’identique – on peut d’ailleurs refuser légalement un héritage. Car ce qui importe n’est pas tant que le sujet sache toute l’histoire, accepte tout l’héritage, ce qui importe c’est qu’il se fasse avec l’histoire, qu’il s’en raconte une histoire, son histoire, singulière. Lorsque l’inconscient joue avec les mots, il ne fait pas de l’étymologie.

Mais le jeu de l’inconscient ne saurait non plus être entièrement indépendant de l’étymologie, que nous convoquons maintenant pour terminer cette introduction. La racine du terme bannir est « ban »[1]. Au Moyen Âge, le ban désignait le territoire souverain d’un seigneur. Les espaces autour des villes dans lesquelles s’appliquait aussi son droit étaient qualifiés de « ban-lieues » – une banlieue faisait donc partie du ban, bien qu’extimement. Un bien seigneurial mis à la disposition des personnes de la juridiction, par exemple un four, était qualifié de « ban-al ». Les rejetons modernes de cette racine sont nombreux. Leur signification est souvent solennelle : « convoquer le ban et l’arrière-ban », « ouvrir/fermer le ban », et ils renvoient aussi à la proclamation : « bannir les vendanges » pour les autoriser, « publier les bans » pour annoncer un mariage. Le rituel médiéval de la langue tirée, utilisé pour signifier un bannissement, rituel que nous présenterons ci-après, vient confirmer ce rapport à une parole d’autorité – le terme anglais désignant le banni, « out-law », fournit également une indication en ce sens. Quant à l’action d’exclure une personne du ban, elle s’associe au verbe « forbannir », le préfixe « for » signifiant en-dehors. Le banni prenait alors le nom de forban, c’est-à-dire une personne en dehors du domaine de la Loi. Ce terme est venu, peu à peu et par extension, à désigner des personnes sans scrupules, des forbans qui se mettaient d’eux-mêmes en dehors de la loi. Il est aussi intéressant de relever le terme allemand pour bannir, « verzellen ». Il signifie un mécompte, un retranchement, en l’occurrence le retranchement d’un sujet de la Loi (Jacob (2000)). Nous retrouvons ici un préfixe bien connu de la psychanalyse : « ver », préfixe présent dans plusieurs termes freudiens cruciaux : Verneinung (dénégation), Verdrängung (refoulement), Verwerfung (forclusion).

 

  1. Un bannissement insistant

Premier temps de notre démarche archéologique, nous nous intéressons au bannissement à différentes périodes : l’Antiquité, le Moyen Âge, l’âge classique et la période moderne.

  1. Thémistocle, Ovide et les monothéismes

Durant l’Antiquité grecque, la peine d’ostracisme était d’un usage assez fréquent envers des gouvernants ou des hommes publics trop influents. L’histoire, riche et complexe de Thémistocle (524 – 459 av. J.C.) est intéressante à ce titre. Thémistocle joua un rôle majeur dans la création de la ligue panhellénique, quand plusieurs villes grecques s’associèrent afin de lutter contre la menace mède. Cette alliance amena des cités à dépasser leurs murailles urbaines propres et leurs rivalités, en un sens à sortir de leurs murs. Bien entendu, elles en investirent simultanément de nouveaux ou en renforcèrent d’anciens. Dans le contexte des guerres médiques, le fameux oracle pythique des « murailles de bois » auquel Thémistocle eut affaire renvoie aussi aux murs. Sur la base de cette parole, il fit renforcer les murailles entre la ville d’Athènes et le port du Pirée, et il promut le développement de la flotte athénienne – les bateaux, de par leur fonction de protection et d’attaque, seraient ces murailles de bois, mobiles. Puis, Thémistocle fut banni. Il se réfugia chez les Perses, où Artaxerxés, fils de Xerxès qu’il avait battu à Salamine, l’accueillit favorablement. La légende voudrait qu’il se soit donné la mort pour ne pas avoir à partir en guerre contre ses anciens compatriotes grecs. La vie de Thémistocle est remarquable par son aspect mobile et non figée, par sa dynamique. Les murs et la dualité dedans/dehors y sont élaborés, réélaborés, et cela de multiples façons. Les murs ne sont pas indépassables, il les construit comme il les franchit.

Autre figure antique bannie, le poète latin Ovide (43 av. J. C. – 17 ap.) chante l’amour et la transformation subjective (Les Métamorphoses). En l’an 8, il semble avoir déplu à l’empereur Auguste, pour des motifs assez mal identifiés, mais qui pourraient être partiellement liés à une réaction à certains de ses poèmes – les thèmes de la sexualité, de l’amour et de la transformation pouvant être assez irritants pour un pouvoir installé. Celui-ci est alors envoyé à Tomis, actuelle Roumanie, s’installe sur une île et devient un poète de l’Exil (Les Tristes). Il mourra banni. Contrairement à Thémistocle qui vivait dans une époque de cités-états, Ovide appartient à un empire. Cet élément parait influencer la forme du rejet qu’il subit : il est relégué dans les marges de l’empire romain, dans sa banlieue et à la plus lointaine périphérie, mais tout en restant dans l’empire – il garde d’ailleurs ses droits de citoyen. Un empire étant une organisation orgueilleuse, celui-ci peut facilement incliner à penser qu’en dehors de lui-même n’existe que très peu de choses, voire qu’il n’existerait rien, ou bien encore que si d’autres terres existaient celles-ci auraient vocation à être conquises. L’en-dehors impérial étant difficile à imaginer, c’est à la périphérie banlieusarde que reviendrait la fonction de rejet.

Dans les monothéismes, le bannissement est d’abord celui d’Adam et Eve, chassés du Paradis par décision divine. On ne saurait imaginer un pire exil que celui consistant à être privé d’un tel lieu, le lieu où par définition on ne peut pas vouloir davantage. A priori du moins, car c’est aussi en conséquence un endroit sans désir. Cet exil primordial fournit une piste interprétative qui ne surprendra guère : un bannissement, pour celui qui le subit serait un évènement semblable à la perte d’un paradis. Il inaugure un désir, le désir d’y revenir. Il semble toutefois qu’il faille se garder d’interpréter trop rapidement cela comme relevant de la mère, comme un « revenir à la mère ». En 1984, en pleine hécatombe du SIDA, Defert écrit, proclame pourrait-on dire, dans la lettre fondatrice de l’association Aides : « Je ne retournerai pas mourir chez Maman »[2]. Face à ces moments où le sens de la vie de nombreux sujets menace de se figer définitivement, Defert affirme que le paradis perdu n’est pas la mère. Même devant la mort, il refuse d’être l’objet d’une emprise maternelle, d’être un fils satisfaisant à la jouissance fétichiste d’une mère[3]. Enfin, le bannissement monothéiste n’est pas toujours subi par la créature. Dans une perspective plus politique, la créature, le religieux notamment, peut se faire bannisseur : le herem juif, l’excommunication chrétienne, le takfir musulman en sont des illustrations.

  1. Le bannissement au Moyen Âge

La période médiévale, de par sa ritualisation de la pratique fournit elle aussi un matériel signifiant important, voire de premier plan.

  1. Caractéristiques du bannissement

La logique de la peine de bannissement consiste en une mise hors-la-loi du sujet, elle vise en particulier à retirer le bénéfice de la protection offerte par la Loi. Cette sanction a longtemps été l’une des plus courantes du système pénal. Dans son fond, c’est l’expulsion complète du champ social, champ identifié à la loi ou au droit, qui est recherchée : « Nous te retirons tout ton droit du pays et nous te mettons en tout non-droit »[4]. Le banni vit alors constamment en danger et n’existe plus pour la justice. Si la visée est l’exclusion totale et absolue, visée fortement proclamée, en pratique le bannissement catégorique reste cependant assez rare au Moyen Âge[5]. La peine peut être accompagnée des éléments suivants : interdiction de résidence dans un territoire, confiscation des biens, absence de sanction juridique pour les coups et blessures ou l’homicide commis sur la personne du banni, annulation de ses droits de créancier, déchéance du droit de porter plainte, interdiction faite aux sujets de l’autorité qui a prononcé le jugement de l’aider ou de l’héberger[6].

L’identification d’invariants dans la mise en œuvre du bannissement, ou dans la correspondance entre la peine et le crime, s’avère malaisée tant sa forme et son emploi peuvent varier en fonction des époques et des cultures. Jacob en fournit une illustration lorsqu’il commente les différentes manières dont un pouvoir use du bannissement[7]. Il indique ainsi que cette mesure est parfois l’outil d’un pouvoir faible, qui ne peut pas faire autrement que d’expulser. Que dans d’autres cas, elle est employée comme moyen de temporisation, permettant d’interrompre le cycle des vengeances et de négocier entre groupes hostiles. Mais qu’il peut aussi s’agir de l’instrument d’un pouvoir répressif, sûr de sa force, qui développe un système pénitentiaire inversé dans lequel la société s’enferme alors que le délinquant court. Peut-être la seule régularité se trouve-t-elle dans l’investissement du couple signifiant dedans/dehors. A première vue ceci peut apparaitre comme une tautologie : un bannissement étant par définition un rejet, il serait inutile de le pointer. Néanmoins, la psychanalyse sait tout l’enjeu sexuel et moïque du dedans/dehors. Il n’y a donc là, dans ce pointage, rien qui aille de soi sur un plan psychique.

Enfin, il faut aussi commenter le rapport à la parole, car la proclamation d’un bannissement ne se fait pas dans une demi-mesure. Le prononcé de la sentence est en effet marqué par l’emphase : le banni est déclaré retranché de l’humanité, du monde des personnes d’honneur, des amis de Dieu, il est assimilé à un objet. L’acte de parole qui accompagne la sentence est fortement investi, théâtralisé. Même si, en pratique, il peut exister un écart important entre l’absolu de la condamnation médiévale et de sa proclamation, et le caractère relatif de son application.

  1. Le fantasme du loup : lycanthropisation du banni et du bannisseur

Une activité fantasmatique et mythique accompagne le bannissement. Elle se manifeste par l’assimilation métaphorique du banni à un loup, figure animale plus largement associée à l’exilé, au fugitif et à l’étranger[8]. Cet effet métaphorique pouvait avoir de redoutables implications car comme il en allait pour ces animaux perçus comme nuisibles la tête coupée d’un banni pouvait parfois être exposée sur la place publique. La liquidation physique d’un banni était ainsi non seulement exempte de poursuites judiciaires, mais éventuellement, confusément, recommandée. Ce fantasme lycanthrope s’associait à une logique et des actes légaux faits pour le rendre vraisemblable et vivace. Car si les bannis sont déclarés hors-la-loi, ils ne sont plus soumis, du même coup et en principe, aux devoirs qu’impose la Loi. Ainsi, en les mettant face à la tentation de se dispenser de leurs devoirs … on en appellerait au loup en eux. Cette dispense faciliterait la dérive vers la criminalité, ne serait-ce que par la simple nécessité de survie à laquelle le banni est confronté. On peut aussi voir dans ce procédé un avatar du grand partage qui organise les sociétés de droit entre nature et culture.

L’abord manifeste de la question consistant à savoir si le banni est ou n’est pas un loup a aussi un envers. Le contenu latent que porte le bannisseur s’exprime en effet par un stratagème inconscient retors : se défendant contre un supposé loup, le bannisseur contribue en fait à le créer ou à le confirmer. Une fois le loup-banni advenu, il pourra alors le décapiter à loisir, devenant à cette occasion lui-même, subrepticement, la bête féroce. Le bannisseur est donc lui aussi un loup et sa position se marque d’une profonde ambivalence. Le processus de lycanthropisation est explicite et conscient lorsqu’il concerne le banni, implicite et inconscient lorsqu’il concerne le bannisseur. Et l’on ne peut que penser à cette occasion à l’Homme aux Loups, pris dans un désir incestueux pour son père, loup rêvé, à la fois terriblement redouté et terriblement désiré.

  1. Sens conscient et inconscient du rituel de la langue tirée

Sur la base de différents documents, Jacob s’est appliqué à retrouver la signification d’un geste médiéval rituel, celui de la langue tirée, par lequel le bannissement était signifié. Si l’on se rappelle que le principe de cette peine consiste en une mise hors-la-loi, la cohérence du rite et du principe apparaît. Vis-à-vis du banni la langue du suzerain perd sa fonction de parole, en particulier de parole légale associée à un pouvoir et à une norme, pour n’être plus qu’un morceau de chair, exhibé. Avançons ici l’hypothèse que la pratique des enfants consistant à tirer la langue, en accompagnant parfois cet acte d’une promesse de ne plus jamais parler à la personne concernée, en serait une survivance infantile. Ce rite souligne la dimension orale de la Loi, d’une loi dite par une personne et dans une langue, d’une loi incarnée.

L’incarnation dans ce rite est d’autant plus marquée que le geste est bien particulier. Au-delà de signifier un arrêt de la parole, tirer la langue c’est aussi exhiber un appendice qui d’habitude reste caché. Dans la vie quotidienne, un certain nombre de personnes ressentent d’une manière diffuse une impression d’obscénité lorsqu’une langue est montrée. Il semble donc que l’on puisse aussi considérer ce geste comme un exhibitionnisme génital, dissimulé par la substitution d’un morceau de corps à un autre. Le pays des bannis serait alors le lieu de tous les fantasmes, non pas pour le banni qui lui en vivra la dure réalité, mais pour le bannisseur qui l’imaginera : le lieu de ses fantasmes violents, tel que le meurtre dudit « loup », et de ses fantasmes sexuels comme en témoigne son exhibitionnisme génital dissimulé. L’acte de rejet que fait le bannisseur, que met en œuvre une communauté, peut alors se penser comme un retour du refoulé. Pour le bannisseur, le banni serait ainsi à la fois un hors-la-loi et un dans-la-sexualité. Et l’on peut alors se demander si le sort du banni ne serait pas inconsciemment considéré comme enviable par le bannisseur.

 

  1. Le pèlerin et le banni

En dehors des murs, le banni pouvait rencontrer le pénitent. Celui-ci accomplissait une peine dont les fondements dans la mystique chrétienne se rattachent à l’errance, à la terre promise, à l’expulsion du jardin d’Eden, au personnage de Caïn ou encore au Chemin de croix[9]. L’assignation progressive de buts aux pénitents, les faisant devenir des pèlerins, fut motivée au cours des siècles par des questions d’ordre et de pouvoir[10], à l’instar des moines gyrovagues évoqués dans la règle de St Benoit. Le pèlerin-pénitent n’est pas un hors-la-loi, mais un condamné effectuant une peine. Il bénéficie d’une certaine bienveillance sociale et les fidèles ont le devoir de lui venir en aide. Contrairement au banni, le meurtre d’un pénitent-pèlerin n’est ni immunisé ni encouragé ; attenter à sa personne est même sévèrement puni[11]. Cette protection du pénitent s’inscrit dans une identification[12] au personnage de Caïn et à sa marque protectrice.

La condition du pèlerin-pénitent diffère ainsi significativement de celle du banni. Le premier bénéficie d’une protection, d’une assistance et n’est pas rejeté en-dehors de la Loi et du langage. Le second peut être tué sans risque, lui porter secours est interdit, il est exclu de la parole et de la norme. En un sens, il serait possible de considérer qu’un banni qui reprendrait langue avec son bannisseur se rapprocherait un peu de la condition du pèlerin-pénitent.

  • Le bannissement à l’âge classique

En 1656 Spinoza fit l’objet d’un herem, c’est-à-dire d’un bannissement. Il fut formulé pour des questions religieuses et philosophiques que nous ne discuterons pas. Nous nous limitons ici à des commentaires relatifs au texte de son bannissement[13]. Dans ce texte, Spinoza est d’abord accusé d’enseigner « d’horribles hérésies », de commettre des « actes monstrueux » ; avec le monstrueux, le hors-culture point à l’horizon, tel le loup. Toutes les autorités légales et morales de la communauté sont convoquées pour formuler le bannissement, aux côtés des saints, des anges, de la communauté, des livres saints et de tous les commandements. Le ton est solennel, grandiloquent. L’acte de rejet est formulé par quatre termes. Le premier, « Exclure », considère que le sujet se situe maintenant en dehors. Il se voit renforcer par « Chasser » qui vient souligner le mouvement, de l’intérieur vers l’extérieur. Une fois en dehors, l’acte de parole se poursuit par la « Malédiction », qui manifeste une envie que le banni soit agressé ou a minima qu’il souffre, puis par l’affirmation que le banni est « Exécrable », c’est-à-dire dégoutant. Le banni devient un déchet anal : exclu, chassé, maudit et objet de dégoût. Une référence à Jéricho est ensuite faite ; référence qui peut se penser comme la manifestation d’une ambivalence si l’on se rappelle ce qui advint à ses murailles censées la protéger, comme le bannissement est censé protéger la communauté bannissante. Il est aussi possible de soupçonner une surdétermination au regard de la débauche des moyens signifiants mis en œuvre et de l’emphase des conjurations. Le bannissement pourrait alors s’interpréter comme une formation réactionnelle à une adhésion inconsciente. La menace ne serait pas tant le banni, mais aussi et peut-être surtout, quelque chose que les bannisseurs éprouveraient inconsciemment. Alors qu’il serait possible de rejeter, puis d’ignorer froidement, il semble au contraire qu’il n’y ait pas de paroles assez acharnées, ni de malédictions suffisantes. La question du rapport de cette motion avec le meurtre se pose ensuite. L’un des commandements s’y opposant frontalement, une telle chose ne peut pas être évoquée, et encore moins mise en œuvre. Les paroles employées dans ce texte rendent cependant sensible ce en quoi le bannissement est un meurtre symbolique ; le souhait inconscient de la mort du banni peinant à se dissimuler. La suite du texte le confirme en ce qu’il est demandé à Dieu de garder en vie ceux qui ne partagent pas les idées de Spinoza, et donc en contrepoint de ne pas le garder, lui, en vie. Toutefois, Spinoza n’étant pas encore mort, la vie qui lui est alors souhaitée, au cas où l’intervention divine tarderait, est celle d’un paria : hors de la parole, hors de l’écrit, hors du secours, éloigné, hors du foyer et hors du livre. A défaut d’être un meurtre, le bannissement met le sujet en dehors, de toutes les manières possibles, pour que le vivant soit comme le mort.

Une deuxième source intéressante à mobiliser pour la période classique est l’étude réalisée par Bourdenet sur les bannissements au Parlement de Bourgogne, entre 1765 et 1785. Il y recense les différents motifs ayant amené à cette sanction. Le bannissement est d’abord une peine appliquée aux voleurs et aux voleuses – ces dernières représentant 25% des cas. Le vol est considéré avec d’autant plus de sévérité lorsqu’il est fait envers un maître, de nuit, ou dans un domicile avec effraction. Une certaine dimension phallique est ici perceptible, en rapport avec la légitimité. Allant au-delà du simple vol, les escroqueries[14], c’est-à-dire des actes d’usurpation de la légitimité, étaient aussi fréquemment condamnées de cette même peine. Le bannissement apparait donc ici comme un moyen de lutter contre une dépossession, une atteinte phallique.

Le second motif se rapporte aux mœurs et concerne des délits comme la prostitution, la bigamie, l’adultère et les attouchements. Il s’agit de condamnations relatives à un emploi réprouvé du corps, une réaction, une défense vis-à-vis d’un élément de sexualité. Contrairement à ce que l’on aurait pu attendre, Bourdenet indique ne pas avoir trouvé de cas qui soit associé à des activités sexuelles entre hommes. La dimension sexuelle est aussi très sensible avec la mise en scène du corps du banni lors du rituel d’exécution de la peine. Le spectacle de la sanction est un spectacle sexuel : exhibition du condamné sur les places publiques, soumission de son corps. Nous avions déjà rencontré l’exhibition avec le souverain qui montrait phalliquement sa langue, nous la retrouvons ici avec l’exhibition publique d’un corps soumis, auquel le phallus est administré soit par des injures, soit par des pratiques de fustigation, ou encore par un marquage au fer rouge.

Le troisième motif recensé par Bourdenet consiste en des agressions. Si au début du XVIIIème siècle, le bannissement pouvait être appliqué à des personnes qui avaient participé à des rebellions ou qui avaient commis des homicides prémédités[15], donc des actes physiquement ou politiquement très marqués, pour la période étudiée par Bourdenet (1765-1785), la peine de bannissement n’est plus appliquée que pour des agressions modérées. La férocité du loup-banni a diminué, elle correspond à des actes de brutalité ainsi qu’à des proférations de menaces ou d’insultes.

Enfin, le quatrième type de délit puni de bannissement est le non-respect par le banni d’un bannissement précédemment prononcé. Sa nouvelle condamnation prend la forme d’une simple redite de sa peine antérieure, sans aggravation notable. Cette infraction renseigne un peu sur la vie du banni en exil et en particulier sur le fait qu’il pouvait contester, en actes, son sort. Beaucoup de bannis ne quittaient ainsi tout simplement pas les régions qui leur étaient interdites, ou bien ils y revenaient plus ou moins régulièrement, et cela avant le terme de leur peine. La réitération du jugement présente deux facettes[16]. Il reprend d’abord son ton emphatique et menace d’une peine radicale le banni récalcitrant – l’association entre bannissement et mort s’y exprimant à nouveau. Mais, le loup légal se cantonne ensuite à seulement grogner, en se limitant à répéter la sanction envers le banni récalcitrant.

  1. Le bannissement à l’époque moderne et l’erreur téléologique

Aux côtés de l’envie d’identifier des invariants, les études relatives au bannissement activent chez leurs auteurs une autre tentation intellectuelle : penser que les bannissements seraient des peines archaïques, vouées à disparaître. Cette idée peut se manifester sous une forme atténuée – certaines caractéristiques du bannissement, en se modifiant, l’adouciraient peu à peu avec le temps – ou sous une forme plus affirmée dans laquelle il serait supprimé. S’il est effectivement possible d’identifier des variations historiques, un risque de surinterprétation existe cependant : on peut être tenté de voir dans ces variations des évolutions dirigées vers une finalité, ou encore les considérer comme irréversibles. Or, le bannissement est un phénomène têtu, historiquement récurrent.

Jacob exprime cette tentation, dans une forme atténuée, lorsqu’il pense repérer une évolution où le bannissement serait progressivement passé d’un rejet « hors-du-langage », illustré par le rituel médiéval de la langue tirée, à un rejet « par le langage », plus civilisé. Zaremska échappe davantage à cette inclination, même si le rapprochement suggéré entre bannissement et pèlerinage laisse aussi transparaître un souhait d’amélioration du sort des bannis. Cette tentation est par contre plus directement repérable chez Bourdenet qui prophétise, dans les dernières pages de sa recherche, la disparation de cette peine[17]. Cette tentation intellectuelle engendre des situations amusantes où un auteur, travaillant sur une période, va contredire l’auteur traitant de la période précédente qui avait annoncé la fin prochaine du bannissement ; avant de réintroduire lui-même, pour sa propre période d’étude, l’idée d’un bannissement archaïque voué à bientôt disparaitre. Les rudes bannissements recensés par Boscher pour le XIXème siècle[18] permettent ainsi d’infirmer le jugement hâtif de Bourdenet pour le XVIIIème siècle. Mais Boscher ne manque pas ensuite de réintroduire cette tendance téléologique, qui constitue d’ailleurs le fil conducteur de son travail consacré au sort des prisonniers politiques et des opposants[19].

Il n’est pas anodin que cette idée soit avancée en général à la fin de ces livres, ces espaces étant souvent des lieux de villégiature pour des affirmations téléologiques un peu trop rapidement clôturantes. Ainsi, après 1848, dernière année de la période étudiée par Boscher, le bannissement, à nouveau, persistera : Victor Hugo, Elysée Reclus le mal-nommé, Paul Déroulède, Alfred Dreyfus et tout une liste de bannis et d’autres déportés auront le privilège d’en profiter. Précisons que la critique que nous formulons ici ne porte pas sur les faits historiques, très rigoureusement pointés par les différents auteurs. Elle porte sur la confusion qui peut se produire entre d’une part, une réflexion sur les vicissitudes et les transformations d’une sanction à travers les époques et les espaces, et d’autre par l’analyse politique de l’institutionnalisation d’un pouvoir. Car c’est souvent à propos d’un travail sur ce qui s’institue que cette erreur est faite.

Quel sens cette tendance manifeste-t-elle ? L’envie de démontrer la bonté de la Loi lorsqu’un nouveau pouvoir s’établit en l’illustrant par la disparition d’une sanction jugée archaïque pourrait être une hypothèse envisageable. Chateaubriand la formule d’ailleurs assez explicitement, soit en appelant directement à une loi bonne, soit en ironisant sur les lois féroces : « Il serait temps d’en finir avec les lois de proscription ; elles n’empêchent rien de ce qui doit arriver, et elles ont un caractère de fureur qui n’est plus en rapport avec l’humanité du siècle »[20].

Pour un pouvoir, entériner l’archaïsme du bannissement serait ainsi faire la preuve de sa vertu. Cette peine ne réapparaîtrait alors que dans les interstices impensés du pouvoir, lors des luttes ou à l’occasion des changements de régime. A cette lecture, nous préférons toutefois celle où le bannissement est pensé comme une sanction récurrente, qui insiste, fluctuant en fonction des circonstances et des régimes de pouvoir mais sans jamais disparaître. En ce sens, la pente téléologique de la fin du bannissement archaïque tendrait à produire des jugements erronés. Devant le caractère obstiné du bannissement à toutes les époques, l’archaïsme prêté au bannissement et combattu dans les discours paraît relever bien davantage d’un archaïsme au sens de l’inconscient, qu’au sens de l’histoire. Comme le rappelle Abraham[21], chaque membre d’une société qui a produit un mythe s’en sent pourtant, consciemment, très éloigné.

  1. Bannir l’autre homme

Dans la scène XIV du Roméo et Juliette de Shakespeare, le frère Lawrence vient annoncer à Roméo que le prince a décidé son bannissement pour le meurtre de Tybalt. S’ensuit une longue plainte où Roméo se morfond de ne plus pouvoir en conséquence rencontrer Juliette. L’artifice de lecture consistant à condenser le prince bannisseur et la personne aimée, Juliette, en une seule figure donne à ce passage une saveur inattendue. Le prince devient l’homme aimé par Roméo, mais aussi l’homme qui le bannit. La souffrance que produit le « bannissement du corps », la mise à mort symbolique, cette « mort sous un faux nom », et le meurtre d’un homme (Tybalt) sont alors autant d’éléments qui résonnent avec les difficultés qui peuvent survenir dans les liens entre hommes.

Aujourd’hui, à aucune application de rencontres entre hommes[22] ne manque son bouton « bannir ». Alors, on se dépêchera d’incriminer la modernité et plus particulièrement l’outil numérique ; car bien entendu celui-ci est doté d’une volonté propre à laquelle l’utilisateur ne peut que se soumettre. On invoquera aussi la nécessaire lutte contre les messages de spam, en considérant qu’une fonctionnalité ne sert qu’un seul but, que la surdétermination des motivations est une fiction. Ou bien, plus lucidement, on reconnaîtra des actes de « ghosting »[23], où l’autre vous fantomise.

  1. Le pays de toutes les jouissances et la fausse critique consumériste

Si l’on veut penser les difficultés des relations entre hommes par le prisme du bannissement, la première question que l’on peut se poser est de se demander vers quoi l’homme rejeté est expédié ? Quel est le pays destiné aux bannis ? Un pays de toutes les jouissances où l’ancien partenaire trouvera pléthore, où ses opportunités de plaisir seront abondantes étant donné l’activité foisonnante, dit-on, des rencontres entre hommes – le bannisseur lui rendant presque service en l’abandonnant ?

A cela viennent s’opposer deux observations. La première consiste à remarquer que dans les causes des ruptures « l’envie d’aller voir ailleurs » n’est presque jamais mentionnée. L’homme qui rejette aurait-il un doute sur la réalité de ce pays de toutes les jouissances ? La seconde est que la possibilité de cette envie est bien souvent déjà intégrée, institutionnalisée pourrait-on dire ou institutionnalisable si cela n’est pas encore le cas, aux relations entre hommes de par leur fonctionnement fréquent en couple libre et des niveaux de jalousie assez modérés. On ne bannit donc pas pour jouir plus, pour jouir mieux ou, pour faire jouir mieux. La logique inconsciente du bannissement n’est pas celle du libertinage. La destination du banni n’est pas l’Eden. Ce mirage d’un pays de toutes les jouissances a toutefois une fonction : il peut aider à la mise en œuvre d’un bannissement, en en dissimulant l’âpreté. En ce sens, ce fantasme fait écran en concourant à nier la dimension même du rejet.

Ce fantasme du pays de toutes les jouissances se coordonne aussi à de puissantes représentations sociales relatives aux relations entre hommes. Elles ont un endroit et un envers. L’endroit consiste en l’idée que les rapports entre hommes seraient faciles, abondants et que les hommes concernés auraient un rapport privilégié à la jouissance, qu’ils seraient bien servis. Or, la réalité sentimentale est différente; sans être dramatique, elle peut être pénible, avec des liens peu durables, et les solitudes ne sont pas rares. Quant à l’envers, il consiste à développer un discours du type « critique de la consommation ». Ce discours jugera négativement l’air du temps, comme étant propice aux attitudes superficielles, consommatrices, individualistes, tout en déplorant avec un certain fatalisme cette situation. La principale réserve que l’on peut faire à cette critique est qu’elle ne prend pas pour base la réalité des relations entre hommes, mais une version fantasmée de cette réalité. Elle ne s’interroge pas sur la véracité de l’affirmation selon laquelle les hommes qui désirent les hommes feraient majoritairement preuve d’une hypersexualité et qu’ils en obtiendraient beaucoup de plaisir. Ceci revient en fait à maintenir vivant le fantasme du pays de toutes les jouissances. Certes en le condamnant, mais de ce fait même il en affirme la réalité : car s’il y a une condamnation, c’est qu’il y a bien quelque chose à condamner. La tonalité fataliste de ce genre de discours et sa tendance à la déploration sont ainsi des acquiescements qui se dissimulent. Ce ressort est le même que celui qui donne aux positions moralisantes leur si grande ambivalence : le plaisir de condamner, pour continuer à croire que cela existe. Cachez ce sein que je ne saurais voir !

Par ailleurs, sur les plans argumentatif et clinique, la critique consumériste des relations entre hommes offre peu de perspectives. Si elle permet de pointer une difficulté, elle manque cependant de tranchant. Elle tend à ignorer l’agressivité dans le rapport à l’autre et elle peine à poser la question au niveau fondamental de l’expérience du rejet. Exclus, chassés, maudits, exécrés comme Spinoza, assimilés à des déchets, objets de dégoûts inconscients les Roméos bannis n’entendront pas ses déplorations émoussées, et ils pourront être tentés de répondre, comme dans le texte de Shakespeare : « Au gibet la philosophie ! ». Quant au prince bannisseur, les molles paroles de la critique consumériste n’arriveront pas même à ses oreilles.

  1. Caractère mutique et inconscient du bannissement

Au-delà de ces éléments, l’objection majeure que l’on peut adresser à la critique consumériste moralisante est qu’elle ne prend pas en compte l’inconscient, qu’elle ignore ce qui ne se dit pas, ou mal. Pourtant, les multiples difficultés d’expression, les audiences sociales limitées, voire les censures auxquelles ont été confrontés par le passé les mouvements politiques gays, constituent des indices forts de l’existence de vigoureux refoulements quand on en vient à aborder cette question. L’interprétation par le bannissement est par contre plus à même de rendre compte du caractère inconscient des difficultés du lien entre hommes. Car plus qu’une mesure d’éloignement des corps, le bannissement est avant tout un acte de parole, d’une parole qui s’arrête. La consommation des corps, outre le fait qu’il n’y a qu’assez peu de choses à en dire sinon à la constater, n’est que l’un des éléments qui se jouent sur cette autre scène où le bannisseur défend son ordre, sans appel, dans son royaume silencieux : « Ça va pas le faire, il fallait pas parler », rapporte ainsi Lestrade au sujet d’une rencontre furtive[24].

Dans notre perspective interprétative, dire qu’il y a bannissement donc, métaphoriquement, sanction juridique formelle nous amène à nous demander comment le bannisseur étaye son acte envers celui qui va le subir ? Les propos tenus à cette occasion sont souvent peu clairs, et il n’est pas rare que l’exercice de justification soit considéré comme superflu. La chose devient cohérente dès que l’on accepte l’idée que la logique du bannissement est inconsciente ; les véritables motivations ne peuvent pas être énoncées car ensevelies dans l’inconscient. Les empressements que l’on peut parfois constater dans la mise en œuvre d’un rejet s’expliqueraient alors par le souhait de ne pas se retrouver dans une situation où il faudrait défendre des arguments faibles et peu crédibles, car de façade. Dans ces moments-là, ce sont assez souvent ce qu’il faut bien appeler des prétextes qui se formulent. Il peut aussi arriver certaines fois qu’aucune justification ne soit donnée ; ces cas de figure ont l’avantage de montrer l’acte de bannissement, brut. Derrière les différents prétextes, c’est cette réalité brutale, prototypale, qui prévaut : un bannissement muet, sans appel, n’autorisant aucune réplique, un acte sec et une cause qui n’arrive pas à se dire. L’étymologie du « plan » renvoyant au verbe « planquer » ne surprend alors plus. Quelque chose ne se dit pas, ne se parle pas. Il faut dès lors prendre garde à ce qu’une version extensive de la critique foucaldienne de la « Sciencia sexualis » ne vienne, malencontreusement, entériner ce mutisme.

L’homme rejeté a alors deux possibilités. Se résoudre au bien-connu « restons amis », c’est-à-dire accepter l’instauration d’un régime d’inhibition, en faisant taire son désir et ses sentiments, et donc en prenant à sa charge le mutisme. Ou bien récriminer. Mais dans ce cas, il doit s’attendre à ce que le bannissement se révèle entièrement, dans toute sa vigueur excluante. Expulsé du langage, bien que protestant, le banni devient le symptôme du bannisseur. Refusant son a-ïsation (au sens de l’objet a de Lacan) et soutenant la contestation symbolique, il sera alors catégoriquement banni. Peut-être haï ?

  • Le droit de bannir

Bannir est le fait d’un pouvoir. Mais cet acte consistant en une mise hors-la-loi d’un sujet, bannir est aussi le fait d’un droit. Or, dans les bannissements entre hommes, ni le procès ni l’emphase ne sont présents au moment du rejet, la peine tombe directement, silencieusement – le bannisseur se contentant bien souvent de tirer la langue. Le crime que le banni aurait commis et qui justifierait de son exclusion, reste non-dit, lettre morte. Comment ce droit du bannisseur se caractérise-t-il ? Formuler cette question c’est poser un acte interprétatif, métaphorique, visant à ramener dans le langage des motivations inconscientes, en prenant appui symboliquement sur le concept de bannissement. Ce questionnement est un questionnement éthique. Car le bannissement porte à conséquence sur la personne qui subit ce châtiment, et qui plus est sur le bannisseur lui-même qui peut parfois souffrir d’une pénible solitude en retour, qu’il peine à s’expliquer. Devant ces douleurs, il y a donc un enjeu à ne pas rester avec des jugements subreptices (refoulés), et un droit informulé. Ceci a pour fonction de permettre aux difficultés des liens entre hommes de mieux se dire, afin qu’elles soient pensées consciemment.

La première caractéristique de ce droit à bannir que nous souhaitons commenter est générique à la pratique du bannissement. Elle consiste en cela qu’il existerait un en-dehors du droit, le principe même de ce châtiment étant d’y reléguer, dans cette existence en-dehors, une personne. La spatialisation de la sanction par l’interdiction de présence dans un territoire métaphorise cette exclusion. Jacob souligne que le banni est jugé une fois pour toutes et, comme le répètent des textes anglo-normands médiévaux, qu’il « porte sur lui son propre jugement »[25]. Pour l’écrire de manière moderne, le banni n’a plus ni droits ne devoirs, il n’est plus obligé ni n’oblige. Et ceci va jusqu’au terrible avec l’immunisation de l’homicide : tuer un banni n’est plus alors un crime. Portant sur lui son jugement comme, a-t-on envie d’écrire, on porte sur soi une peau de bête (de loup ?), le banni est invité à incarner par son existence en-dehors le fantasme lycanthrope du bannisseur. Jacob précise cette idée en indiquant que le droit de bannir vise à isoler et à détruire dans le sujet une fonction d’hétéronomie « qu’il faut comprendre comme la faculté d’être destinataire d’une parole impérative (politique ou judiciaire), de l’entendre et d’y répondre, que ce soit dans les termes de l’obéissance ou de la désobéissance ». Le rituel de la langue tirée, ou la mutilation de l’essorillement (couper une oreille), qui pouvaient parfois accompagner la condamnation se comprennent alors très bien : il n’y a plus de parole possible. Et si le banni est pardonné par la formulation d’un « inlagatio », littéralement réintégré au domaine de la loi, il récupère alors et ses droits et le lien avec la parole impérative : les autres sujets du royaume pouvant à nouveau parler en justice contre lui, l’ancien banni ayant alors l’obligation d’y répondre, et inversement.

La seconde caractéristique à souligner est plus spécifique à notre sujet (sans lui être exclusive). Elle consiste en ce que la peine est bien souvent appliquée de manière anticipée au jugement, l’inculpé, l’autre homme, se retrouvant confronté au mutisme dès le cours de l’instruction. Dans notre réflexion sur les difficultés du lien entre hommes, le procès fait au futur banni est à entendre comme un procès, un processus, inconscient. Anticipant sur la peine, à l’inculpé, à l’amant qui va être banni, il n’est plus reconnu de droits sauf à ce qu’il accepte un régime d’inhibition. « Tous les opprimés le connaissent et ont eu affaire à ce pouvoir, c’est celui qui dit : tu n’as pas droit à la parole », nous rappelle Wittig [26]. L’instruction à laquelle il se voit soumis est particulièrement intransigeante et sévère. L’homme qui rejette est sûr de son droit. Comme le roi Marc qui dans sa colère s’apprête à bruler Iseult ou à la livrer aux lépreux, avant de commuer sa peine en bannissement, le bannisseur agit d’une manière qu’il faut bien qualifier de tyrannique[27]. Dans les relations entre hommes cependant, point de chœur pour affirmer : « Tu veux la bruler sans jugement : ce serait commettre un forfait et agir contre le droit et la coutume puisqu’elle ne reconnait pas le crime dont tu l’accuses » (Louis, 1972). Car si l’amant inculpé ose récriminer et protester, cela ne fera qu’accélérer et rendre encore plus résolue la mise en œuvre de son bannissement, de son meurtre symbolique. L’histoire d’Antigone, telle que nous la relate Sophocle, fournit une illustration intéressante de cette question à condition de la modifier en un point. A l’instar de la pièce de Shakespeare, où la condensation du Prince qui bannit Roméo et de Juliette s’est révélée instructive, fusionner la figure du frère mort, Polynice, et le personnage de Créon qui interdit l’inhumation rituelle de ce dernier, produit aussi un résultat intéressant. Notons que dans les deux cas nous fusionnons la figure aimée (Juliette, Polynice), avec la figure du pouvoir (Le Prince, Créon). Il résulte de cette opération fictive que l’homme aimé par Antigone et qui disparait de sa vie (Polynice), lui demande de ne pas l’enterrer symboliquement (Créon), de faire comme si leur lien n’était pas advenu, de l’oublier pourrait-on dire. A ce bannissement mutique, Antigone s’oppose en affirmant les droits. Elle affirme également la parole, car quand Ismène lui suggère d’accomplir les rituels funéraires de manière discrète, celle-ci s’exclamera : « Ah ! Crie-le très haut au contraire ». Revendiquant les droits et la parole, le bannissement s’affermit en retour et Antigone est expédiée vivante dans l’autre-monde, le monde des morts, le monde des bannis.

  1. Quel est le crime ?

A la différence des romans policiers où le crime est connu mais pas le coupable, dans les bannissements entre hommes la situation est inverse : le coupable est connu, mais pas son crime. Si débattre du droit bannisseur avec celui-ci a peu de chances d’aboutir étant donné le caractère tyrannique de ce droit (ce qui ne signifie pas qu’il ne doit pas être pensé), si discuter de la forme du châtiment reviendrait simplement à entériner une faute, il en va par contre différemment de ce qui cause la condamnation, à savoir le crime. Questionner sur le crime c’est en effet s’intéresser à un endroit des fortifications un peu moins solide. Quelle représentation inconsciente d’un crime justifierait le bannissement ? Relevant de dynamiques inconscientes complexes et multiples, lever le voile sur le crime condamné est ardu, voire peut-être même impossible en toute généralité. Souligner l’existence de cette place inoccupée du crime, en tant qu’il fonde l’acte de rejet, apparait cependant comme important.

En ce point, nous rencontrons la raison d’être de la démarche archéologique que nous développons. Sa fonction consiste à fournir un matériel signifiant varié permettant d’explorer différentes pistes, cohérentes ou contradictoires, potentiellement propres à chaque sujet, afin de mieux appréhender ce qui peut se jouer dans les difficultés du lien. Cette archéologie nous renseigne par exemple sur le fait que le crime sanctionné peut relever des mœurs et de la sexualité, sans s’y restreindre cependant. De plus, que ce soit pour le crime lui-même (dépossession phallique, prostitution, bigamie, adultère, attouchements), ou pour la mise en scène du châtiment (langue exhibée, soumission publique d’un corps, fustigation), le corps y est régulièrement et fortement impliqué. Ce châtiment présente donc un potentiel associatif à des éléments sexuels, non négligeable.

Zaremska indique, synthétiquement, que le bannissement a pour fonction « d’éloigner une menace et de rétablir un ordre ébranlé par le crime »[28]. Dans les relations entre hommes, n’y aurait-il pas alors un crime, sexuel, ou plus précisément la menace d’un tel crime qui viendrait ébranler un ordre ? Nous avançons ici l’hypothèse que cet ordre sexuel manifesterait peut-être des positions inconscientes caricaturales au regard de la masculinité, bien au-delà de ce qui prévaut dans un contexte hétérosexuel. A titre d’illustration, considérons la manière dont certains bannissements peuvent se produire entre hommes : brutalement, et de manière autoritaire. En appliquant le principe de retour du refoulé, c’est-à-dire en supposant que par cet acte même de rejet brutal quelque chose d’inconscient se manifeste, cela nous amène à envisager la possibilité qu’il puisse exister des fantasmes de domination, qu’il faudrait se dépêcher de mettre en œuvre, en bannissant, sous peine de les subir passivement. De même, la thématique de l’angoisse de castration qui est « le moteur de la rébellion du Moi »[29] constitue aussi une possibilité, de par l’idée de rempart qui sous-tend cette citation de Freud et de par les références phalliques que nous avons déjà évoquées. Il ne s’agit cependant pas ici de faire des généralités, mais d’énoncer des directions possibles pour rechercher en quoi consiste le crime sexuel, que le bannissement punirait.

 

  1. Conclusion

Banni, l’homme qui désire les hommes ne l’est plus tant aujourd’hui par la majorité, que par les hommes qu’il rencontre. Et quand il se fait lui-même bannisseur, il s’applique aussi à ces rejets. Dérisoirement, en bannissant l’autre, il se bannit alors de l’amour qui pourrait lui être porté. Multiplement et itérativement éconduit ou éconduisant, il peut tendre à déplacer sa complainte dans le champ social, champ social qui lui renverra en écho son homophobie latente.

Le bannissement n’est pas une pratique inconnue pour le psychisme en ce qu’il renvoie à tout ce que le Moi rejette, aux défenses, à l’excrétion, au refoulement, à la forclusion, à la dénégation, etc. Se produisant à toutes les époques, quand bien même les toujours orgueilleuses modernités correspondantes voudraient y voir un vestige archaïque finissant, sa caractéristique inconsciente s’avère majeure.

Dire « bannissement », c’est mettre des mots sur une réalité confuse, insistante, éclairante de la variété des arrangements conjugaux ou sentimentaux entre hommes. C’est aller au-delà de la représentation par l’absence de représentation. Dire « bannissement », c’est aussi ne pas céder sur une ambition sentimentale et refuser le mutisme. Puisque la pulsion de mort demande sa part, la question n’est pas tant de la nier ou de la neutraliser, que de la lier, de l’érotiser. Le défi consiste alors à internaliser le bannissement, dans le lien, afin qu’ils n’agissent pas sur le lien en le détruisant. Que le banni s’avoue à lui-même être banni pourra alors, peut-être, lui faciliter sa route. De même pour le psychanalyste, prendre en compte cette dimension dans le lien transférentiel relativement à cette clinique masculine, peut offrir des possibilités d’accompagner l’élaboration des liens.

[1] Cf. CNRTL (www.cnrtl.fr) et la chronique du lexicologue Jean Pruvost ; voir : J. Pruvost : « Convoquer le ban et l’arrière-ban ». Mot pour mot, la rubrique de Jean Pruvost. 2011, Canal académie. Les académies et l’Institut de France sur internet. https://www.canalacademie.com/ida7511-Convoquer-le-ban-et-l-arriere-ban.html

[2] E. Hirsch, Aides Solidaires, Paris, Le Cerf, 1991. Voir p. 32 pour la lettre de Daniel Defert.

[3] M. Zafiropoulos, « Je ne retournerai pas mourir chez maman : freudisme et actualité gay », Figures de la psychanalyse, 2018, (1), p. 67-76.

[4] R. Jacob, « Bannissement et rite de la langue tirée au Moyen Âge : du lien des lois et de sa rupture », Annales Histoire, Sciences sociales, septembre-octobre 2000, n°5, p. 1042.

[5] Ibidem, p. 1040.

[6] Ibid.

[7] Ibidem, p. 1039.

[8] H. Zaremska, C. Gauvard, Les bannis au Moyen Âge, Paris, Editions Aubier, 1996, p. 41.

[9] Ibidem, p. 48.

[10] Ibid., p. 55.

[11] Ibid., p. 57.

[12] Ibid., p. 51.

[13] https://monbalagan.com/images/juifs/1656_Spipnoza_Texte_Herem.pdf

[14] M. Bourdenet, Les bannissements au parlement de Bourgogne 1765-1785, Paris, Editions Universitaires Européennes, 2015, p. 73.

[15] Ibidem, p. 78.

[16] Ibid., p. 93-95.

[17] Ibidem, p. 103.

[18] L. Boscher, Histoire des prisonniers politiques (1792-1848) : Le châtiment des vaincus, Paris, Editions L’Harmattan, 2008, p. 29.

[19] Ibidem, p. 382.

[20] F. R. de Chateaubriand, De la nouvelle proposition relative au bannissement de Charles X et de sa famille, Paris,  Hachette, 1831.

[21] K. Abraham, « Sauvetage et meurtre du père dans les fantasmes névrotiques », Développement de la libido ; formation du caractère ; études cliniques, Paris, Payot, 1966 (1922).

 

[22] Ceci vaut aussi pour les rencontres, les tentatives de rencontre entre hommes et femmes.

[23] https://www.franceculture.fr/emissions/les-pieds-sur-terre/ghosting

[24] D. Lestrade, The end. Paris, Denoël, 2004, p. 50.

[25] R. Jacob, op. cit., p. 1073-1074.

[26] M. Wittig, La pensée straight, Paris, Balland, 1992, p. 62.

[27] Relevons au passage que la figure du lépreux correspond en termes biopolitiques à celle du banni. Voir : M. Foucault, « La naissance de la médecine sociale. Histoire de la médicalisation ». Dits et Ecrits III, Paris, Gallimard, 1994 (1977 – conférence prononcée à Rio de Janeiro en octobre 1974), p. 207-228.

[28] H. Zaremska, C. Gauvard, op. cit., p. 173.

[29] S. Freud, « Inhibition, symptôme et angoisse », Psychanalyse. Œuvres complètes, Paris, Puf, 1992 (1925), tome XVII, p. 240.


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A PROPOS DE CE QUE LACAN DOIT A LEVI-STRAUSS, J.-P. LUCHELLI, ED. PUR, 2022 – MARKOS ZAFIROPOULOS

En 2010 J.-P. Luchelli témoignait de sa lecture de mon Lacan et Lévi Strauss (Puf, Paris, 2003) en ces termes : « Nous avons consulté le remarquable ouvrage de Zafiropoulos consacré à Lacan et à Lévi-Strauss, où l’auteur étudie particulièrement l’articulation théorique entre l’œuvre de Lacan et la pensée de Lévi-Strauss, de même que l’incidence des formulations de l’anthropologue sur la conférence de Lacan de 1953 » (« Lacan et la formule canonique des mythes », Les Temps Modernes N° 660, Septembre-octobre 2010).

En 2014, l’opuscule intitulé Lacan avec et sans Lévi-Strauss (éditions Cécile Defaut) publié par le même lecteur est venu s’appuyer sur mon ouvrage de 2003, Lacan et Lévi-Strauss, pour proposer une sorte d’enquête visant à démontrer que mon ouvrage est certes « incontournable » pour comprendre « la relation entre l’anthropologue et le psychanalyste » (comme l’indique d’emblée la préface de cet opuscule rédigée par Maniglier, p. 15), mais qu’il n’est au fond pas vraiment « convaincant » (p. 42). Bien sûr, mon lecteur s’inscrit explicitement dans mon « orientation » (p. 40) mais il légitime sa publication par l’idée qu’il « peut aller plus loin » (p. 40) que mes propres travaux (qu’il qualifie de « remarquables »).

Dès le premier regard on constate l’excès de proximité entre ce titre de 2014 (Lacan avec et sans Lévi-Strauss) et mon Lacan et Lévi-Strauss trois fois réimprimé par les Puf et traduit en six langues, dont la version italienne actuellement sous presse aux éditions Alpes Italia, preuve s’il le fallait de l’actualité de cet ouvrage.

A l’époque je n’ai pas lu ce Lacan avec et sans Lévi-Strauss.

En 2017, le même lecteur armé de la même perspective a voulu publier un second opuscule intitulé Le Premier Lacan (éd. Michèle) pour, cette fois, critiquer les résultats de mes recherches publiées en 2001, c’est à dire seize ans auparavant dans mon Lacan et les sciences sociales (Puf, Paris, 2001)[1]. En 2017 j’avais encore négligé la lecture de ce second opuscule, mais ayant aperçu la proximité de son titre « Le premier Lacan » avec mes travaux sur les relations entre le jeune Lacan et les pères de la sociologie française (Le Play, Durkheim), je l’ai cette fois signalé sur mon mur Facebook et l’éditeur, reconnaissant la contrefaçon, a mis au pilon cette première couverture souillée par le plagiat. Exit le premier Lacan.

2017 : la vigilance par rapport aux contrefaçons s’est renforcée et le comité d’éthique du CNRS a développé ses réflexions sur le plagiat dans le champ scientifique et universitaire. Pour se faire il consulte diverses personnalités (dont le Pr Marc Bergère en sa qualité d’historien et de vice-président de l’université de Rennes 2 dont dépendent les PUR), et publie un Avis que j’utiliserai ici sous la référence COMETS-34, avec le numéro de page.

En tant que Directeur de recherche au CNRS et à l’université Denis Diderot, j’étais donc très sensibilisé à cette question de la contrefaçon. D’où ma réaction de 2017.

Emprunter sous ma plume et sans mon autorisation le syntagme « Le premier Lacan » était-il un plagiat ou autrement dit une contrefaçon selon la dénomination d’usage du plagiat dans le champ juridique. Oui, répond le comité d’éthique du CNRS car « le plagiat de textes s’étend de la copie plus ou moins grossière sans crédit approprié de travaux scientifiques déjà publiés, jusqu’à l’emprunt direct ou sous forme de paraphrases, de morceaux de textes publiés par autrui. » COMETS-34  p. 5. La décision des éditions Michèle était donc bien conforme à l’avis du comité.

Ici un problème éthique : du point de vue de l’intérêt  général de la recherche, faut-il  publiquement dévoiler   le plagiat ?

Le  comité  répond :

« … le plagiat est une usurpation du rôle de chercheur, il révèle une imposture. Il n’est pas falsification, il est confiscation de la substance de l’idée créatrice à celui qui l’a délivrée ; il n’est pas déformation, il est captation de la pensée novatrice de celui qui l’a avancée… Ces dénonciations sont certes dommageables pour l’image que la société se fait de la science, mais elles contribuent à accroitre notre vigilance face aux dérives et constituent un atout pour défendre l’intégrité de la démarche scientifique auprès du public » COMETS 34, p. 5.

D’où l’appel à lutter sans complaisance contre le plagiat.

En ce début d’été 2022 un troisième opuscule, toujours du même auteur, publié par les PUR et intitulé Ce que Lacan doit à Lévi-Strauss a été distribué. Cette fois je l’ai acheté compte tenu de son objet très proche de quelques-uns de mes intérêts de recherche et compte tenu du fait que, du même auteur, il emprunte une nouvelle fois son titre à mes travaux. Cette fois je l’ai lu. Et c’est le compte rendu de lecture de cet opuscule que je livre d’abord ici, puisqu’après trois ouvrages critiquant mon travail avec quelques contrefaçons on ne trouvera pas excessif que j’examine de près cet objet publié par les PUR sur le plan des règles de l’éthique, mais aussi, pour ce  qu’il en est des hypothèses émises, des modes de raisonnement et des méthodes employées dans l’opuscule, pour notamment  désigner ce qui est déclaré comme non convaincant dans mes ouvrages et que mon lecteur propose de remplacer par quelques assertions à lui et dont il faut se demander si elles sont  scientifiquement démontrées .

Pour cette critique de la critique que je développe d’abord sur un mode de fact-checking, j’examinerai Ce que Lacan doit à Lévi-Strauss, mais aussi et rapidement l’ouvrage de 2017 d’abord intitulé Le premier Lacan, puis rebaptisé par les éditions Michèle « Lacan, de Wallon à Kojève ».

Voici quelques résultats de mon examen.

1- Ce que Lacan doit à Lévi-Strauss (PUR, 2022) est présenté à la vente comme un livre nouveau (prix 22€) et rien sur sa couverture ne prévient l’acheteur qu’il pourrait s’agir d’autre chose, mais c’est en réalité une réimpression (à la coquille près), du premier opuscule publié par la même personne en 2014 sous l’intitulé Lacan avec et sans Lévi-Strauss chez un autre éditeur (Cécile Defaut). Forfaiture n°1 sur le marché du livre. Le livre nouveau de 2022 n’est pas nouveau.

2- Celui qui (comme moi) aura acheté le livre ira à la page 11 pour apprendre de la plume de l’auteur qu’il s’agirait « d’une réédition révisée et augmentée dans laquelle nous corrigeons certaines hypothèses hâtives qui figuraient dans l’édition précédente ». Très bien, pourrait se dire l’acheteur, le livre n’est pas nouveau mais au moins le texte est corrigé et donc débarrassé de ses erreurs les plus manifestes[2].

Faux ! S’agissant d’une simple réimpression on trouvera évidemment les mêmes hypothèses qui restent, 8 ans après, toujours aussi hâtives (selon la caractérisation de l’auteur) et scientifiquement très problématiques sous plusieurs aspects comme nous le verrons plus loin. Forfaiture n°2 : aucune révision alors même que les hypothèses hâtives sont aperçues par l’auteur, annoncées comme corrigées, mais au total reconduites sans aucun égard pour le lectorat doublement trompé (par ces hypothèses et par l’affirmation que depuis 2014 elles ont été corrigées pour cette réédition… qui n’en est pas une).

3- Ajoutant le titre de cet opuscule de 2022 à sa liste de publication de l’université Rennes 2 et en plus de l’opuscule de 2014 qui a strictement le même contenu, mon lecteur atteste bien qu’il prétend faire passer cet opuscule de 2022 comme le produit de nouvelles recherches. Ce qui est faux. Cet ouvrage  est donc un autoplagiat selon la définition du Comité d’éthique du CNRS stipulant clairement que cette notion doit être appliquée à :

«  La réutilisation par un auteur du contenu de ses travaux, qu’il fait passer pour nouveaux, fausse son engagement moral implicite avec son lecteur et contrevient aux bonnes pratiques de la profession. » COMETS 34, p.2.

Forfaiture n°3 : mais cette fois dans le champ universitaire. Avec un seul texte l’auteur s’attribue deux ouvrages, allonge indument sa liste de publication, fausse son engagement moral implicite avec son lecteur mais aussi avec les membres de la communauté universitaire et scientifique qui auraient à en connaître dans le cadre de la vie universitaire (jury d’évaluation, nominations, concours, etc.).

4- D’un titre à l’autre

Le titre Ce que Lacan doit à Lévi-Strauss (2022) et qui remplace le titre de 2014 de l’opuscule du même (Lacan avec et sans Lévi-Strauss) est copié mot pour mot de la quatrième de couverture de mon ouvrage de 2003 : Lacan et Lévi-Strauss, déclaré par mon lecteur comme remarquable en 2010.

Au même titre, et c’est le cas de le dire, que « Le Premier Lacan », cette copie est contraire à l’esprit de la loi de la propriété intellectuelle qui rappelle que « Choisir un titre identique ou similaire à celui d’un autre livre, c’est s’exposer ensuite à de possibles déconvenues au titre de la contrefaçon (en droit d’auteur, mais aussi en droit des marques), ainsi qu’au titre de la concurrence déloyale et du parasitisme économique. L’idée est ainsi de ne plagier aucun titre, de ne créer aucune confusion dans l’esprit du public avec un autre livre, et de ne vous servir d’aucun effort, savoir-faire ou notoriété d’un autre auteur ou éditeur. »

Forfaiture n°4 : contrefaçon et parasitisme intellectuel.

« …si le vol d’idées s’accompagne de la reprise, même minime, de la forme qui exprime l’idée, comme une phrase, une image, un schéma, ou tout élément qui caractérise la personnalité de l’auteur rendant son œuvre originale, sans son autorisation et sans mention de son nom, on doit alors analyser le plagiat en contrefaçon. » COMETS 34, p.16.

Ce que Lacan doit à Lévi-Strauss est donc l’effet abouti d’une manipulation du titre de l’ouvrage antérieur (Lacan avec et sans Lévi-Strauss) sans aucune nécessité sauf celle de créer dans l’esprit du public l’illusion d’un nouvel ouvrage et une confusion encore plus directe avec mon Lacan et Lévi-Strauss (Puf, 2003).

5- La quatrième de couverture de l’opuscule de 2022 (Ce que Lacan doit à Lévi-Strauss) indique qu’il rend compte d’un travail de recherche mené depuis 20 ans. Faux ! Car s’agissant d’une réimpression, le texte est le même que celui de 2014. Or en 2014 il était présenté comme le fruit d’un travail de recherche mené depuis plus de 10 ans. Forfaiture n°5 : faire passer le délai de réimpression comme période de recherche supplémentaire.

6- La quatrième de couverture claironne que ce travail s’appuie sur une correspondance, brève mais précieuse, que l’auteur a entretenue avec l’ethnologue entre 2000 et 2007. L’affirmation est très étonnante et pour le moment peu vérifiable, mais nul spécialiste n’admettra qu’une correspondance menée pendant sept ans avec Lévi-Strauss puisse être considérée comme brève. Si cette correspondance existe vraiment, elle vaudrait une publication en soi. On se demande d’ailleurs pourquoi ne pas publier cette correspondance au lieu d’administrer au lectorat de 2022 un entretien avec la dernière épouse de l’ethnologue (spécialiste du Cachemire) qui ne donne strictement aucun élément scientifique sur les relations Lacan / Lévi-Strauss et qui est présenté en quatrième de couverture comme un riche entretien. Forfaiture n° 6 : aucun apport dans l’entretien sur le thème de l’ouvrage. Aucun apport malgré le questionnement véritablement harcelant que fait subir mon lecteur devenu enquêteur à la dame qui refuse systématiquement de jouer son jeu, à un point tel que l’entretien devient involontairement comique comme on le verra plus loin. Mais si l’entretien avec l’épouse est publié, c’est notamment parce que la correspondance dont parle l’auteur avec l’ethnologue ne peut l’être, ce qui rend au passage les informations qu’elle est supposée receler scientifiquement invérifiables. Et pourquoi donc ne pas la publier ? Parce que celui qui fait miroiter l’existence de cette précieuse correspondance dans sa quatrième de couverture, se réfugie derrière un argument juridique parfaitement juste et informant qu’il n’a pas demandé les droits de publications à l’ethnologue (Caldero de la EOL, n°78, 2000 p. 77). Ce qui ne l’empêche pourtant pas de se servir d’une carte de Lévi-Strauss pour faire une publicité de son ouvrage (avec son titre de 2014) traduit en Argentine (Grama édition 2017), ni d’utiliser publiquement dans son opuscule deux cartes de l’ethnologue qu’il dit avoir reçues en janvier 2000 et que l’on peut donc en partie au moins examiner.

Dans ces conditions, on pourrait d’ailleurs se demander si l’essentiel de ces sept années de correspondance ne se résument pas en réalité à ces deux cartes. Si ce n’est pas le cas, et qu’il est vérifié qu’il s’agit bien d’une correspondance de sept ans comme affirmé dans la quatrième de couverture, pourquoi donc ne pas demander l’autorisation de publication aux ayants droit qui ne lui refuseront probablement pas.

Nous attendons avec impatience la publication de cette correspondance (et pourquoi pas aux PUR) qui fournirait selon l’auteur de nouvelles informations permettant notamment à mon lecteur d’aller plus loin que mes propres travaux sur l’analyse des relations théoriques Lacan / Lévi-Strauss. Ce qui est souhaitable.

7 – En attendant, faisons un rapide examen scientifique du contenu des deux cartes présentées ça et là, et dont le contenu pas totalement vérifiable est utilisé par celui qui déclare à la communauté scientifique avoir entretenu des liens d’échange épistolaire pendant sept ans avec l’ethnologue.

En réponse à une des questions de l’auteur portant sur « l’occurrence de l’expression de mythe individuel » (Caldero de la EOL, n°78, 2000, p. 77), Lévi-Strauss aurait répondu le 4/1/2000 : « Je suis embarrassé pour vous répondre ». Et l’ethnologue aurait ajouté que l’expression mythe individuel a « pu être employée lors d’une conversation d’intérêt commun » avec Lacan « entre les années 1950 et 1960 ». Question de méthode. La méthode employée par celui qui se fait enquêteur est, comme on le voit, le recours au témoignage. Or, il y a manifestement ici une erreur de témoignage de la part de l’ethnologue puisque l’expression « mythe individuel » apparaît clairement (comme je l’ai établi dès 2003) sous la plume de Lévi-Strauss dans son célébrissime article de 1949 intitulé « L’efficacité symbolique » (in : Revue d’histoire des religions). Mais en 2000, mon lecteur n’avait pas encore lu mes ouvrages, et plutôt que de se reporter directement aux textes de Lévi-Strauss il préférait donc déjà l’interrogatoire personnel, au risque d’embarrasser un Lévi-Strauss de 92 ans interrogé sur des faits remontant à plus de 50 ans et qui finalement se trompe, comme il arrive fréquemment lors des témoignages. Remarquons au passage que l’enquêteur traduit la belle expression de Lévi-Strauss « conversation d’intérêt commun » (avec Lacan) par « charlas de café » (Caldero N° 78). En français : conversation de bistrot. Ce qui conduit à se demander ce qui peut bien l’autoriser à traiter avec cette sorte de désinvolture une information (même inexacte) obtenue de l’ethnologue. Imagine-t-on Lacan et Lévi-Strauss réunis pour quelque discussion de bistrot ? Discussion d’où seraient sortis de manière aléatoire d’une bouche ou de l’autre, des concepts tels que mythe individuel ? La traduction charlas de café renseigne moins sur les relations Lacan/Lévi-Strauss dont prétend rendre compte le traducteur, que sur une sorte de manque de respect marquant l’imaginaire qu’il entretient au regard de ses « sources », ici les auteurs impliqués. Et l’information (factuellement fausse) obtenue de l’enquêteur renseigne aussi sur le caractère très peu fiable de son maniement de la méthode employée concernant l’interrogatoire des témoins dont on sait le peu de valeur scientifique (et même policière), sauf à en recouper les données et les sources de multiples manières. Mauvaise méthode, recueil des données erroné, manque de respect quant aux sources et aux auteurs. Forfaiture n°7.

8- Mais au lieu de tirer les leçons de l’embarras de l’ethnologue, et de l’erreur manifeste gauchissant la réponse qu’il dit avoir reçu de Lévi-Strauss le 4/1/2000, l’enquêteur insiste et interroge l’ethnologue sur ce qu’il croit lui-même apercevoir comme « similarité » entre la « description de sa formule » faite par l’ethnologue en 1955 et « les termes employés par Lacan en 1953 » (p. 44).

Ayant instillé le doute, l’enquêteur aurait alors reçu la réponse laconique suivante : « Il se peut en effet qu’avant de l’avoir publiée, j’aie parlé à Lacan de ma formule. Je l’utilisais dès 1952 dans mon cours à L’école des Hautes Études » (p. 44).

Oui il se peut en effet… aurait donc répondu Lévi-Strauss. Il se peut.., la formulation est polie mais loin d’être affirmative. Manifestement l’ethnologue n’a pas vraiment le souvenir d’une conversation avec Lacan durant laquelle il lui aurait décrit par le détail sa formule avant 1953 (1952 pour l’enquêteur). Et pourquoi par le détail ? Eh bien, parce que mon lecteur qui cherche désespérément à proposer du nouveau quant à l’influence des textes de Lévi-Strauss sur la conférence de Lacan intitulée Le mythe individuel du névrosé de 1953, soutient qu’à cette occasion « Lacan suit à la lettre la formule canonique des mythes en l’appliquant au cas de l’homme aux rats » p. 38. Las ! La formule canonique des mythes fut publiée par Lévi-Strauss en 1955, c’est-à-dire deux ans après la conférence de Lacan. Pour notamment donner l’illusion d’aller plus loin que mon ouvrage de 2003, mon lecteur échafaude alors de manière assez peu raisonnable l’hypothèse selon laquelle Lévi-Strauss aurait pu décrire la formule canonique des mythes à Lacan avant 1953. J’ai dit qu’il y aurait fallu une description en détail, car pour suivre à la lettre, selon notre enquêteur, cette formule de Lévi-Strauss qui est assez compliquée (Fx (a) : Fy (b) ≈ Fx (b) : Fa-1 (y)), il aurait fallu en effet une leçon pour le moins détaillée au psychanalyste. Retenons que dans sa réponse Lévi-Strauss ne confirme à aucun moment cette hypothèse d’une quelconque transmission orale. Et pour ce qui concerne la seconde partie de la réponse de Lévi-Strauss concernant sa formule (je l’utilisais dès 1952) on peut aussi considérer que le témoignage de l’ethnologue portant sur des faits passés à l’époque depuis une cinquantaine d’années, apparaît une nouvelle fois comme assez peu exact, puisque ce que l’on sait c’est qu’en 1952 Lévi-Strauss n’employait pas vraiment sa formule canonique des mythes, étant donné qu’il clôturait à ce moment et sous le titre « Recherches de Mythologies Américaines (suite) » un cycle de trois conférences à l’École Pratique des Hautes Études. Cycle entamé en 1950 par une conférence intitulée « La visite des âmes » dans laquelle il reprend son étude de la société des Bororos qu’il compare à celle des Algonkins. En 1951, il poursuivait son étude de mythologie comparée, mais en appliquant aux mythes ce qu’il évoquait comme les épreuves de commutabilité qui se sont montrés si fécondes dans la glossométrie de M. Hjelmslev (Lévi-Strauss, Annuaire de l’EPHE). L’année 1952 prend la suite de cette étude de mythologie comparée utilisant l’algèbre et les formules du linguiste Hjelmslev, bien différentes de ce qui deviendra la fameuse formule canonique.

La méthode du témoignage convoquant la mémoire de faits remontant à une cinquantaine d’années confirme encore ici sa relative faiblesse (scientifique). Et il se pourrait d’ailleurs que notre enquêteur aperçoive le défaut de sa construction, car il se précipite très rapidement ensuite vers un texte de 1949, « Le père Noël supplicié », pour se hâter d’échafauder une toute nouvelle hypothèse en ces termes : « Je fais l’hypothèse qu’il y a dans cette analyse du rite (…) une mise en forme qui ressemble partiellement à la formule canonique du mythe ; formule qui commence peut-être à germer dans l’esprit de Claude Lévi-Strauss » (p. 54).  Dès ce moment, on comprend que notre enquêteur voit la formule canonique des mythes partout. La date d’émergence de la formule ne serait plus 1955 ni 1952 mais 1949. Il n’y a plus vraiment de limite à (et par) l’observation, et mon lecteur, tout à l’empire de sa conviction, se tourne vers le père Noël pour obtenir une machine à remonter le temps. Car pour rendre plus plausible son hypothèse hâtive, 1949 pourrait être une date de naissance de la formule canonique des mythes offrant un peu plus de délais que 1952, de manière à ce que Lacan se l’approprie et l’applique à la lettre (sic) en 1953, soit deux ans avant sa publication. Et cette idée doit aboutir à tout prix parce qu’il s’agit pour mon lecteur critique d’échafauder de manière impérative du nouveau, notamment quant à mes propres travaux. Travaux ayant montré sur ce point, et dès 2003, tout ce que la lecture de L’Homme aux rats par Lacan (in « Le mythe individuel du névrosé » (1953), Ornicar, 1978) doit aux recherches de Lévi-Strauss pour ce qui concerne en particulier l’étude des organisations dualistes, dont la société des Bororos à laquelle Lévi-Strauss consacre un article publié en 1952 « Les structures sociales dans le Brésil central et oriental » (Anthropologie Sociale vol. I, Plon, 1958)[3]. Dualisme caractérisant cette société, comme il caractérise le monde névrotique de l’homme aux rats revisité un an plus tard par Lacan sous l’angle de la diplopie. Voir sur ce point mon Lacan et Lévi-Strauss, troisième partie, 2003, p. 179-212).

S’il prouvait que Lévi-Strauss avait oralement décrit à Lacan, et par le menu, la formule canonique des mythes avant 1953, alors mon lecteur jugerait qu’il pourrait soutenir que Lacan aurait pu appliquer à la lettre la formule canonique des mythes en 1953 (formule publiée par l’ethnologue en 1955). Et qu’en conséquence il serait scientifiquement autorisé à remplacer, au moins sur ce point, mon texte par sa copie, que l’on découvre malheureusement, comme construite à coup d’hypothèses jamais démontrées et non démontrables. Moins convaincantes qu’échafaudées à partir de convictions peu raisonnables. Forfaiture n°8.

9 – Et comment convertir des hypothèses hâtives en certitudes pour le lecteur ?

Pour cela l’enquêteur doit se faire ventriloque et passer par la subornation en ajoutant quelques mots habilement placés dans la bouche des témoins convoqués.

A propos de Lévi-Strauss d’abord, il écrit dans son opuscule de 2022 (ou de 2014) : « J’ai appris de sa plume même que dès 1952 il utilisait sa formule canonique » (p.48). Le témoignage est invérifiable bien entendu (car non publié) et s’il devait être authentifié comme venant de Lévi-Strauss on a vu plus haut qu’il ne serait pas certain. Mais ce qu’il faut maintenant considérer, c’est que l’enquêteur lui-même a écrit, cinq pages avant, que dans sa carte Lévi-Strauss évoquait sa formule (pas sa formule canonique).

Et pour ce qui concerne maintenant l’analyse du témoignage de Lacan ressaisi par mon lecteur et concernant le Mythe individuel du névrosé, je rappelle que le psychanalyste indiquait en 1956 : « j’ai essayé presque tout de suite (…) d’en appliquer la grille aux symptômes de la névrose obsessionnelle ». Grille de Lévi-Strauss. Mais, à la page 40 de l’opuscule (Ce que Lacan doit à Lévi-Strauss), notre enquêteur, reprenant le témoignage de Lacan, le cite en ces termes : « j’ai essayé presque tout de suite d’en appliquer la grille (de la formule canonique, selon mon hypothèse) ». « De la formule canonique, selon mon hypothèse » est un ajout de l’enquêteur clairement signalé. Mais le schéma qui s’avère trompeur est ensuite déroulé en ces termes (p. 43) : « N’est-ce pas Lacan qui affirme « j’ai appliqué tout de suite (la formule) » ». Faux ! Lacan dit en 1956 « j’ai essayé presque tout de suite d’en appliquer la grille (et pas la formule[4]). Et l’enquêteur, qui ne se retient plus et veut obtenir des aveux, poursuit (p. 43) : « Que veut dire ce « tout de suite » » (faux ! l’expression de Lacan est presque tout de suite), sinon tout de suite après avoir entendu Lévi-Strauss ? » (p. 44). Là il s’agit d’une pure suggestion de ventriloque qui tente de faire passer comme certain, un fait parfaitement hypothétique (Lévi-Strauss aurait décrit la formule canonique des mythes à Lacan avant 1953…) dont il n’a évidemment jamais démontré l’existence car elle est strictement indémontrable. Et notre enquêteur, emporté par sa conviction, va de plus fixer une date à cet événement  imaginaire : 1952-1953. Ce qui donne au total le schéma suivant : Que veut dire ce « tout de suite » (l’expression de Lacan est presque tout de suite) sinon, tout de suite après avoir entendu Lévi-Strauss (poursuit l’enquêteur alors qu’il n’a rien démontré) et ceci en 1952-1953 (l’enquêteur fixe une date sans le moindre fondement factuel à un événement dont il n’a absolument pas démontré l’existence). Et il poursuit en concluant : soit « juste avant » la conférence « Le mythe individuel du névrosé » (p. 44) précise-t-il pour que l’on ne s’y trompe pas. On voit le procédé : la validation de l’hypothèse est placée dans la bouche de Lacan comme une sorte d’aveu. On est passé de l’hypothèse hâtive et abracadabrante (Lacan aurait pu appliquer à la lettre et dès 1953 la formule canonique de Lévi-Strauss publiée en 1955 parce qu’il se pourrait bien que l’ethnologue lui ait expliqué de manière détaillée sa formule avant 1953), à une sorte de témoignage ou d’aveu, placé dans la bouche de Lacan par le ventriloque qui n’a rien démontré du tout. Il n’y a là aucune démonstration mais un témoignage manipulé et donc scientifiquement inacceptable. Puisque : « …la fabrication et la falsification des résultats et des données scientifiques font obstacle au développement des connaissances, car on ne saurait faire progresser le savoir en s’appuyant sur des bases manipulées, voire fausses. » COMETS 34, p. 6. Forfaiture n°9.

Plus qu’une assertion convaincante on aperçoit ici le travail de cette sorte de conviction retrouvant partout ce qu’elle cherche, un événement dont l’existence est par nature indémontrable. Ici, une scène imaginaire où Lévi-Strauss aurait décrit sa formule canonique des mythes à Lacan avant 1953 et d’où Lacan se serait extrait pour « tout de suite » (sic) utiliser cette formule sans le dire, car j’ajoute que le texte de la conférence de Lacan de 1953 ne fait aucune référence à cette formule. Mais cette hypothèse non démontrée doit, pour notre lecteur, être accréditée à tout prix, même si ce prix n’est rien moins que l’honneur de Lacan, puisque si elle était retenue elle ferait ipso facto du psychanalyste une sorte de plagiaire de l’ethnologue, étant entendu que « relève du plagiat l’appropriation des résultats de recherche dont le plagiaire a eu connaissance avant que son auteur ne les ait publiés. Il s’agit alors d’un véritable vol de production intellectuelle » COMETS 34, p.9

Mais pour l’auteur de Ce que Lacan doit à Lévi-Strauss, tout ceci n’est pas bien grave et à peine perceptible, car comme on l’a vu dans son schéma  démonstratif (sic), ce que le  ventriloque fait dire à Lacan doit être considéré comme de Lacan. Et plus généralement on doit noter que, pour mon lecteur et par principe, il n’y a pas de parole propre, ni de propriété intellectuelle et donc ni vol de la pensée ni contrefaçon, ni plagiat. Ce qui ne l’empêche pourtant pas d’évoquer dans le même opuscule et à notre grande surprise, « l‘hypothèse du vol intellectuel » de la pensée de Lévi-Strauss par Lacan.

10- Lacan et le vol de la pensée

Restons ici attentif car dès l’hypothèse du vol de la pensée de Lévi-Strauss par Lacan clairement posée par ses soins, mon lecteur l’écarte très rapidement au motif que Lacan se vante de ne pas être original (p. 45). Bref, on aperçoit la logique : si Lacan a volé Lévi-Strauss, il l’aurait fait en toute conscience et en toute légalité lacanienne. On se demande de quel droit, mon lecteur s’autorise-t-il à inculper Lacan du vol de la pensée de Lévi-Strauss, même s’il fait mine d’abandonner tout de suite sa mise en examen au motif que pour Lacan (comme pour lui qui probablement se dit lacanien) il n’y aurait pas de propriété intellectuelle ? Pour que son hypothèse soit reçue il faudrait pourtant que Lacan ait plagié Lévi-Strauss comme nous l’avons vu, et la seule façon pour lui de l’absoudre est alors de soutenir non pas qu’il n’y a pas de délit mais qu’il n’y a pas de loi pour Lacan (ni pour lui) et donc pas de faute. Comble du comble, Lacan est au total présenté comme un plagiaire mais aussi et par principe comme un auteur situé en dehors de la loi. Et il faut encore poursuivre, car la vulgarité de cette inculpation à la fois indispensable à sa propre hypothèse et vite abandonnée pour cause d’un Lacan sans loi, réapparaît presque tout de suite, puisque quelques lignes plus bas, il affirme que Lacan « aurait aimé être vu à côté de Lévi-Strauss » (p. 46).

Qu’en sait il ? L’affirmation est encore ici sans aucun fondement factuel (forfaiture n°10) et entraîne dans un supplément de vulgarité la personne même de Lacan. Tout se passe comme si, familier de Lacan, l’enquêteur lisait dans ses pensées, connaissait ses penchants les moins nobles et qu’il pouvait donc se permettre à son endroit désinvolture et manque de respect.

11- Sur le vol de la pensée et la mise en examen de Lacan il y a pire, car notre lecteur redevenu enquêteur va récidiver trois ans plus tard (en 2017) avec cette question : « Lacan a-t-il volé Kojève ?» (In Lacan. De Wallon à Kojève, éd. Michèle, p. 119). Là encore on voit qu’il inculpe sans trop de gêne le psychanalyste, mais il répète tout de suite que « Lacan, quand à lui, s’est toujours prononcé contre l’idée d’une propriété intellectuelle, puisque la parole est toujours parole de l’autre, ou de l’Autre… ». Qu’en sait il ? Remarquons que cette assertion concernant un Lacan qui se serait toujours prononcé contre la propriété intellectuelle n’est aucunement référencée et que le défaut en l’occasion est parfaitement regrettable. Mais, réfléchissons un peu, car du point de vue de l’enquêteur, si tel était le cas, il devrait y avoir un non lieu immédiat et même pas d’enquête du tout. Or, l’auteur poursuit quand même en ces termes : Lacan : « n’a jamais avoué à notre connaissance, avoir littéralement volé qui que ce soit ». « A notre connaissance » ! C’est-à-dire jusqu’à plus ample informé. Dans le monde de cet enquêteur, s’il n’y a pas de propriété intellectuelle cela n’empêche pas que Lacan ait pu voler quelqu’un. En l’occurrence Kojève, et rien moins qu’à l’occasion de son décès. S’instituant comme juge d’instruction et toujours sans la moindre gêne, notre lecteur déclenche en effet une nouvelle enquête de voisinage pour vérifier si Lacan, après passage dans la chambre mortuaire du philosophe, se serait emparé d’un ouvrage appartenant à Kojève. Et le lecteur devenu enquêteur n’hésite toujours pas à poser ses questions en l’occasion plutôt indécentes. Toujours fidèle à ce que l’on appellera sa méthode de recherche (sic) il écrit encore une fois à un témoin oculaire, Mme Nina Kousnetzoff, qui lui aurait répondu :

« Je peux seulement témoigner que j’étais présente à Vanves, avec ma tante Nina Ivanoff, lors de la (seule) visite de Lacan, quelques jours après la mort de Kojève. Et que nous sommes restées sur place pendant que Lacan examinait les papiers de Kojève. Il me paraît donc qu’il lui aurait été difficile d’emporter un livre entier, mais nous ne l’avons pas fouillé avant son départ… ! » (p. 122).

Le témoin comprend qu’elle est dans le cadre d’une sorte d’enquête policière. En effet pourquoi ne pas fouiller Lacan à l’issue de sa visite ? Mais on se demande surtout ce qui permet à notre enquêteur de lancer une telle suspicion sur Lacan et d’ouvrir une enquête de voisinage, même si c’est pour précipiter un non-lieu. Comme si, pour quelque raison, il lui revenait de trancher sur la mise en examen de Lacan suspecté de vol de la pensée, et ici de vol d’ouvrage perpétré dans le cadre d’une visite à un ami mort. Rien n’arrête cet étrange auteur, ni les exigences de la méthode scientifique, ni la décence. Forfaiture n°11.

12- L’épisode de 2017 : une pensée de plagiaire.J’ajoute que c’est d’ailleurs lorsqu’il s’est, à ma grande surprise, tourné vers moi en 2017 pour me poser cette question du vol de Kojève par Lacan, que j’ai opté pour rompre toute relation avec ce lecteur. J’ai très rapidement compris, en effet, l’enjeu de son adresse puisque quelque temps plus tard, je l’ai aperçu cherchant à publier le Premier Lacan dont le titre était encore volé à mes propres recherches étant donné que le premier Lacan caractérise dans mon travail le jeune Lacan lecteur des pères de la sociologie française (Le Play et Durkheim). Le second Lacan émergeant, du point de vue de mes recherches, dans son transfert avec Lévi-Strauss et sa conversion au structuralisme. Le premier Lacan n’a donc de sens que dans sa relation avec le second Lacan. J’ai consacré au premier Lacan mon Lacan et les sciences sociales (Puf, 2001) et au second (le Lacan structuraliste), mon Lacan et Lévi-Strauss (Puf, 2003) puis les deux volumes des Mythologiques de Lacan (Erès, 2017 et 2019). Après la contrefaçon de 2014 (Lacan avec et sans Lévi-Strauss) que j’avais laissé passer en tablant sur l’amateurisme du personnage, c’est agacé par le second épisode de 2017 et incité par l’Avis du comité d’éthique du CNRS que j’ai rédigé en 2017 quelques lignes sur mon mur Facebook, pour faire remarquer que le titre (Le premier Lacan), utilisé par mon lecteur, était cette fois encore directement issu de mes recherches, de ma périodisation et de ma construction d’objet. Au vu du post, et comme déjà dit, les éditions Michèle ont alors choisi d’envoyer au pilon cette première couverture déshonorante. Merci à ces Éditions. C’est mieux que rien. Reste que tout le premier chapitre de l’opuscule de 2017 (p. 23-90) est une sorte de décalque de mon premier chapitre de 2001 (Lacan et les sciences sociales, p. 27-57).

Bref, on aura compris que si en 2014 la publication de l’opuscule Lacan avec et sans Lévi-Strauss (éditions Cécile Defaut) devenu Ce que Lacan doit à Lévi-Strauss aux éditions des PUR en 2022, visait notamment déjà à démontrer que mon lecteur pouvait aller plus loin que mes travaux sur Lacan et Lévi-Strauss (2003), l’enjeu de l’opuscule de 2017 (Lacan : De Wallon à Kojève, éd. Michèle) était de soutenir, selon la même démarche, que mon toujours lecteur pouvait encore alle  plus loin que mes travaux, mais qu’il s’agissait cette fois d’aller plus loin que mon Lacan et les sciences sociales (Puf, 2001). Ouvrage montrant en particulier que la théorie de Lacan concernant le déclin de la valeur sociale de l’imago paternelle (1938) a trouvé ses assises dans les écrits des pères de la sociologie française (Durkheim et Le Play). Et comment aller plus loin ? En claironnant qu’à l’instar de tous les autres chercheurs du domaine je n’aurais pas aperçu une référence de Lacan dans la bibliographie de son article de 1938 intitulé « Les complexes familiaux ». Référence à Horkheimer qui prouverait, selon une nouvelle hypothèse hâtive de  mon toujours lecteur, que cette théorie de Lacan aurait trouvé ses assises dans les travaux de l’École de Francfort et non comme je l’avais montré (in Lacan et les sciences sociales, Puf, 2001), c’est à dire  quinze ans auparavant dans ceux des pères de la sociologie française (Le Play et Durkheim).

Las ! Tous les chercheurs du domaine connaissent cette bibliographie et il ne suffit pas de répertorier un titre pour embrasser une filiation théorique. Il suffit par contre d’aller au texte d’Horkheimer répertorié par Lacan pour vérifier que le sociologue allemand se place lui-même ici dans la filiation des sociologues français dont j’ai largement présenté les travaux en 2001. Horkheimer y écrit en effet clairement : « C’est peut-être Le Play qui a mis l’accent le plus net sur la valeur de l’obéissance dans la famille patriarcale. Les derniers volumes de son grand ouvrage sur les ouvriers européens montrent dès la page de titre que ce sociologue tout à fait rétrograde rend le déclin de l’autorité paternelle responsable de tous les maux des Temps modernes. » (« Autorité et famille » Théorie traditionnelle et théorie critique (1936), Tel Gallimard, 1974, p. 303). C’est donc, comme tous les sociologues le savent (et naturellement Horkheimer lui-même), le très réactionnaire Le Play qui a mis l’accent le plus net sur la valeur de l’obéissance dans la famille patriarcale, et c’est bien Le Play (et pas Horkheimer) qui dès 1877-1879 dans son immense ouvrage Les ouvriers européens (1855 et 1877-79) rend le déclin de l’autorité paternelle responsable de tous les maux des temps modernes. Dans la même page Horkheimer cite d’ailleurs longuement Le Play qui évoque la nocivité de la scolarisation des enfants pouvant les conduire à s’émanciper de l’autorité paternelle et à se tourner de manière impulsive contre les institutions traditionnelles de l’humanité au premier rang desquelles le Décalogue et l’autorité paternelle. Et Horkheimer dans la même page conclut en citant littéralement Le Play qui indique : « Chez toutes les nations où cette impulsion donnée à l’esprit de la nouvelle génération coïncide avec l’affaiblissement de la foi religieuse et de l’autorité paternelle, il se manifeste dans la constitution sociale une perturbation dont les conséquences offrent déjà une gravité extrême » (Le Play, Les ouvriers européens, vol. IV, gallica.bnf.fr, p. 362, je souligne). Horkheimer ne fait donc rien d’autre en 1936 (texte répertorié par Lacan pour ses « Complexes familiaux » de 1938) que de se référer à Le Play et de citer littéralement un fragment de son texte de 1877 qui articule une énième fois la notion d’affaiblissement de l’autorité paternelle, de même qu’Horkheimer ne fait rien d’autre en l’occasion que de convoquer de manière critique pour sa propre construction d’objet (d’ailleurs ici assez faible) les attendus sociologiques de Le Play cherchant à sociologiquement rendre compte du déclin de l’autorité paternelle. Bref, il ne suffit pas, comme le fait mon toujours lecteur, de confondre une citation de Le Play par Horkheimer avec une invention d’Horkheimer pour faire disparaître le texte original de Le Play et du même coup faire aussi disparaître mes textes pour mieux imposer sa triste copie, sauf à confondre ce que l’on tient d’un autre avec ses propres découvertes. Ce qui est constitutif du désir du plagiaire. Sa signature. Il y a belle lurette que le lectorat connait le texte des « Complexes Familiaux » de Lacan avec sa bibliographie complète. De même qu’il y avait en 2017 déjà plus de quinze ans, in Lacan et les sciences sociales (Puf, Paris, 2001), que j’avais détaillé l’apport de Le Play et de Durkheim aux ressorts de la théorie de Lacan développant en 1938 l’idée du déclin de la valeur sociale de l’imago paternelle. Vouloir faire d’une citation d’Horkheimer une production originale du sociologue pour tenter de l’enrôler comme source de la théorie de Lacan quant au supposé déclin de l’imago paternelle est une absurdité scientifique, et relève au total de la déformation constitutive du point de vue du plagiaire, dont le désir est de faire passer l’original pour une découverte à lui. Forfaiture n°12 : falsification des données, escroquerie scientifique et contrefaçon.

Conclusion :

Question d’époque, j’avais jusque-là peut-être trop négligé de répondre à ces critiques de mes ouvrages prétendant « aller plus loin » que mes recherches. Ce qui bien entendu est loin d’être impossible et même souhaitable mais ne peut se faire au prix d’une logique marquée par toutes sortes de  contrefaçons.

Pour ce qui concerne ces critiques et pour les prendre maintenant dans l’ordre chronologique, je dirai enfin que la thèse soutenue par mon lecteur croyant pouvoir indiquer (in Lacan. de Wallon à Kojève, 2017) que le « concept (du déclin) introduit par Lacan doit tout aux premiers écrits de l’Ecole de Francfort, et notamment à Max Horkheimer » (Lacan. De Wallon à Kojève, p. 85) est construite comme on l’a vu sur une sorte de falsification des données faisant cyniquement passer une citation d’Horkheimer pour un texte d’Horkheimer. Non. Mes recherches sur ce point montrent que c’est bien aux textes des pères de la sociologie française (Le Play et Durkheim) que le jeune Lacan de 1938 doit cette théorie du déclin du père.

J’observe au passage que le premier chapitre de l’opuscule de 2017 (Lacan. De Wallon à Kojève, p. 23 à 90) rédigé par mon lecteur indélicat calquait strictement son tracé sur mon premier chapitre de 2001 et culminait sur une critique de mes recherches croyant ouvrir un juste droit à publication pour cette copie, au motif de la référence de Lacan à Horkheimer examinée plus haut. Il y a là une contrefaçon sans intérêt scientifique car légitimée par une falsification des données faisant passer pour un original ce qui n’est qu’une citation. Ce qu’il faut évidemment refuser puisque :

«… la fabrication et la falsification des résultats et des données scientifiques font obstacle au développement des connaissances, car on ne saurait faire progresser le savoir en s’appuyant sur des bases manipulées, voire fausses. » COMETS 2017-34, p.6.

Pour ce qui concerne l’autre hypothèse de mon lecteur voulant apercevoir un Lacan ayant appliqué dès 1953 et à la lettre la formule canonique de Lévi-Strauss publiée en 1955, nous avons vu combien son mode de production la rend scientifiquement inacceptable, jamais démontrée, car strictement indémontrable.

Après examen de cette hypothèse très fantaisiste que l’enquêteur tente de faire accréditer par une pure logique de suggestion, il faut encore écarter cette nouvelle proposition qui n’est qu’une conviction de l’auteur.[5]

Ce que Lacan doit à Lévi-Strauss publié par les PUR est donc un texte dont le nom apparaît au total comme rien d’autre que le titre modifié de l’opuscule publié huit ans avant par les éditions Cécile Defaut. Opuscule qui proposait dès 2014 une cascade d’hypothèses hâtives caractérisées comme telles par l’auteur en 2022, mais qu’il n’hésite pourtant pas à republier en pleine connaissance de cause aux PUR et alors même qu’il pousse le cynisme ou la désinvolture jusqu’à présenter en début d’ouvrage de 2022 ces hypothèse hâtives comme corrigées (p. 11) alors qu’il n’en est rien et qu’il le sait parfaitement, puisqu’il sait qu’il s’agit d’une simple réimpression.

Alors on doit se demander enfin, mais à quoi sert ce changement de titre qui n’annonce ni livre nouveau ni nouvel apport scientifique, ni correction des hypothèses hâtives publiées en 2014, repérées comme tel par l’auteur et pourtant republiées sans aucunes corrections en 2022, si ce n’est à tromper le public et la communauté universitaire dont relève d’ailleurs les PUR dont on se demande encore comment elles ont bien pu se laisser aller à publier une telle copie. Ce qui est certain c’est que ce nouveau titre, loin d’annoncer la moindre rectification à la cascade des contrefaçons publiées en 2014, les aggrave, puisqu’il souille de son plagiat, encore un peu plus direct et aux PUR, la couverture de l’opuscule, étant entendu que ce nouveau titre (sic) est extrait par mon lecteur (devenu auteur resic) et au mot à mot de la quatrième de couverture de mon ouvrage de 2003. Ouvrage que ce même lecteur jugeait comme remarquable dès 2010.

On se souvient qu’en 2017 les éditions Michèle avaient mis au pilon leur première couverture d’un opuscule du même individu, je me demande comment les PUR, maison d’édition prévenue par mes soins, vont bien s’y prendre pour sortir à leur tour du déshonneur, étant entendu que l’université de Rennes ne peut rester insensible pour des tas de raisons de décence scientifique mais notamment aussi parce que son vice-président en la personne du Pr Marc Bergère avait contribué lui-même aux réflexions de 2017 aboutissant à la rédaction de l’avis du comité d’éthique 2017-34.

Alors, je comprends bien que tout ceci soit fort désagréable pour notre communauté scientifique et universitaire mais pour finir dans le réconfortant registre de l’éclat de rire, j’examinerai pour terminer, ce que notre enquêteur présente comme un riche entretien dans sa quatrième de couverture de 2022. Entretien qui est un exemple paradigmatique de ce qu’apporte la méthode d’enquête de voisinage telle qu’elle est utilisée par celui qui ne recueillera absolument aucune information scientifique de la bouche de Mme Monique Lévi-Strauss, alors que son insistance montre combien il aurait voulu la mettre à son service, lui soutirer quelques confidences pour pouvoir annoncer enfin quelque chose de nouveau. Car le changement de titre littéralement copié de la quatrième de couverture de mon ouvrage de 2003 et cet entretien placé en annexe de la version 2022 de l’opuscule sont les seuls éléments de nouveauté qui pourraient donner l’illusion du nouveau.  Mais là, rien. Rien de rien. La dame mise à la question par notre enquêteur résiste à son emprise avec une totale détermination.

Qu’on en juge par ce fragment de l’entretien présenté comme ultime argument de vente (dans la quatrième de couverture de 2022) et qui oppose de manière in fine véritablement comique notre enquêteur à son témoin se refusant absolument à entrer dans son jeu.

Les questions de l’enquêteur sont notées Q avec la page entre parenthèses.

Q (163) : « Il semble que Lacan ait joué un rôle presque décisif dans votre vie ? »

Réponse de Mme Monique Lévi-Strauss (Ici MLS) : « Ce n’est pas Lacan lui-même, (…) C’est Sylvia qui a peut-être joué le plus grand rôle, en me montrant tout ce que Paris offrait.

Q (165) : Vous avez connu Lévi-Strauss par l’intermédiaire de Lacan. Saviez-vous quel rapport ils avaient ?

MLS : Ils ne se connaissaient pas depuis longtemps.

Q (165) : A ce moment Claude Lévi-Strauss n’avait pas la place qu’il a eu ensuite.

MLS : Pas du tout. Mais il n’a jamais eu de place importante.

Vraiment, la dame ne veut pas coopérer.

Un peu énervé, Q objecte avec autorité (165) : Je démontre (sic) dans mon livre que Lévi-Strauss a une place importante dans l’œuvre de Lacan.

L’individu fait référence à son titre de 2014 (exit les références à mes travaux de 2001 et 2003, il se présente comme celui « qui a démontré dans son livre que Lévi-Strauss a une place importante dans l’œuvre de Lacan » (sic). Et ici nouveau plagiat  car :

« face aux media ou au public, la tentation peut être grande pour certains chercheurs de communiquer non seulement leurs résultats de recherche personnels, mais de s’approprier les résultats similaires ou antérieurs de collègues en omettant de les citer. Une telle attitude relève aussi du plagiat. » COMETS 2017-34 p.10

On voit que dès qu’il le peut, notre prestidigitateur prétend avoir trouvé cela tout seul. Mais rien n’y fait, MLS s’entête : Je ne crois même pas à ça (… ) en fait non.

Bref, rien à en tirer.

Q (169) : il revient pourtant à la charge, et soucieux d’obtenir un témoignage inédit sur le lien existant entre le psychanalyste et l’ethnologue, il insiste en croyant séduire celle à qui il veut imputer le rôle du témoin supposé incarner ce lien même : Vous êtes devenue quelqu’un d’intéressant aussi bien pour Lacan que pour Lévi-Strauss.

Mais là encore la dame se défend.

MLS : Pour Lacan je n’ai jamais été quelqu’un d’important (…) je n’ai joué aucun rôle dans la vie de Lacan.

Bref : allez donc chercher ailleurs si vous le voulez, je n’ai rien à vous dire sur les liens théoriques entre Lacan et Lévi-Strauss.

Relisez donc plutôt Zafiropoulos !

 

 

 

[1] Ce nouvel ouvrage soutenait notamment que la théorie du jeune Lacan des Complexes familiaux concernant le déclin de la valeur sociale de l’imago paternelle aurait trouvé ses assises dans les travaux de l’Ecole de Francfort, spécialement dans quelques lignes d’Horkheimer et non dans la lecture par Lacan des textes des pères de la sociologie française (Le Play, Durkheim) comme je l’avais montré dés 2001.

[2] La « réédition » et « réimpression » sont des termes à ne pas confondre.  La réédition (ou bien nouvelle édition) désigne une édition qui comporte une ou des modifications majeures par rapport à l’édition précédente.  Par contre, la réimpression comprend seulement quelques modifications mineures.

[3] On retrouvera  facilement nombre de références à mon travail de 2003 sur ce point, comme par exemple celle d’Annie Tardits écrivant dans son article « Lévi-Strauss et Lacan en 1956 une rencontre qui éloigne » (in Figures de la psychanalyse , 2009, p. 17) : « La lecture des remarques et questions où Lacan, en mai 1956, insiste sur les échanges de travail qui sont les leurs et sur sa dette à l’endroit de celui qu’il appellera souvent « mon ami », peut s’essayer à éclairer la ressemblance saisissante entre le schéma de Lacan et celui, rapporté par Lévi-Strauss en 1952, qui a déjà̀ inspiré la conférence sur « le mythe individuel du névrosé ». Markos Zafiropoulos a souligné cette ressemblance et son rôle dans le livre Lacan et Lévi-Strauss ou le retour à Freud 1951-1957, Paris, Puf, 2003. »

[4] Sur l’usage de ce  terme de « grille » par Lacan, Annie Tardits avait indiqué dans  son article de 2009 déjà cité supra (p. 30) : « Après avoir rappelé́ pourquoi il a été́ « soutenu et porté » par le discours de Lévi-Strauss, Lacan évoque comment il a appliqué avec succès la « grille » de Lévi-Strauss aux symptômes de la névrose obsessionnelle dans ladite conférence. Le terme « grille » venant juste après la référence à la méthode de sériation des mythes, le lecteur peut croire qu’il s’agit d’une référence à l’étude de 1955 de Lévi-Strauss sur les mythes ; mais évidemment, en 1953, elle n’était pas publiée… En fait, la conférence de Lacan relit le cas de l’Homme aux rats en condensant quatre références à Lévi-Strauss, mais sans les citer.

[5] Le lecteur intéressé par cette question pourra se référer au troisième chapitre de mon Lacan et Lévi-Strauss (Puf, 2003), p. 179-216, pour apercevoir une bonne part de ce que j’ai appelé à l’époque le nuage des préoccupations communes liant en 1953 les recherches de Lacan à celles de Lévi-Strauss. Ce chapitre désigne en particulier l’article de Lévi-Strauss de 1952 intitulé « Les structures sociales dans le Brésil central et oriental » (Anthropologie Sociale vol. I, Plon, 1958) comme le texte capital pour comprendre tout ce que le Lacan du « mythe individuel du névrosé » doit à l’ethnologue, et plus particulièrement tout ce qu’il doit à ses recherches de l’époque concernant les organisations dualistes et les institutions zéro (dont le Nom-du-Père comme je l’ai montré). Ce troisième chapitre de mon ouvrage de 2003 (p. 179-114), intitulé Le Nom du Père, la psychose et la phobie, renseigne sur la conférence de 1953 de Lacan « Le mythe individuel du névrosé » mais aussi sur l’intervention de Lacan du 26 mai 1956 au séminaire de Jean Wahl, sur l’invention du Nom-du-Père chez Lacan dans ses rapports à la théorie Lévi-Straussienne des formes institutionnelles zéro. Et encore, sur l’invention du schéma L de Lacan précisément calqué sur le schéma que le psychanalyste a rencontré dans l’article de 1952 évoqué plus haut (Lévi-Strauss « Les structures sociales dans le Brésil central et oriental »), mais il renseigne aussi sur l’interprétation par Lacan du mythe du petit Hans et ainsi du reste de chacun des thèmes retrouvés dans Lacan avec et sans Lévi-Strauss (Editions Cécile Defaut, 2014) ou dans Ce que Lacan doit à Lévi-Strauss (PUR, 2002) qui s’avère être strictement le même texte .


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LETTRE OUVERTE AUX MEMBRES DU COMITE EDITORIAL DES PUR, PARIS, NOVEMBRE 2022 – MARKOS ZAFIROPOULOS

Suite à la proposition du Pr. Pierre Henry Frangne, j’ai adressé en novembre 2022 à l’attention du comité éditorial des Presses Universitaires de Renne une note de lecture critique concernant un ouvrage publié par cette éminente maison d’édition. Ouvrage que je ne pouvais pas vraiment ignorer puisque son titre annonçant son style de contrefaçon, « Ce que Lacan doit à Lévi-Strauss », est directement emprunté à la quatrième de couverture de mon Lacan et Lévi-Strauss (Puf, Paris, 2003). Six mois après et n’ayant reçu aucune réponse de cet honorable comité, il me faut bien constater que l’adresse indiquée n’était pas la bonne (pour moi) et qu’il vaut mieux publier ce texte, peut-être un peu sévère mais quelquefois aussi inévitablement cocasse, par le moyen d’une revue qui touchera directement le lectorat.

Il va de soi que cette note de lecture n’engage que son auteur et pas l’ensemble du comité de rédaction qui ne fait qu’autoriser sa publication. Ce dont je le remercie.

 

Markos ZAFIROPOULOS

 

Lettre ouverte aux membres du comité éditorial des PUR, Paris, Novembre 2022 – Markos Zafiropoulos

 

 

Chers collègues,

 

La législation française réservant le droit de réponse aux articles de presse et non aux ouvrages publiés, je remercie le Pr Pierre-Henry Frangne de m’avoir proposé d’écrire aux membres du comité éditorial cette sorte de lettre qui leur permettra peut-être de reconsidérer le texte publié par les PUR en juillet 2022 et intitulé Ce que Lacan doit à Lévi-Strauss. Texte rédigé par un de mes lecteurs et qui apparaît par plusieurs côtés comme souillé par de multiples contrefaçons, dont celles qui visent mes propres publications dans un esprit de plagiat clairement condamné par l’Avis du comité d’éthique du CNRS de 2017 qui pour une part va guider ma lecture et que j’évoquerai sous la référence COMETS-34. Ayant dirigé durant plus de vingt ans le laboratoire Psychanalyse et pratiques sociales que j’ai fondé au joint du CNRS et de l’université et ayant aussi participé à de nombreux comités de lecture, je sais que l’exercice de lecture ne bénéficie pas toujours de la rigueur indispensable à la sélection des textes, même si en l’occasion j’ai appris par un courriel du Pr P-H Frangne  que l’ouvrage en question  « a eu deux rapports lus et expertisés en comité éditorial, un premier rapport qui montrait l’intérêt de l’ouvrage mais qui indiquait aussi des corrections à apporter ; un second rapport qui vérifiait que les corrections avaient été effectivement faites ou prises en compte. »

Ce texte a donc été lu, mais l’affirmation concernant les corrections est très étonnante puisque s’agissant d’une simple réimpression j’ai un peu de mal à imaginer quelles furent les demandes formulées et effectivement prises en compte. Mais je sais aussi par expérience qu’il peut y avoir quelques ratés dans les procédures. Nonobstant je doute que les demandes de corrections aient pu impliquer d’une quelconque manière mes propres travaux. D’où l’intégralité de ce courrier qui vous révèlera d’abord que le titre de l’opuscule est directement prélevé de la quatrième de couverture de mon Lacan et Lévi -Strauss (Puf 2001) trois fois réédité et traduit en plusieurs langues. Ce qui caractérise au premier coup d’œil l’esprit de plagiat pour lequel je ne vous aurais pas alerté si ce n’est qu’il s’agit en 2022 d’une rechute du même lecteur m’ayant déjà plagié en 2014 puis en 2017.

Ayant dédaigné cette manière de faire d’un de mes lecteurs des plus indélicats, je n’avais pas lu ses opuscules antérieurs. Mais cette fois j’ai lu le livre que vous publiez avec attention et je vais donc rendre compte de ma lecture en attendant vos réponses et réactions à cet effort de clarification fort désagréable pour tous mais indispensable pour mettre un terme à une situation lamentable qui nous réunit tous et que je n’ai pas choisi.

Bien à vous,

Markos Zafiropoulos

Directeur de recherche honoraire au CNRS et à l’Université Paris Cité.

mzafir@free.fr

 

 


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LA METAPHORE ET LE MIROIR : LE QUATRIEME ELEMENT DU MYTHE CHEZ LEVI-STRAUSS ET LACAN (A PROPOS D’ŒDIPE ROI ET DE HAMLET) – JAN HORST KEPPLER

 

 

Introduction

Au début des années 1950, Claude Lévi-Strauss et Jacques Lacan développèrent, parfois en parallèle, parfois en ricochant l’un sur l’autre, des théories du mythe qui partageaient le constat qu’un mythe était une structure textuelle avec des effets cliniques précis. Dans un premier article, « Structure de texte et métaphore dans Œdipe Roi et Hamlet : Implications cliniques et politiques »[1] nous avions élaboré la nature du contraste entre l’analyse structurelle du mythe d’Œdipe chez Lévi-Strauss dans « The Structural Study of Myth »[2] (1955, la version française apparaît en 1958 dans Anthropologie structurelle sous le titre « La structure des mythes ») et la mutation du mythe original en fantasme princier selon Lacan dans les sept leçons sur La Tragédie d’Hamlet, prince de Danemark du Séminaire VI sur Le désir et son interprétation (1958-1959)[3]. Ce contraste est d’ailleurs revendiqué par Lacan lui-même en opposant « ancien mythe » et « tragédie moderne ».

Le présent article prend la suite de ce premier travail dans une perspective plus large. La conférence de Lacan sur « Le mythe individuel du névrosé ou Poésie et vérité dans la névrose »[4] (1953) permet ainsi d’identifier des transitions importantes entre les conceptions du mythe des deux auteurs. Ces transitions tournent autour de ce que Lacan appelle le « dédoublement narcissique » du héros associé avec « la mort imaginaire et imaginée ». Ce dédoublement permet d’identifier un quatrième pôle dans la structure du mythe, en sus de la triade classique composée du héros, un parent féminin et un parent masculin. Pour Lacan il s’agit ici d’un élément inédit qui fait passer la structure ternaire du mythe à une structure quaternaire nouvelle. Les choses ne sont pourtant pas si simples et on peut soutenir que le travail de Lacan constitue autant une interprétation plus complète du mythe d’Œdipe que sa transformation. Ainsi, le « Mythe individuel du névrosé » attire inévitablement l’attention sur l’élément le plus énigmatique de la structure dégagée par Lévi-Strauss et formalisée dans sa formule canonique, la rencontre avec un monstre bisexuel, le trickster, un avatar du héros et agent de transformations.

Malgré leurs convergences, les travaux de Lévi-Strauss et de Lacan continuent cependant à se distinguer par des ambitions et des éthiques de recherche différentes en fonction de leurs appartenances disciplinaires respectives. L’anthropologue cherche ainsi à identifier la structure textuelle du mythe la plus générale possible, pendant que l’analyste cherche à en déterminer les aspects les plus fertiles pour la clinique.

Dans cette perspective, la structure unique du mythe proposée par Lévi-Strauss paraît moins cristalline et permet d’y identifier une dynamique potentielle. Une telle dimension dynamique ne fait pas partie des intentions affichées de l’auteur. Cependant sa curiosité et son intégrité scientifique l’amènent à retourner de manière répétée à la figure du trickster et les transitions que ce dernier déclenche. Dans le travail de Lacan, la notion d’un « dédoublement narcissique » permet de mieux comprendre la ligne de force de son interprétation d’Hamlet. Si Lacan insiste sur la différence entre le mythe d’Œdipe et le fantasme du prince, la lecture du « Mythe individuel du névrosé » permet de relativiser cette opposition. Certes, le passage au fantasme mène à une spectralisation du mythe qui fait la beauté de la tragédie shakespearienne, cette opération reste pourtant redevable de la même structure qu’Œdipe Roi.

Nous avions montré comment le développement de Lévi-Strauss, synthétisé dans la formule canonique qui conclut son article, établit le mythe comme une structure textuelle générant une métaphore universelle[5]. Cette métaphore est construite de manière endogène sur la base d’un agencement du texte qui oppose deux sous-structures isomorphes qui, à leur tour, opposent chaque fois les catégories de l’inceste et de la mort. La stabilité de la métaphore aimante l’ensemble du texte et génère cette plénitude particulière des mots associée avec les récits mythiques.

Dans ses sept leçons consacrées à Hamlet, Lacan situe la « tragédie moderne » d’Hamlet en opposition à cet « ancien mythe » d’Œdipe. Zafiropoulos dans ses Mythologiques de Lacan. La prison de verre du fantasme : Œdipe roi, Le diable amoureux, Hamlet[6] montre comment cette opposition entre mythe et tragédie est l’enjeu central du travail de Lacan. Ainsi, Hamlet ne met en scène ni le mythe d’Œdipe en tant que tel, ni une de ses variantes, mais la transformation du mythe d’Œdipe en fantasme princier. Ce passage du mythe au fantasme résulte de l’absence d’une métaphore stabilisatrice, indissociable de la performativité symbolique limitée des figures paternelles.

La fantasmatisation du mythe d’Œdipe entraîne d’abord une spectralisation des quatre éléments du mythe dans le sens où ils perdent de leur consistance et s’ouvrent à une polysémie déconcertante. En parallèle, elle opère une fractalisation dans le sens où les mêmes motifs, tels l’inceste ou le meurtre, se répètent à différents niveaux du texte, tels le langage, la scène individuelle ou la fable elle-même. Bien sûr, le génie de Shakespeare assure que le labyrinthe miroité créé par le fantasme princier, la « prison de verre » (Zafiropoulos), maintient une cohérence forte non seulement au niveau de la coloration des caractères et de l’atmosphère générale de la pièce, mais au niveau de la texture du langage dans sa fragilité auto-référentielle même.

Si les textes et le traitement que leur accordent Lévi-Strauss en 1955 et Lacan en 1958 diffèrent à maints égards, les deux auteurs s’accordent sur le point central que les structures textuelles dont ils s’occupent ont une efficacité clinique. Mythe ou tragédie, tous les deux confirment l’affirmation suivante de Lacan :

« Je soutiens et je soutiendrai sans ambiguïté – et, ce faisant, je pense être dans la ligne de Freud – que les créations poétiques engendrent, plus qu’elles ne les reflètent, les créations psychologiques. »[7]

 

La génération d’un effet psychique sur le spectateur ou le lecteur est manifeste dans le mythe où la métaphore qu’il construit concourt directement à la stabilisation du sujet. La « tragédie moderne » aura besoin de passer par des procédés plus indirects. A la place d’une seule métaphore stable, Hamlet offre une suite de métaphores potentielles, chacune mettant le lecteur à distance et faisant état d’une nécessité d’interprétation.

Ce sera dorénavant à la substitution répétée des métaphores qui se succèdent de garantir l’effet clinique. A la place d’une métaphore stable offerte par un Œdipe se sacrifiant pour expier ses péchés, Hamlet incite le spectateur à un travail d’interprétation permanent. Shakespeare conçoit que « l’effet de l’interprétation » (Nasio) est la seule voie de salut du sujet moderne.

L’objectif principal de cet essai est de montrer comment l’opposition entre une métaphore stable d’un côté et une série de formations métaphoriques en besoin d’interprétation de l’autre est moins nette qu’elle n’apparaît au premier abord. Le mythe offre ainsi des ouvertures pour le travail interprétatif et les éléments éclatés du fantasme princier s’inscrivent finalement un par un dans une structure œdipienne. Si la dimension fantasmatique introduite par le dédoublement narcissique du héros domine dans Hamlet, elle n’est pas entièrement absente d’Œdipe Roi.

La section suivante commencera ainsi avec une présentation de la structure du mythe selon Lévi-Strauss. Si ce choix ne respecte pas la chronologie des dates de publication des versions définitives des textes, il se justifie par la clarté du propos de Lévi-Strauss qui aide à organiser l’ensemble de l’argument. D’ailleurs Lacan fait référence dans « Le mythe individuel du névrosé » présenté dans la 3e section à la « théorie anthropologique », ce qui laisse penser que des échanges antérieurs entre les deux auteurs ont eu lieu au sujet de la structure du mythe.[8] La quatrième partie exemplifiera une application de la structure à quatre éléments sur la base de la lecture par Lacan de la Tragédie d’Hamlet. La cinquième partie conclura avec une mise en évidence des convergences et des différences des approches de Lévi-Strauss et de Lacan.

 

Structure du mythe et métaphore textuelle selon Lévi-Strauss

Le travail sur la structure du mythe de Lévi-Strauss réaffirme le rôle central du mythe d’Œdipe dans sa forme sophocléenne et freudienne, implicitement assimilé par Lacan à une structure ternaire constitué par le héros, un parent féminin et un parent masculin. En regardant de plus près, on peut cependant identifier également chez Lévi-Strauss une structure quartenaire qui est établie surtout par l’introduction d’une figure médiatrice qui constitue un alter ego du héros et qui déclenche sa transformation.

Le développement de Lévi-Strauss frappe par son admirable économie. Le mythe construit donc une métaphore, entendue comme transfert d’une structure relationnelle, avec seulement quatre éléments. Ces quatre éléments identifiés par Lévi-Strauss sur la base d’une analyse exhaustive des différentes variantes du mythe d’Œdipe sont (1) un inceste observé ou subi par le héros, (2) la mort violente d’un proche du héros, (3) la rencontre avec un monstre bisexuel et (4) l’internalisation de la mort par le héros sous la forme d’une automutilation. Ces quatre éléments sont présents dans tous les mythes. Au niveau décisif de la structure textuelle des mythes, il n’y en a en effet qu’un seul dont la version sophocléenne du mythe d’Œdipe reste le paradigme.

A la suite de ses travaux sur les mythes de Amérindiens, Lévi-Strauss identifie le monstre bisexuel avec la figure du trickster. Dans le mythe sophocléen cette place est occupée à la fois par le Sphinx et par le voyant Tirésias qui selon la légende passa une partie de sa vie comme femme. Le trickster externalise le conflit interne du héros et fait fonction de passeur entre deux mondes tels le masculin et le féminin, mais aussi l’animal et le végétal, la terre et le ciel ou encore le vivant et le mort, le cru et le cuit, etc. Chez les Amérindiens, le rôle du trickster est parfois rempli par des animaux tel le coyote ou le corbeau, mangeurs de charogne, ou des éléments de la nature qui font transition tels la fumée, la pluie ou le brouillard ou les cendres. À propos de ces médiateurs, Lévi-Strauss écrit qu’ils sont des « figures phalliques (médiateurs entre les sexes). »[9]

Indépendamment de sa manifestation particulière et indépendamment du fait qu’il soit perçu par le héros comme ami ou comme ennemi, la rencontre avec le trickster est essentielle pour préparer la transition la plus grande, celle entre l’inceste et le meurtre, c’est-à-dire l’internalisation de la mort ou la castration symbolique. Bref, tout mythe, et selon Lévi-Strauss il n’y en a pour des raisons de structure textuelle qu’un seul, le mythe d’Œdipe, possède toujours déjà un quatrième élément dans la figure du trickster. Ceci ne veut pas dire que le rapport entre ce dernier et le héros chez Lévi-Strauss soit sous tous les aspects identique à « la relation narcissique au semblable » chez Lacan, mais les similarités, notamment au niveau fonctionnel du récit, sont suffisamment fortes pour que l’on puisse constater une forte convergence de leurs vues. La conclusion de texte reprendra ce point.

« Qu’est-ce qu’un mythe ? », s’interroge Lévi-Strauss dans deux articles devenus eux-mêmes mythiques. Il convient d’y répondre en deux temps. D’abord dans une forme sommaire qui indique le chemin à suivre ; ensuite dans une forme plus complète qui expose de manière plus détaillée l’argumentation que Lévi-Strauss développe pour la première fois dans « The Structural Study of Myth », paru en 1955 dans The Journal of American Folklore.[10]

Pour faire simple, un mythe est une structure textuelle particulière qui possède une efficacité clinique prouvée grâce à la métaphore universelle qu’il sait créer au niveau de la macrostructure du texte. En effet, le seul critère pour qualifier un texte de mythe est son efficacité clinique, « le mythe reste mythe aussi longtemps qu’il est perçu comme tel. »[11]  Cette efficacité clinique repose sur les perspectives de sublimation et d’apaisement d’angoisse qu’offre la métaphore au sujet individuel. Son caractère partagé et public renforce par ailleurs la cohésion du groupe.

Toutes les œuvres poétiques ont ainsi une efficacité clinique potentielle, dans le sens où elles sont capables d’agir sur l’angoisse ou la pression des symptômes, sur la base de leur dimension métaphorique[12]. Le mythe reste pourtant la formation poétique de base, la plus pure et la plus puissante. Pourquoi ? Parce que le mythe crée une métaphore de manière endogène au niveau de sa propre structure au lieu d’utiliser tel ou tel élément textuel, conventionnel ou « inventé », comme métaphore à la manière de structures fictionnelles dérivées.

Le mythe est défini par une seule structure ultra-condensée. Il est sa propre métaphore. Cette structure correspond à un carré qui est constitué par deux fois deux éléments qui se font doublement miroir. Le rapport entre les éléments A et B est donc identique au rapport entre les éléments C et D. Les deux paires ainsi constituées, la paire A/B fait miroir à la paire C/D. Lévi-Strauss lui-même, qui fournit une représentation analytique de ce croisement dans une « formule canonique », ne parle pas de métaphore mais d’une isomorphie des sous-structures A/B et C/D.

Une isomorphie indique l’identité structurelle de deux ensembles, ce qui correspond précisément à la relation de similitude associée avec la métaphore. « Une similitude métaphorique est [toujours] une similitude de relations » écrit Benjamin dans « Analogie und Verwandtschaft (Analogie et parenté)[13]. Une métaphore demande toujours une isomorphie de signifiants, mais toute isomorphie ne constitue pas une métaphore. Pour que la métaphore ait la stabilité nécessaire pour ancrer le récit, pour qu’elle tienne, les quatre éléments doivent « rester en place » et ne pas se laisser entraîner par la dérive d’analogies aléatoires, fussent-elles structurelles, qui prolifèrent. La structure isomorphique doit donc être verrouillée. Cette opération s’accomplit à travers la reprise inversée de l’élément B par l’élément D dans la quatrième position du carré.

En absence d’un tel verrouillage, il y aurait la dérive d’une sémiosis illimitée où A/B et C/D seraient suivis par E/F, G/H etc. Ceci est exactement ce qui se produit dans Hamlet où la métaphore est en permanence suggérée mais jamais achevée. Le mythe, car il n’y en a qu’un, est ainsi la forme la plus condensée d’une métaphore textuelle. Il constitue le degré zéro de la poésie, son archétype réduit à l’essentiel et son cœur intime.

Quels sont alors les quatre éléments, A, B, C, D qui constituent le mythe chez Lévi-Strauss pour former une métaphore à partir de la structure textuelle ? En fait, ils émergent d’une étude comparative des différentes variantes du mythe d’Œdipe. De manière indirecte, Lévi-Strauss étaye donc le choix de Freud de faire du mythe d’Œdipe le concept le plus important de la psychanalyse. De plus, il fait émerger la structure profondément métaphorique du mythe d’Œdipe, ce qui permet à Vanier de dire que « le complexe d’Œdipe [est] la base de toute métaphore »[14] Le mythe d’Œdipe fournit en effet la matrice génératrice de tout mythe à travers la métaphore fondatrice établie par son isomorphie structurelle interne.

Dans un élan d’abstraction mathématisante qui préfigure les mathèmes lacaniens, chacun des quatre macroéléments du mythe est présenté comme une fonction logique. Chaque fonction réalise à son tour une des deux relations possibles entre deux agents qui sont tirés d’un ensemble de quatre agents. Les deux relations fonctionnelles possibles sont l’inceste et le meurtre. Les quatre agents sont le héros, un parent féminin du héros, un parent masculin du héros et le trickster. Pour ce quatrième agent, Lévi-Strauss maintient la désignation résultant des mythes nord-américains également dans la version française de son article.

Les quatre « fonctions » suivantes impliquant ces quatre acteurs constituent ensuite les macroéléments du mythe selon Lévi-Strauss :

  1. Un inceste est observé ou vécu par le héros fx(a)fx est la fonction de l’inceste et (a) est le héros ; on pourrait traduire la formule par « le héros observe ou subit un inceste » ;
  2. Le meurtre d’un parent par le héros fy(b)fy est la fonction de la mort et (b) est un proche du héros[15] ; on pourrait traduire la formule par « un parent, adversaire du héros, subit la mort » ;
  3. La rencontre avec un monstre bisexuel, le trickster fx(b)fx est à nouveau la fonction de l’inceste (internalisée ici comme bisexualité) et (b) est toujours un adversaire (un ami, un autre) du héros ; on pourrait traduire la formule par « un adversaire/compagnon du héros avait subi un inceste ».
  4. Une difficulté à marcher ou à se tenir droit car le héros porte une blessure exprimée par la fonction (fa-1 (y)) où il organise de manière inversée (fa-1) l’internalisation de la mort ; on pourrait traduire la formule par « le héros devenu sujet s’auto-administre la fonction de la mort », ce qui correspond à la castration symbolique.

Un mythe est ensuite une structure textuelle qui organise deux oppositions entre ces quatre éléments dans une isomorphie. Lévi-Strauss utilise le signe «   » qui peut dire « approximativement égal », mais qui signifie en topologie justement que deux ensembles sont isomorphes, c’est-à-dire possèdent la même structure. Cette isomorphie entre deux structures correspond à la construction d’une métaphore (transport). Lévi-Strauss synthétise cette structure dans une formule générale :

« Quelles que soient les précisions et modifications qui devront être apportées à la formule ci-dessous, il semble dès à présent acquis que tout mythe (considéré comme l’ensemble de ses variantes) est réductible à une relation canonique du type :

fx(a) : fy(b)  fx(b) : fa-1(y)

dans laquelle, deux termes a et b étant donnés simultanément ainsi que deux fonctions, x et y, de ces termes, on pose qu’une relation d’équivalence existe entre deux situations, définies respectivement par une inversion des termes et des relations. »[16]

L’opération décisive est le déclenchement de la fonction fa-1 (y) qui signifie que le héros (a) s’auto-administre, en tant que négation de lui-même, l’expérience de la mort (y). Ainsi le héros n’est plus objet, ou « terme » dans le langage de Lévi-Strauss, mais devient fonction, c’est-à-dire sujet, avec une internalisation de la mort. Cette dernière peut prendre la forme d’une automutilation, tel l’auto-aveuglement d’Œdipe chez Sophocle.

Au niveau de la logique de la structure du texte, fa-1(y) ne se constitue pas seulement d’une reprise du meurtre du parent fy(b). On comprend aisément qu’une telle reprise donnerait suite à une série infinie de répétitions, telle la vendetta dans des sociétés archaïques ou pseudo-archaïques comme certaines associations mafieuses. C’est justement cet « océan des histoires » de meurtres et de sexe dans lequel baigne La tragédie d’Hamlet car le Prince est incapable d’avancer vers la castration symbolique, c’est-à-dire d’accepter la différence des sexes et l’interdit de l’inceste.

En termes topologiques, l’introduction d’un quatrième élément correspond à l’opération d’une deuxième demi-torsion de la structure narrative[17]. La première demi-torsion est introduite par le meurtre d’un proche qui suit un inceste ou est suivie par ce dernier. Elle établit une « bande de Moebius » dans le sens d’une série potentiellement infinie de séquences où chaque jouissance incestueuse sera suivie d’un meurtre et chaque meurtre ouvrira à nouveau vers une jouissance incestueuse. Il n’y a aucune différenciation entre les différents niveaux du récit, entre le désir et sa satisfaction. Tout est acte.

Un tel acting out pathologique et mécanique est par exemple dramatisé par les variantes de Don Juan, avec ses 1003 épisodes de sexe et de meurtre dans la seule Espagne, avant la rencontre avec le commandeur de pierre et la descente aux enfers. De manière moins brutale et explicite, on retrouve la même structure dans les récits picaresques, dont Gil Blas d’Alain-René Lesage, Les trois mousquetaires d’Alexandre Dumas (dans leur variante homo-sociale) ou encore Les Mille et une nuit avec leurs séries d’amours transgressives, combats et mésaventures qui font fonction d’une expiation toujours imparfaite. Aujourd’hui on retrouve ces feuilletons sériels dans une forme très pure dans les bandes dessinées ou les séries télévisées.

La deuxième demi-torsion du récit, l’internalisation de la fonction de la mort par le héros, par contre rétablit les deux faces du récit, la thématisation du désir, le retardement de l’action et une réflexion sur l’inéluctabilité de la dette et de la coulpe. Dans Œdipe Roi, cette internalisation de la mort ouvre vers Œdipe à Colone. Cette suite de crime, de châtiment, d’expiation et de réconciliation s’imposera par la suite comme la trame principale d’une grande partie de la production textuelle en Occident. Le récit romanesque devient ainsi Bildungsroman (roman de formation) avec une fin édifiante construite autour d’un équilibre de forces synthétisée par la formule lapidaire d’Italo Calvino « soit le héros se marie, soit il meurt », domestication de la pulsion sous le joug marital ou expiation définitive. Ceci inclut nécessairement une réflexion, explicite ou implicite, sur la représentativité du langage et ainsi une réaffirmation de la fracture symbolique entre signifiant et signifié.

Une autre manière de penser la demi-torsion qui ramène le héros vers son destin en tant que membre du genre humain est proposée par Hegel dans sa dialectique du maître et de l’esclave. Explicitement, le futur esclave internalise dans le combat pour la reconnaissance l’expérience de la mort qui l’amène à abandonner l’identification avec son image qui antérieurement était « son essence et objet absolu » :

« Cette conscience [du valet] n’a en effet pas eu peur pour ceci ou pour cela (…) mais pour toute son essence ; car elle a ressenti la crainte de la mort, du seigneur absolu. En elle, elle a été dissolue intérieurement (…) Ce pur mouvement général, cette fluidification absolue de toute existence est (…) l’être simple de la conscience de soi (Hegel (1809), p. 148). »

Ce moment crucial, de crainte absolue et de soumission, fonde alors l’existence du valet en soi, c’est-à-dire dans sa vérité concrète. Le moment de la crainte totale chez Hegel correspond à l’application de la fonction de la mort inversé chez Lévi-Strauss. Le Hegel de la Phénoménologie répondrait avec un « Oui » ferme à la question d’Œdipe à Colone « Est-ce quand je ne suis plus rien que je serais un homme ? » Au « rien » d’Œdipe correspond la reconnaissance du valet hégélien de sa dépendance totale, condition nécessaire pour accéder par la suite à travers le travail à sa liberté et à sa vérité

 

Dédoublement narcissique et fantasme dans le « Le mythe individuel du névrosé » de Lacan

En 1953, Jacques Lacan donne une conférence sur « Le mythe individuel du névrosé, ou Poésie et vérité dans la névrose ». D’emblée, il réclame pour le mythe, universel ou individuel, la capacité de transmettre une vérité, donc l’énonciation d’une parole pleine porteuse d’une charge libidinale, le mythe étant précisément ce qui peut être défini comme

« ce qui donne une formule discursive à quelque chose qui ne peut pas être transmis dans la définition de la vérité, puisque la définition de la vérité ne peut s’appuyer que sur elle-même, et que c’est en tant que la parole progresse qu’elle la constitue»[18]

 

Ce constat programmatique le rapproche de Lévi-Strauss. Un mythe témoigne, de manière voilée bien sûr, de la vérité du réel de la pulsion. Ce dévoilement prend une forme telle que la vérité ne s’exprime pas dans tel ou tel signifiant mais progresse à travers l’agencement spécifique de quelques signifiants clefs, la « formule discursive » du mythe. Lacan définit cette approche oblique comme l’essence du mythique et, par la suite, confirme avec Freud et Lévi-Strauss le mythe d’Œdipe comme le paradigme même de cette « formule discursive » capable de laisser paraître quelque chose de la vérité :

« La parole ne peut pas se saisir elle-même, ni saisir le mouvement d’accès à la vérité comme une vérité objective. Elle ne peut que l’exprimer – et ce, d’une façon mythique. C’est en ce sens qu’on peut dire que ce en quoi la théorie analytique concrétise le rapport intersubjectif, et qui est le complexe d’Œdipe, a une valeur de mythe» [19]

 

Très vite, Lacan tient pourtant à se démarquer de la structure qu’il associe avec le mythe d’Œdipe et réclame sur la base de son expérience analytique une modification structurelle. Bien entendu, la structure qui nécessite une modification est la forme simple ou ternaire du complexe d’Œdipe – héros, parent féminin, parent masculin. Comme on a vu, cette forme simple ne correspond ni tout à fait à la vision de Lévi-Strauss, ni tout à fait à la tragédie sophocléenne qui constitue la base de la tradition freudienne. Sans forcer les choses, on peut supposer que Lacan prête cette vision implicitement à une tradition interprétative quelque peu philistine de l’œuvre freudienne. C’est cette dernière qui demande modification :

« Je vous apporterai aujourd’hui une série de faits d’expérience que j’essaierai d’exemplifier à propose de ces formations que nous constatons dans le vécu des sujets que nous prenons en analyse, les sujets névrosés par exemple… Ces formations nécessitent d’apporter au mythe œdipien, en tant qu’il est au cœur de l’expérience analytique, certaines modifications de structure. »[20]

 

Quel est alors l’essentiel de cette modification ? Il s’agit bien sûr de l’ajout d’un quatrième élément. Comme indiqué ce dernier existait déjà dans la structure lévi-straussienne dans la forme du trickster, le monstre bisexuel, le passeur ou encore l’objet de transition. Il reçoit cependant de la part de Lacan une motivation propre qui lie la nécessité structurelle de ce quatrième élément d’emblée au décalage entre la fonction symbolique du père et la performativité des pères réels.

Le caractère historique de la performance des pères constitue ensuite une ouverture envers le vécu concret des névrosés ou, dans les mots de Lacan, « les relations fondamentales caractéristiques d’un certain mode d’être humain à une époque déterminée » (ibid., p. 16). Le mythe est ainsi à la fois structure et reflet d’une réalité sociale intrinsèque à une époque historique donnée. Ainsi il se place toujours dans une tension entre le latent et le manifeste. Cette double nature permet au vécu du névrosé de modifier le mythe pour en faire un mythe individuel ou familial, c’est-à-dire un fantasme. Lacan exemplifie son propos à l’aide du cas clinique de Freud de « L’homme aux rats » et un passage clef de l’autobiographie de Goethe Dichtung und Wahrheit (Poésie et vérité) dont le titre programmatique figure en sous-titre de sa conférence. Il restera encore à clarifier dans quelle mesure cette entrée du vécu individuel implique un changement de structure, comme Lacan semble le suggérer ou une nouvelle interprétation d’une structure immuable. La réponse déterminera évidemment la question de savoir dans quelle mesure l’approche lacanienne converge ou diverge de celle de Lévi-Strauss.

L’interprétation lacanienne de « L’homme aux rats » frappe d’abord par sa pureté structuraliste. Tel père, tel fils, toute dette non-payée, tout désir irréalisé, réapparaît dans la génération suivante exactement à la même place. L’inconscient c’est la répétition (Nasio). Pour repérer ce parallélisme il faut toutefois la subtilité d’un interprète de génie. En pédagogue, Lacan énumère les différents déplacements qui, en les remontant à rebours, lui permettent de faire la démonstration de cette répétition structurelle : complémentarité, supplémentarité, parallélisme et inversion.

Le moment décisif arrive quand Lacan identifie à côté du père, de la mère et du sujet névrosé le quatrième élément, le passeur. C’est autour de lui que se focalisent les transitions entre le père et la mère, entre le père et le fils, mais surtout la transition entre le symbolique et le réel, à l’aide d’un objet qui est dans le cas présent une forte somme d’argent[21]. Ce passeur est un ami du père qui lui a prêté une forte somme d’argent pour repayer une dette de jeu que le père avait contractée en dilapidant les fonds de son régiment. On conçoit l’enjeu vital de la constellation. Toute la charge du cas individuel de l’homme aux rats résulte selon Lacan du fait que l’ami mystérieux a disparu et que la dette du prêt n’a jamais été repayée.

Dans l’analyse que l’homme aux rats a engagée suite à ses souffrances symptomatiques autour d’une dette imaginaire, « Freud se substitue très directement dans ses relations affectives à un ami qui remplissait un rôle de guide, de conseil, de protecteur, de tuteur rassurant »[22]. Freud prend en effet la quatrième place de passeur dans le mythe individuel de l’homme aux rats :

« C’est donc la substitution au personnage de Freud d’un personnage ambigu, à la fois protecteur et maléfique, dont les lunettes qui l’affublent marquent assez bien par ailleurs le rapport narcissique avec le sujet. Le mythe et le fantasme ici se rejoignent (…) J’ai pris là un exemple bien particulier. Mais je voudrais insister (…) il y a chez le névrosé une situation de quatuor, qui se renouvelle sans cesse. »[23]

 

Ceci se lit comme une précision du rôle du trickster chez Lévi-Strauss. Particulièrement intéressant est l’accent mis ici sur la dynamique d’un renouvellement sans cesse de cette instance protéiforme, dont l’essence même est l’organisation de transitions entre contraires.

En résumé, le mythe individuel du névrosé est un fantasme à quatre éléments. Ce quatrième élément fait interagir le rapport narcissique du sujet avec sa propre image, Lacan parle d’un « dédoublement narcissique », avec les trois autres éléments du complexe d’Œdipe. Cet agencement du mythe autour de quatre éléments plutôt qu’autour de trois n’ouvre pas seulement vers l’imaginaire dans un sens général mais vers le vécu individuel de chaque sujet et ses déterminations sociales dans des contextes historiques et même politiques spécifiques. Si la structure du mythe est intemporelle, ses actualisations ne le sont pas. C’est le quatrième élément, le double imaginaire du héros, qui assure l’articulation de la structure du mythe avec l’histoire particulière de chaque sujet. Dans le cas de « l’homme aux rats », le double ou plutôt les doubles du sujet ce sont ses camarades officiers que sa névrose obsessionnelle organise dans une comptabilité de dettes et contre-dettes aussi compliquée qu’aléatoire.

Le deuxième exemple relaté par Lacan est d’une nature différente. Ici Goethe lui-même raconte avec une licence poétique revendiquée une scène de ses années de vagabondage. A cette époque il n’osait pas s’approcher de manière directe de l’objet de son désir, la jeune fille d’un pasteur ami de sa famille. Il se déguisait alors au cours de visites dominicales en personnages quelque peu en dessous de son statut social réel, par exemple un serviteur, et créait ainsi par précaution ses propres doubles, pour mieux gérer la tension autrement insoutenable de la structure ternaire de base composée de Goethe lui-même, Frédérique et le père de cette dernière.

Dans la conclusion de sa conférence, Lacan motive la nécessité du « dédoublement narcissique » par un décalage entre un symbolique tel qu’il peut être représenté par la figure paternelle et le réel entendu comme l’ensemble des forces psychiques et des sensations sensibles parcourant le sujet. C’est donc l’écart entre le symbolique et le réel qui nécessite le recours à un imaginaire soutenu par la relation spéculaire avec autrui, un autre qui peut naturellement être constitué par la sa propre image dans le miroir. En d’autres mots, la défaillance du symbolique nécessite l’évolution d’une structure ternaire du mythe à une structure quaternaire. Dans ce passage de trois à quatre éléments, le mythe œdipien s’individualise et se transforme en fantasme. Les passages suivants éclairent le lien entre l’incomplétude de la fonction symbolique et l’émergence des formations imaginaires à partir d’un dédoublement narcissique :

« L’assomption de la fonction du père suppose une relation symbolique simple, où le symbolique recouvrirait pleinement le réel. Il faudrait que le père ne soit pas seulement le nom-du-père, mais qu’il représente dans toute sa plénitude la valeur symbolique cristallisée dans sa fonction. »[24]

 

Mais dans le vécu concret de chaque sujet, le symbolique, représenté par un père réel, ne recouvrira jamais tout le réel. Dans le meilleur des cas, un père sera « suffisamment symbolique »[25] (Nasio) il ne le sera jamais entièrement. Cette imperfection est due à l’impossibilité structurelle de trouver une représentation symbolique satisfaisante de la jouissance quand l’effort de symbolisation lui-même est intrinsèquement lié à une renonciation à la jouissance et à sa transformation en désir :

« Or, il est clair que ce recouvrement du symbolique et du réel est absolument insaisissable. Au moins dans une structure sociale telle que la nôtre, le père est toujours, par quelque côté, un père discordant par rapport à sa fonction, un père carent, un père humilié, comme dirait Monsieur Claudel. Il y a toujours une discordance extrêmement nette entre ce qui est perçu par le sujet sur le plan du réel et la fonction symbolique. »[26]

 

Outre Claudel, Lacan aurait pu citer Hofmannsthal, Joyce ou Wittgenstein sur les limites de la « fonction symbolique », grand thème de la littérature et de la philosophie au passage entre les deux siècles. Mais au niveau de la théorie analytique ce constat suffit pour justifier la présence d’un dédoublement narcissique, la base d’une expérience du Moi, pas seulement sur la base d’observations empiriques mais également sur la base d’une déduction logique. Cependant, si l’appel à l’imaginaire est une réponse à l’insuffisance du symbolique, il pose un nouveau défi. L’introduction du Moi crée ainsi une faille structurelle entre le vécu du sujet et de sa propre image :

« Le sujet a toujours ainsi [suite à la perception de sa propre image au miroir et exposé au « désarroi de ses fonction motrices et affectives »] une relation anticipée à sa propre réalisation, qui le rejette lui-même sur le plan d’une profonde insuffisance, et témoigne chez lui d’une fêlure, d’un déchirement originel, d’une déréliction (…) C’est en quoi, dans toutes ses relations imaginaires, c’est une expérience de la mort qui se manifeste. »[27]

’impossibilité pour les pères de représenter la fonction symbolique dans sa totalité provoque le dédoublement narcissique du sujet associé à une expérience imaginaire de la mort. Goethe en est un témoin éloquent. Le problème avec Goethe est que son éloquence est telle que toute interprétation n’est qu’un commentaire à la lecture structurelle que lui-même a déjà préparée. Dans Dichtung und Wahrheit, il relate ainsi en tant que névrosé particulièrement enjoué sa tentative de déjouer la tension intérieure provoquée par son émoi amoureux à propos de la fille du pasteur à l’aide de déguisements. Cependant, cet épisode avec son côté burlesque est déjà intégré dans le mythe de l’avènement de l’artiste obligé de passer par les défis que la providence lui tend pour lui permettre de grandir. Se vouant à l’art de l’écriture, avec un geste de renonciation douloureuse, Goethe est à la fois ce névrosé enjoué et le directeur d’âme de celui-ci. Cette capacité de procéder en permanence sur deux plans prédestinait Goethe à devenir une référence constante dans l’œuvre freudienne.

Lacan articule donc le mythe d’Œdipe, dans sa version ternaire, avec le dédoublement narcissique du héros pour en faire un mythe à quatre éléments. Il présente cette opération comme un constat de la prégnance signifiante limitée du mythe d’Œdipe dans sa version « originale ». Il aurait cependant été parfaitement possible de présenter précisément la même opération comme une réinterprétation du mythe d’Œdipe. D’ailleurs il se lance dans cette opération avec un clin d’œil implicite aux travaux de Lévi-Strauss avec lequel il est en contact régulier dans ce début des années 1950 :

« Je crois que cette différence [entre une structure à trois éléments et une structure à quatre éléments] devrait nous conduire à discuter l’anthropologie générale qui se dégage de la doctrine analytique telle qu’elle est jusqu’à présent enseignée. »[28]

 

En fait, le quatrième élément du dédoublement narcissique faisait toujours partie à la fois d’Œdipe Roi, à travers les rencontres avec le Sphinx et avec Tirésias, et de la structure générale du mythe dégagée par Lévi-Strauss, à travers les rencontres avec le trickster.

Mais la grande contribution du « Mythe individuel du névrosé » est de se focaliser sur ce quatrième élément pour rendre le mythe œdipien plus utile dans l’interprétation des fantasmes des névrosés comme mythes individualisés. Cette utilité accrue résulte entre autres du fait que le dédoublement imaginaire du sujet permet une articulation naturelle entre la structure sous-jacente et le vécu concret du sujet. La contribution lacanienne permet ainsi de saisir la fixation névrotique comme une production imaginaire à partir du mythe d’Œdipe. Elle donne ainsi une logique structurelle aux fantasmes des névrosés qui détermine les instances de déclenchement de l’angoisse et ordonne la syntactique des symptômes.

A la fin de sa conférence, Lacan offre comme coda en traits rapides une étiologie des névroses audacieuse : le dédoublement narcissique au niveau de l’imaginaire du sujet névrosé est une fonction directe du dédoublement de la figure du père au niveau du vécu réel :

« Si le père imaginaire et le père symbolique sont le plus souvent fondamentalement distingués, ce n’est pas seulement pour la raison structurale que je suis en train de vous indiquer, mais aussi d’une façon historique, contingente, particulière à chaque sujet. Dans le cas des névrosés, il est très fréquent que le personnage du père, par quelque incident de la vie réelle, soit dédoublé. »[29]

 

Pour étayer sa thèse Lacan fournit quelques exemples tels que la substitution du père mort précocement par un beau-père, la substitution de la mère et, surtout, un frère ou un ami du père jouant un rôle important comme référence symbolique alternative. Pour ce dernier cas, le mystérieux ami du père de « l’homme aux rats », garant du symbolique à la place du père en faillite financière et morale, fournit naturellement l’exemple paradigmatique.

Le parallélisme identifié par Lacan est presque trop parfait – le dédoublement de la figure paternelle dans la vie réelle force le dédoublement narcissique dans l’imaginaire du fils. Mais avec l’introduction de la distinction entre père imaginaire et père symbolique comme fait structural, Lacan lui-même relativise l’importance des aléas de la vie. Vu que la fonction paternelle implique une renonciation à la jouissance pour le moins partielle, le réel de la jouissance du fils ne pourra jamais trouver sa représentation complète dans le symbolique. Cela dit, si ce trou blanc du symbolique est universel, son étendue, son positionnement et son opacité sont individuels. Au fait structural s’ajoute alors le vécu du sujet dans le rapport au père réel pour déterminer le degré du durcissement des fixations névrotiques.

La conférence sur « Le mythe individuel du névrosé » finit avec une ultime précision concernant la nature du quatrième élément du mythe. S’appuyant sur une vision de la dialectique hégélienne informée par l’enseignement de Kojève « où l’homme s’humanise dans la relation à son semblable » et plus précisément dans « la lutte à mort de pur prestige », Lacan réaffirme que le quatrième élément est la mort : « le quart élément quel est-il ? Eh bien, je le désignerai ce soir en vous disant que c’est la mort. »[30] Mais ce n’est pas la mort biologique dont il s’agit mais de la mort imaginaire qui fonctionne en tant qu’un élément médiateur, intégrée « positivement » dans le fantasme des névrosés.

Cela semble une explicitation du quatrième argument de la formule canonique de la structure du mythe chez Lévi-Strauss, fa-1(y). Rappelons qu’à travers cette fonction inverse le héros (a) s’auto-administre la fonction de la mort (y). Bien sûr, chez Lévi-Strauss les quatre arguments de la formule canonique sont des actes ou des évènements, quand chez Lacan les quatre éléments du mythe sont des protagonistes, des acteurs. Cependant, les quatre acteurs – héros, parent féminin, parent masculin et trickster – se retrouvent de manière identique chez Lévi-Strauss et sont chaque fois à l’origine d’un des actes qui forment les arguments de la formule canonique. En empruntant l’un à l’autre et chacun continuant dans un style différent la voie indiquée par Freud, Lacan et Lévi-Strauss assurent ensemble que le mythe d’Œdipe ne pourra dorénavant qu’être compris comme une structure à quatre éléments.

 

Le quatrième élément en action : la spectralisation du mythe œdipien dans La Tragédie d’Hamlet

La Tragédie d’Hamlet, prince de Danemark de Shakespeare constitue un formidable exemple de la force et du fonctionnement du quatrième élément du mythe d’Œdipe. Les dédoublements prolifèrent dans une mise en abîme vertigineuse qui offre à tous les instants des transitions ou des synthèses entre des opposés – la vie et la mort, l’amour et la haine, la force et la maladie, la réflexion et l’action, l’imagination ou la ruse et la réalité – souvent suggérées par des passeurs douteux ou peu fiables. Cependant, chaque fois la transition ou la synthèse, au dernier moment, ne se fait pas et la série des dédoublements continue. La pièce construit ainsi un labyrinthe des miroirs, une « prison de verre » (Zafiropoulos), pour créer une atmosphère chimérique sur fond d’une défaillance systématique des repères symboliques.

La première série des dédoublement spectraux est évidemment constitué au niveau des figures paternelles où le spectre d’Hamlet senior, « mort dans la fleur de ses péchés », fait écho à son frère Claudius, pécheur décomplexé mais prudent. Polonius, courtisan obséquieux et père de Laërte et d’Ophélie, ainsi que Fortinbras sénior, perdant de la dernière guerre contre le Danemark, complètent cette série des pères défaillants.

Le dédoublement des pères au niveau du réel de la pièce qui complexifie les méandres imaginaires d’Hamlet, tout à fait dans le sens relevé par Lacan à propos de « l’homme aux rats », se retrouve au niveau des fils. Une longue série de figures masculines offrent ainsi à Hamlet différentes identifications mimétiques. Chacune constitue un repère potentiel, aucune n’est finalement porteuse. Il y a Horatio, le compagnon de toujours, le jeune Fortinbras, prince de la Norvège, puissance concurrente, Laërte, en tant que parangon de qualités viriles, un miroir du prince, et finalement en tant que doublure doublée, Rosencrantz et Guildenstern, les gais camarades universitaires avec lesquels Hamlet s’engage dans un jeu mortel de lettres volées.

Mais le double d’Hamlet le plus compact, tout au long du drame, reste Laërte. L’émulation des deux hommes inclut la tension œdipienne avec le vieux Polonius et les gages de leur amour pour Ophélie disparue, avec laquelle chacun entretenait une relation teintée de familiarité fraternelle et d’érotisme. Leur entrelacement culmine dans le combat dans la tombe où chacun prend l’autre par la gorge, et peu après dans leur duel final où ils meurent ensemble, transpercées par la même épée empoisonnée.

La série des dédoublements s’étend aux tricksters, emblèmes du quatrième élément du mythe, qui prennent ici les figures de la troupe de théâtre, du fossoyeur ou du pauvre Yorrick. Chacun de ces passeurs entre différents mondes – l’imaginaire et le réel, la vie et la mort, l’enfance et l’état adulte – pourrait fonctionner tout seul comme un miroir du héros pour faciliter son passage d’un état à un autre. Leur multiplication, couplée au fait qu’aucun d’eux n’est finalement capable d’assurer le passage décisif, celui de la castration symbolique, rend le labyrinthe de miroirs dans lequel erre Hamlet d’autant plus déroutant.

La prolifération des doubles constitue des séries de pseudo-métaphores avec une fonction précise au niveau du récit. D’abord chaque répétition signale que l’établissement d’une métaphore générale a une nouvelle fois échoué. Ensuite, il y a le lien étroit entre le dédoublement narcissique et la mort souligné par Lacan. Ce lien peut être approché à la fois par le biais du mythe de Narcisse se noyant dans le plan d’eau dans lequel il s’admirait ou par le biais de la conception hégélienne de la lutte à mort pour la reconnaissance entre deux semblables. Quelle que soit la chaîne associative mobilisée, la dominance marquée de la dimension imaginaire est toujours indissociable de la présence de la mort, comme infatuation morbide d’abord et comme réalité écrasante par la suite. Il n’est que logique qu’Hamlet contemplant un crâne comme son double et son image soit devenu l’image emblématique de la pièce.

Dans une forme ou dans une autre, la mort est omniprésente dans Hamlet, dès la première apparition du spectre du père mort jusqu’au carnage final qui n’entraîne pas seulement la disparition de tous les personnages centraux mais qui met fin à la lignée royale danoise et à l’existence du Royaume lui-même. Avec Lacan, il convient d’être précis ici. Si la mort est omniprésente, c’est aussi parce qu’elle refuse de se laisser cantonner dans une opposition nette à la vie. Le spectre d’Hamlet senior est l’emblème même de cette mort qui sort des tombes et refuse d’intégrer le symbolique. De la manière la plus explicite qui soit, Hamlet est l’histoire d’un homme sans métaphore paternelle, condition de la vie humaine.

Ainsi la mort infecte la vie autant qu’elle ne la termine. Telle la peste à Thèbes, le « pourri » du Royaume de Danemark se nourrit d’une présence subreptice de la mort suite à des péchés jamais expiés. A l’occasion des meurtres en rafale, Lacan emploie l’expression : « des boulots bousillés ». En effet, la mort n’advient jamais de manière nette mais par poison, par suicide, par contrefaçon de lettres ou, de manière particulièrement signifiante, par un coup d’épée aveugle dans une tapisserie, aussi fortuit au niveau de l’intention consciente que précis au niveau de la logique du fantasme princier dont la pièce est l’écran.

Suivant la classification de Lévi-Strauss, les éléments « la mort donnée à un parent masculin du héros » et « la rencontre avec un monstre bisexuel, le trickster » sont donc développés dans Hamlet comme des séries de dédoublements de manière très nette. Qu’en est-il des deux autres éléments de la formule canonique du mythe de Lévi-Strauss, « l’inceste observé ou subi par le héros » et « l’internalisation de la mort, la castration symbolique » ? Ils sont également identifiables comme éléments structurants de la pièce, mais assument une qualité particulièrement spectrale. Ni la relation entre Claudius et Gertrude telle qu’elle est observée par Hamlet, ni la rencontre lourde de non-dits entre Gertrude et Hamlet qui fait renaître le spectre constituent des incestes avérés mais en assument la couleur. Idem, la relation entre Polonius le manipulateur espion et Ophélie à fleur de peau est laissée en suspens. Cependant la perte immédiate, totale et irréversible de tout repère quand la déception amoureuse appelle la folie n’intime rien de bon.

La même présence par réfraction, diffuse et inéluctable, concerne la thématisation de la castration symbolique, internalisation de la mort selon Lévi-Strauss, intégration « positive » de l’expérience de la mort selon Lacan, du personnage central. On a beau s’accorder que cette castration symbolique, condition de l’identification avec le père, n’intervient jamais et que l’absence de ce passage à un symbolique porteur provoque le surgissement de la mort dans le réel de la pièce, telle l’apparition du commandeur de pierre à la fin du Don Juan.

 

Lacan et Zafiropoulos identifient l’incapacité d’identification avec le père avec le désir d’Hamlet de rester le phallus de sa mère, ce qui l’empêche de passer à l’action, que ce soit sur le plan amoureux, ou que ce soit sur le plan politique et militaire :

« Si le sujet est le phallus (…) eh bien, il ne l’a pas, c’est-à-dire il n’a pas le droit de s’en servir, ce qui est la valeur fondamentale de la loi dite de prohibition de l’inceste. D’autre part, s’il l’a, c’est-à-dire s’il a réalisé l’identification paternelle, eh bien, une chose est certaine, c’est que, ce phallus, il ne l’est pas. »[31]

Et

« Le prince est bien narcissiquement piégé dans [sa] passion d’incarnation phallique puisque le sujet, « comme l’enseigne la doctrine depuis toujours, veut maintenir le phallus de la mère » [Lacan (2013), p. 280], quitte à lui sacrifier son propre objet de désir (ici la belle Ophélie) »[32]

 

Pourtant même s’il ne le réussit pas, le combat d’Hamlet pour avoir le phallus, pour s’identifier avec un héritage paternel qu’il pourrait pleinement assumer, pour accéder à une forme de castration symbolique, est le sujet même de la tragédie. « Être ou ne pas être… le phallus ? » est la question qui la structure selon Lacan.  Est-ce plus important que la question soit tranchée et le combat gagné ou est-ce plus important qu’il soit sincèrement engagé ? Paradoxalement, l’issue de ce combat pour l’identité compte d’abord pour ceux et celles qui entourent le prince, les proches et moins proches séduits par le transfert fiévreux suscité par les grands héros. Le destin personnel d’Hamlet est inséparable de celui du Royaume du Danemark, tout comme le destin d’Œdipe est inséparable de celui de la ville de Thèbes.

L’échec d’une identification définitive, si important pour la dimension politique, n’a pas d’incidence sur l’intensité de l’engagement subjectif du prince. Cette intensité ne fait pas de doute. Elle fait briller Hamlet de mille feux : les retardements, les empêchements, les doutes, les monologues, les fantaisies morbides, qui servent comme « phallophanies » (Lacan) dans le sens qu’ils font apparaître la force unifiante du phallus pour la faire disparaître aussitôt. Aux scènes développées il faut ajouter le langage lui-même, les détournements de phrases, les double-ententes, les allusions grivoises car les mots sont investis par la charge pulsionnelle que le héros n’arrive pas à canaliser pour aller vers son désir. Telle la présence de l’inceste, le défi de la castration symbolique colore l’atmosphère de la pièce. Chaque allusion, chaque analogie osée d’Hamlet constitue ainsi une micro-métaphore locale qui questionne, suggère et finalement retarde l’établissement d’une nouvelle métaphore générale qui pourrait polariser son désir pour tirer la pièce vers quelque chose de plus aérien, de moins étouffé et pervers.

Ceci pose la question de savoir quelle forme aurait pu prendre une « castration symbolique » dans le cas d’Hamlet. La réponse la plus abstraite est aussi la plus juste : la soumission à la Loi, c’est-à-dire l’acceptation de l’interdit de l’inceste, et l’identification avec le père et son héritage. Le modèle classique est naturellement Œdipe qui se crève les yeux en témoignant par cet acte : « je suis le fils de Laïus ! » Hamlet s’y essaie, y réussit presque, et échoue finalement une fois encore même si c’est de manière… royale.

La scène a lieu devant le tombeau ouvert d’Ophélie quand Hamlet réalise qu’il n’est plus le phallus mais aussi que, tragiquement, il ne l’aura pas. Lacan présente magistralement ce moment de cristallisation quand Hamlet assume avec conviction son propre destin désormais scellé, « this is I, Hamlet the Dane ! » C’est le point culminant de la pièce. Ici, Hamlet donne le meilleur de lui-même. Pour rester dans le cadre fourni par Lévi-Strauss, ce moment aurait pu être celui de l’internalisation de la mort et de l’établissement d’une nouvelle métaphore. Cet acte langagier se situe au même point de la structure du récit que la crevaison des yeux d’Œdipe qui par ce geste se marque comme fils de Laïus.

Cependant, le cri d’Hamlet, aussi grande soit sa force rageuse, marque deux différences majeures avec l’acte d’Œdipe. Bien sûr, par son cri Hamlet s’insère bien dans une forme de filiation symbolique. « Je suis le Danois » doit bien être lu comme « j’appartiens à la lignée royale danoise ». Mais l’identification symbolique reste générale : aucun père n’est désigné de manière explicite. Encore une fois, Hamlet laisse en suspens la question de savoir si cette filiation passe par le spectre, avatar instable d’un père pas plus symbolique que ça, ou par Claudius, tel Créon, Roi bien réel mais sans pouvoir symbolique. Claudius l’avait pourtant toujours rassuré quant à son propre statut royal et avait évoqué régulièrement la perspective de lui succéder. Se réclamer de la lignée royale danoise reste donc une identification symbolique à demi, ou plutôt double, ce qui revient au même.

Ensuite, l’identification symbolique reste viciée par la captation imaginaire : « C’est Moi ! ». Même dans son meilleur moment, et c’est un grand moment, Hamlet ne se défait pas tout à fait de son fantasme d’être le phallus. Incapable de faire entièrement le deuil du phallus qu’il incarnait trop longtemps, il n’est pas entièrement « libre de [son] acte. »[33] Le fait qu’Hamlet pousse son cri en sautant dans un tombeau le rapproche d’ailleurs encore un peu plus du spectre de son père.

Pour avancer, il aurait fallu autre chose. Ce qui parfait la métaphore, fonde le lien social et garantit la fonction de l’Autre, ce n’est pas le combat pour la reconnaissance, fût-ce en mettant sa vie en jeu. Hamlet y était prêt. Pour établir une métaphore qui puisse polariser la structure signifiante de toute une communauté, il faut s’y prendre différemment. La Tragédie d’Hamlet est sur ce point une création poétique terriblement efficace. Elle effectue, par la négative, la démonstration implacable qu’aucune métaphore paternelle ne peut être établie et qu’aucun manque dans l’Autre ne peut être comblé sans assumer la dette symbolique du père. Dans son Séminaire X, Lacan résume la stase du névrosé incapable d’avancer de la manière suivante :

« Ce devant quoi le névrosé recule, ce n’est pas devant la castration, c’est de faire de sa castration ce qui manque à l’Autre. C’est de faire de sa castration quelque chose de positif, à savoir la garantie de la fonction de l’Autre, cet Autre qui se dérobe dans le renvoi indéfini des significations, cet Autre où le sujet ne se voit plus que destin, mais destin qui n’a pas de terme, mais destin qui se perd dans l’océan des histoires. »[34]

 

Hamlet est ce névrosé qui ne réussit pas à faire de sa castration quelque chose de positif. Ici on voit aussi de manière exemplaire la fonction du moment de la castration symbolique de verrouiller le récit et de terminer la dérive des associations métonymiques qui forment l’océan des histoires.

Donc les quatre stations de la formule canonique du mythe selon Lévi-Strauss – inceste, meurtre, rencontre avec le trickster et internalisation de la mort – tout comme les quatre pôles du mythe individuel du névrosé selon Lacan – sujet, mère, père et double narcissique – sont présents et parfaitement identifiables dans La Tragédie d’Hamlet. Ils fournissent une cohérence à un ensemble qui sans la force structurante du mythe aurait viré à une sorte de délire ultrasophistiqué, un bal de masques sans catharsis et, ainsi, sans effet clinique sur le spectateur.

La particularité d’Hamlet, dans l’opposition élaborée par Lacan entre « mythe ancien » et « tragédie moderne » est naturellement l’éclatement des quatre éléments du mythe pour les faire réapparaître dans différentes formes et à différents niveaux du texte et notamment au niveau du langage lui-même. La spectralisation des différents constellations et éléments du mythe qui perdent en consistance pour gagner en étendue diffuse est alors accompagnée par une fractalisation dans la mesure où chaque élément peut paraître à tout temps à tous les niveaux du texte.

Le moteur de cet éclatement est naturellement la dominance du quatrième élément du mythe qui anime les séries des dédoublements narcissiques et des identifications imaginaires, déclenchés soit par les passeurs de tricksters, soit directement par « la mort imaginée et imaginaire » dans l’esprit du héros. Car Hamlet est à la fois l’histoire tragique d’un jeune homme, prince héritier par ailleurs, en combat avec ses démons et la fresque du monde intérieur de ce jeune homme.

C’est sur ce point que Freud et Lacan font une observation décisive qui transforme un travail d’interprétation de texte littéraire en avancée de la théorie analytique. Cette observation va au cœur de la question de la relation entre la Tragédie d’Hamlet et le mythe selon Lévi-Strauss dont la variante paradigmatique reste le mythe d’Œdipe dans sa version sophocléenne. Leur réponse commune, même si Freud se limite à un bref constat et Lacan fait éclore ce germe tout au long de sept soirées de son Séminaire IV, est que Hamlet constitue la mise en scène du fantasme refoulé de son personnage principal.[35] Freud énonce le thème dans L’interprétation des rêves :

« Dans le même sol qu’Œdipe Roi s’enracine une autre grande création poétique tragique, le Hamlet de Shakespeare. Mais dans le traitement différent du même matériel se révèle toute la différence dans la vie psychique de deux périodes culturelles très éloignées, [et] la progression séculaire du refoulement dans la vie émotive de l’humanité. Dans l’Œdipe, le fantasme de désir [Wunschphantasie] sous-jacent de l’enfant est, comme dans un rêve, tiré à la lumière et réalisé ; dans Hamlet il est refoulé, et nous n’en prenons connaissance – tout comme ce qui se passe dans une névrose – qu’à travers les effets d’inhibition qui en découlent. »[36]

 

Freud souligne par la suite que les atermoiements d’Hamlet ne sont pas le résultat d’un trait de caractère inné, mais la conséquence de la tâche impossible qui lui est impartie par le spectre paternel. Hamlet sait agir avec toute l’impétuosité et l’insouciance calculatrice d’un prince de la Renaissance, dit Freud, et il cite en exemple le meurtre de Polonius ou l’organisation de la mise à mort de Rosencrantz et Guildenstern. Ce qui empêche par contre la réalisation de la demande du spectre est la nature de la demande elle-même car elle se heurte contre le fantasme refoulé de Hamlet.

Ce qui empêche Hamlet de passer à l’action c’est son fantasme œdipien. Claudius est protégé car lui-même met en scène le fantasme d’Hamlet. Ainsi l’action demandée par le spectre et le fantasme refoulé se confondent, Hamlet ne sait plus quelle force le meut, son fantasme œdipien personnel, le souhait d’un spectre de père, pêcheur de son propre aveu, ou la demande d’un peuple et la raison d’État. Si l’essence des trois demandes est largement identique, tuer Claudius, les implications pour une mise en œuvre ne le sont pas. Le souhait de réaliser un fantasme, le dû d’une dette symbolique ou l’accomplissement d’un meurtre politique demandent en effet des réponses différentes au plan du réel de l’action. Ainsi la revanche demandée par le père mort de tuer son frère assassin est en permanence déplacée. Le fait que la demande du père mort soit transmise par un spectre, « survivance d’un père, devenu pas entièrement Autre, ou pas totalement mort et donc pas totalement symbolique »[37], affaiblit ultérieurement l‘élan d’agir. Même sous l’emprise de son fantasme, la situation d’Hamlet aurait été très différente si la demande paternelle lui avait été transmise, par exemple, dans une lettre adressée à son nom, ou encore sous forme d’un dernier vœu prononcé sur son lit de mort.

La force du fantasme est indissociable de cette fragilité des références symboliques qui ne lui permettent pas l’identification avec un père et la jouissance d’une femme autre que la mère pour fonder à son tour une famille et continuer la lignée. Hamlet reste alors coincé par son fantasme œdipien, tuer le père et être le phallus de sa mère, la « génitale » (Lacan) Gertrude pour laquelle l’attirance reste trop intense. Le fantasme demeure indispensable comme protection contre la demande de rester l’objet de jouissance de sa mère et d’abandonner toute unification moïque.

L’emprise du fantasme empêche surtout la réalisation du désir de Hamlet, d’accéder aux plus hautes responsabilités de l’État et d’épouser la belle Ophélie. Cette dernière incarne l’idéal féminin et figure comme l’objet d’amour et de désir par excellence. Pour prendre toute la mesure du charme d’Ophélie, il faut prononcer son nom en anglais : Ophelia, Ô-philia ! Ô amour ! Tous s’y accordent : Hamlet, bien sûr, mais aussi son père, son frère, même le Roi et la Reine avec leur « fair Ophelia » par-ci, « fair Ophelia » par-là. Lacan trouve à son propos la jolie formule qu’elle serait un « baromètre du désir ».

Comme objet de désir absolu, elle est passive, énigmatique, évanescente, y compris dans sa mort, qui advient, qu’elle laisse advenir, dans une dérive entre suicide et accident. Car son propre désir, qu’elle avait articulé avec finesse et intelligence, était terriblement frustré. C’est elle qui aurait dû prendre la place du phallus quand le Prince persiste à l’incarner lui-même. Avoir frustré le désir de la belle et avoir ainsi cédé sur son propre désir, telle est la seule faute que nous ne pardonnons pas à Hamlet.

Absence de métaphore paternelle, emprise de fantasme, blocage de la poursuite du désir, La tragédie d’Hamlet met son héros en scène comme un névrosé à l’aube de la modernité entre action et refoulement. A ce propos, elle utilise avec une maîtrise et un brio peu communs les quatre éléments de la formule canonique du mythe mais sur un mode spectral, c’est-à-dire pas comme entités précisément délinéées et contenues mais comme un ensemble de reflets diffus. Le quatrième élément, la mort imaginaire, prend le dessus dans des séries de dédoublements qui s’enchaînent de manière si serrée qu’ils finissent par pointer vers un horizon au-delà du texte, de l’espace et du temps.

Au niveau du contenu, il propulsera la tragédie du prince danois vers le duel final, cette fois véritablement mortel. Cependant, à ce point le spectateur a déjà été instruit par le génie shakespearien qu’Hamlet est une machine à produire des identifications et ainsi aussi une machine à susciter des d’interprétations[38]. Car malgré la fragilité des formations métaphoriques passées en revue et malgré l’impasse sanglante du duel final, La tragédie d’Hamlet ne finit pas, du point de vue de l’effet clinique, dans la noirceur. Le rideau tombé, le spectateur, lui, n’est pas abandonné à la détresse et à la solitude. Au contraire, il se sentira lucide, ressourcé. Quel est ce miracle du génie de Shakespeare ? Le défilé de formations métaphoriques éphémères lance en effet le spectateur dans une recherche interprétative intense. La substitution répétée des formations métaphoriques imparfaites n’est ainsi pas seulement la représentation d’une série d’échecs mais devient le moteur d’une recherche. Hamlet met ainsi en scène la condition du sujet moderne pour lequel plus aucune métaphore générale ne fait foi et qui doit se fier à des séquences de substitutions de différentes formations métaphoriques éphémères dont chacune est impulsée par la précédente pour fertiliser à son tour la prochaine. Dans les mots de Nasio :

« Le signifiant métaphorique, sous l’exercice de l’action interprétative, représentera – de même qu’il cessera de représenter – le sujet pour laisser son statut aux autres. L’effet de l’interprétation sera la volatilisation de la métaphore « première«  et d’autres jailliront au sein d’une combinatoire de substitutions. »[39]

 

C’est la substitution des métaphores qui se succèdent qui garantit l’effet clinique de la pièce. A la place d’une seule métaphore stable établie par un Roi qui se sacrifie, Shakespeare défie le spectateur de se lancer dans un travail d’interprétation permanent. Au lieu d’admirer Œdipe châtié avançant vers son apaisement pour porter la réconciliation à sa ville, le spectateur est maintenant appelé de se frayer lui-même un chemin à travers le labyrinthe miroité de ses identifications avec pour seul guide la fidélité au souvenir de la belle Ophélie et à l’espoir d’une paix juste.

 

Le mythe à quatre éléments chez Lévi-Strauss et Lacan : convergences et différences

Dans les années 1950, Lévi-Strauss et Lacan développèrent tous les deux des conceptions d’une structure quaternaire du mythe. Dans « La structure des mythes » de Lévi-Strauss cette structure à quatre éléments n’est pas explicitement opposée à une tradition supposée travailler avec un mythe ternaire. Elle résulte naturellement, c’est-à-dire sans opération spécifique, de la catégorisation structurelle appliquée aux différentes composantes des multiples mythes analysés par Lévi-Strauss dont le mythe d’Œdipe selon Sophocle fournit l’exemple paradigmatique.

Comme indiqué supra, le quatrième élément se manifeste ici dans le cadre d’une rencontre du héros avec un monstre bi-sexuel, le trickster de la tradition amérindienne, autre du héros et agent de transitions entre contraires tels le masculin et le féminin, la terre et le ciel ou la vie et la mort. Si le rapport de Lévi-Strauss à Freud, qui mériterait encore un travail de recherche propre, est d’habitude caractérisé par un mélange très particulier de respect, méfiance et distance, il n’intervient pas de manière perceptible dans l’établissement d’une structure quaternaire du mythe. La motivation de Lévi-Strauss est de déterminer la structure des mythes, un objectif qui trouve son expression emblématique dans la formule canonique qui clôt son article.

La motivation de Lacan est différente. Dès le début de la conférence sur le « Mythe individuel du névrosé » il présente l’introduction d’un quatrième élément comme une modification nécessaire de la structure du mythe d’Œdipe pour maintenir l’utilité de ce dernier dans le travail avec des sujets névrosés. Ce quatrième élément est associé avec différentes notions, telle la défaillance symbolique des pères, la dimension imaginaire, le dédoublement narcissique, la lutte pour la reconnaissance et in fine avec la mort, implicitement présente dans les deux dernières. Un autre aspect de ce quatrième élément est la possibilité d’articuler la structure œdipienne avec le vécu concret du sujet névrosé.

Une des contributions les plus intrigantes de la conférence de Lacan est en effet l’identification des liens souterrains que ces différentes notions maintiennent entre-elles. Cependant, quelle que soit la perspective particulière à travers laquelle le quatrième élément du mythe est abordé, Lacan ne laisse aucun doute sur le fait que l’ajout de ce dernier pour passer d’une structure ternaire du mythe d’Œdipe à une structure quaternaire, constitue un nouveau développement important de la théorie analytique. Chez les deux auteurs, l’élément qui dynamise la structure ternaire du mythe et complète sa structure quaternaire est le concept de la mort. Il faut bien insister sur ceci qu’il s’agit chaque fois d’une mort imaginée ou internalisée. Cette mort internalisée prend selon Lévi-Strauss souvent la forme d’une blessure au pied du héros, une impossibilité de marcher droit, une infirmité, ce qui peut être associé avec une forme de castration symbolique[40]. Cette transformation est précédée par la rencontre avec un passeur entre deux mondes qui déclenche le basculement. Lacan insiste sur le fait que l’expérience subjective de la mort est liée de manière intrinsèque à la dimension imaginaire et au dédoublement narcissique. Ainsi la mort elle-même devient l’élément médiateur.

Donc même si les détails varient, les deux auteurs introduisent dans le mythe une fonction ou l’expérience intériorisée de la mort et un engagement particulièrement fort dans une relation imaginaire avec un autre. La mort se loge ainsi dans l’écart entre la perfection de l’image extérieure et la confusion intérieure entretenue par la pulsation de la libido.

« La relation narcissique au semblable est l’expérience fondamentale du développement imaginaire de l’être humain (…) décisive dans la constitution du sujet. Qu’est-ce que le moi, sinon quelque chose que le sujet éprouve d’abord à lui-même comme étranger à l’intérieur de lui ? C’est d’abord dans un autre, plus avancé, plus parfait que lui, que le sujet se voit (…) alors que lui-même (…) vit dans le désarroi originel de toutes les fonctions motrices et affectives qui est celui des six premiers mois après la naissance. »[41]

 

Ce désarroi ne se limite pas à la première rencontre avec sa propre image mais reste la matrice pour des désarrois successifs sur fond « d’une fêlure, d’un déchirement originel, d’une déréliction. »[42] Selon Lacan la dimension imaginaire se nourrit ensuite de tout écart entre la perception sensible du réel et la performativité du symbolique tel qu’il put être représenté par un père. Sur la base d’une première lecture rapide, on pourrait supposer que chez Lévi-Strauss, le symbolique couvre tout le champ du réel. Mais ce serait méconnaître le rôle du trickster qui, comme double du héros, ouvre justement vers la dimension imaginaire et qui est lui-même un passeur entre le réel et le symbolique.

Nous savons que Lévi-Strauss fut très sensible à l’enjeu de l’adéquation difficile, voire impossible, entre le réel et le symbolique par sa création de la notion du « signifiant flottant à valeur zéro » dans son « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss »[43]. Le rôle de ce signifiant flottant à valeur zéro est justement d’apporter un surplus de significativité là où la chaîne signifiante n’arrive pas à codifier le réel de manière univoque, notamment dans des cas qui suscitent des engagements libidinaux, comme lorsqu’on dit de telle personne qu’elle a « quelque chose » ou d’une femme qu’elle a du « oomph » (du slang américain, ibid., p. XLIV). Lacan développera plus tard avec le phallus une notion avec une fonctionnalité comparable.

On peut ainsi synthétiser les opérations convergentes de Lévi-Strauss et de Lacan comme une dynamisation de la structure ternaire du complexe d’Œdipe dans sa forme simplifiée par l’introduction d’un quatrième élément qui serait l’expérience intériorisée de la mort, déclenchée par la rencontre avec un autre. Mais malgré la similarité structurelle entre les approches des deux auteurs, il demeure aussi des différences importantes entre leurs conceptions.

Ces différences délimitent dans un certain sens le champ de la psychanalyse de celui de l’anthropologie. Chez Lévi-Strauss le mythe reste malgré la dynamique enclenchée par l’internalisation de l’idée de la mort une matrice qui fomente une expérience collective. Bien sûr, le seul critère pour qualifier un texte de mythe est son efficacité clinique au niveau individuel, « le mythe reste mythe aussi longtemps qu’il est perçu comme tel. »[44] Cette efficacité clinique repose sur la construction d’une métaphore universelle bâtie par l’isomorphie entre deux fois deux éléments caractérisés, inceste et mort et leurs transformations, qui englobe l’ensemble du texte.

Cependant, le sujet individuel est exposé à l’expérience du mythe comme membre d’une audience collective, d’un groupe. Cette collectivité n’est pas forcément limitée à la dimension synchronique, par exemple l’auditoire d’une performance. Elle peut aussi inclure des générations passées et futures qui suivaient ou suivront une variante du mythe avec la même attention tendue. Bref, chez Lévi-Strauss le sujet écoute le mythe en appartenant à un peuple qui y retrouve ses repères dans le sens d’une dette symbolique partagée.  Si le mythe est finalement purifié de toute sa couleur locale et réduit à sa pure structure, le peuple qui écoute devient l’humanité tout entière, ce qui donne le souffle universel propre à l’œuvre de Lévi-Strauss.

Lacan, par contre, insiste d’emblée sur l’adaptation de la structure du mythe en fonction du vécu individuel du sujet. Cette adaptation n’est pas un embellissement éphémère et aléatoire mais fait partie de la structure inconsciente de chaque individu. Certes, les éléments de base, les signifiants, préexistent, mais ils sont intégrés dans un mythe individuel par des articulations spécifiques. Bien sûr, même élargie d’un quatrième élément la matrice de base reste le complexe d’Œdipe, prémisse dont aucun lecteur de Freud ne pourrait se débarrasser, qui forme la racine commune qui nourrit les réflexions de Lacan autant que celles de Lévi-Strauss. Pourtant le quatrième élément possède chez Lacan une nouvelle vitalité nouvelle. Le rapport spéculaire avec l’autre, plutôt que de seulement parfaire une structure métaphorique engendre maintenant des permutations sérielles de la constellation œdipienne originale comme le montre la Tragédie d’Hamlet.

La catégorie des fractales semble bien adaptée pour fournir une analogie éclairante de ce processus. Les fractales, dont les séries de Fibonacci constituent un exemple simplifié, sont générées par des équations récursives. Chaque élément est ainsi généré à partir du précédent selon un même procédé. Ceci crée une tension fascinante entre identité et variation qu’on reconnaît dans des images construites à partir d’équations telles que zn+1 = (zn)2 + c.[45] L’identité est garantie par le fait que la même fonction soit appliquée à chaque élément. La différence est garantie par le fait que le point de départ varie chaque fois.

Exemple d’une image composée de fractales

La vision du mythe chez Lévi-Strauss et chez Lacan, se distingue alors de trois manières – selon le niveau de conscientisation des forces en jeu, selon la stabilité de la structure du mythe et selon l’importance du contexte historique et politique. Il est évident que ces trois enjeux entretiennent des relations étroites, mais il convient, pour des raisons d’exposition, de les traiter chacun à leur tour.

Au niveau de la conscientisation, les deux héros, Œdipe comme Hamlet, s’ignorent et sont mus par des forces inconscientes. Cependant, leur non-savoir n’est pas de la même nature. Œdipe ne sait rien jusqu’au moment où le voile qui cachait le mystère de ses origines est levé quand, soudain, il sait tout. Cette irruption du savoir avait été préparée par les prophéties de Tirésias.

Hamlet, dès le début, est conscient d’un malaise personnel et ambiant dont il croit percevoir les contours, mais il reste essentiellement avec ce savoir partiel jusqu’à la fin de la pièce. La confusion de la boucherie finale n’est que la confirmation du savoir confus et partiel qu’Hamlet détient concernant les forces en jeu. Aucun Tirésias ne vient lui éclairer la situation. Au lieu de cela, il se trouve face aux manipulations de Polonius, aux énigmes de la troupe de théâtre ou du fossoyeur ou, au mieux, face au bon sens d’Horatio qui a l’inconvénient de ne se manifester chaque fois qu’après coup.

La différence entre les deux héros quant à la conscientisation de leur situation n’est que le reflet de la différence quant à la solidité de la structure du mythe. Comme discuté, cette structure est solide dans Œdipe Roi et éclatée dans Hamlet. Selon la lecture de Lacan, c’est la conséquence du passage de l’acte au fantasme suite à l’effritement de la métaphore paternelle. Œdipe Roi ou La Tragédie d’Hamlet, les deux textes sont admirables pour engendrer des formations psychologiques, mais leur procédé est très différent. Sophocle bâtit une seule grande métaphore avec quatre macroéléments qui se font face dans une double structure biface dans laquelle la paire « inceste/meurtre » est opposée à la paire « monstre bisexuel/mutilation » dans laquelle chaque membre de l’audience se retrouve.

Shakespeare, par contre, construit une mise en abyme par miroirs successifs qui happe le spectateur ou le lecteur d’une tout autre manière. Si le théâtre dans le théâtre en est l’expression la plus évidente, les séries de fils et de pères pointent déjà chacune vers l’infini. Cette virtualisation dans la spectralité des miroirs est à nouveau une fonction du passage du mythe comme structure générale au fantasme individuel qui spectralise et fractalise les éléments du mythe dans des variations toujours nouvelles.

Finalement, Œdipe Roi et La Tragédie d’Hamlet se distinguent par la prégnance de la situation sociale et politique, voire militaire. Chez Sophocle, Thèbes est hyper-attentive à chaque mot, chaque acte de son Roi. Ils souffrent ensemble jusqu’au moment de la confirmation de l’inceste quand Œdipe paie la dette symbolique collective avec un seul acte radical qui rétablit la Loi et libère dans l’instant même la ville de la peste. Chez Shakespeare, écrivant dans une Angleterre encore sous le choc de guerres fratricides depuis presque deux siècles, la Guerre des roses suivie par le conflit sanglant entre la protestante Elisabeth et sa nièce catholique Maria Stuart, la situation est plus confuse. D’abord il y a un ennemi extérieur qui menace, la Norvège, qui veut prendre sa revanche sur le Danemark. Les atermoiements d’Hamlet renfrogné et morose et la confusion générale qui règne à Helsingor ont alors un prix très concret. La cour, le pays et son Prince ne marchent plus d’un seul pas. Le drame individuel et le drame politique et militaire n’évoluent plus selon un même rythme, mais se dérèglent réciproquement. La mise à mort de Rosencrantz et Guildenstern saborde ainsi l’ambassade en Angleterre, potentiel allié militaire.

Le drame ultime d’Hamlet qui constitue aussi sa différence radicale avec Œdipe Roi, tient au fait que la castration symbolique, l’internalisation de la mort, quand Hamlet y est prêt dans la scène devant le tombeau n’est plus signifiante. Quand Hamlet est décidé à faire le sacrifice ultime à l’instar d’Œdipe, il est trop tard au niveau de la logique de la pièce. Les jeux sont faits. Ophélie est morte, la Norvège victorieuse est devant les portes du royaume. Tout espoir d’une métaphore dans laquelle un acte d’Hamlet aurait pu s’inscrire s’est éteint. Le kairos pour répondre à l’attente d’un peuple est passé. Se crever les yeux, ou une autre automutilation dramatique auraient été des actes relevant d’une pathologie individuelle impuissante à laver le Danemark d’une quelconque pourriture. Le combat pour la reconnaissance avec son double, le preux Laërte, devient alors une dernière esquive un peu vaine, vite interrompue par les spectateurs de ce spectacle outré.

Lévi-Strauss et Lacan nous enseignent dans les années 1950 que le mythe, dont le mythe d’Œdipe dans sa version sophocléenne est la représentation paradigmatique, est toujours composé de quatre éléments. Le quatrième élément est chez les deux chercheurs le dédoublement narcissique du héros. La rencontre avec son double provoque soit une internalisation de l’expérience de la mort pour former une métaphore collective stable (Lévi-Strauss), soit une thématisation répétée de ce point aveugle, c’est-à-dire pas résorbé dans le symbolique, organisée par un fantasme individuel (Lacan). Au-delà de cette convergence de fond, les deux auteurs avancent dans leurs champs respectifs avec des styles et des ambitions très différents. Pourtant le nœud qui les a liés à un certain moment de leurs trajectoires constitue un point focal des sciences sociales et humaines dont le rayonnement continue à produire ses effets jusqu’à nos jours.

[1] J. H. Keppler, « Structure de texte et métaphore dans Œdipe Roi et Hamlet : Implications cliniques et politiques », Sygne, 2020, n°3.

[2] Cl. Lévi-Strauss, « The Structural Study of Myth », The Journal of American Folklore, 1955, 68 (270), p. 428-444.

[3] J. Lacan, Le Séminaire, Livre VI, Le désir et son interprétation (1958-1959), Paris, Editions de la Martinière, 2013.

[4] J. Lacan, « Le mythe individuel du névrosé ou Poésie et vérité dans la névrose », Paris, Editions du Seuil, 2007 (1953), p. 11-50. Voir aussi : Ornicar, 1978, 17-18, p. 290-307. ; et :  http://staferla.free.fr/Lacan/le_mythe_individuel_du_nevrose.htm.

[5] J. H. Keppler, op. cit., 2020.

[6] M. Zafiropoulos, Les mythologiques de Lacan. La prison de verre du fantasme : Œdipe roi, Le diable amoureux, Hamlet, Toulouse, Erès, 2017.

[7] J. Lacan, op. cit., 2013, p. 295-296.

[8] Dans les « Indications bio-bibliographiques » à la fin de l’édition du « Mythe individuel du névrosé » de 2007, Jacques-Alain Miller mentionne également que le terme « mythe individuel » fut utilisé pour la première fois par Lévi-Strauss déjà en 1949 dans son article « L’efficacité symbolique » : voir : J. Lacan, Le mythe individuel du névrosé, Paris, Seuil, 2007 (1953), p. 115. Il va de soi qu’il ne s’agit pas d’établir une quelconque antériorité temporelle pour célébrer l’originalité de tel ou tel auteur, accolade dont ni Lacan ni Lévi-Strauss n’auraient besoin, mais de saisir au mieux les mouvements entrelacés de deux pensées à propos d’une structure textuelle aussi pertinente pour l’étude des mythes que pour la clinique des névroses. Comme indiqué par Zafiropoulos dans son Lacan et Lévi-Strauss, les deux hommes étaient au début des années 1950 liés par un « nuage de préoccupations communes » qui fertilisaient leurs recherches respectives ; voir : M. Zafiropoulos, Lacan et Lévi-Strauss ou le retour à Freud 1951-1957, Paris, Puf, 2003.

[9] Cl. Lévi-Strauss, « La structure des mythes », Anthropologie structurale, Paris, Agora, 1958, p. 250.

[10] La version française de son article paraît en 1958 sous le titre « La structure des mythes », qui correspond au chapitre 11 de son Anthropologie structurale, Paris, Plon, p. 227-255. Lévi-Strauss dans une note de bas de page indique lui-même la relation des deux versions : « D’après l’article original : The Structural Study of Myth, in : Mytii, A Symposium, Journal of American Folklore, vol. 78, n° 270, oct.-déc. 1955, p. 428-444. Traduit avec quelques compléments et modifications. »

[11] Cl. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, op. cit., p. 240.

[12] R. Jakobson, « Linguistics and Poetics », Language in Literature, Cambridge, Harvard University Press, 1997 (1960), p. 62-94.

[13] W. Benjamin, « Analogie und Verwandtschaft » Kairos : Schriften zur Philosophie, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 2017 (1919-21), p. 68.

[14] A. Vanier, « Some Remarks on the Symptom and the Social Link : Lacan with Marx », Journal for the Psychoanalysis of Culture and Society, 2001, 6 (1), p. 42.

[15] Dans le mythe sophocléen d’Œdipe, que Lévi-Strauss considère comme le paradigme du mythe, cet adversaire est le père. Lévi-Strauss s’accorde donc d’une certaine manière avec Freud quant à l’existence d’une métaphore fondatrice qui thématise le meurtre du père. Une différence demeure pourtant. Freud place l’acte du meurtre chronologiquement avant sa reprise dans le mythe du totem. Lévi-Strauss intègre le récit du meurtre dans le mythe lui-même. Il reste alors redevable d’une théorie de la genèse du mythe. Seul Freud fournit une causalité logique de la genèse du mythe dans la diachronie. Lévi-Strauss livre par contre une structure du mythe dans l’axe de la synchronie. On constate alors l’utilité qu’a pu y trouver Lacan, en croisant et en articulant les développements de Freud et de Lévi-Strauss pour sa propre élaboration de la notion de métaphore paternelle.

[16] Cl. Lévi-Strauss, « La structure des mythes », Anthropologie structurale, op. cit., 1958, p. 252-253.

[17] Je remercie Paul Robe pour m’avoir indiqué que la notion de torsion est pertinente ici.

[18] J. Lacan, Le mythe individuel du névrosé, op. cit.,, 2007 (1953), p. 14.

[19] ibid.

[20] Ibid., p. 14-15.

[21] L’argent maintient un lien étroit, un deuxième objet de transition : la névrose de l’homme aux rats se déclenche au moment de la livraison d’une nouvelle paire de lunettes, les anciennes ayant été cassées au cours de la sociabilité enjouée entre officiers en marge d’une manœuvre militaire. Les lunettes jouent un double rôle significatif ici. D’un côté, elles entretiennent en tant qu’instruments de vue, un rapport direct avec le narcissisme, formation psychique à laquelle l’analyse de Lacan porte une attention décisive par la suite. De l’autre, Lacan rapporte, en suivant Freud avec lequel l’homme aux rats a commencé une analyse, un rêve dans lequel la fille de Freud, aurait des morceaux de crotte à la place des yeux. Les morceaux de crotte reprennent selon Freud le motif de l’argent, ce qui boucle le roman familial : le père de l’homme aux rats avait épousé une femme riche à la place d’une fille pauvre mais jolie ; le fils par contre, au cours de l’analyse, développe la fixation d’épouser la fille de Freud dans un élan un peu hâtif d’identification avec le père car il ne l’épousera pas pour ses beaux yeux mais pour son argent.

[22] Ibid., p. 31.

[23] Ibid., p. 32.

[24] Ibid., 44-45.

[25] J.-D. Nasio, L’inconscient, c’est la répétition ! Paris, Payot, 2012.

[26] J. Lacan, Ibid., p. 45.

[27] Ibid., p. 46.

[28] Ibid., p. 44. Le manuscrit de la conférence originale de 1953, non autorisé et non-corrigé, parle de « l’économie de la théorie anthropologique générale », ce qui n’est pas anodin quand on pense à l’effort de Lévi-Strauss de condenser la structure du mythe dans une seule formule à quatre éléments légèrement variés.

[29] Ibid., p. 47.

[30] Ibid., p. 48.

[31] J. Lacan, op. cit., 2013, p. 532.

[32] M. Zafiropoulos, op. cit.,  2017, p. 103.

[33] M. Zafiropoulos, Ibid., p. 113.

[34] J. Lacan, Le Séminaire, Livre X, L’angoisse (1962-63), Paris, Seuil, 2004, p.58.

[35] En 1957, Lacan évite le terme de « mythe individuel » et toute référence à sa conférence de 1953 qui fournit pourtant la grille de sa lecture.

[36] S. Freud, Sigmund, Die Traumdeutung, Leipzig et Vienne, Franz Deuticke, 1900, p. 183.

 

[37] M. Zafiropoulos, Ibid., p. 121.

[38] Voir : H. Müller, Hamlet-machine : Horace, Mauser, Héraclès 5 et autres pièces, Paris, Les Editions de Minuit, 1979.

[39] J.-D. Nasio, « Métaphore et phallus », in Serge Leclaire, Démasquer le réel : un essai sur l’objet en psychanalyse, Paris, Seuil, 1971, p. 117.

[40] J. H. Keppler, op. cit.

[41] J. Lacan, Le Mythe individuel du névrosé, op. cit., p. 46.

[42] Ibid., p. 46.

[43] Cl. Lévi-Strauss, « Introduction à œuvre de Marcel Mauss », in M. Mauss, Sociologie et Anthropologie, Puf, 2012 (1950), p. IX-LII.

[44] Cl. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, op. cit., p. 249.

[45] Ceci est l’équation utilisée par le chercheur américain Benoît Mandelbrot, largement reconnu comme le père d’une première théorie systématique des fractals. Le phénomène de la récursivité en tant que tel est naturellement universel. Il faut souligner que cette équation ne fonctionne que pour des constantes c < 0. Pour des c > 0, les valeurs générées ne constituent plus un ensemble borné et la série dérive vers l’infini. Le lecteur avisé complétera avec les analogies cliniques appropriées.


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ŒDIPE A CONTRETEMPS – GISELE CHABOUDEZ

 

Il y a un certain temps maintenant que cette journée nous invite à nous intéresser à la façon dont Lacan a repris pour les relire, les pousser dans leurs conséquences, les tragédies dont il s’est servi après que Freud en ait montré l’intérêt[1]. Il a pratiqué leur lecture pas à pas, jusqu’à une certaine date, en y revenant régulièrement. Certes il savait que si Freud avait choisi cette référence de la tragédie pour comprendre la névrose, c’est qu’elle éclairait la manière dont l’inconscient s’élaborait, mais ce qu’il en a attendu, recherché, déduit, allait manifestement au-delà de l’usage que Freud en avait fait. Il savait que si une tragédie antique avait pu constituer le sol d’un complexe fondateur de la névrose, ce n’est pas parce que cela se finissait mal, ni parce que la responsabilité du héros était au centre, selon l’idée d’Aristote que pour qu’il y ait catharsis, il faut que le héros soit coupable. Cela va au-delà du fait que, comme le dit George Steiner, un « héros souffrant mais innocent n’est pas tragique, il est pathétique »[2], estimant que c’est là ce pourquoi Freud a écarté du complexe le crime de Laïos, le viol et la mort du fils de son hôte.

En effet Freud ne pouvait intégrer le crime de Laïos dans son renouvellement du mythe d’Œdipe, puisque pour fonder le sujet du désir, le fonder sur son désir, il effectuait une opération de séparation relativement précise. Le trait de coupure de son scalpel passait entre la jouissance du père et le désir du fils, pour le fonder comme sujet, dans l’universel. Il en finissait avec la neurotica du père grand pervers devant l’éternel, comme universel, en opérant ce que Lacan allait appeler une séparation logique, celle qui consiste à s’emparer de l’objet en cause en reprenant à son compte le désir du temps précédent, pour lui faire subir une torsion. Il n’y avait plus une aliénation à la perversion du père, mais une séparation où le fils fonde son désir comme interdit pour la mère[3]. Il faut d’ailleurs, avec le recul, observer la malice qui est celle de Lacan lorsqu’après avoir effectué et construit ce trajet logique de l’aliénation-séparation il avait, dans les dernières années de son élaboration, effectué en quelque sorte une interprétation psychanalytique de la neurotica de Freud, avec le jeu de mots Père-version. Il soulignait rétroactivement, s’adressant presque à lui, qu’en effet le Nom du Père avait bien quelque chose de pervers, grand pervers devant l’Éternel précisément, qui lui-même en relevait. Non pas bien sûr selon ce qui consiste à séduire sa fille ou son fils, mais selon la perversion qui consiste universellement à constituer ses objets en plus de jouir, à commencer par la mère, laquelle procédait de même avec l’enfant.

J’avais effectué sur l’Œdipe en 2014 un travail à Espace analytique, qui développait quelques propositions, je les rappelle sans m’y arrêter.

1) Avec l’Œdipe, donc, Freud effectue une séparation logique fondatrice du sujet.

2) Lacan en a déduit sa logique d’aliénation-séparation, et a commencé par restituer l’aliénation antécédente du sujet œdipien, celle au désir de la mère, avec le mode sur lequel y intervient le Nom du Père.

3) Le sujet œdipien est bien un mode de séparation, un Cogito de la psychanalyse, un « je désire donc je suis », aussi irréel que l’est le Cogito.

4) C’est dans le texte de Sophocle même que Lacan trouvait la trace de cette aliénation source de l’Œdipe, selon une écriture précise du désir et du savoir de Jocaste.

5) L’Œdipe a une fonction d’initiation moderne.

De ces propositions résumant le trajet œdipien de Lacan je n’ai pas corrigé grand-chose, mais je les ai ajustées et prolongées.

Je souligne aujourd’hui que le temps logique par quoi Freud instaurait l’Œdipe en rompant avec la neurotica, séparation comme issue à cette aliénation, se produit à contretemps. Un contretemps d’abord au sens musical, au sens lévi-straussien, qui a montré la nécessité de lire le mythe selon une partition verticale, en quoi les éléments de la partition ne peuvent pas être lus séparément. Le prénom de Laïos, soulignait-t-il, signifie « boiteux », celui de son père Labdacos, « celui qui marche de travers », et celui d’Œdipe bien sûr signifie « pied enflé »[4]. Ce sont ceux qui marchent mal en naissant de la terre, les autochtones donc, dans ce passage grec de la civilisation de la pensée mythique à celle de la raison, avec en son centre la question « comment un naît de deux ? ». Lévi-Strauss disait : « Le problème posé par Freud en termes « œdipiens«  n’est sans doute plus celui de l’alternative entre autochtonie et reproduction bisexuée. Mais il s’agit toujours de comprendre comment un peut naître de deux : comment se fait-il que nous n’ayons pas un seul géniteur, mais une mère, et un père en plus ? ». C’est pourquoi il rangeait Freud comme source à part entière du mythe.

On voit combien il y avait là en germe la question à la fois du signifiant et du nombre dont Lacan allait extraire la structure de l’aliénation signifiante. Œdipe était issu d’une pensée mythique tout en inaugurant une autre pensée, celle de la raison grecque, et il boitait et marchait de travers à cet égard. Ceux qui sortent de la terre, les autochtones, ce sont ceux qu’on retrouve par exemple ainsi dans le texte de Platon, Le Politique, cité par l’historienne Maria Daraki :

« Évidemment, Socrate, s’engendrer les uns les autres, cela n’était point possible dans la nature d’alors, mais cette histoire que l’on raconte d’une race qui naissait de terre et qui y retournait de façon circulaire se rapporte à cette époque (…) Puisque les vieillards revenaient sous forme d’enfants, il faut comprendre que les morts enfouis dans la terre s’y reconstituaient et remontaient à la vie, au fil du mouvement circulaire qui faisait rebrousser chemin aux générations. Et puisque, de cette façon, ils naissaient nécessairement du sein de la terre, ils tiraient de là leur nom de fils du sol. »[5]

 

Elle entend souligner sur cette base qu’ils sont fils du sol avant d’être fils d’une mère, l’inceste n’y a donc pas la même place, et dans le texte de Sophocle, une culpabilité majeure est qu’Œdipe ait offensé les lois de la filiation. Elle définit Œdipe comme engendré par lui-même, autopator, à ce carrefour entre la logique de la pensée mythique et celle de la raison grecque. Il se maudit « d’avoir eu des enfants de la mère dont il est né », « d’avoir montré au monde des pères, frères, enfants, tous du même sang », d’avoir fait de Jocaste « un champ maternel à la fois pour lui et pour ses enfants. » Tandis que Jocaste se pend en disant avoir « enfanté un époux de son époux, des enfants de ses enfants. »[6]

La filiation autochtone basée sur une logique circulaire, ne définit pas une identité de la personne, mais plutôt une identité-sexe, souligne-t-elle, car dans le petit-fils renaît le grand père, dans la petite fille renaît la grand-mère. Les fils du sol font un mouvement circulaire à rebours des générations et naissent selon une identité qui est ancrée dans le sexe de la génération, elle n’est pas patrilinéaire, qui n’est pas celle de la personne. Œdipe occupe une position d’exception dans ce cadre, car il reprend en un point cette circularité, mais la rompt aussi en annonçant avec l’inceste une logique et un temps linéaires, où s’introduit la personne avec la patrilinéarité.

Après et avec Lévi-Strauss, Maria Daraki explore ce carrefour des deux logiques, celle d’avant, la logique circulaire de la pensée primitive, et celle qu’il inaugure, la logique patrilinéaire de la raison grecque. Œdipe s’instaure dans ce contretemps qui boite entre deux filiations et entre deux logiques, issu de l’une, inaugurant l’autre. Issu, les pieds enflés, de l’autochtonie où il n’y a nul meurtre du père et où l’auto-engendrement est distinct d’un inceste, il est celui qui tue le père et accède ainsi à l’inceste et la patrilinéarité[7]. Cette place particulière d’Œdipe, cette boiterie à contretemps, est vraie du mythe, elle l’est aussi en quelque sorte de la névrose.

Un autre élément essentiel apparaît dans ce que représente et fonde la tragédie, si on l’observe au regard de cette autre élaboration logique lacanienne, celle des logiques sexuées, entre la logique du tout et celle du pas tout. On peut considérer que l’on a avec la tragédie, grecque notamment, une sorte de laboratoire logique, d’instauration, de construction, d’expérimentation de la logique du tout qui est celle de la névrose, comme logique œdipienne précisément, c’est-à-dire celle qui se fonde sur une exception.  On peut voir là certaines raisons quant à la place essentielle donnée par Lacan à la tragédie, au-delà de celles de Freud. Il n’est pas revenu sur l’étude de la tragédie après une certaine date, et est passé à d’autres types de textes, de sorte que nous devons déduire des élaborations ultérieures qu’il a produites ce qu’elles peuvent éclairer rétroactivement de cet enjeu. La tragédie est le lieu par excellence des impasses de la névrose, or on peut aisément s’apercevoir qu’elle met en acte des propositions, des opérations qui sont celles de cette logique du tout, du tout de la fonction phallique, selon les éléments de ce versant œdipien de la sexuation. Cette logique du tout, celle où tous sont castrés, hommes comme femmes, par un agent unique qui est seul à jouir, conduit un sujet à osciller entre ce rien de la castration et ce tout de la jouissance unique. Tout s’y joue en termes de vie ou de mort, en termes de rien ou de tout, qui sont les éléments d’une tragédie inéluctable. En élaborant les termes quasi mathématiques de deux types de logiques, nécessaires et suffisantes pour aborder l’expérience, même au-delà de ce qui concerne strictement des logiques sexuées, Lacan donnait aussi les clés d’un ressort fondamental de la tragédie.

La tragédie peut être considérée comme mise en scène, monstration, construisant cette logique du tout dans le discours, avec sa clé de voûte, le Nom du Père.  George Steiner souligne, dans la tragédie, la fonction constante de l’instance divine : « La tragédie est cette forme d’art qui exige l’intolérable fardeau de la présence de Dieu. Elle est morte à présent car son ombre ne tombe plus sur nous comme elle tombait sur Agamemnon, sur Macbeth ou sur Athalie. »[8]  Il y a dans la tragédie une instance qui commande l’ensemble de l’action en s’exceptant du sort de tous et de la règle qui les concerne. Markos Zafiropoulos souligne souvent que Lacan considère les mythes et les œuvres littéraires comme ce qui fonde le sujet du discours plus qu’ils ne le reflètent ou ne l’épousent, or la tragédie en est, me semble-t-il, un exemple massif, particulièrement la tragédie grecque. Elle fonde un sujet dont la logique pose constamment une affaire de vie ou de mort entre un signifiant maître et un autre. Elle répartit et distribue la jouissance entre le tout d’un Père mythique, sous quelque forme, et le rien de tous les autres sujets, la mère, les hommes, les femmes, les enfants. La tragédie grecque met particulièrement en acte ce tout de jouissance, opposé à ce rien de castration, comme l’envers et l’endroit d’un même ensemble que commande l’exception divine. Elle construit une logique du tout phallique qui concerne le tout autant que le tous, logique sexuée qui s’étend aussi bien aux femmes qu’aux hommes, et fonde le sujet de la névrose.

De ce point de vue, le trajet qu’effectue une analyse, à travers les méandres de la névrose, consiste à traverser la logique du tout, celle qui pose que la fonction phallique est tout. Lacan a pu à l’époque de L’Éthique, comparer le destin d’Œdipe à celui de l’analysant qui parcourt jusqu’à son terme la boucle de l’analyse pour devenir analyste, notamment selon ce « me phunai » qu’énonce Œdipe à Colone, comme une part de ce qui est en jeu dans la passe. Et en effet, le parcours qu’effectue une analyse jusqu’en ce point comporte une exhaustion en quelque sorte de toutes les impasses de cette logique du tout qui supporte la névrose. Il aboutit à ce qui a été désigné comme une traversée, traversée de ce que Lacan a appelé cette bulle du fantasme, que Markos Zafiropoulos qualifie de « prison de verre » enfermant aussi sûrement que des barreaux. Le fantasme en effet se construit en logique du tout, il se fonde sur la castration pour tous sauf pour l’Un qui s’en excepte, et cette logique affleure partout dans l’ordinaire du sujet. Il n’y a pas dans ce cadre d’autre alternative, quel que soit le sexe, que cette sorte de tout ou rien radical qui s’applique partout dans l’expérience, qui consiste à ne vouloir rien si l’on n’a pas tout, de sorte que l’on aboutit forcément au rien, massivement à l’œuvre dans la névrose. Cette traversée de la logique du tout pourrait être dite aussi traversée du masculin, ou traversée de l’universel, car elle ne concerne pas seulement le fantasme, elle intéresse l’ensemble de cette logique qui fait univers. C’est dans l’objet a d’ailleurs que Lacan repérait une cause de cette aspiration au tout, dans la mesure où il constitue d’abord l’être du sujet, qui en recherche un substitut pour ce qui lui semble reformer un tout.

Dans l’analyse, ce qui tombe du tout est seulement une étape, pour qu’autre chose que le tout puisse advenir, pour que l’objet a ne le bouche plus. Dans la tragédie cette chute est le déchet de l’opération tragique, la tragédie aboutit à une équivalence du sujet à l’objet a comme résidu, tout comme la logique névrotique qui est logique du fantasme, logique du tout. L’aboutissement tragique est par définition terminal, il n’y a pas d’au-delà, c’est une réduction du héros au déchet. Sanction finale d’une jouissance interdite, la castration du héros le fait équivaloir à la fin à cet objet incarné sur la scène, tandis que le sujet, dit Lacan, est divisé entre chœur et spectateur. La tragédie ne peut qu’aboutir à la position de ce reste de la division signifiante, précisément parce qu’elle est posée en termes de tout, de castration de tous et d’exception de l’Un, et que dans ces termes logiques il n’y a que cet aboutissement possible.

Le futur analyste effectue ce passage par l’objet, s’y trouve réduit, dans la boucle analytique qu’il est supposé parcourir, non pas à l’entrée dans la passe, dans le passage à l’acte analytique, qui procède de la séparation logique comme une identification au sujet supposé savoir, mais à une étape ultérieure lorsque cette identification se défait et qu’il n’en reste plus que ce résidu. Le repassage du sujet par l’objet permet ensuite parfois d’adopter une logique du pas tout, dont relève aussi la position de l’analyste, et qui n’est pas seulement une position sexuée, même si c’est celle qu’adoptent nombre de femmes.

La traversée de cette logique du tout peut aboutir à un autre mode logique, sans qu’on puisse dire d’ailleurs qu’il s’agit là de quelque chose de définitif, car de nouveau un certain processus se reproduit, qui consiste à faire sans cesse le tour du sujet supposé savoir à des échelles différentes. Lacan s’aventurait au-delà de ce qui avait été appréhendé jusque-là de l’expérience humaine, s’avançant dans les régions où rien de ce qui est hors discours et pourtant existe bel et bien, n’était alors intégré dans quelque concept jusque-là.

Il allait soutenir plus loin que la répétition de ce processus et le passage à une autre logique non seulement le disjoint de son caractère tragique, mais qu’ensuite l’ensemble de l’opération peut, avec le recul, en somme apparaitre comique. Le moment de conclure faisait remarquer que le chemin eut été plus court pour Freud, plutôt que par une tragédie, de désigner d’une comédie ce à quoi il avait affaire[9]. Et en effet la grammaire tragique éclaire une étape seulement du processus, tandis que beaucoup plus tard, le comique de l’affaire peut parfois apparaître. Le passage d’une logique du tout, où tout est question de vie ou de mort, à une logique du pas tout où les obstacles qui se présentent rencontrent des solutions un par un, laisse place à une toute autre conception de l’être au monde, où dès lors le tragique révolu revêt après-coup une dimension comique. Cet aspect comique fut présent on le sait, à côté de la tragédie grecque, dans le comos de la cité, procession qui faisait défiler cette fonction phallique du logos dans toutes ses significations, sous la forme d’instruments artificiels démesurément grandis. Cette orthopédie symbolique entendait, on peut le penser, démontrer avec force rire, comment l’obstacle au rapport sexuel pouvait être solutionné à l’aide du phallus comme signifiant. Le problème étant qu’il était aussi la cause de cet obstacle, autant comme signifiant que comme mode de jouissance. Comique, donc, en effet, comme l’était le fait de représenter par sa taille la puissance du phallus dans la jouissance, en posant que là était ce qui conquiert la jouissance, métonymie tenace qui en déplace la béance.

La correction que Lacan a apporté à l’Œdipe questionnait en 1963 : si le Nom du Père de l’Œdipe était censé nous donner la norme pourquoi cela donnait plutôt des névroses ? Il s’adressait ce faisant aux conceptions de l’IPA, en un moment où déjà il avait le soupçon que ce Père constituait la clé de voûte d’une certaine logique qui avait servi à le fonder. En effet s’il faut tuer le Père pour pouvoir jouir, alors c’est qu’il existe pour confisquer la jouissance à tous et les castrer de ce fait. Là où Freud instaurait le sujet œdipien sur son désir incestueux pour la mère, Lacan faisait d’abord remarquer que le désir dont ce sujet résulte est celui de la mère. Il rétablissait cette aliénation, plus visible encore de nos jours, que l’Œdipe comme séparation avait élidée de par une séparation logique comparable au Cogito, qui fait sa force, quoique mythique. Sans en faire un désir incestueux universel, ce qui aurait été une forme nouvelle de neurotica, Lacan montrait l’emprise du désir maternel. Il soulignait combien la jouissance incestueuse peut y affleurer de manière refoulée ou déniée, avec tous les degrés éventuels d’une position pathologique, d’une volonté de jouissance, perverse comme telle.

L’Œdipe est en somme une ligne logique de partage des eaux, ce qui s’y range est une logique du tout phallique, ce qui n’en dépend pas adopte la logique du pas tout d’où certaines perspectives changent radicalement, car elle comporte d’avoir un pied dans le discours, un pied au dehors, un pied dans la fonction phallique un pied au-delà. Médée par exemple comme figure mythique de la tragédie grecque se conçoit en logique toute, et non dans la logique pas toute d’une féminité. Plusieurs auteurs ont étudié de façon intéressante le cas que fait Lacan de Médée comme « vraie femme », dont Markos Zafiropoulos, qui souligne à juste titre qu’il ne s’agit pas tant de l’avoir phallique que de l’être. Or certains textes récents de tables rondes lacaniennes énonçaient : « La femme n’existe pas mais la vraie femme elle existe. » Non, en logique pas toute une femme ne se détermine pas de vraie mais de réelle, et s’élabore une par une et non comme un universel.

Le contexte de l’usage par Lacan de cette expression est important. Lorsqu’il mentionne ce terme de vraie femme en 1958 en une ou deux occurrences seulement, puis plus jamais, règne encore cette notion que la psychanalyse internationale d’alors soutenait, en l’opposant au penisneid. Une vraie femme est celle qui accepte sa castration, consistant naturellement à ne pas avoir de pénis, et n’a donc pas recours au penisneid. C’est aussi ce concept que Simone de Beauvoir critiquait dans le Deuxième sexe en 1949 face à cette psychanalyse-là, dans laquelle elle n’incluait d’ailleurs pas Lacan, qu’elle avait voulu interviewer et auquel elle empruntait son stade du miroir. Elle interpelait vivement cette psychanalyse qui appelle vraie femme celle qui accepte d’être castrée, sans être dans le penisneid, notion qu’elle critique tout autant. Lacan ne reprendra pas à son compte, on le sait, cette notion d’envie du pénis, dont dira-t-il on nous rebat les oreilles, et qui est une dénégation. En 1958, il accentue en effet que la castration qui concerne la femme est celle de l’être, être ou non l’objet du désir de l’homme, et non celle de l’avoir. D’ailleurs Médée illustre à cet endroit cette sorte de métonymie majeure qui consiste, lorsque l’être est perdu comme objet du désir, à se priver de l’avoir pour pouvoir l’être à nouveau, par hypothèse. Cette métonymie est largement à l’œuvre dans le cadre de la logique du tout phallique, et concourt largement à aboutir au rien, tandis que ces termes se posent autrement dans la logique pas toute.

La tragédie construit les bases de cette logique du tout dans le moment de l’élaboration du logos grec qui est aussi une élaboration du discours du maître, dans son rapport à un certain mode d’esclavage, celui du vaincu[10]. La tragédie constitue une sorte de chiffrage de ce passage de la pensée mythique des autochtones à la raison du logos, telle une formation de l’inconscient. Ce chiffre fait passer la jouissance à l’inconscient, à ce qui est admissible comme système de langage, ce qui suppose en effet un sacré déplacement et exige une sacrée comptabilité. Elle sanctionne un mode de jouissance, la jouissance de l’Autre notamment, elle la fait passer dans la référence du phallus, ce symbole formé en signifiant dans les Mystères, qui va s’intégrer au Nom d’un Père naissant dans l’Olympe. Œdipe roi traite de ce qui consiste comme fils à s’emparer de la jouissance du père, puis à en être finalement réduit à rien. Ce faisant il traite aussi et d’abord du désir de la mère de façon tout à fait radicale, puis il fonde le Père comme confisquant cette jouissance.

C’est dans ce contexte que Sophocle introduit dans sa tragédie une figure de mère dont il calcule avec soin, avec précision, un certain nombre de points équivoques, sur lesquels Lacan a fait plus que se pencher, sensiblement au bord de parler d’un savoir conscient, accentuant ce savoir de Jocaste par rapport au texte de Sophocle, en différents endroits. Il évoque un désir criminel et une dissimulation, comme s’il s’agissait d’une volonté consciente de jouissance, comme Markos Zafiropoulos l’a souligné, et sur quoi nous avons discuté autrefois[11]. Mais il reste quand même sur le bord et il a raison, car si Sophocle avait voulu faire une tragédie où la mère était sciemment incestueuse il l’aurait fait, puisque ce mythe faisait suite à une tradition du dieu qui meurt par châtiment de l’inceste avec une grande Déesse, celle qui allait ensuite sous d’autres formes « naturalisées » cohabiter avec les déesses de l’Olympe. Issu d’une pensée où l’inceste est réservé aux dieux, aux rois également en Égypte, Œdipe roi en inaugure une autre où l’inceste est humain et insu, et doit être châtié. Cette tragédie condamne certes la jouissance du fils, et aussi celle de la mère, mais cette fois ce n’est pas l’amant qui meurt de par quelque minotaure, il est banni. C’est la mère qui meurt, après que le meurtre du père en ait permis l’accès. Œdipe roi, ce contretemps fondateur, est écrit au moment où le rapport à l’inceste change de statut, et il contribue à le faire changer, de par l’instance du Père qu’il contribue à fonder.

Dans ce commentaire de la tragédie, Lacan entend rétablir ce qui avait été omis dans la pensée psychanalytique, d’abord par Freud, du désir de la mère et de son incidence incestueuse plus ou moins présente, comme une aliénation fondatrice, mais il n’entend pas élider l’Œdipe séparateur. Sophocle est fort précieux en effet à cet égard, car il a à la fois minutieusement introduit le savoir de Jocaste mais il a aussi traité chez Œdipe, il ne faut pas l’oublier, d’un savoir qui est lui-même refoulé jusqu’à l’extrême limite. La tragédie de Sophocle, en une impeccable logique d’aliénation-séparation, a construit une participation des deux désirs, Freud n’a retenu que celui du fils, Lacan a retenu et rétabli le désir de la mère, l’aliénation maternelle, mais a montré aussi ce que l’on découvre à les considérer ensemble. On ne peut élaborer l’un sans l’autre, pas de séparation sans aliénation certes, mais pas d’aliénation sans séparation, sauf à délirer, risque avéré si on retire l’Œdipe, disait-il.

La question est encore souvent posée de quel statut donner à l’Œdipe dans la théorie analytique alors qu’il continue de se déployer de façon majeure dans notre clinique. Si le sujet œdipien désirant la mère est un mythe, un rêve freudien que Lacan a remis à sa place, en en restituant l’aliénation élidée, il ne disparaît pas pour autant de notre expérience. Ce n’est pas parce que ce sujet est irréel qu’il n’est pas fondateur, au contraire, il est aussi irréel que le Cogito de la pensée mais aussi fondateur. Il tient d’un Cogito du désir en quelque sorte sur le mode « je désire la mère donc je suis », dont Lacan remarquait d’ailleurs qu’interdire la mère c’est aussi prescrire de la désirer. Mais justement ce sujet ne saurait être là où il désire et ne saurait désirer là où il est, pas plus que le Cogito en ce qui concerne la pensée. Là aussi il est à contretemps. Il se forme une fois effectuée l’opération d’un nom du Père et non pas avant, il se forme une fois que le désir de la mère est interdit et refoulé, et non pas avant. Il se forme en somme là où il n’a plus aucune chance d’être réel. Il se forme sur un mode irréel, selon ce renversement dans le retour que Lacan décrit dans le processus de séparation. Le désir du sujet devient là celui du temps précédent, à savoir celui de l’Autre, mais avec une torsion où il s’empare de l’objet halluciné, processus qui l’enferme dans le fantasme sur un mode autoérotique. On sait combien ce sujet œdipien est volontiers celui de l’hystérie quand le fantasme du Père de la Horde est plutôt celui de l’obsessionnel.

L’Œdipe est à contretemps dans la névrose comme dans le mythe. C’est au moment où le sujet n’est plus l’objet du désir de la mère, où il n’est plus rien à cet égard, qu’il devient animé de ce désir séparé et irréel, pourtant fondateur. Dans la passe, c’est au moment où il n’est plus rien à une certaine étape, une fois passé à l’action analytique, qu’il devient capable d’acte analytique, si toutefois il le poursuit. Lorsque Lacan effectuait la lecture de cette tragédie il n’y avait pas encore pour lui de logique autre que celle du fantasme, du tout de la fonction phallique, mais si on la relit depuis l’autre logique élaborée plus tard et depuis la topologie qui l’a suivie, on en mesure plus avant la portée. Et le passage de la pensée mythique à la raison grecque est aperçu autrement, comme une construction du tout de la fonction phallique, lorsqu’on l’évoque depuis le pas tout.

D’ailleurs lorsque Lacan le reprend finalement dans le Moment de conclure, cela revêt l’allure d’une synthèse extrême, d’énoncés réduits au minimum, une simplicité qui n’est évaluable dans sa grandeur si l’on peut dire qu’au regard du chemin parcouru. Là une boucle s’achève où se dépose cette sorte d’initiation qu’est la fonction phallique, telle que l’Œdipe la construit pour chacun et pour tous. L’initiation c’est ce par quoi, dit-il alors, « on s’élève au phallus », « la psychanalyse est une anti-initiation », elle défait cette élévation au phallus. Elle défait cette suppléance au rapport sexuel que la civilisation grecque a particulièrement et rigoureusement construite, notamment par ses tragédies, et qui a cheminé jusqu’à nous. Ce phallus apparaît maintenant comme un obstacle du « rapport sexuel » plus encore qu’il n’en est une suppléance. Une analyse l’écrit en le déchiffrant pas à pas, elle le déconstruit avec le tout de la fonction qu’il anime.

Elle défait aussi ce troisième sexe que la Bible implique, entre Ève et Lilith, entre la mère réduite à l’objet a, sur un versant, et la jouissance sexuelle exclue, sur l’autre. « Il faut, dit finalement Lacan, qu’en l’absence d’initiation on soit homme ou on soit femme. » On pourrait penser en lisant ce constat : « Tout ça pour ça ! ». Après cinquante années passées à montrer que d’homme et de femme il n’y a pas dans l’inconscient, car il y a seulement cette fonction du phallus à laquelle hommes et femmes sont assignés, entre l’être et l’avoir, comment peut-on en réduire l’énoncé à cela ! Pourtant, c’est bien ce qui peut se dire lorsque cette fonction phallique de l’inconscient n’est plus le tout de la structure, lorsque la jouissance exclue de ce tout atterrit dans une élaboration qui se passe de cette fonction phallique, il ne reste alors en effet qu’à être homme ou femme, au sens d’un réel imaginaire, et non plus du symbolique phallique. C’est le seul binaire qu’aperçoit l’analyse, et il est fort lointain !

[1] E. Zanin, « Pourquoi la tragédie finit mal ? Analyse des dénouements dans quelques tragédies de la première modernité », Cahiers d’études italiennes, Filigrana, 19, 2014. « Aristote, dans la Poétique, n’a pas mis l’accent sur le dénouement malheureux de la tragédie, mais sur d’autres aspects, tels que la condition noble des personnages et le style élevé. À l’origine de cette surévaluation de la fin malheureuse de la tragédie il y a les grammairiens latins du ive siècle Diomède et Evanthius qui ont défini la tragédie non pas à partir de son style, mais de son sujet. La définition de la tragédie proposée par les grammairiens du ive siècle s’est imposée parce qu’elle dépassait le contexte poétique pour investir la réflexion philosophique et morale. »

[2] G. Steiner, « La Mort de la tragédie », Œuvres, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 2013. p. 250. « Le héros tragique doit porter une part de responsabilité dans ce qui lui arrive, même Œdipe, alors qu’il ne sait pas au fond que c’est son père qu’il a tué et sa mère qu’il a épousée. C’était l’avis d’Aristote dans la Poétique. Un héros souffrant, mais innocent n’est pas tragique, mais pathétique. Le point de vue de Freud sur Œdipe est un point de vue sacrificiel, c’est le point de vue d’Aristote qui voit dans la souffrance et la mort du héros la possibilité de la catharsis (de la résolution sacrificielle de la crise collective). Pour ce faire, Freud est obligé de tronquer l’histoire d’Œdipe, de passer sous silence le crime de Laïos (le viol et l’assassinat du fils de son hôte) et de charger Œdipe, d’aller dans le sens de sa culpabilité exclusive comme le fait Aristote. L’esprit de la tragédie exige que le héros « bouc émissaire » soit obscurément coupable, pour que son sacrifice soit légitime et que la catharsis (la résolution de la crise collective) soit « efficace ». »

[3] Cette opération logique de séparation construite par Lacan en 1964 concernait après coup le sujet œdipien, sans que ce soit dit comme tel. Le Cogito, lui, était déchiffré explicitement comme le résultat d’une séparation, élidant l’aliénation antécédente que Lacan reconstruisait avec la logique du fantasme en l’établissant entre le « Je ne pense pas » et le « Je ne suis pas ».

[4] « Le prénom du père d’Œdipe signifiait « boiteux », celui de son grand père « celui qui marche de travers ». Quant à Œdipe Il désigne celui qui a le pied enflé. C’est donc un seul et même sens, même si les sens sont donnés à des moments différents de l’histoire. Il faut donc regrouper ces trois informations dans une partition verticale, comme en musique où on ne pourrait lire séparément les éléments verticaux de la partition. » D’après l’article original : “The Structural Study of Myth », « MYTH, a Symposium », Journal of American Folklore, vol. 78, n° 270, oct.-déc. 1955, p. 428-444.

[5] Platon, Le Politique, v271 a-c, cité par M. Daraki, Dionysos, Paris, Arthaud, 1985, p. 155.

[6] Ibid.

[7] M. Daraki avance également que tout ce qui dans ce cadre était lié à la logique autochtone, n’est pas éliminé, mais maintenu dans la nouvelle distribution, en étant redistribué en un pôle des discours (M. Daraki, Dionysos, op. cit.). Alain Didier-Weill considère Maria Daraki pertinente lorsqu’elle avance : « la démocratie grecque n’aurait pas eu à connaître la monstruosité d’une terreur révolutionnaire car sa pratique de la raison ne tendait pas à forclore, par décret immédiat, l’ancienne monstruosité, mais à la nommer autrement, en lui assignant une place nouvelle », A. Didier-Weill, « La psychanalyse, le politique et le désir x », Insistance, vol. no 1, no. 1, 2005, p. 9-35.

Bien que les données dont on dispose ne permettent pas de vérifier et que certains trouvent ses sources insuffisantes, M. Daraki ajoute une autre proposition intéressante : que cette pensée mythique est désormais redistribuée du côté du féminin dans la nouvelle donne, tandis que le logos organise la raison grecque au pôle masculin. Le discours de la cité fait en quelque sorte passer « l’avant du côté de l’Autre » avance-t-elle, comme je l’ai souligné (Le concept du phallus, Lysimaque, 1995), en remarquant quelques résonnances avec l’élaboration de Lacan. La logique de l’aliénation-séparation procède elle aussi en termes circulaires, de renversement dans le retour, de redistribution des termes à d’autres places, l’avant du côté de l’Autre.

[8] G. Steiner, La mort de la tragédie, op. cit.

[9] J. Lacan, Le Séminaire, Livre XXV, Le moment de conclure (1977-1978), inédit, 15 novembre 1977 : « La vie n’est pas tragique elle est comique, c’est pourtant curieux que Freud n’ait rien trouv de mieux que de désigner du complexe d’Œdipe c’est--dire d’une tragédie, ce dont il s’agissait dans l’affaire. On ne voit pas pourquoi Freud a désigné́ dautre chose que d’une comédie, alors qu’il pouvait prendre un chemin plus court, ce quoi il avait affaire dans ce rapport qui lie le symbolique, l’imaginaire, le réel ».

[10] La tragédie met particulièrement bien en acte le tout phallique, la logique qui « pourtoute », aussi bien en ce qui concerne le tout ou le rien de la jouissance que les tous, elle en déduit et démontre l’aboutissement au déchet, mais pas celui de Médée d’ailleurs, qui devient à la fin une sorte de sorcière divine.

[11] Sophocle montre que Jocaste aurait pu savoir qu’Œdipe a tué Laïos, tout en montrant qu’elle ne l’a pas su, mais il ne montre pas qu’elle pouvait savoir qu’il était son fils avant l’instant où elle apprend qu’il n’est pas celui du roi de Corinthe mais qu’abandonné il a été recueilli par lui les pieds percés.


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CHRYSIPPE DEUX FOIS TUE : HISTOIRE ET SAVOIR SITUE – LIONEL LE CORRE

 

 

Pour Michelle CADIOU

In memoriam

 

 

  1.  Psychanalyse et histoire

 

S’intéresser aux rapports entre psychanalyse et histoire c’est, au moins, identifier trois articulations. La première vise à écrire l’histoire de la psychanalyse, ou plutôt, à considérer la psychanalyse comme un récit et une pratique parmi d’autres récits et d’autres pratiques dont on peut faire l’histoire. Freud s’y est employé au moins deux fois : dans Contribution à l’histoire du mouvement psychanalytique[1] en 1914 et Autoprésentation[2] en 1925. Citons également l’ouvrage de Florent Gabarron-Garcia, Histoire populaire de la psychanalyse[3], qui rappelle le legs révolutionnaire de notre discipline et combien la dite neutralité de la psychanalyse dans le débat public – neutralité dont je rappelle qu’elle est passée d’un usage technique pour les conduites de cure à un positionnement idéologique de l’IPA face à la montée des totalitarismes européens dans les années 1930 – cette neutralité donc, est une situation hautement politique justifiant les pires positions réactionnaires de cette psychanalyse crasseuse qui encombre notre champ.

La deuxième articulation entre histoire et psychanalyse établit le récit des notions ou concepts freudiens et lacaniens, et leur évolution, dont l’examen se déduit de sources nouvelles ou d’un point de vue renouvelé. Ces notions ou concepts ont une histoire et une géographie à restituer minutieusement pour un meilleur entendement des questions cliniques. Dans mon livre, L’Homosexualité de Freud[4], j’ai montré que l’invention de la psychanalyse – et en cela je crois m’inscrire dans l’orientation de Lacan qui évoque ce point dans le séminaire II[5] –, que l’invention de la psychanalyse donc, est à saisir comme le produit du transfert d’un homme pour un autre homme, en l’espèce Freud et Fliess. Certes, il ne s’agit pas d’oublier le rôle crucial des premières analysantes hystériques dans la découverte freudienne. Mais j’affirme que ne pas apercevoir cette articulation si spéciale entre Freud et Fliess, ce transfert homosexuel qui le poursuit toute sa vie et qu’il désigne ainsi, nous désigne comme agent du refoulement refusant d’apercevoir que la scène primitive du récit psychanalytique est homosexuelle, que le préjugé de la guérison de l’homosexualité et autres aberrations sexuelles, son impensé fondamental. Ce déni nous concerne tou.te.s et livre une clé pour comprendre l’accueil si problématique des questionnements LGBTQI+OC[6] dans notre champ.

Enfin, la troisième articulation relève que l’inconscient lui-même, en ses formations, n’échappe pas à l’histoire, que la matière même de la psychanalyse, l’inconscient et les structures subjectives, est travaillée par l’histoire. Lacan a ainsi pointé l’historicité des opérateurs de la structuration subjective en articulant subjectivité chrétienne et émergence du désir du névrosé, comme l’a montré Markos Zafiropoulos dans Œdipe assassiné ?[7]. C’est en 1958 dans Le Désir et son interprétation, que Lacan effectue une refonte doctrinale du complexe d’Œdipe. Sa thèse principale, à l’inverse de Freud, établit que : « le désir œdipien prend son départ du vouloir de la mère et non de celui de l’enfant comme chez Freud »[8]. Bref, à cette date et pour Lacan, l’enfant est l’objet du désir de la mère, désir duquel il se déprend par le fantasme qui devient un opérateur de défense pour l’enfant face au désir de la mère. Cette révision de la clinique de la castration se déduit de l’analyse d’un corpus de mythes qui ont engendré les créations poétiques majeures que sont Œdipe Roi de Sophocle et Hamlet de Shakespeare. Autrement dit, d’Œdipe Roi à Hamlet, Lacan situe historiquement l’émergence du fantasme (au plus tard) à l’orée du XVIIème siècle.

J’en reste là sur ce point non sans souligner ceci : contrairement à Freud, Lacan estime que les formations de l’inconscient se déduisent des mythes et de leurs variations et qu’à ce titre, il est possible de chercher à les dater. Or, j’affirme que le repérage de cette variabilité historique des formations de l’inconscient pourrait permettre de sortir des positions éternitaires de la psychanalyse notamment sur les problématisations LGBTQI+ ou décoloniales[9]. Cette historisation des formations de l’inconscient est à entendre aussi comme le pendant au plan du cas, du positionnement anthropologique de Lacan contestant très tôt dans son enseignement, l’universalité de l’Œdipe, dont il a pointé les conditions sociales – donc la variabilité –, dès 1950, dans l’article « Introduction aux fonctions de la psychanalyse en criminologie »[10].

Reprenant la question du complexe d’Œdipe, Lacan s’appuie sur les principales sources mythologiques occidentales en estimant, contrairement à Freud, que « les créations poétiques engendrent, plus qu’elles ne les reflètent les créations psychologiques »[11]. Comme le rappelle Zafiropoulos, Lacan « traque à la fois ce que le sujet de l’inconscient doit depuis toujours aux textes fondateurs de la mythologie occidentale [par ex. Œdipe Roi de Sophocle] mais aussi ce qu’il doit à l’évolution historique de cette mythologie »[12] (Hamlet de Shakespeare). Bref, d’Œdipe qui se crève les yeux pour prix à payer des effets de la loi à Hamlet tergiversant et reculant devant l’acte, Lacan en déduit que la structuration du sujet de l’inconscient est, pour partie, soumise à ses conditions historiques.

Ici, je voudrais insister sur la portée heuristique de la position de Lacan lorsqu’il affirme que les « créations poétiques engendrent plus qu’elles ne les reflètent les créations psychologiques » en rappelant le contre-exemple qui a donné lieu à une controverse entre psychanalystes et antiquisants. Lorsqu’en octobre 1966, Didier Anzieu publie l’article intitulé « Œdipe avant le complexe ou l’interprétation psychanalytique des mythes », il s’inscrit effectivement dans la perspective freudienne « en essayant de refaire avec les données que nous possédons en 1966, le travail que Freud a commencé en 1897 et que, jusqu’à Moïse et le Monothéisme, il n’a cessé d’enrichir »[13]. Cette perspective, positiviste, qui cherche à établir le primat de la structuration œdipienne sur les formations mythiques sans s’interroger sur ses propres conditions d’énonciation, sera vertement critiquée par Jean-Pierre Vernant en 1967, qui dénoncera, avec ironie, la position non située d’Anzieu :

« Immédiatement lisibles, entièrement transparents à l’esprit du psychiatre, [l’interprétation du mythe et du drame grecs] livrent d’emblée une signification dont l’évidence apporte aux théories psychologiques du clinicien une garantie d’universelle validité. Mais où se situe ce « sens«  qui se révélerait ainsi directement à Freud et, après lui, à tous les psychanalystes comme si, nouveaux Tirésias, un don de double vue leur avait été octroyé pour atteindre, par-delà les formes d’expression mythiques ou littéraires, une vérité invisible au profane ? »[14]

  1. Psychanalyse et savoirs situés

 

Or, la question de Vernant – « Où se situe ce ‘’sens’’ ? » – interroge le positionnement épistémologique du psychanalyste qui, dès qu’il renonce à questionner le savoir en soi pour préférer produire du savoir en plus, rate peut-être son but. Bien sûr, la question de Vernant – pour qui les psychanalystes seraient les « nouveaux Tirésias », figure mythologique qui passe d’un sexe l’autre – entre en résonnance avec notre débat contemporain où les questions LGBTQI+OC sont l’objet – a minima – de malentendus douteux. Ici je vous fais part de ma consternation devant les propos de Roudinesco et de Miller. Au fond, si le bistrot des Cassandre a rouvert ses portes, je note aussi que nous retrouvons les mêmes propos affolés – propos qui ne sont jamais que des discours d’opinion – de celles et ceux qui pensent apercevoir désormais les ravages d’une épidémie transgenre sous les formes contemporaines d’expression de soi, ou les effets d’un ordre – « l’ordre trans » – qui justifierait une sorte de croisade psychanalytique au nom des sempiternels intérêts de l’enfant, figure paradigmatique dont il conviendrait pourtant d’entendre la déconstruction déjà engagée dans notre champ il y a plus de trente ans[15]. Mais la question de Vernant – d’où parle le psychanalyste ? – entre aussi en résonnance avec l’histoire de la psychanalyse.

Bien sûr, la question des savoirs situés du psychanalyste est contingente du développement des théories marxistes et féministes dont elle procède. Mais, elle concerne aussi le catholicisme[16]. J’en veux pour preuve les débats sur la question de la formation des psychanalystes catholiques à l’orée des années 1950, débats dont témoigne la communication du Révérend Père Louis Beirnaert intitulé : « Est-il souhaitable qu’un croyant soit toujours analysé par un croyant ? »[17] prononcée lors du Premier congrès international des psychiatres, des psychothérapeutes analytiques et des psychopédagogues catholiques. Ce jésuite, proche de Lacan, parmi d’autres religieux plus connus comme Marc Oraison estimait que la psychanalyse avait une pertinence dans la délicate question du discernement des vocations. De Freud, on retenait la méthode thérapeutique mais on se dissociait de sa doctrine pansexualiste. Faute de temps je ne signale que le texte de Beirnaert, mais on retiendra que plusieurs des grands noms de la psychiatrie et de la psychanalyse de l’époque affirment leur catholicité et agissent situés par ce point de vue ; par ex. : Roland Dalbiez, auteur de la première thèse française sur l’œuvre de Freud, Françoise Dolto, Francis Pasche, Henri Ey[18] ou encore Paul Jury, premier prêtre français à effectuer une cure analytique, qui donne régulièrement des conférences sur la psychanalyse d’enfants à la Société Psychanalytique de Paris dès les années 1930. Citons également les revues Psyché de la pétulante Maryse Choisy ou les Etudes carmélitaines du Père Bruno de Jésus-Marie, à l’occasion soutien du Maréchal Pétain[19], qui tentent d’établir un dialogue entre anthropologie catholique et psychanalyse.

Je renvoie à la réédition de l’ouvrage d’Agnès Desmazières, L’Inconscient au paradis[20], non sans faire l’hypothèse que la réaction si virulente des quelques leaders du champ psychanalytique français lors des votes de la loi pour le Pacs en 1999 et pour le Mariage pour tous en 2013 trouve peut-être ici une explication. Ces psychanalystes qui prirent position lors de ces débats furent formés par d’autres psychanalystes qui eux-mêmes macéraient peut-être un peu trop dans les vertus catholiques. Se peut-il alors que leur réaction si consternante ne soit que la manifestation d’un refoulé légué par ceux qui les formèrent ?

Cette question je la formule à l’appui d’un article anonyme (toutefois écrit à quatre mains) intitulé « La Passe actuelle », paru dans L’Ordinaire du psychanalyste[21] en 1977, où les auteurs se proposent d’envisager ce qu’il en est du dispositif de la passe et des difficultés qu’il soulève. Ce qui m’intéresse dans ce texte, c’est son caractère de témoignage qui donne à voir quelques-unes des croyances alors en jeu en livrant un état de la position du psychanalyste – son ratage aussi – qui, tout à la fois, séduit par sa modernité et en même temps interroge quant à ce qui anime, au fond, cette position. Le premier fragment (moderne) est celui-ci :

« Autres questions du même ordre, mais plus extrêmes, du moins en apparence : peut-on être homosexuel(le) et psychanalyste ? Peut-on être fou et psychanalyste ? Et pourquoi bien sûr ne pas poser la question : peut-on être analyste et femme ? Pour celle-ci, c’est pour l’essentiel poser la question de la légitimité de la fonction sociale de la femme, car, bien sûr, il n’était pas encore venu à l’idée des analystes de se demander : peut-on être analyste et homme ? »[22]

J’y entends un questionnement quant au style de psychanalyste qu’il nous est donné d’être en fonction de notre propre structure – notre style de névrose par exemple – à articuler aux manières d’être qui nous définissent selon un sens de la fluidité que ne renierait pas un psychanalyste queer. Le second fragment (plus questionnant) conclut l’article :

« Si la passe, et ce qu’elle tente d’élaborer, ont été mis au centre de l’Ecole par Lacan, c’est bien pour manifester ainsi que le Savoir analytique ne suffit en rien à fabriquer un analyste. Ce qu’il y faut : possibilité d’ouverture sur le texte inconscient – le sien et celui de ses analysants – (sic) suppose un travail sur soi dont il nous semble que, sans une certaine grâce au départ, il restera toujours impossible à rendre fructueux. Nous ne disons pas que l’on devient analyste par la grâce de Dieu, mais que sans elle[23], on ne le devient certainement pas. »[24]

Pas de psychanalyste sans la grâce de Dieu… est-ce donc là le grand secret de la psychanalyse lacanienne formulé par celles et ceux qui cherchent un évangile à leur pratique là où d’autres peuvent y voir un proton pseudos, prémisse erronée d’un raisonnement logique ? Je laisse la question ouverte non sans conclure rapidement ce point sur les savoirs situés avant d’en venir au cœur de ma communication. Premièrement, je rappelle, avec le sociologue Antoine Idier, que depuis trente ans,

« il n’y a pas eu d’adversaire plus acharné que la psychanalyse [disons une certaine psychanalyse] de toutes les transformations des structures sociales et légales de la sexualité, de la conjugalité, de la parenté et de la famille – au nom de l’ordre symbolique, de la différence entre les sexes, de la préservation de la culture, et de l’expertise que s’est attribuée la psychanalyse [disons une certaine psychanalyse] pour dire les formes « normales » de la vie sociale. »[25]

Deuxièmement, je forme l’hypothèse qu’un défaut de questionnement sur ce qui motivait leur prise de parole réactionnaire est peut-être la cause du violent retour de refoulé que subirent celles et ceux qui intervinrent de manière si obscène lors des débats sur l’alliance et la filiation homosexuelles car ils ignoraient sans doute d’où ils prenaient la parole, autrement dit, quelle était leur situation. Troisièmement, on peut bien ricaner des tentatives plus ou moins heureuses de formulation d’une position du psychanalyste LGBTQI+OC, mais, de grâce, faisons le ménage dans nos débats internes quant à l’intention du psychanalyste, dont je crois avoir suffisamment pointé, qu’à un moment donné, pour quelques-uns – des propos du Révérend Père Beirnaert en 1949 à ceux de L’Ordinaire du psychanalyste en 1977 –, le fondement divin de leurs pratiques ne faisait ni doute, ni obstacle.

  1. Chrysippe une fois tué

 

J’en viens à l’histoire de Chrysippe indissociable de celle de Laïos, père d’Œdipe. Cinq variantes nous sont parvenues :

 « La majorité de nos sources considèrent comme le fils illégitime de Pélops et d’une nymphe, Axioché ou Danaïs. Quand Amphion et Zèthos bannirent Laïos de Thèbes, celui-ci fut accueilli par Pélops qui lui offrit l’hospitalité, mais Laïos en abusa : en apprenant à Chrysippos l’art de conduire un char, il tomba amoureux du jeune homme qui se distinguait par sa beauté. De honte, Chrysippos se suicida. Pélops maudit alors Laïos, lui souhaitant « de ne pas avoir d’enfant, et s’il en avait un d’être tué par lui« . C’est là l’origine de la malédiction des Labdacides. »[26]

Autre variante :

« Pelops envoie après l’enlèvement de son fils chéri ses deux autres fils, Atrèe et Thyeste, qu’il avait d’Hippodamie, à la poursuite de Laïos. Quand ils le ramenèrent, Pélops pardonna son crime à Laïos parce que celui-ci avait agi par amour. Mais constatant la préférence marquée de Pélops pour son fils illégitime et craignant qu’il ne lui réservât la succession sur le trône, Hippodamie tenta de persuader ses deux fils de tuer leur demi-frère. Quand ils refusèrent de le faire, elle le frappa elle-même avec l’épée de Laïos qu’elle laissa fixée dans le corps. « Laïos fut suspect à cause de l’épée, mais fut sauvé par Chrysippos qui, avant de mourir, révéla la vérité ». Pélops condamna ensuite Hippodamie à l’exil. »[27]

 

Version divergente : « les deux fils se chargèrent de la besogne avec l’accord de leur mère et jetèrent Chrysippos dans un puits. Pélops chassa alors ses fils de son territoire en les maudissant. »[28] Un autre variante empruntée à Praxilla de Sicyone, relate que Zeus enleva le fils de Pélops, lequel du reste, fut lui-même l’éromène de Poséidon. Mais la variante la plus troublante se lit à la scholie au vers 60 des Phéniciennes d’Euripide : « Certains disent que Laïos fut tué par Œdipe parce que les deux aimaient Chrysippos »[29].

Le temps me manque pour établir convenablement les préalables à l’abord psychanalytique des mythes. Je rappelle, tout de même, que la définition contemporaine du mythe – disons celle de Lévi-Strauss[30] et la manière par laquelle il la décolle de la question des rites[31]) – cette définition contemporaine donc, n’était pas celle des Grecs de l’Antiquité qui parlaient plutôt de palaia, terme désignant les « choses du passé »[32].

De même, je rappelle avec William Marx[33] l’écart entre la tragédie grecque, dont il ne reste que des ruines textuelles vieilles de 2500 ans, et le sentiment tragique qui découle de l’affrontement de l’homme et du destin, que l’on doit aux Romantiques allemands de la fin du XVIIIème siècle. Des auteurs les plus fameux comme Eschyle, Sophocle et Euripide – donc, en omettant les autres comme Thespis, Phrynicos, Pratinas, Choerilos, Philoclès, Xénoclès, Agathon, Euphorion, Ion de Chios ou Critias[34] – ne restent que des bribes : soit 32 tragédies sur un total estimé de 220 pièces à rapporter aussi aux 638 tragédies jouées à Athènes entre 412 où Eschyle créa Les Perses, et 401, où Œdipe roi fut représenté de façon posthume. Moins de 5% donc, la perte est considérable[35]. Mais, plus irrémédiable encore est la perte du lien entre cette littérature et les lieux où elle s’incarne :

« Nous lisons les textes anciens [nous dit Marx] à travers le filtre insidieux d’un art autonome, à vocation universelle, d’une intellectualité supérieure, détaché le plus possible de son contexte – des lieux, des temps, des dieux. »[36]

 

En somme, ce que nous savons est faussé par ce que nous avons perdu irrémédiablement, c’est-à-dire : « Un lien nécessaire et vital entre une expression verbale et une situation spatiale et géographique. Et Marx de conclure : « L’interprétation structuraliste occupe le vide laissé par des lieux désormais absents. »[37] Or, notons que nous retrouvons encore la question du savoir non situé que Marx illustre d’un bon mot : « La tragédie racinienne, dit-il, est sans racine. Mondialisée déjà. »[38]

Donc, des textes et des lieux, mais aussi des textes et des performances. Comme l’indique Sandra Boehringer : « Rien de plus fluide et plastique qu’un mythe. (…) Sans cesse reformulés, ces récits venus du passé prennent sens au moment de leur performance, dans le contexte précis où ils sont à nouveau chantés, racontés, écrits, peints, activés. »[39] Or, ce potentiel performatif du mythe autorise à reconsidérer, d’un point de vue psychanalytique, le mythe œdipien à l’aune du récit chrysippien. Car cette performativité du texte antique que nous avons perdue, selon Marx, cette parole qui agissait, voire qui soignait, cette catharsis théorisée par Aristote n’est pas sans lien avec la psychanalyse freudienne. Freud, en effet, était le neveu par alliance de Jacob Bernays[40], philologue renommé, qui s’intéressa à l’interprétation psychologique de la catharsis aristotélicienne[41], dont Freud en 1895, avec Breuer, proposera une méthode – la « méthode cathartique »[42] – ouvrant ainsi un passage entre les effets attendus du drame grec sur son public au Vème siècle avant notre ère, et la future cure par la parole qui s’inventait alors dans la Vienne fin de siècle.

J’en viens à l’abord psychanalytique de l’histoire de Chrysippe. Que nous disent Freud et Lacan des origines de la malédiction des Labdacides, de ce crime, inaugural, presque homosexuel – pour paraphraser Marcela Iacub[43] – qui fait d’Œdipe un enfant du malheur ? Rien… ni Freud, ni Lacan ne se réfèrent à Chrysippe bien que son histoire motive décisivement celle d’Œdipe[44]. Point de sources où Freud expliquerait la raison pour laquelle il ne mobilise pas ce savoir-là dans sa conceptualisation du complexe d’Œdipe. Pourtant, Freud était au fait de ses humanités[45], et il se tenait informé des derniers travaux des confrères philologues ou archéologues[46]. S’agissant du séminaire de Lacan, nous trouvons le nom propre « Chrysippe » à trois reprises mais il s’agit du philosophe stoïcien, Chrysippe de Soles[47] qui n’a rien à faire avec notre propos. Les références à Laïos sont modestes aussi : seulement deux mentions l’une dans L’Envers de la psychanalyse[48], l’autre dans Le Moment de conclure[49], mais rien sur la mort de Chrysippe, ses conséquences funestes sur la lignée de Laïos et la valeur structurale de cette mort. Plus curieux, alors qu’il traite de la relation de l’éraste et de l’éromène dans le séminaire Le Transfert, Lacan ne convoque pas la légende de Laïos et de Chrysippe alors que selon les Anciens – certains du moins -, il s’agirait du premier mythe homosexuel du monde grec[50]. Relevons enfin que Lacan, lecteur de Platon, ne pouvait ignorer son ultime dialogue, Les Lois, où Laïos est cité pour ses mœurs contraires à la loi naturelle[51] ou encore le Cratyle qui mentionne le meurtre de Chrysippe par Atrée[52].

Dans le cadre de cette communication, il n’est pas utile de passer en revue, minutieusement, la bibliographie psychanalytique portant sur l’histoire de Laïos et Chrysippe. Otto Rank est vraisemblablement le premier à traiter psychanalytiquement les aventures de Laïos et de Chrysippe dans son ouvrage Le Motif de l’inceste dans la poésie et les légendes, paru en 1912[53], situant ces aventures dans un temps « paléopsychologique » qui annonce téléologiquement ce que l’on sait déjà du complexe d’Œdipe. L’auteur le plus cité reste Georges Devereux pour son article « Pourquoi Œdipe a tué Laïos » paru en 1953[54], même si l’ethnopsychiatre plaque, sans nuance, sur les sociétés de la Grèce ancienne des concepts issus de notre époque[55]. Signalons également l’ouvrage de Marie Balmary L’Homme aux statues. Freud et la faute cachée du père[56] paru en 1979 qui mobilise la légende chrysippienne articulée au drame œdipien pour relater dans une sorte de psychobiographie de Freud, l’abandon de la théorie de la séduction en 1897 à l’aune des désordres sexuels de Jacob, père de Freud. Au fond, et pour reprendre une formule de Jean Bollack, l’analyse de Balmary nous conduit « jusqu’à une tragédie dans la tragédie, qui serait la vraie, et par rapport à laquelle la pièce que nous lisons [Œdipe roi] est tout entière un épilogue »[57]. Je termine en rappelant bien sûr, le numéro spécial de la RFP de 1993 intitulé Laïos pédophile[58] où, au fond, Chrysippe n’est jamais l’objet des analyses proposées.

Pourquoi alors s’intéresser à la légende de Chrysippe, légende connue par des sources lacunaires qui sont, pour la plupart, des mentions manuscrites de commentateurs dont la plus célèbre d’entre elles, dite « Résumé de Pisandre », figure à la fin des Phéniciennes[59] d’Euripide ? D’une part, même si effectivement plusieurs siècles séparent généralement un drame antique des scolies qui prolifèrent dans les marges des quelques manuscrits qui ont échappé à la destruction – nous en avons un bel exemple à la BNF sous la cote Parisinus graecus 2713 – plusieurs vers des drames grecs évoquent de manière plus ou moins allusive « les malédictions héritées de Laïos » pour citer les vers 1610-1614 des Phéniciennes ou encore, dans Les Sept contre Thèbes d’Eschyle qui revient sur « la faute ancienne [de Laïos], sitôt punie, mais dont l’effet dure jusqu’à la troisième génération. »[60] D’autre part, la figure de Chrysippe a été le thème dans l’Antiquité et jusqu’à l’époque contemporaine de plusieurs drames et de comédies[61]. Enfin, si nous prenons au sérieux l’indication méthodologique de Lévi-Strauss[62] concernant l’analyse des mythes qui requiert d’en comparer toutes les variantes, sans tenir compte de leur caractère de vraisemblance, pour en « isoler des paquets de relations », alors il n’y a pas d’obstacle à l’examen du récit chrysippien, notamment l’invraisemblable histoire motivant le meurtre de Laïos par Œdipe par amour pour Chrysippe. Enfin encore, si nous autres les psychanalystes renonçons à interpréter ce que nous comprenons des mythes grecs (pour les Grecs), il est pertinent d’interroger ces histoires anciennes dans leur entièreté, en l’espèce ici, l’histoire d’Œdipe et de sa descendance maudite, mais aussi celle de ses ascendants, et en particulier, celle de Laïos et Chrysippe.

Et que nous disent-ils ces textes et leurs scolies si l’on met l’accent sur la figure de Chrysippe et non sur celle de Laïos ? Je n’ai pas évidemment le temps de déployer toutes les conséquences mais je peux tout de même pointer ceci : dans toutes les variantes disponibles, Chrysippe est celui qui doit immanquablement mourir[63]. Si Chrysippe est l’objet d’un viol (celui qu’aurait commis Laïos), il est aussi, selon les variantes, un objet d’amour (de la part de Pélops en tant que fils préféré mais aussi de Laïos qui obtient ainsi le pardon du père de Chrysippe, et aussi d’Œdipe) ou celui qui est jalousé par ses demi-frères (et leur mère Hippodamie). Donc, si Chrysippe est la figure de celui qui doit mourir, c’est aussi la figure de laquelle on se sait rien. Les pertes documentaires ne permettent pas de connaître qui était Chrysippe au-delà des informations lacunaires que nous possédons, mais, finalement, les trois Tragiques grecs en parlent surtout de manière allusive. Chrysippe est aussi l’objet d’un deuil dont on ne sait rien, celui de Laïos voire d’Œdipe. Bref, figure mineure, Chrysippe vient signifier l’effet d’une double perte, ignoré qu’il est, tout à la fois de l’Œdipe sophocléen par exemple et de la tradition et, aurions-nous envie d’ajouter, des psychanalystes eux-mêmes, à commencer par Freud et Lacan. Cette perte est pourtant là, elle existe, elle se répète et semble condamnée à rester inaudible. Laïos a aimé et perdu Chrysippe avant sa rencontre avec Jocaste. A la naissance d’Œdipe, il est le seul à mesurer les conséquences funestes qui attendent sa lignée au nom de celui dont le nom n’est jamais prononcé ensuite. Invisibilisation, négation de la négation, la figure de Chrysippe a une place à part dans la généalogie œdipienne.

Pourtant, Lacan, en 1958, semble ouvrir une voie lorsqu’il reconsidère le complexe d’Œdipe comme effet du « vouloir de la mère et non du désir de l’enfant » comme je l’ai déjà indiqué. En effet, nous dit Lacan, la solution par le fantasme censé arracher l’enfant -– tout genre confondu – à l’êtrification phallique où le place le vouloir de la mère, est une opération qui s’apparente à un deuil au sens qu’en donne Freud d’une « incorporation symbolique de l’objet perdu »[64]. En effet, prévient Lacan, ce qui est en jeu ici c’est bien un retrait d’une part de libido pour l’enfant qui s’arrache ainsi à l’êtrification phallique maternelle par la voie de l’automutilation. « Chez Lacan, l’enfant consent par amour à endosser au nom du père cette loi, étant entendu qu’il doit pour cela se destituer de sa posture de toute puissance phallique où le précipite sa naissance en tant qu’objet du désir de l’Autre maternel ». Or, le deuil du phallus selon Lacan est à entendre comme une « forclusion inversée » comme l’a bien vu Markos Zafiropoulos :

 

« Le deuil, qui est une perte véritable, intolérable à l’être humain, provoque pour tous un trou dans le réel. La relation dont il s’agit est l’inverse de celle que je promeus devant vous sous le nom de [forclusion] quand je vous dis que ce qui est rejeté dans le symbolique réapparait dans le réel. Cette formule comme son inverse sont à prendre au sens littéral. » [65]

 

Autrement dit, le deuil de l’être phallique dans quoi s’engage le petit d’homme est à entendre comme ce qui du réel est rejeté pour réapparaitre dans le symbolique, provoquant un trou dans le réel nous dit Lacan, opération par laquelle le sujet s’arrime au symbolique. Mais alors, si on tient compte dans le drame œdipien qui se joue pour le petit d’homme, de l’histoire de Laïos qui porte le deuil de Chrysippe, alors, l’objet perdu d’Œdipe entre en résonnance, mais pour d’autres motifs dont Œdipe ne sait rien, avec l’objet perdu et dénié de Laïos, son père. Bien sûr l’automutilation à quoi consent le petit d’homme rejouant le drame œdipien n’est pas de même nature que le deuil de l’objet dénié qu’est Chrysippe pour Laïos, même si, nous dit Lacan, l’effet produit – un trou dans le réel – reste le même. Bien sûr aussi, ce que j’avance ici devra trouver sa transcription clinique et sociale. Une piste serait, pour tout petit d’homme, un tabou de l’homosexualité – en tant que le deuil de Chrysippe reste non résolu pour le père d’Œdipe – qui précèderait le tabou de l’inceste.

  1. Chrysippe deux fois tué

 

Au moment de conclure, il est temps d’articuler entre eux les divers éléments dégagés jusqu’à présent et d’ouvrir des perspectives.

Premièrement, à l’appui du travail de Markos Zafiropoulos, j’ai rappelé que l’inconscient et les structures subjectives qui se déduisent des appareils mythologiques sont, pour partie, déterminés par l’évolution de ces appareils dont l’efficace se déduit aussi de leur performativité et la manière dont les formes d’expression littéraire les modifient. Cela signifie que l’abord structural de ce que nous nommons désormais des mythes est indissociable de l’acte créatif par lequel ils se manifestent. Au fond, j’ai tenté de faire apercevoir que, si la vieille histoire de Laïos et Chrysippe – dans l’échec même de son retour –, nous redevient audible, c’est parce que désormais, fondamentalement, nous pouvons à nouveau l’entendre. Autrement dit, parce que l’époque a changé, ce dont est porteur le mythe chrysippien devient à nouveau reconnaissable, à défaut d’être reconnu. Or, lors de notre précédente journée d’étude en 2019[66], j’avais montré que Lacan évoquant dès 1972, sous forme de boutade, la situation d’un homosexuel qui consulterait un psychanalyste en disant ne plus pédaler normalement, Lacan donc, repérait alors une normalisation sociale de l’homosexualité. Cette normalisation n’annonçait rien de moins que la fin de la hiérarchisation juridique du sexuel prévalant alors dans le monde occidental – donc, pour une part, dans le symbolique – et cette remise en cause de la hiérarchisation du sexuel en son versant homosexuel, c’est à Gide qu’il l’imputait. Gide, dont Lacan plaçait Corydon au même plan que les Trois essais sur la théorie sexuelle[67], indication que l’écrit gidien était pris au sérieux par le psychanalyste. Question : que déclarait Lacan à propos de ces homosexuels qui ne pédalaient pas normalement ? Réponse : (je cite) « Il y a foule. (…) Ça va devenir un embouteillage »[68]. Et bien cette foule d’homosexuels – qu’on dirait LGBTQI+OC aujourd’hui – nous l’avons ! Et, depuis Gide, d’autres auteurs ont su écrire depuis la place de celui qui est immanquablement condamné à se taire – celle de Chrysippe –, ou plutôt, depuis ce trou, nous faisant entendre un peu de cette voix perdue, tourmentée, offensée : Marcel Jouhandeau, Jean Genet, Mohamed Choukri, Pier Paulo Pasolini, plus près de nous Guillaume Dustan ou Abdellah Taïa. Au fond, j’aperçois ici, du drame de Chrysippe aux formes contemporaines de l’abjection et du rejet, une généalogie littéraire qui pourrait nous enseigner, sur la valeur inconsciente du désir homosexuel à la manière de l’articulation entre Œdipe et Hamlet proposée par Lacan.

Deuxièmement, si comme je crois l’avoir démontré, la psychanalyse est le produit d’un transfert homosexuel entre Freud et Fliess, j’ai également indiqué que ni Freud, ni Lacan n’en ont tiré les conséquences pour la théorie psychanalytique, spécialement pour le complexe d’Œdipe et le tabou de l’inceste qui s’en déduit, puisque les deux ont oblitéré, dans leur formalisation théorique, l’origine (chrysippienne) de la malédiction des Labdacides, pourtant riche de sens. Pour Lacan, je n’ai pas encore d’argument à proposer. S’agissant de Freud, je fais l’hypothèse – et en avançant ici sans nuance pour aller à l’os de la question – qu’il n’a pas pu apprécier la portée heuristique du drame chrysippien et le tabou de l’homosexualité dont cette appréciation est porteuse car, d’une part, il a porté l’effort sur le tabou de l’inceste oblitérant cet autre tabou, le tabou de l’homosexualité qui aurait annulé – à être reconnu comme tel – l’effort métapsychologique plaçant l’homosexualité comme arrêt du développement vers une sexualité hétéronormée. Et c’est peut-être dans cette oscillation freudienne vis-à-vis de la question homosexuelle que ressentent celles et ceux qui s’intéressent à l’abord freudien de l’homosexualité que nous trouvons la preuve de la difficulté de Freud à délinéer les contours de cette question. En effet, nous avons montré dans notre ouvrage, en portant l’attention sur le lexique freudien de l’homosexualité masculine[69], que les dits de Freud sur la question homosexuelle situent le problème ou comme « un arrêt spécifique dans le développement »[70] ou comme un opérateur placé au cœur de la métapsychologie qui rend compte tout à la fois de la relation d’objet, du narcissisme, de l’entrée dans la paranoïa, du lien social ou du transfert[71].

Troisièmement, si la plupart d’entre nous ici se déclarent psychanalystes – c’est-à-dire que nous aurions opéré le distinguo souligné par Lacan entre le désir du psychanalyste et le désir d’être psychanalyste[72] –, je soutiens qu’il est illusoire de s’imaginer n’être que psychanalyste, même dans l’exercice de l’art – qu’il s’agisse des conduites de cure ou des contributions aux problèmes cruciaux de la psychanalyse – comme le montre à l’envi et de manière quelque peu paradoxale les termes viciés du débat sur la question des sexualités minorisées. Bref, nous qui nous déclarons portés par le désir de Freud, nous ne soutenons cette position qu’à en savoir un bout sur le reste… c’est-à-dire nos préjugés : peut-on être homosexuel et psychanalyste ? Fou et psychanalyste ? Femme et psychanalyste ? Homme et psychanalyste ? Etc.

Car c’est de cette position de psychanalyste et d’homosexuel que je peux endosser ce qu’il me revient de vous dire ici, en confirmant que l’enjeu pour moi est bien de chercher des arguments internes à la psychanalyse au regard des problèmes construits. Donc, si, comme l’indique Lévi-Strauss « la preuve du social ne peut être que mentale [et inversement] »[73] formule particulièrement heuristique par quoi Lacan s’est laissé enseigner, alors nous devons être en mesure de mettre en évidence, s’agissant du social, qu’un opérateur homosexuel – dont le drame chrysippien est l’expression – pourrait bien être à l’œuvre au cœur de notre lien social et de ce qui s’y origine (du moins dans cette partie du monde). En effet, c’est par un travail du négatif qu’il faut ici se laisser guider, travail du négatif qui se déduit du déni qui en est la condition et qui instaure la matrice œdipienne. C’est pourquoi, je pense qu’il pourrait être pertinent de rapprocher – Horresco referens – ce que Lacan indique du deuil de l’être phallique au plan du cas – cette forclusion inversée similaire à un deuil – à ce qu’écrit Judith Butler[74], au plan du collectif, à propos de la mélancolie se déduisant, pour tout sujet, de l’incorporation de la matrice hétérosexuelle et de ses normes de genre. Mais ce sera pour une autre fois.

 

[1] S. Freud, « Contribution à l’histoire du mouvement psychanalytique », Œuvres complètes. Psychanalyse, Paris, Puf, tome XII, 2005 (1914), p. 247-315.

[2] S. Freud, « Autoprésentation », Œuvres complètes. Psychanalyse, Paris, Puf, tome XVII, 1992 (1925), p. 51-122.

[3] F. Gabarron-Garcia, Histoire populaire de la psychanalyse, Paris, La fabrique éditions, 2021, 216 p.

[4] L. Le Corre, L’Homosexualité de Freud, Paris, Puf, 2017, 420 p. ; En espagnol : La Homosexualidad de Freud, Barcelona, Ediciones S&P, 2020, 465 p.

[5]  Lacan rappelle que : « Ce qui est alors pour Freud la parole qui polarise, organise toute son existence, c’est la conversation avec Fliess. Elle se poursuit en filigrane dans toute son existence comme la conversation fondamentale. En fin de compte, c’est dans ce dialogue que se réalise l’auto-analyse de Freud. C’est par là que Freud est Freud, et que nous sommes encore aujourd’hui à en parler. Tout le reste, le discours savant, le discours quotidien, la formule de la triméthylamine, ce qu’on sait, ce qu’on ne sait pas, tout le fatras, est au niveau du moi. Ça peut aussi bien faire obstacle que signaler le passage de ce qui est en train de se constituer, c’est-à-dire ce vaste discours à Fliess qui sera ensuite toute l’œuvre de Freud. » (nous soulignons) ; voir : J. Lacan, Le Séminaire Livre II, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse (1954-1955), Paris, Seuil, 1978, p. 150.

[6] Lesbienne, Gay, Bisexuel.le, Trans*, Queer, Intersexe + Of Colours.

[7] M. Zafiropoulos, Œdipe assassiné ? Œdipe roi, Œdipe à Colone, Antigone ou L’inconscient des modernes. Les mythologiques de Lacan 2, Toulouse, Erès, 2019, 167 p.

[8] Ibidem, p. 9.

[9] T. Ayouch, « Genre, classe, ”race” et subalternité : pour une psychanalyse mineure », Pour un regard neuf de la psychanalyse sur le genre et les parentalités (sous la direction de F. Pommier et de L. Croix), Toulouse, Erès, 2017, 272 p.

 

[10] J. Lacan, « Introduction théorique aux fonctions de la psychanalyse en criminologie. Communication pour la XIIIe conférence des psychanalystes de langue française (19 mai 1950) en collaboration avec Michel Cénac », Ecrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 125-149.

[11] J. Lacan, Le Séminaire Livre VI, Le Désir et son interprétation, (1958-1959), Paris, La Martinière, 2013, p. 295-296.

[12] M. Zafiropoulos, op. cit., p. 24.

[13] D. Anzieu, « Œdipe avant le complexe ou de l’interprétation psychanalytique des mythes », Les Temps modernes, octobre 1966, n°245, p. 675.

[14] J.-P. Vernant, « Œdipe sans complexe », Raison présente, n°4, août-septembre-octobre 1967, p. 3-20. Article réédité in : J.-P. Vernant, P. Vidal-Naquet, Mythe et tragédie en Grèce ancienne-1, Paris, La Découverte, 1972, p. 75-100.

[15] A. Laflaquière, « L’Enfance paradigmatique », Psychiatrie de l’enfant, 1990, tome 33, vol. 2, p. 365-389.

[16] Je remercie Gabrielle Schnee pour avoir attiré mon attention sur ce point lors du « Séminaire cliniques et critiques », séance du 19 janvier 2022.

[17] L. Beirnaert, « Est-il souhaitable qu’un croyant soit toujours analysé par un croyant ? », Psyché. Revue internationale des sciences de l’homme et de psychanalyse, Paris, avril-mai 1949, n° 30-31, p. 358-367.

[18] A. Desmazières, « Henri Ey, ‘’compagnon de route’’ des congrès catholiques internationaux de psychothérapie et de psychologie clinique (1955-1960) », Cahiers Henri Ey, 2008, n° 20-21, p. 149-164.

[19] Cette information permet peut-être de mieux saisir la référence à Pétain lors des débats sur la passe : « On est bougrement plus dur dans l’être pourtant, personne ici ne le sait donc quand on abdique d’être sujet. On voit que vous n’avez jamais été à la guerre, vous êtes tous à quelque degré enfants de Pétain, en 14 pas nés encore. » ;  voir : « Autres textes 1967-12-06 Réponse aux avis manifestés sur la proposition »,  http://www.gnipl.fr/Recherche_Lacan/2015/08/04/autres-textes-1967-12-06-reponse-aux-avis-manifestes-sur-la-proposition/, publié le 4 août 2015.

[20] A. Desmazières, L’Inconscient au paradis. Comment les catholiques ont reçu la psychanalyse (1920-1965), Paris, Payot, 2022, 335 p.

[21] « La Passe actuelle », L’Ordinaire du psychanalyste, novembre 1977, n°11, p. 151-162, (p. 152 pour la page citée).

[22] Ibidem, p. 158.

[23] Nous soulignons.

[24] Ibid., p. 162.

[25] A. Idier, « Le livre homophobe et transphobe de Marty, la critique culturelle et la psychanalyse », https://blogs.mediapart.fr/antoineidier/blog/300522/le-livre-homophobe-et-transphobe-de-marty-la-critique-culturelle-et-la-psychanalyse?fbclid=IwAR3D3dBN8Df6ow2Q3R5Qfl43rXVyXAGn9o20Z2hWE0T0UTvxUk0GN43gfd8, consulté le 31 mai 2022.

[26] Euripide, Tragédies. Tome VIII, 3ème partie. Fragments Sthénébée – Chrysippos (texte établi et traduit par F. Jouan et H. Van Looy), Paris, Les Belles Lettres, 2002, p. 373-374.

[27] Ibidem, p. 374-375.

[28] Ibid.

[29] Ibid. Les sources principales sont (p. 373, n°1) : Apollod., III, 5, 5 ; Athén., XIII, 602 ; Elien, NA, 6, 15 ; VH, 2, 21 ; schol. Eur., Phén., 1760, Or., 5 ; schol. Appol. Rhod., I, 517 ; schol. II, 2, 105 ; Paus., VI, 20, 7 ; Ps. Plut., Parall. min., 33, 713 E ; Tzetzès, Chil., I, 415-423 ; Hygin, fab., 85, 243, 271.

[30] Cl. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, p. 227-255.

[31] Voir le débat avec Marie Delcourt et Bernard Sergent : M. Delcourt, Œdipe ou la légende du conquérant, Paris, les Belles Lettres, 1981 (1944), 266 p. ; B. Sergent, Homosexualité et initiation chez les peuples indo-européens, Paris, Payot, 1996, 670 p.

[32] S. Boehringer, « Déméter et Koré en plein jour. Réappropriations féministes et écoféministes d’un mythe », Cahiers du genre, appel à participation, à paraître en janvier 2023. Sur la question de la performativité du mythe, voir également : Cl. Calame, « ‘’Mythe’’ et ‘’rite’’ en Grèce : des catégories indigènes ? », Kernos, 1991, n°4, p. 179-204. Je remercie très chaleureusement Sandra Boehringer qui a accepté de répondre à mes nombreuses questions.

[33] W. Marx, Le Tombeau d’Œdipe. Pour une tragédie sans tragique, Paris, Les Editions de Minuit, 2012, 206 p.

[34] Ibidem, p. 70.

[35] En gardant à l’esprit aussi que la tragédie grecque n’était pas seulement athénienne, pas seulement tragique – voir les « tragédies heureuses » de Corneille, qu’elle débute avant 412 et se termine bien après 401. Voir : Ibid. p. 69-76.

[36] Ibid., p. 10.

[37] Ibid., p. 23.

[38] Ibid., p. 18.

[39] S. Boehringer, Op. cit.

[40] J. Bollack, Jacob Bernays. Un homme entre deux mondes, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 1988, 117 p.

[41] W. Marx, op. cit., p. 118.

[42] J. Breuer, S. Freud, « Etudes sur l’hystérie », Œuvres complètes. Psychanalyse, Paris, Puf, tome II, 2009 (1895), 428 p.

[43] M. Iacub, Le Crime était presque sexuel et autres essais de casuistique juridique, Paris, EPEL, 2002, 272 p.

[44] S’agissant de Freud, je note que l’index de l’œuvre écrite ne mentionne Laïos qu’une fois, l’examen de la correspondance ne donnant pas plus de résultats. Voir : S. Freud, « L’interprétation du rêve », Œuvres complète. Psychanalyse, Paris, Puf, tome IV, 2003, p. 301-303. S’agissant de la correspondance, nous ne trouvons aucune mention dans les index des ouvrages suivants : S. Freud, Lettres à Wilhelm Fliess, Paris, Puf, 2006. ; S. Freud, Lettres à ses enfants, Paris, Aubier, 2012 ; S. Freud, L.  Binswanger, Correspondance 1908-1938, Paris, Calmann-Lévy, 1995. ; S. Freud, M. Eitingon, Correspondance 1906-1939, Paris, Hachette, 2004. ; S. Freud, S. Ferenczi, Correspondance, Paris, Calmann-Lévy, 1992-2000, 3 vol. ; S. Freud, A. Freud, Correspondance 1904-1938, Paris, Fayard, 2006. ; S. Freud, E. Jones, Correspondance complète (1908-1939), Paris, Puf, 1998. ; S. Freud, O. Rank, Correspondance 1907-1926, Paris, Campagne Première, 2015.

[45] A. L. Lobo, « Freud face à l’Antiquité grecque : le cas du complexe d’Œdipe », Anabases. Traditions et réceptions de l’Antiquité, 2008, n° 8, p. 153-185. L’auteur propose notamment la liste des livres concernant l’histoire antique, provenant de la bibliothèque de Freud.

[46] D’une part, par exemple, dans une lettre à son ami Emil Fluss du 16 juin 1873, Freud indique qu’il obtint la mention « bien » – il fut le seul ! – dans l’épreuve de grec ancien lors du baccalauréat : « La version grecque, qui portait sur un passage d’Œdipe Roi long de trente-trois vers nous réussit mieux » ; voir : S. Freud, Lettres de jeunesse, Paris, Gallimard, 1990, p. 242. De l’autre, parmi les 2500 ouvrages composant la bibliothèque de Freud, nous savons désormais que près de 10% portent sur l’Antiquité égyptienne, grecque ou romaine, que Freud disposait des principaux auteurs antiques. Ainsi, l’inventaire de la bibliothèque de Freud mentionne notamment l’ouvrage de Carl Robert, Oidipus paru en 1915, qui réunit les textes relatifs à la légende d’Œdipe dans une somme magistrale dont Marie Delcourt estimait encore en 1944 qu’il était inutile de la refaire ; voir : C. Robert, Oidipus. Greschichte eines poetischen Stoffes im griechischen Altertum, Berlin, 1915, 2 vol. ; M. Delcourt, Œdipe ou la légende du conquérant, Paris, les Belles Lettres, 1981 (1944), p. XXXI. A propos de l’inventaire de la bibliothèque de Freud, voir : Freud’s Library. A comprehensive Catalogue / Freuds Bibliothek. Vollständiger Katalog (compiled and edited by / bearbeitet und herausgegeben von J. Keith Davies, Gerhard Fichtner), London, Tübingen, The Freud Museum, 2006.

[47] J. Lacan, Le séminaire, Livre VI, Le désir et son interprétation (1959-1960), Paris, Editions de La Martinière, 2013 ; Lacan Jacques, Le séminaire, Livre XII, Problèmes cruciaux de la psychanalyse (1964-1965), version A. F. I. ; Lacan Jacques, Le séminaire, Livre XX : Encore (1972-1973), Paris, Seuil, 1975.

[48] « Le mythe d’Œdipe, au niveau tragique où Freud se l’approprie, montre bien que le meurtre du père est la condition de la jouissance. Si Laïos n’est pas écarté – au cours d’une lutte où, d’ailleurs, il n’est pas sûr que c’est de ce pas qu’Œdipe va succéder à la jouissance de la mère -, si Laïos n’est pas écarté, il n’y aura pas cette jouissance. Mais est-ce au prix de ce meurtre qu’il l’obtient ? » in J. Lacan, Le séminaire, Livre XVII, L’Envers de la psychanalyse (1969-1970), Paris, Seuil, 1991, p. 139.

[49] « L’analyse est une magie qui n’a de support que le fait que, certes, il n’y a pas de rapport sexuel, mais que les pensées s’orientent, se cristallisent sur ce que Freud imprudemment a appelé le complexe d’Œdipe. Tout ce qu’il a pu faire, c’est de trouver dans ce qu’on appelait la tragédie, au sens où ce mot avait un sens, ce qu’on appelait la tragédie lui a fourni, sous la forme d’un mythe, quelque chose qui articule qu’on ne peut pas empêcher un fils de tuer son père. Je veux dire par là que le Laïos a bien fait tout pour éloigner ce fils sur lequel une prédiction avait été faite, ça ne l’a pas empêché pour autant, et je dirai d’autant plus, d’être tué par son propre fils. » in J. Lacan, Le séminaire, Livre XXV, Le moment de conclure (1977-1978), version A. F. I., p. 103.

[50] B. Sergent, op. cit., p. 17-73.

[51] Platon, Œuvres complètes : Les Lois (livre VII-X), Paris, Les Belles Lettres, 1956, VIII, 836 b-c.

[52] Platon, Œuvres complètes. Tome V, 2ème partie : Cratyle, Paris, Les Belles Lettres, 1931, 395b.

[53] O. Rank, Das Inzest-Motiv in Dichtung und Sage, Leipzig und Vienne, Deuticke, 1912.

[54] G. Devereux, « Why Œdipe killed Laïos :A Note on the Compementary Oedipus Complex », International Journal of Psycho-Analysis, 1953, vol. XXXIV, p. 132-141. ; traduit en français : « Pourquoi Œdipe a tué Laïos : notes sur un complexe complémentaire au complexe d’Œdipe dans la tragédie grecque », Le Coq Héron, 1999, n°158, p. 47-59. Devereux se réfère à plusieurs reprises à l’histoire de Laïos et Chrysippe, par ex. : « Représailles homosexuelles envers le père. Note clinique sur les sources contre-oedipienne du complexe d’Œdipe », Essais d’éthnopsychiatrie générale, Paris, Gallimard, 1970 (1960), p. 162-172. ; Femme et mythe, Paris, Flammarion, 1982, p. 51.

[55] Voir aussi : G. Devereux, « La pseudo homosexualité grecque et le ‘’miracle grec’’ », Ethnopsychiatrica, II, 1979, p. 211-241. Pour une discussion sur le statut des homosexuels dans nos sociétés et le rapport entre homosexualité et hétérosexualité en Grèce ancienne et en Austronésie, voir : B. Sergent, op. cit., p. 64-65. Sergent rappelle également les positions problématiques de Devereux concernant la « guérison » de l’homosexualité. Sur ce point, voir : L. Le Corre, « Guérir l’homosexualité masculine ? », Figures de la psychanalyse, 2019, I, n°36 p. 79-91.

[56] M. Balmary, L’Homme aux statues. Freud et la faute cachée du père, Paris, Grasset, 1979, 283 p.

[57] J. Bollack, La Naissance d’Œdipe. Traduction et commentaires d’Œdipe roi, Paris, Gallimard, 1995, p. 341.

[58] « Laïos pédophile : fantasme originaire ?», Revue Française de Psychanalyse, 1993, Tome LVII, avril-juin, 678 p.

[59] Sur le résumé de Pisandre voir : C. Amiech, Les Phéniciennes d’Euripide. Commentaire et traduction », Paris, L’Harmattan, 2004, p. 15. L’auteur précise même page que la tragédie d’Euripide est encadrée par des références au drame de Chrysippe : « dans l’argument de la recension de Thomas Magister, tel qu’il figure en tête des manuscrits Z, Zu, T ou Gu, il est question de la légende de Chrysippe ».

[60] « Je pense en effet à la faute ancienne, sitôt punie, mais dont l’effet dure jusqu’à la troisième génération, à la faute de Laïos sourd à la voie d’Apollon qui, par trois fois, dans son siège fatidique de Pythô, nombril du monde, avait déclaré qu’il devait mourir sans enfants, s’il voulait sauver la ville. » Voir : Eschyle, « Les Sept contre Thèbes », Théâtre complet, Paris, Garnier Flammarion, 1964, p. 89.

[61] Euripide, op. cit., p. 375-376.

[62] C. Lévi-Strauss, op. cit., p. 228-235.

[63] Dans les rites d’initiation en Grèce ancienne, Bernard Sergent explique ce point par l’idée du passage d’un état à un autre : le but de la relation entre l’éraste et l’éromène est de faire passer ce dernier de l’état d’enfant à celui de guerrier en capacité, aussi, de prendre épouse. Ce n’est pas mon propos ici. Voir : B. Sergent, op. cit.

[64] M. Zafiropoulos, op. cit., p. 141.

[65] J. Lacan, Le Désir et son interprétation, op. cit. p. 397.

[66] L. Le Corre, « Gide, l’homo de Lacan : quelques remarques à propos de Jeunesse de Gide ou la lettre et le désir », Sygne, n°3, 2020, revue en ligne.

[67] J. Lacan, « Jeunesse de Gide ou la lettre et le désir. Sur un livre de Jean Delay et un autre de Jean Schlumberger », Ecrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 763.

[68] « C’est bien pour ça qu’André Gide voulait que l’homosexualité fût normale. Et, comme vous pouvez peut-être en avoir des échos, dans ce sens il y a foule. (…) ça va devenir un embouteillage. » ; voir :  J. Lacan, Le Séminaire Livre XIX, … Ou pire (1971-1972), Paris, Le Seuil, 2011, p. 71.

[69] L. Le Corre, L’Homosexualité de Freud, op. cit., p. 123-220.

[70] Lettre à Miss N.N. du 09/04/1935 ; voir : S. Freud, Correspondance 1873-1939, Paris, Gallimard, 1966, p. 461-462. Cette lettre a d’abord été publiée dans la revue American Journal of Psychiatry, 107 CVII (avril 1951), p. 786.

[71] L. Le Corre, op. cit. p. 376-385.

[72] L. Le Corre, « Folle analyse : à propos du psychanalyste LGBTQI+», In Analysis, vol. 5/1, mai 2021, p. 48-53.

[73] « Donc, il est bien vrai qu’en un sens, tout phénomène psychologique est un phénomène sociologique, que le mental s’identifie avec le social. Mais dans un autre sens, tout se renverse : la preuve du social, elle, ne peut être que mentale ; autrement dit, nous ne pouvons jamais être sûrs d’avoir atteint le sens et la fonction d’une institution, si nous ne sommes pas en mesure de revivre son incidence sur une conscience individuelle. » ; voir : Cl. Lévi-Strauss, « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss », Sociologie et anthropologie (Marcel Mauss), Paris, Puf, 2001 (1950), p. XXVI.

[74] J. Butler, Troubles dans le genre. Pour un féminisme de la subversion Paris, La Découverte, 2005 (1990), 284 p. Voir aussi : F. Bourlez, Queer psychanalyse. Clinique mineure et déconstructions du genre, Paris, Hermann, 2018, p. 205-221. ; M. David-Ménard (dir.), Sexualités, genres et mélancolie. S’entretenir avec Judith Butler, Paris, Campagne Première, 2009, 222 p.