A PROPOS DE CE QUE LACAN DOIT A LEVI-STRAUSS, J.-P. LUCHELLI, ED. PUR, 2022 – MARKOS ZAFIROPOULOS

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A PROPOS DE CE QUE LACAN DOIT A LEVI-STRAUSS, J.-P. LUCHELLI, ED. PUR, 2022 – MARKOS ZAFIROPOULOS

En 2010 J.-P. Luchelli témoignait de sa lecture de mon Lacan et Lévi Strauss (Puf, Paris, 2003) en ces termes : « Nous avons consulté le remarquable ouvrage de Zafiropoulos consacré à Lacan et à Lévi-Strauss, où l’auteur étudie particulièrement l’articulation théorique entre l’œuvre de Lacan et la pensée de Lévi-Strauss, de même que l’incidence des formulations de l’anthropologue sur la conférence de Lacan de 1953 » (« Lacan et la formule canonique des mythes », Les Temps Modernes N° 660, Septembre-octobre 2010).

En 2014, l’opuscule intitulé Lacan avec et sans Lévi-Strauss (éditions Cécile Defaut) publié par le même lecteur est venu s’appuyer sur mon ouvrage de 2003, Lacan et Lévi-Strauss, pour proposer une sorte d’enquête visant à démontrer que mon ouvrage est certes « incontournable » pour comprendre « la relation entre l’anthropologue et le psychanalyste » (comme l’indique d’emblée la préface de cet opuscule rédigée par Maniglier, p. 15), mais qu’il n’est au fond pas vraiment « convaincant » (p. 42). Bien sûr, mon lecteur s’inscrit explicitement dans mon « orientation » (p. 40) mais il légitime sa publication par l’idée qu’il « peut aller plus loin » (p. 40) que mes propres travaux (qu’il qualifie de « remarquables »).

Dès le premier regard on constate l’excès de proximité entre ce titre de 2014 (Lacan avec et sans Lévi-Strauss) et mon Lacan et Lévi-Strauss trois fois réimprimé par les Puf et traduit en six langues, dont la version italienne actuellement sous presse aux éditions Alpes Italia, preuve s’il le fallait de l’actualité de cet ouvrage.

A l’époque je n’ai pas lu ce Lacan avec et sans Lévi-Strauss.

En 2017, le même lecteur armé de la même perspective a voulu publier un second opuscule intitulé Le Premier Lacan (éd. Michèle) pour, cette fois, critiquer les résultats de mes recherches publiées en 2001, c’est à dire seize ans auparavant dans mon Lacan et les sciences sociales (Puf, Paris, 2001)[1]. En 2017 j’avais encore négligé la lecture de ce second opuscule, mais ayant aperçu la proximité de son titre « Le premier Lacan » avec mes travaux sur les relations entre le jeune Lacan et les pères de la sociologie française (Le Play, Durkheim), je l’ai cette fois signalé sur mon mur Facebook et l’éditeur, reconnaissant la contrefaçon, a mis au pilon cette première couverture souillée par le plagiat. Exit le premier Lacan.

2017 : la vigilance par rapport aux contrefaçons s’est renforcée et le comité d’éthique du CNRS a développé ses réflexions sur le plagiat dans le champ scientifique et universitaire. Pour se faire il consulte diverses personnalités (dont le Pr Marc Bergère en sa qualité d’historien et de vice-président de l’université de Rennes 2 dont dépendent les PUR), et publie un Avis que j’utiliserai ici sous la référence COMETS-34, avec le numéro de page.

En tant que Directeur de recherche au CNRS et à l’université Denis Diderot, j’étais donc très sensibilisé à cette question de la contrefaçon. D’où ma réaction de 2017.

Emprunter sous ma plume et sans mon autorisation le syntagme « Le premier Lacan » était-il un plagiat ou autrement dit une contrefaçon selon la dénomination d’usage du plagiat dans le champ juridique. Oui, répond le comité d’éthique du CNRS car « le plagiat de textes s’étend de la copie plus ou moins grossière sans crédit approprié de travaux scientifiques déjà publiés, jusqu’à l’emprunt direct ou sous forme de paraphrases, de morceaux de textes publiés par autrui. » COMETS-34  p. 5. La décision des éditions Michèle était donc bien conforme à l’avis du comité.

Ici un problème éthique : du point de vue de l’intérêt  général de la recherche, faut-il  publiquement dévoiler   le plagiat ?

Le  comité  répond :

« … le plagiat est une usurpation du rôle de chercheur, il révèle une imposture. Il n’est pas falsification, il est confiscation de la substance de l’idée créatrice à celui qui l’a délivrée ; il n’est pas déformation, il est captation de la pensée novatrice de celui qui l’a avancée… Ces dénonciations sont certes dommageables pour l’image que la société se fait de la science, mais elles contribuent à accroitre notre vigilance face aux dérives et constituent un atout pour défendre l’intégrité de la démarche scientifique auprès du public » COMETS 34, p. 5.

D’où l’appel à lutter sans complaisance contre le plagiat.

En ce début d’été 2022 un troisième opuscule, toujours du même auteur, publié par les PUR et intitulé Ce que Lacan doit à Lévi-Strauss a été distribué. Cette fois je l’ai acheté compte tenu de son objet très proche de quelques-uns de mes intérêts de recherche et compte tenu du fait que, du même auteur, il emprunte une nouvelle fois son titre à mes travaux. Cette fois je l’ai lu. Et c’est le compte rendu de lecture de cet opuscule que je livre d’abord ici, puisqu’après trois ouvrages critiquant mon travail avec quelques contrefaçons on ne trouvera pas excessif que j’examine de près cet objet publié par les PUR sur le plan des règles de l’éthique, mais aussi, pour ce  qu’il en est des hypothèses émises, des modes de raisonnement et des méthodes employées dans l’opuscule, pour notamment  désigner ce qui est déclaré comme non convaincant dans mes ouvrages et que mon lecteur propose de remplacer par quelques assertions à lui et dont il faut se demander si elles sont  scientifiquement démontrées .

Pour cette critique de la critique que je développe d’abord sur un mode de fact-checking, j’examinerai Ce que Lacan doit à Lévi-Strauss, mais aussi et rapidement l’ouvrage de 2017 d’abord intitulé Le premier Lacan, puis rebaptisé par les éditions Michèle « Lacan, de Wallon à Kojève ».

Voici quelques résultats de mon examen.

1- Ce que Lacan doit à Lévi-Strauss (PUR, 2022) est présenté à la vente comme un livre nouveau (prix 22€) et rien sur sa couverture ne prévient l’acheteur qu’il pourrait s’agir d’autre chose, mais c’est en réalité une réimpression (à la coquille près), du premier opuscule publié par la même personne en 2014 sous l’intitulé Lacan avec et sans Lévi-Strauss chez un autre éditeur (Cécile Defaut). Forfaiture n°1 sur le marché du livre. Le livre nouveau de 2022 n’est pas nouveau.

2- Celui qui (comme moi) aura acheté le livre ira à la page 11 pour apprendre de la plume de l’auteur qu’il s’agirait « d’une réédition révisée et augmentée dans laquelle nous corrigeons certaines hypothèses hâtives qui figuraient dans l’édition précédente ». Très bien, pourrait se dire l’acheteur, le livre n’est pas nouveau mais au moins le texte est corrigé et donc débarrassé de ses erreurs les plus manifestes[2].

Faux ! S’agissant d’une simple réimpression on trouvera évidemment les mêmes hypothèses qui restent, 8 ans après, toujours aussi hâtives (selon la caractérisation de l’auteur) et scientifiquement très problématiques sous plusieurs aspects comme nous le verrons plus loin. Forfaiture n°2 : aucune révision alors même que les hypothèses hâtives sont aperçues par l’auteur, annoncées comme corrigées, mais au total reconduites sans aucun égard pour le lectorat doublement trompé (par ces hypothèses et par l’affirmation que depuis 2014 elles ont été corrigées pour cette réédition… qui n’en est pas une).

3- Ajoutant le titre de cet opuscule de 2022 à sa liste de publication de l’université Rennes 2 et en plus de l’opuscule de 2014 qui a strictement le même contenu, mon lecteur atteste bien qu’il prétend faire passer cet opuscule de 2022 comme le produit de nouvelles recherches. Ce qui est faux. Cet ouvrage  est donc un autoplagiat selon la définition du Comité d’éthique du CNRS stipulant clairement que cette notion doit être appliquée à :

«  La réutilisation par un auteur du contenu de ses travaux, qu’il fait passer pour nouveaux, fausse son engagement moral implicite avec son lecteur et contrevient aux bonnes pratiques de la profession. » COMETS 34, p.2.

Forfaiture n°3 : mais cette fois dans le champ universitaire. Avec un seul texte l’auteur s’attribue deux ouvrages, allonge indument sa liste de publication, fausse son engagement moral implicite avec son lecteur mais aussi avec les membres de la communauté universitaire et scientifique qui auraient à en connaître dans le cadre de la vie universitaire (jury d’évaluation, nominations, concours, etc.).

4- D’un titre à l’autre

Le titre Ce que Lacan doit à Lévi-Strauss (2022) et qui remplace le titre de 2014 de l’opuscule du même (Lacan avec et sans Lévi-Strauss) est copié mot pour mot de la quatrième de couverture de mon ouvrage de 2003 : Lacan et Lévi-Strauss, déclaré par mon lecteur comme remarquable en 2010.

Au même titre, et c’est le cas de le dire, que « Le Premier Lacan », cette copie est contraire à l’esprit de la loi de la propriété intellectuelle qui rappelle que « Choisir un titre identique ou similaire à celui d’un autre livre, c’est s’exposer ensuite à de possibles déconvenues au titre de la contrefaçon (en droit d’auteur, mais aussi en droit des marques), ainsi qu’au titre de la concurrence déloyale et du parasitisme économique. L’idée est ainsi de ne plagier aucun titre, de ne créer aucune confusion dans l’esprit du public avec un autre livre, et de ne vous servir d’aucun effort, savoir-faire ou notoriété d’un autre auteur ou éditeur. »

Forfaiture n°4 : contrefaçon et parasitisme intellectuel.

« …si le vol d’idées s’accompagne de la reprise, même minime, de la forme qui exprime l’idée, comme une phrase, une image, un schéma, ou tout élément qui caractérise la personnalité de l’auteur rendant son œuvre originale, sans son autorisation et sans mention de son nom, on doit alors analyser le plagiat en contrefaçon. » COMETS 34, p.16.

Ce que Lacan doit à Lévi-Strauss est donc l’effet abouti d’une manipulation du titre de l’ouvrage antérieur (Lacan avec et sans Lévi-Strauss) sans aucune nécessité sauf celle de créer dans l’esprit du public l’illusion d’un nouvel ouvrage et une confusion encore plus directe avec mon Lacan et Lévi-Strauss (Puf, 2003).

5- La quatrième de couverture de l’opuscule de 2022 (Ce que Lacan doit à Lévi-Strauss) indique qu’il rend compte d’un travail de recherche mené depuis 20 ans. Faux ! Car s’agissant d’une réimpression, le texte est le même que celui de 2014. Or en 2014 il était présenté comme le fruit d’un travail de recherche mené depuis plus de 10 ans. Forfaiture n°5 : faire passer le délai de réimpression comme période de recherche supplémentaire.

6- La quatrième de couverture claironne que ce travail s’appuie sur une correspondance, brève mais précieuse, que l’auteur a entretenue avec l’ethnologue entre 2000 et 2007. L’affirmation est très étonnante et pour le moment peu vérifiable, mais nul spécialiste n’admettra qu’une correspondance menée pendant sept ans avec Lévi-Strauss puisse être considérée comme brève. Si cette correspondance existe vraiment, elle vaudrait une publication en soi. On se demande d’ailleurs pourquoi ne pas publier cette correspondance au lieu d’administrer au lectorat de 2022 un entretien avec la dernière épouse de l’ethnologue (spécialiste du Cachemire) qui ne donne strictement aucun élément scientifique sur les relations Lacan / Lévi-Strauss et qui est présenté en quatrième de couverture comme un riche entretien. Forfaiture n° 6 : aucun apport dans l’entretien sur le thème de l’ouvrage. Aucun apport malgré le questionnement véritablement harcelant que fait subir mon lecteur devenu enquêteur à la dame qui refuse systématiquement de jouer son jeu, à un point tel que l’entretien devient involontairement comique comme on le verra plus loin. Mais si l’entretien avec l’épouse est publié, c’est notamment parce que la correspondance dont parle l’auteur avec l’ethnologue ne peut l’être, ce qui rend au passage les informations qu’elle est supposée receler scientifiquement invérifiables. Et pourquoi donc ne pas la publier ? Parce que celui qui fait miroiter l’existence de cette précieuse correspondance dans sa quatrième de couverture, se réfugie derrière un argument juridique parfaitement juste et informant qu’il n’a pas demandé les droits de publications à l’ethnologue (Caldero de la EOL, n°78, 2000 p. 77). Ce qui ne l’empêche pourtant pas de se servir d’une carte de Lévi-Strauss pour faire une publicité de son ouvrage (avec son titre de 2014) traduit en Argentine (Grama édition 2017), ni d’utiliser publiquement dans son opuscule deux cartes de l’ethnologue qu’il dit avoir reçues en janvier 2000 et que l’on peut donc en partie au moins examiner.

Dans ces conditions, on pourrait d’ailleurs se demander si l’essentiel de ces sept années de correspondance ne se résument pas en réalité à ces deux cartes. Si ce n’est pas le cas, et qu’il est vérifié qu’il s’agit bien d’une correspondance de sept ans comme affirmé dans la quatrième de couverture, pourquoi donc ne pas demander l’autorisation de publication aux ayants droit qui ne lui refuseront probablement pas.

Nous attendons avec impatience la publication de cette correspondance (et pourquoi pas aux PUR) qui fournirait selon l’auteur de nouvelles informations permettant notamment à mon lecteur d’aller plus loin que mes propres travaux sur l’analyse des relations théoriques Lacan / Lévi-Strauss. Ce qui est souhaitable.

7 – En attendant, faisons un rapide examen scientifique du contenu des deux cartes présentées ça et là, et dont le contenu pas totalement vérifiable est utilisé par celui qui déclare à la communauté scientifique avoir entretenu des liens d’échange épistolaire pendant sept ans avec l’ethnologue.

En réponse à une des questions de l’auteur portant sur « l’occurrence de l’expression de mythe individuel » (Caldero de la EOL, n°78, 2000, p. 77), Lévi-Strauss aurait répondu le 4/1/2000 : « Je suis embarrassé pour vous répondre ». Et l’ethnologue aurait ajouté que l’expression mythe individuel a « pu être employée lors d’une conversation d’intérêt commun » avec Lacan « entre les années 1950 et 1960 ». Question de méthode. La méthode employée par celui qui se fait enquêteur est, comme on le voit, le recours au témoignage. Or, il y a manifestement ici une erreur de témoignage de la part de l’ethnologue puisque l’expression « mythe individuel » apparaît clairement (comme je l’ai établi dès 2003) sous la plume de Lévi-Strauss dans son célébrissime article de 1949 intitulé « L’efficacité symbolique » (in : Revue d’histoire des religions). Mais en 2000, mon lecteur n’avait pas encore lu mes ouvrages, et plutôt que de se reporter directement aux textes de Lévi-Strauss il préférait donc déjà l’interrogatoire personnel, au risque d’embarrasser un Lévi-Strauss de 92 ans interrogé sur des faits remontant à plus de 50 ans et qui finalement se trompe, comme il arrive fréquemment lors des témoignages. Remarquons au passage que l’enquêteur traduit la belle expression de Lévi-Strauss « conversation d’intérêt commun » (avec Lacan) par « charlas de café » (Caldero N° 78). En français : conversation de bistrot. Ce qui conduit à se demander ce qui peut bien l’autoriser à traiter avec cette sorte de désinvolture une information (même inexacte) obtenue de l’ethnologue. Imagine-t-on Lacan et Lévi-Strauss réunis pour quelque discussion de bistrot ? Discussion d’où seraient sortis de manière aléatoire d’une bouche ou de l’autre, des concepts tels que mythe individuel ? La traduction charlas de café renseigne moins sur les relations Lacan/Lévi-Strauss dont prétend rendre compte le traducteur, que sur une sorte de manque de respect marquant l’imaginaire qu’il entretient au regard de ses « sources », ici les auteurs impliqués. Et l’information (factuellement fausse) obtenue de l’enquêteur renseigne aussi sur le caractère très peu fiable de son maniement de la méthode employée concernant l’interrogatoire des témoins dont on sait le peu de valeur scientifique (et même policière), sauf à en recouper les données et les sources de multiples manières. Mauvaise méthode, recueil des données erroné, manque de respect quant aux sources et aux auteurs. Forfaiture n°7.

8- Mais au lieu de tirer les leçons de l’embarras de l’ethnologue, et de l’erreur manifeste gauchissant la réponse qu’il dit avoir reçu de Lévi-Strauss le 4/1/2000, l’enquêteur insiste et interroge l’ethnologue sur ce qu’il croit lui-même apercevoir comme « similarité » entre la « description de sa formule » faite par l’ethnologue en 1955 et « les termes employés par Lacan en 1953 » (p. 44).

Ayant instillé le doute, l’enquêteur aurait alors reçu la réponse laconique suivante : « Il se peut en effet qu’avant de l’avoir publiée, j’aie parlé à Lacan de ma formule. Je l’utilisais dès 1952 dans mon cours à L’école des Hautes Études » (p. 44).

Oui il se peut en effet… aurait donc répondu Lévi-Strauss. Il se peut.., la formulation est polie mais loin d’être affirmative. Manifestement l’ethnologue n’a pas vraiment le souvenir d’une conversation avec Lacan durant laquelle il lui aurait décrit par le détail sa formule avant 1953 (1952 pour l’enquêteur). Et pourquoi par le détail ? Eh bien, parce que mon lecteur qui cherche désespérément à proposer du nouveau quant à l’influence des textes de Lévi-Strauss sur la conférence de Lacan intitulée Le mythe individuel du névrosé de 1953, soutient qu’à cette occasion « Lacan suit à la lettre la formule canonique des mythes en l’appliquant au cas de l’homme aux rats » p. 38. Las ! La formule canonique des mythes fut publiée par Lévi-Strauss en 1955, c’est-à-dire deux ans après la conférence de Lacan. Pour notamment donner l’illusion d’aller plus loin que mon ouvrage de 2003, mon lecteur échafaude alors de manière assez peu raisonnable l’hypothèse selon laquelle Lévi-Strauss aurait pu décrire la formule canonique des mythes à Lacan avant 1953. J’ai dit qu’il y aurait fallu une description en détail, car pour suivre à la lettre, selon notre enquêteur, cette formule de Lévi-Strauss qui est assez compliquée (Fx (a) : Fy (b) ≈ Fx (b) : Fa-1 (y)), il aurait fallu en effet une leçon pour le moins détaillée au psychanalyste. Retenons que dans sa réponse Lévi-Strauss ne confirme à aucun moment cette hypothèse d’une quelconque transmission orale. Et pour ce qui concerne la seconde partie de la réponse de Lévi-Strauss concernant sa formule (je l’utilisais dès 1952) on peut aussi considérer que le témoignage de l’ethnologue portant sur des faits passés à l’époque depuis une cinquantaine d’années, apparaît une nouvelle fois comme assez peu exact, puisque ce que l’on sait c’est qu’en 1952 Lévi-Strauss n’employait pas vraiment sa formule canonique des mythes, étant donné qu’il clôturait à ce moment et sous le titre « Recherches de Mythologies Américaines (suite) » un cycle de trois conférences à l’École Pratique des Hautes Études. Cycle entamé en 1950 par une conférence intitulée « La visite des âmes » dans laquelle il reprend son étude de la société des Bororos qu’il compare à celle des Algonkins. En 1951, il poursuivait son étude de mythologie comparée, mais en appliquant aux mythes ce qu’il évoquait comme les épreuves de commutabilité qui se sont montrés si fécondes dans la glossométrie de M. Hjelmslev (Lévi-Strauss, Annuaire de l’EPHE). L’année 1952 prend la suite de cette étude de mythologie comparée utilisant l’algèbre et les formules du linguiste Hjelmslev, bien différentes de ce qui deviendra la fameuse formule canonique.

La méthode du témoignage convoquant la mémoire de faits remontant à une cinquantaine d’années confirme encore ici sa relative faiblesse (scientifique). Et il se pourrait d’ailleurs que notre enquêteur aperçoive le défaut de sa construction, car il se précipite très rapidement ensuite vers un texte de 1949, « Le père Noël supplicié », pour se hâter d’échafauder une toute nouvelle hypothèse en ces termes : « Je fais l’hypothèse qu’il y a dans cette analyse du rite (…) une mise en forme qui ressemble partiellement à la formule canonique du mythe ; formule qui commence peut-être à germer dans l’esprit de Claude Lévi-Strauss » (p. 54).  Dès ce moment, on comprend que notre enquêteur voit la formule canonique des mythes partout. La date d’émergence de la formule ne serait plus 1955 ni 1952 mais 1949. Il n’y a plus vraiment de limite à (et par) l’observation, et mon lecteur, tout à l’empire de sa conviction, se tourne vers le père Noël pour obtenir une machine à remonter le temps. Car pour rendre plus plausible son hypothèse hâtive, 1949 pourrait être une date de naissance de la formule canonique des mythes offrant un peu plus de délais que 1952, de manière à ce que Lacan se l’approprie et l’applique à la lettre (sic) en 1953, soit deux ans avant sa publication. Et cette idée doit aboutir à tout prix parce qu’il s’agit pour mon lecteur critique d’échafauder de manière impérative du nouveau, notamment quant à mes propres travaux. Travaux ayant montré sur ce point, et dès 2003, tout ce que la lecture de L’Homme aux rats par Lacan (in « Le mythe individuel du névrosé » (1953), Ornicar, 1978) doit aux recherches de Lévi-Strauss pour ce qui concerne en particulier l’étude des organisations dualistes, dont la société des Bororos à laquelle Lévi-Strauss consacre un article publié en 1952 « Les structures sociales dans le Brésil central et oriental » (Anthropologie Sociale vol. I, Plon, 1958)[3]. Dualisme caractérisant cette société, comme il caractérise le monde névrotique de l’homme aux rats revisité un an plus tard par Lacan sous l’angle de la diplopie. Voir sur ce point mon Lacan et Lévi-Strauss, troisième partie, 2003, p. 179-212).

S’il prouvait que Lévi-Strauss avait oralement décrit à Lacan, et par le menu, la formule canonique des mythes avant 1953, alors mon lecteur jugerait qu’il pourrait soutenir que Lacan aurait pu appliquer à la lettre la formule canonique des mythes en 1953 (formule publiée par l’ethnologue en 1955). Et qu’en conséquence il serait scientifiquement autorisé à remplacer, au moins sur ce point, mon texte par sa copie, que l’on découvre malheureusement, comme construite à coup d’hypothèses jamais démontrées et non démontrables. Moins convaincantes qu’échafaudées à partir de convictions peu raisonnables. Forfaiture n°8.

9 – Et comment convertir des hypothèses hâtives en certitudes pour le lecteur ?

Pour cela l’enquêteur doit se faire ventriloque et passer par la subornation en ajoutant quelques mots habilement placés dans la bouche des témoins convoqués.

A propos de Lévi-Strauss d’abord, il écrit dans son opuscule de 2022 (ou de 2014) : « J’ai appris de sa plume même que dès 1952 il utilisait sa formule canonique » (p.48). Le témoignage est invérifiable bien entendu (car non publié) et s’il devait être authentifié comme venant de Lévi-Strauss on a vu plus haut qu’il ne serait pas certain. Mais ce qu’il faut maintenant considérer, c’est que l’enquêteur lui-même a écrit, cinq pages avant, que dans sa carte Lévi-Strauss évoquait sa formule (pas sa formule canonique).

Et pour ce qui concerne maintenant l’analyse du témoignage de Lacan ressaisi par mon lecteur et concernant le Mythe individuel du névrosé, je rappelle que le psychanalyste indiquait en 1956 : « j’ai essayé presque tout de suite (…) d’en appliquer la grille aux symptômes de la névrose obsessionnelle ». Grille de Lévi-Strauss. Mais, à la page 40 de l’opuscule (Ce que Lacan doit à Lévi-Strauss), notre enquêteur, reprenant le témoignage de Lacan, le cite en ces termes : « j’ai essayé presque tout de suite d’en appliquer la grille (de la formule canonique, selon mon hypothèse) ». « De la formule canonique, selon mon hypothèse » est un ajout de l’enquêteur clairement signalé. Mais le schéma qui s’avère trompeur est ensuite déroulé en ces termes (p. 43) : « N’est-ce pas Lacan qui affirme « j’ai appliqué tout de suite (la formule) » ». Faux ! Lacan dit en 1956 « j’ai essayé presque tout de suite d’en appliquer la grille (et pas la formule[4]). Et l’enquêteur, qui ne se retient plus et veut obtenir des aveux, poursuit (p. 43) : « Que veut dire ce « tout de suite » » (faux ! l’expression de Lacan est presque tout de suite), sinon tout de suite après avoir entendu Lévi-Strauss ? » (p. 44). Là il s’agit d’une pure suggestion de ventriloque qui tente de faire passer comme certain, un fait parfaitement hypothétique (Lévi-Strauss aurait décrit la formule canonique des mythes à Lacan avant 1953…) dont il n’a évidemment jamais démontré l’existence car elle est strictement indémontrable. Et notre enquêteur, emporté par sa conviction, va de plus fixer une date à cet événement  imaginaire : 1952-1953. Ce qui donne au total le schéma suivant : Que veut dire ce « tout de suite » (l’expression de Lacan est presque tout de suite) sinon, tout de suite après avoir entendu Lévi-Strauss (poursuit l’enquêteur alors qu’il n’a rien démontré) et ceci en 1952-1953 (l’enquêteur fixe une date sans le moindre fondement factuel à un événement dont il n’a absolument pas démontré l’existence). Et il poursuit en concluant : soit « juste avant » la conférence « Le mythe individuel du névrosé » (p. 44) précise-t-il pour que l’on ne s’y trompe pas. On voit le procédé : la validation de l’hypothèse est placée dans la bouche de Lacan comme une sorte d’aveu. On est passé de l’hypothèse hâtive et abracadabrante (Lacan aurait pu appliquer à la lettre et dès 1953 la formule canonique de Lévi-Strauss publiée en 1955 parce qu’il se pourrait bien que l’ethnologue lui ait expliqué de manière détaillée sa formule avant 1953), à une sorte de témoignage ou d’aveu, placé dans la bouche de Lacan par le ventriloque qui n’a rien démontré du tout. Il n’y a là aucune démonstration mais un témoignage manipulé et donc scientifiquement inacceptable. Puisque : « …la fabrication et la falsification des résultats et des données scientifiques font obstacle au développement des connaissances, car on ne saurait faire progresser le savoir en s’appuyant sur des bases manipulées, voire fausses. » COMETS 34, p. 6. Forfaiture n°9.

Plus qu’une assertion convaincante on aperçoit ici le travail de cette sorte de conviction retrouvant partout ce qu’elle cherche, un événement dont l’existence est par nature indémontrable. Ici, une scène imaginaire où Lévi-Strauss aurait décrit sa formule canonique des mythes à Lacan avant 1953 et d’où Lacan se serait extrait pour « tout de suite » (sic) utiliser cette formule sans le dire, car j’ajoute que le texte de la conférence de Lacan de 1953 ne fait aucune référence à cette formule. Mais cette hypothèse non démontrée doit, pour notre lecteur, être accréditée à tout prix, même si ce prix n’est rien moins que l’honneur de Lacan, puisque si elle était retenue elle ferait ipso facto du psychanalyste une sorte de plagiaire de l’ethnologue, étant entendu que « relève du plagiat l’appropriation des résultats de recherche dont le plagiaire a eu connaissance avant que son auteur ne les ait publiés. Il s’agit alors d’un véritable vol de production intellectuelle » COMETS 34, p.9

Mais pour l’auteur de Ce que Lacan doit à Lévi-Strauss, tout ceci n’est pas bien grave et à peine perceptible, car comme on l’a vu dans son schéma  démonstratif (sic), ce que le  ventriloque fait dire à Lacan doit être considéré comme de Lacan. Et plus généralement on doit noter que, pour mon lecteur et par principe, il n’y a pas de parole propre, ni de propriété intellectuelle et donc ni vol de la pensée ni contrefaçon, ni plagiat. Ce qui ne l’empêche pourtant pas d’évoquer dans le même opuscule et à notre grande surprise, « l‘hypothèse du vol intellectuel » de la pensée de Lévi-Strauss par Lacan.

10- Lacan et le vol de la pensée

Restons ici attentif car dès l’hypothèse du vol de la pensée de Lévi-Strauss par Lacan clairement posée par ses soins, mon lecteur l’écarte très rapidement au motif que Lacan se vante de ne pas être original (p. 45). Bref, on aperçoit la logique : si Lacan a volé Lévi-Strauss, il l’aurait fait en toute conscience et en toute légalité lacanienne. On se demande de quel droit, mon lecteur s’autorise-t-il à inculper Lacan du vol de la pensée de Lévi-Strauss, même s’il fait mine d’abandonner tout de suite sa mise en examen au motif que pour Lacan (comme pour lui qui probablement se dit lacanien) il n’y aurait pas de propriété intellectuelle ? Pour que son hypothèse soit reçue il faudrait pourtant que Lacan ait plagié Lévi-Strauss comme nous l’avons vu, et la seule façon pour lui de l’absoudre est alors de soutenir non pas qu’il n’y a pas de délit mais qu’il n’y a pas de loi pour Lacan (ni pour lui) et donc pas de faute. Comble du comble, Lacan est au total présenté comme un plagiaire mais aussi et par principe comme un auteur situé en dehors de la loi. Et il faut encore poursuivre, car la vulgarité de cette inculpation à la fois indispensable à sa propre hypothèse et vite abandonnée pour cause d’un Lacan sans loi, réapparaît presque tout de suite, puisque quelques lignes plus bas, il affirme que Lacan « aurait aimé être vu à côté de Lévi-Strauss » (p. 46).

Qu’en sait il ? L’affirmation est encore ici sans aucun fondement factuel (forfaiture n°10) et entraîne dans un supplément de vulgarité la personne même de Lacan. Tout se passe comme si, familier de Lacan, l’enquêteur lisait dans ses pensées, connaissait ses penchants les moins nobles et qu’il pouvait donc se permettre à son endroit désinvolture et manque de respect.

11- Sur le vol de la pensée et la mise en examen de Lacan il y a pire, car notre lecteur redevenu enquêteur va récidiver trois ans plus tard (en 2017) avec cette question : « Lacan a-t-il volé Kojève ?» (In Lacan. De Wallon à Kojève, éd. Michèle, p. 119). Là encore on voit qu’il inculpe sans trop de gêne le psychanalyste, mais il répète tout de suite que « Lacan, quand à lui, s’est toujours prononcé contre l’idée d’une propriété intellectuelle, puisque la parole est toujours parole de l’autre, ou de l’Autre… ». Qu’en sait il ? Remarquons que cette assertion concernant un Lacan qui se serait toujours prononcé contre la propriété intellectuelle n’est aucunement référencée et que le défaut en l’occasion est parfaitement regrettable. Mais, réfléchissons un peu, car du point de vue de l’enquêteur, si tel était le cas, il devrait y avoir un non lieu immédiat et même pas d’enquête du tout. Or, l’auteur poursuit quand même en ces termes : Lacan : « n’a jamais avoué à notre connaissance, avoir littéralement volé qui que ce soit ». « A notre connaissance » ! C’est-à-dire jusqu’à plus ample informé. Dans le monde de cet enquêteur, s’il n’y a pas de propriété intellectuelle cela n’empêche pas que Lacan ait pu voler quelqu’un. En l’occurrence Kojève, et rien moins qu’à l’occasion de son décès. S’instituant comme juge d’instruction et toujours sans la moindre gêne, notre lecteur déclenche en effet une nouvelle enquête de voisinage pour vérifier si Lacan, après passage dans la chambre mortuaire du philosophe, se serait emparé d’un ouvrage appartenant à Kojève. Et le lecteur devenu enquêteur n’hésite toujours pas à poser ses questions en l’occasion plutôt indécentes. Toujours fidèle à ce que l’on appellera sa méthode de recherche (sic) il écrit encore une fois à un témoin oculaire, Mme Nina Kousnetzoff, qui lui aurait répondu :

« Je peux seulement témoigner que j’étais présente à Vanves, avec ma tante Nina Ivanoff, lors de la (seule) visite de Lacan, quelques jours après la mort de Kojève. Et que nous sommes restées sur place pendant que Lacan examinait les papiers de Kojève. Il me paraît donc qu’il lui aurait été difficile d’emporter un livre entier, mais nous ne l’avons pas fouillé avant son départ… ! » (p. 122).

Le témoin comprend qu’elle est dans le cadre d’une sorte d’enquête policière. En effet pourquoi ne pas fouiller Lacan à l’issue de sa visite ? Mais on se demande surtout ce qui permet à notre enquêteur de lancer une telle suspicion sur Lacan et d’ouvrir une enquête de voisinage, même si c’est pour précipiter un non-lieu. Comme si, pour quelque raison, il lui revenait de trancher sur la mise en examen de Lacan suspecté de vol de la pensée, et ici de vol d’ouvrage perpétré dans le cadre d’une visite à un ami mort. Rien n’arrête cet étrange auteur, ni les exigences de la méthode scientifique, ni la décence. Forfaiture n°11.

12- L’épisode de 2017 : une pensée de plagiaire.J’ajoute que c’est d’ailleurs lorsqu’il s’est, à ma grande surprise, tourné vers moi en 2017 pour me poser cette question du vol de Kojève par Lacan, que j’ai opté pour rompre toute relation avec ce lecteur. J’ai très rapidement compris, en effet, l’enjeu de son adresse puisque quelque temps plus tard, je l’ai aperçu cherchant à publier le Premier Lacan dont le titre était encore volé à mes propres recherches étant donné que le premier Lacan caractérise dans mon travail le jeune Lacan lecteur des pères de la sociologie française (Le Play et Durkheim). Le second Lacan émergeant, du point de vue de mes recherches, dans son transfert avec Lévi-Strauss et sa conversion au structuralisme. Le premier Lacan n’a donc de sens que dans sa relation avec le second Lacan. J’ai consacré au premier Lacan mon Lacan et les sciences sociales (Puf, 2001) et au second (le Lacan structuraliste), mon Lacan et Lévi-Strauss (Puf, 2003) puis les deux volumes des Mythologiques de Lacan (Erès, 2017 et 2019). Après la contrefaçon de 2014 (Lacan avec et sans Lévi-Strauss) que j’avais laissé passer en tablant sur l’amateurisme du personnage, c’est agacé par le second épisode de 2017 et incité par l’Avis du comité d’éthique du CNRS que j’ai rédigé en 2017 quelques lignes sur mon mur Facebook, pour faire remarquer que le titre (Le premier Lacan), utilisé par mon lecteur, était cette fois encore directement issu de mes recherches, de ma périodisation et de ma construction d’objet. Au vu du post, et comme déjà dit, les éditions Michèle ont alors choisi d’envoyer au pilon cette première couverture déshonorante. Merci à ces Éditions. C’est mieux que rien. Reste que tout le premier chapitre de l’opuscule de 2017 (p. 23-90) est une sorte de décalque de mon premier chapitre de 2001 (Lacan et les sciences sociales, p. 27-57).

Bref, on aura compris que si en 2014 la publication de l’opuscule Lacan avec et sans Lévi-Strauss (éditions Cécile Defaut) devenu Ce que Lacan doit à Lévi-Strauss aux éditions des PUR en 2022, visait notamment déjà à démontrer que mon lecteur pouvait aller plus loin que mes travaux sur Lacan et Lévi-Strauss (2003), l’enjeu de l’opuscule de 2017 (Lacan : De Wallon à Kojève, éd. Michèle) était de soutenir, selon la même démarche, que mon toujours lecteur pouvait encore alle  plus loin que mes travaux, mais qu’il s’agissait cette fois d’aller plus loin que mon Lacan et les sciences sociales (Puf, 2001). Ouvrage montrant en particulier que la théorie de Lacan concernant le déclin de la valeur sociale de l’imago paternelle (1938) a trouvé ses assises dans les écrits des pères de la sociologie française (Durkheim et Le Play). Et comment aller plus loin ? En claironnant qu’à l’instar de tous les autres chercheurs du domaine je n’aurais pas aperçu une référence de Lacan dans la bibliographie de son article de 1938 intitulé « Les complexes familiaux ». Référence à Horkheimer qui prouverait, selon une nouvelle hypothèse hâtive de  mon toujours lecteur, que cette théorie de Lacan aurait trouvé ses assises dans les travaux de l’École de Francfort et non comme je l’avais montré (in Lacan et les sciences sociales, Puf, 2001), c’est à dire  quinze ans auparavant dans ceux des pères de la sociologie française (Le Play et Durkheim).

Las ! Tous les chercheurs du domaine connaissent cette bibliographie et il ne suffit pas de répertorier un titre pour embrasser une filiation théorique. Il suffit par contre d’aller au texte d’Horkheimer répertorié par Lacan pour vérifier que le sociologue allemand se place lui-même ici dans la filiation des sociologues français dont j’ai largement présenté les travaux en 2001. Horkheimer y écrit en effet clairement : « C’est peut-être Le Play qui a mis l’accent le plus net sur la valeur de l’obéissance dans la famille patriarcale. Les derniers volumes de son grand ouvrage sur les ouvriers européens montrent dès la page de titre que ce sociologue tout à fait rétrograde rend le déclin de l’autorité paternelle responsable de tous les maux des Temps modernes. » (« Autorité et famille » Théorie traditionnelle et théorie critique (1936), Tel Gallimard, 1974, p. 303). C’est donc, comme tous les sociologues le savent (et naturellement Horkheimer lui-même), le très réactionnaire Le Play qui a mis l’accent le plus net sur la valeur de l’obéissance dans la famille patriarcale, et c’est bien Le Play (et pas Horkheimer) qui dès 1877-1879 dans son immense ouvrage Les ouvriers européens (1855 et 1877-79) rend le déclin de l’autorité paternelle responsable de tous les maux des temps modernes. Dans la même page Horkheimer cite d’ailleurs longuement Le Play qui évoque la nocivité de la scolarisation des enfants pouvant les conduire à s’émanciper de l’autorité paternelle et à se tourner de manière impulsive contre les institutions traditionnelles de l’humanité au premier rang desquelles le Décalogue et l’autorité paternelle. Et Horkheimer dans la même page conclut en citant littéralement Le Play qui indique : « Chez toutes les nations où cette impulsion donnée à l’esprit de la nouvelle génération coïncide avec l’affaiblissement de la foi religieuse et de l’autorité paternelle, il se manifeste dans la constitution sociale une perturbation dont les conséquences offrent déjà une gravité extrême » (Le Play, Les ouvriers européens, vol. IV, gallica.bnf.fr, p. 362, je souligne). Horkheimer ne fait donc rien d’autre en 1936 (texte répertorié par Lacan pour ses « Complexes familiaux » de 1938) que de se référer à Le Play et de citer littéralement un fragment de son texte de 1877 qui articule une énième fois la notion d’affaiblissement de l’autorité paternelle, de même qu’Horkheimer ne fait rien d’autre en l’occasion que de convoquer de manière critique pour sa propre construction d’objet (d’ailleurs ici assez faible) les attendus sociologiques de Le Play cherchant à sociologiquement rendre compte du déclin de l’autorité paternelle. Bref, il ne suffit pas, comme le fait mon toujours lecteur, de confondre une citation de Le Play par Horkheimer avec une invention d’Horkheimer pour faire disparaître le texte original de Le Play et du même coup faire aussi disparaître mes textes pour mieux imposer sa triste copie, sauf à confondre ce que l’on tient d’un autre avec ses propres découvertes. Ce qui est constitutif du désir du plagiaire. Sa signature. Il y a belle lurette que le lectorat connait le texte des « Complexes Familiaux » de Lacan avec sa bibliographie complète. De même qu’il y avait en 2017 déjà plus de quinze ans, in Lacan et les sciences sociales (Puf, Paris, 2001), que j’avais détaillé l’apport de Le Play et de Durkheim aux ressorts de la théorie de Lacan développant en 1938 l’idée du déclin de la valeur sociale de l’imago paternelle. Vouloir faire d’une citation d’Horkheimer une production originale du sociologue pour tenter de l’enrôler comme source de la théorie de Lacan quant au supposé déclin de l’imago paternelle est une absurdité scientifique, et relève au total de la déformation constitutive du point de vue du plagiaire, dont le désir est de faire passer l’original pour une découverte à lui. Forfaiture n°12 : falsification des données, escroquerie scientifique et contrefaçon.

Conclusion :

Question d’époque, j’avais jusque-là peut-être trop négligé de répondre à ces critiques de mes ouvrages prétendant « aller plus loin » que mes recherches. Ce qui bien entendu est loin d’être impossible et même souhaitable mais ne peut se faire au prix d’une logique marquée par toutes sortes de  contrefaçons.

Pour ce qui concerne ces critiques et pour les prendre maintenant dans l’ordre chronologique, je dirai enfin que la thèse soutenue par mon lecteur croyant pouvoir indiquer (in Lacan. de Wallon à Kojève, 2017) que le « concept (du déclin) introduit par Lacan doit tout aux premiers écrits de l’Ecole de Francfort, et notamment à Max Horkheimer » (Lacan. De Wallon à Kojève, p. 85) est construite comme on l’a vu sur une sorte de falsification des données faisant cyniquement passer une citation d’Horkheimer pour un texte d’Horkheimer. Non. Mes recherches sur ce point montrent que c’est bien aux textes des pères de la sociologie française (Le Play et Durkheim) que le jeune Lacan de 1938 doit cette théorie du déclin du père.

J’observe au passage que le premier chapitre de l’opuscule de 2017 (Lacan. De Wallon à Kojève, p. 23 à 90) rédigé par mon lecteur indélicat calquait strictement son tracé sur mon premier chapitre de 2001 et culminait sur une critique de mes recherches croyant ouvrir un juste droit à publication pour cette copie, au motif de la référence de Lacan à Horkheimer examinée plus haut. Il y a là une contrefaçon sans intérêt scientifique car légitimée par une falsification des données faisant passer pour un original ce qui n’est qu’une citation. Ce qu’il faut évidemment refuser puisque :

«… la fabrication et la falsification des résultats et des données scientifiques font obstacle au développement des connaissances, car on ne saurait faire progresser le savoir en s’appuyant sur des bases manipulées, voire fausses. » COMETS 2017-34, p.6.

Pour ce qui concerne l’autre hypothèse de mon lecteur voulant apercevoir un Lacan ayant appliqué dès 1953 et à la lettre la formule canonique de Lévi-Strauss publiée en 1955, nous avons vu combien son mode de production la rend scientifiquement inacceptable, jamais démontrée, car strictement indémontrable.

Après examen de cette hypothèse très fantaisiste que l’enquêteur tente de faire accréditer par une pure logique de suggestion, il faut encore écarter cette nouvelle proposition qui n’est qu’une conviction de l’auteur.[5]

Ce que Lacan doit à Lévi-Strauss publié par les PUR est donc un texte dont le nom apparaît au total comme rien d’autre que le titre modifié de l’opuscule publié huit ans avant par les éditions Cécile Defaut. Opuscule qui proposait dès 2014 une cascade d’hypothèses hâtives caractérisées comme telles par l’auteur en 2022, mais qu’il n’hésite pourtant pas à republier en pleine connaissance de cause aux PUR et alors même qu’il pousse le cynisme ou la désinvolture jusqu’à présenter en début d’ouvrage de 2022 ces hypothèse hâtives comme corrigées (p. 11) alors qu’il n’en est rien et qu’il le sait parfaitement, puisqu’il sait qu’il s’agit d’une simple réimpression.

Alors on doit se demander enfin, mais à quoi sert ce changement de titre qui n’annonce ni livre nouveau ni nouvel apport scientifique, ni correction des hypothèses hâtives publiées en 2014, repérées comme tel par l’auteur et pourtant republiées sans aucunes corrections en 2022, si ce n’est à tromper le public et la communauté universitaire dont relève d’ailleurs les PUR dont on se demande encore comment elles ont bien pu se laisser aller à publier une telle copie. Ce qui est certain c’est que ce nouveau titre, loin d’annoncer la moindre rectification à la cascade des contrefaçons publiées en 2014, les aggrave, puisqu’il souille de son plagiat, encore un peu plus direct et aux PUR, la couverture de l’opuscule, étant entendu que ce nouveau titre (sic) est extrait par mon lecteur (devenu auteur resic) et au mot à mot de la quatrième de couverture de mon ouvrage de 2003. Ouvrage que ce même lecteur jugeait comme remarquable dès 2010.

On se souvient qu’en 2017 les éditions Michèle avaient mis au pilon leur première couverture d’un opuscule du même individu, je me demande comment les PUR, maison d’édition prévenue par mes soins, vont bien s’y prendre pour sortir à leur tour du déshonneur, étant entendu que l’université de Rennes ne peut rester insensible pour des tas de raisons de décence scientifique mais notamment aussi parce que son vice-président en la personne du Pr Marc Bergère avait contribué lui-même aux réflexions de 2017 aboutissant à la rédaction de l’avis du comité d’éthique 2017-34.

Alors, je comprends bien que tout ceci soit fort désagréable pour notre communauté scientifique et universitaire mais pour finir dans le réconfortant registre de l’éclat de rire, j’examinerai pour terminer, ce que notre enquêteur présente comme un riche entretien dans sa quatrième de couverture de 2022. Entretien qui est un exemple paradigmatique de ce qu’apporte la méthode d’enquête de voisinage telle qu’elle est utilisée par celui qui ne recueillera absolument aucune information scientifique de la bouche de Mme Monique Lévi-Strauss, alors que son insistance montre combien il aurait voulu la mettre à son service, lui soutirer quelques confidences pour pouvoir annoncer enfin quelque chose de nouveau. Car le changement de titre littéralement copié de la quatrième de couverture de mon ouvrage de 2003 et cet entretien placé en annexe de la version 2022 de l’opuscule sont les seuls éléments de nouveauté qui pourraient donner l’illusion du nouveau.  Mais là, rien. Rien de rien. La dame mise à la question par notre enquêteur résiste à son emprise avec une totale détermination.

Qu’on en juge par ce fragment de l’entretien présenté comme ultime argument de vente (dans la quatrième de couverture de 2022) et qui oppose de manière in fine véritablement comique notre enquêteur à son témoin se refusant absolument à entrer dans son jeu.

Les questions de l’enquêteur sont notées Q avec la page entre parenthèses.

Q (163) : « Il semble que Lacan ait joué un rôle presque décisif dans votre vie ? »

Réponse de Mme Monique Lévi-Strauss (Ici MLS) : « Ce n’est pas Lacan lui-même, (…) C’est Sylvia qui a peut-être joué le plus grand rôle, en me montrant tout ce que Paris offrait.

Q (165) : Vous avez connu Lévi-Strauss par l’intermédiaire de Lacan. Saviez-vous quel rapport ils avaient ?

MLS : Ils ne se connaissaient pas depuis longtemps.

Q (165) : A ce moment Claude Lévi-Strauss n’avait pas la place qu’il a eu ensuite.

MLS : Pas du tout. Mais il n’a jamais eu de place importante.

Vraiment, la dame ne veut pas coopérer.

Un peu énervé, Q objecte avec autorité (165) : Je démontre (sic) dans mon livre que Lévi-Strauss a une place importante dans l’œuvre de Lacan.

L’individu fait référence à son titre de 2014 (exit les références à mes travaux de 2001 et 2003, il se présente comme celui « qui a démontré dans son livre que Lévi-Strauss a une place importante dans l’œuvre de Lacan » (sic). Et ici nouveau plagiat  car :

« face aux media ou au public, la tentation peut être grande pour certains chercheurs de communiquer non seulement leurs résultats de recherche personnels, mais de s’approprier les résultats similaires ou antérieurs de collègues en omettant de les citer. Une telle attitude relève aussi du plagiat. » COMETS 2017-34 p.10

On voit que dès qu’il le peut, notre prestidigitateur prétend avoir trouvé cela tout seul. Mais rien n’y fait, MLS s’entête : Je ne crois même pas à ça (… ) en fait non.

Bref, rien à en tirer.

Q (169) : il revient pourtant à la charge, et soucieux d’obtenir un témoignage inédit sur le lien existant entre le psychanalyste et l’ethnologue, il insiste en croyant séduire celle à qui il veut imputer le rôle du témoin supposé incarner ce lien même : Vous êtes devenue quelqu’un d’intéressant aussi bien pour Lacan que pour Lévi-Strauss.

Mais là encore la dame se défend.

MLS : Pour Lacan je n’ai jamais été quelqu’un d’important (…) je n’ai joué aucun rôle dans la vie de Lacan.

Bref : allez donc chercher ailleurs si vous le voulez, je n’ai rien à vous dire sur les liens théoriques entre Lacan et Lévi-Strauss.

Relisez donc plutôt Zafiropoulos !

 

 

 

[1] Ce nouvel ouvrage soutenait notamment que la théorie du jeune Lacan des Complexes familiaux concernant le déclin de la valeur sociale de l’imago paternelle aurait trouvé ses assises dans les travaux de l’Ecole de Francfort, spécialement dans quelques lignes d’Horkheimer et non dans la lecture par Lacan des textes des pères de la sociologie française (Le Play, Durkheim) comme je l’avais montré dés 2001.

[2] La « réédition » et « réimpression » sont des termes à ne pas confondre.  La réédition (ou bien nouvelle édition) désigne une édition qui comporte une ou des modifications majeures par rapport à l’édition précédente.  Par contre, la réimpression comprend seulement quelques modifications mineures.

[3] On retrouvera  facilement nombre de références à mon travail de 2003 sur ce point, comme par exemple celle d’Annie Tardits écrivant dans son article « Lévi-Strauss et Lacan en 1956 une rencontre qui éloigne » (in Figures de la psychanalyse , 2009, p. 17) : « La lecture des remarques et questions où Lacan, en mai 1956, insiste sur les échanges de travail qui sont les leurs et sur sa dette à l’endroit de celui qu’il appellera souvent « mon ami », peut s’essayer à éclairer la ressemblance saisissante entre le schéma de Lacan et celui, rapporté par Lévi-Strauss en 1952, qui a déjà̀ inspiré la conférence sur « le mythe individuel du névrosé ». Markos Zafiropoulos a souligné cette ressemblance et son rôle dans le livre Lacan et Lévi-Strauss ou le retour à Freud 1951-1957, Paris, Puf, 2003. »

[4] Sur l’usage de ce  terme de « grille » par Lacan, Annie Tardits avait indiqué dans  son article de 2009 déjà cité supra (p. 30) : « Après avoir rappelé́ pourquoi il a été́ « soutenu et porté » par le discours de Lévi-Strauss, Lacan évoque comment il a appliqué avec succès la « grille » de Lévi-Strauss aux symptômes de la névrose obsessionnelle dans ladite conférence. Le terme « grille » venant juste après la référence à la méthode de sériation des mythes, le lecteur peut croire qu’il s’agit d’une référence à l’étude de 1955 de Lévi-Strauss sur les mythes ; mais évidemment, en 1953, elle n’était pas publiée… En fait, la conférence de Lacan relit le cas de l’Homme aux rats en condensant quatre références à Lévi-Strauss, mais sans les citer.

[5] Le lecteur intéressé par cette question pourra se référer au troisième chapitre de mon Lacan et Lévi-Strauss (Puf, 2003), p. 179-216, pour apercevoir une bonne part de ce que j’ai appelé à l’époque le nuage des préoccupations communes liant en 1953 les recherches de Lacan à celles de Lévi-Strauss. Ce chapitre désigne en particulier l’article de Lévi-Strauss de 1952 intitulé « Les structures sociales dans le Brésil central et oriental » (Anthropologie Sociale vol. I, Plon, 1958) comme le texte capital pour comprendre tout ce que le Lacan du « mythe individuel du névrosé » doit à l’ethnologue, et plus particulièrement tout ce qu’il doit à ses recherches de l’époque concernant les organisations dualistes et les institutions zéro (dont le Nom-du-Père comme je l’ai montré). Ce troisième chapitre de mon ouvrage de 2003 (p. 179-114), intitulé Le Nom du Père, la psychose et la phobie, renseigne sur la conférence de 1953 de Lacan « Le mythe individuel du névrosé » mais aussi sur l’intervention de Lacan du 26 mai 1956 au séminaire de Jean Wahl, sur l’invention du Nom-du-Père chez Lacan dans ses rapports à la théorie Lévi-Straussienne des formes institutionnelles zéro. Et encore, sur l’invention du schéma L de Lacan précisément calqué sur le schéma que le psychanalyste a rencontré dans l’article de 1952 évoqué plus haut (Lévi-Strauss « Les structures sociales dans le Brésil central et oriental »), mais il renseigne aussi sur l’interprétation par Lacan du mythe du petit Hans et ainsi du reste de chacun des thèmes retrouvés dans Lacan avec et sans Lévi-Strauss (Editions Cécile Defaut, 2014) ou dans Ce que Lacan doit à Lévi-Strauss (PUR, 2002) qui s’avère être strictement le même texte .