LA METAPHORE ET LE MIROIR : LE QUATRIEME ELEMENT DU MYTHE CHEZ LEVI-STRAUSS ET LACAN (A PROPOS D’ŒDIPE ROI ET DE HAMLET) – JAN HORST KEPPLER

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LA METAPHORE ET LE MIROIR : LE QUATRIEME ELEMENT DU MYTHE CHEZ LEVI-STRAUSS ET LACAN (A PROPOS D’ŒDIPE ROI ET DE HAMLET) – JAN HORST KEPPLER

 

 

Introduction

Au début des années 1950, Claude Lévi-Strauss et Jacques Lacan développèrent, parfois en parallèle, parfois en ricochant l’un sur l’autre, des théories du mythe qui partageaient le constat qu’un mythe était une structure textuelle avec des effets cliniques précis. Dans un premier article, « Structure de texte et métaphore dans Œdipe Roi et Hamlet : Implications cliniques et politiques »[1] nous avions élaboré la nature du contraste entre l’analyse structurelle du mythe d’Œdipe chez Lévi-Strauss dans « The Structural Study of Myth »[2] (1955, la version française apparaît en 1958 dans Anthropologie structurelle sous le titre « La structure des mythes ») et la mutation du mythe original en fantasme princier selon Lacan dans les sept leçons sur La Tragédie d’Hamlet, prince de Danemark du Séminaire VI sur Le désir et son interprétation (1958-1959)[3]. Ce contraste est d’ailleurs revendiqué par Lacan lui-même en opposant « ancien mythe » et « tragédie moderne ».

Le présent article prend la suite de ce premier travail dans une perspective plus large. La conférence de Lacan sur « Le mythe individuel du névrosé ou Poésie et vérité dans la névrose »[4] (1953) permet ainsi d’identifier des transitions importantes entre les conceptions du mythe des deux auteurs. Ces transitions tournent autour de ce que Lacan appelle le « dédoublement narcissique » du héros associé avec « la mort imaginaire et imaginée ». Ce dédoublement permet d’identifier un quatrième pôle dans la structure du mythe, en sus de la triade classique composée du héros, un parent féminin et un parent masculin. Pour Lacan il s’agit ici d’un élément inédit qui fait passer la structure ternaire du mythe à une structure quaternaire nouvelle. Les choses ne sont pourtant pas si simples et on peut soutenir que le travail de Lacan constitue autant une interprétation plus complète du mythe d’Œdipe que sa transformation. Ainsi, le « Mythe individuel du névrosé » attire inévitablement l’attention sur l’élément le plus énigmatique de la structure dégagée par Lévi-Strauss et formalisée dans sa formule canonique, la rencontre avec un monstre bisexuel, le trickster, un avatar du héros et agent de transformations.

Malgré leurs convergences, les travaux de Lévi-Strauss et de Lacan continuent cependant à se distinguer par des ambitions et des éthiques de recherche différentes en fonction de leurs appartenances disciplinaires respectives. L’anthropologue cherche ainsi à identifier la structure textuelle du mythe la plus générale possible, pendant que l’analyste cherche à en déterminer les aspects les plus fertiles pour la clinique.

Dans cette perspective, la structure unique du mythe proposée par Lévi-Strauss paraît moins cristalline et permet d’y identifier une dynamique potentielle. Une telle dimension dynamique ne fait pas partie des intentions affichées de l’auteur. Cependant sa curiosité et son intégrité scientifique l’amènent à retourner de manière répétée à la figure du trickster et les transitions que ce dernier déclenche. Dans le travail de Lacan, la notion d’un « dédoublement narcissique » permet de mieux comprendre la ligne de force de son interprétation d’Hamlet. Si Lacan insiste sur la différence entre le mythe d’Œdipe et le fantasme du prince, la lecture du « Mythe individuel du névrosé » permet de relativiser cette opposition. Certes, le passage au fantasme mène à une spectralisation du mythe qui fait la beauté de la tragédie shakespearienne, cette opération reste pourtant redevable de la même structure qu’Œdipe Roi.

Nous avions montré comment le développement de Lévi-Strauss, synthétisé dans la formule canonique qui conclut son article, établit le mythe comme une structure textuelle générant une métaphore universelle[5]. Cette métaphore est construite de manière endogène sur la base d’un agencement du texte qui oppose deux sous-structures isomorphes qui, à leur tour, opposent chaque fois les catégories de l’inceste et de la mort. La stabilité de la métaphore aimante l’ensemble du texte et génère cette plénitude particulière des mots associée avec les récits mythiques.

Dans ses sept leçons consacrées à Hamlet, Lacan situe la « tragédie moderne » d’Hamlet en opposition à cet « ancien mythe » d’Œdipe. Zafiropoulos dans ses Mythologiques de Lacan. La prison de verre du fantasme : Œdipe roi, Le diable amoureux, Hamlet[6] montre comment cette opposition entre mythe et tragédie est l’enjeu central du travail de Lacan. Ainsi, Hamlet ne met en scène ni le mythe d’Œdipe en tant que tel, ni une de ses variantes, mais la transformation du mythe d’Œdipe en fantasme princier. Ce passage du mythe au fantasme résulte de l’absence d’une métaphore stabilisatrice, indissociable de la performativité symbolique limitée des figures paternelles.

La fantasmatisation du mythe d’Œdipe entraîne d’abord une spectralisation des quatre éléments du mythe dans le sens où ils perdent de leur consistance et s’ouvrent à une polysémie déconcertante. En parallèle, elle opère une fractalisation dans le sens où les mêmes motifs, tels l’inceste ou le meurtre, se répètent à différents niveaux du texte, tels le langage, la scène individuelle ou la fable elle-même. Bien sûr, le génie de Shakespeare assure que le labyrinthe miroité créé par le fantasme princier, la « prison de verre » (Zafiropoulos), maintient une cohérence forte non seulement au niveau de la coloration des caractères et de l’atmosphère générale de la pièce, mais au niveau de la texture du langage dans sa fragilité auto-référentielle même.

Si les textes et le traitement que leur accordent Lévi-Strauss en 1955 et Lacan en 1958 diffèrent à maints égards, les deux auteurs s’accordent sur le point central que les structures textuelles dont ils s’occupent ont une efficacité clinique. Mythe ou tragédie, tous les deux confirment l’affirmation suivante de Lacan :

« Je soutiens et je soutiendrai sans ambiguïté – et, ce faisant, je pense être dans la ligne de Freud – que les créations poétiques engendrent, plus qu’elles ne les reflètent, les créations psychologiques. »[7]

 

La génération d’un effet psychique sur le spectateur ou le lecteur est manifeste dans le mythe où la métaphore qu’il construit concourt directement à la stabilisation du sujet. La « tragédie moderne » aura besoin de passer par des procédés plus indirects. A la place d’une seule métaphore stable, Hamlet offre une suite de métaphores potentielles, chacune mettant le lecteur à distance et faisant état d’une nécessité d’interprétation.

Ce sera dorénavant à la substitution répétée des métaphores qui se succèdent de garantir l’effet clinique. A la place d’une métaphore stable offerte par un Œdipe se sacrifiant pour expier ses péchés, Hamlet incite le spectateur à un travail d’interprétation permanent. Shakespeare conçoit que « l’effet de l’interprétation » (Nasio) est la seule voie de salut du sujet moderne.

L’objectif principal de cet essai est de montrer comment l’opposition entre une métaphore stable d’un côté et une série de formations métaphoriques en besoin d’interprétation de l’autre est moins nette qu’elle n’apparaît au premier abord. Le mythe offre ainsi des ouvertures pour le travail interprétatif et les éléments éclatés du fantasme princier s’inscrivent finalement un par un dans une structure œdipienne. Si la dimension fantasmatique introduite par le dédoublement narcissique du héros domine dans Hamlet, elle n’est pas entièrement absente d’Œdipe Roi.

La section suivante commencera ainsi avec une présentation de la structure du mythe selon Lévi-Strauss. Si ce choix ne respecte pas la chronologie des dates de publication des versions définitives des textes, il se justifie par la clarté du propos de Lévi-Strauss qui aide à organiser l’ensemble de l’argument. D’ailleurs Lacan fait référence dans « Le mythe individuel du névrosé » présenté dans la 3e section à la « théorie anthropologique », ce qui laisse penser que des échanges antérieurs entre les deux auteurs ont eu lieu au sujet de la structure du mythe.[8] La quatrième partie exemplifiera une application de la structure à quatre éléments sur la base de la lecture par Lacan de la Tragédie d’Hamlet. La cinquième partie conclura avec une mise en évidence des convergences et des différences des approches de Lévi-Strauss et de Lacan.

 

Structure du mythe et métaphore textuelle selon Lévi-Strauss

Le travail sur la structure du mythe de Lévi-Strauss réaffirme le rôle central du mythe d’Œdipe dans sa forme sophocléenne et freudienne, implicitement assimilé par Lacan à une structure ternaire constitué par le héros, un parent féminin et un parent masculin. En regardant de plus près, on peut cependant identifier également chez Lévi-Strauss une structure quartenaire qui est établie surtout par l’introduction d’une figure médiatrice qui constitue un alter ego du héros et qui déclenche sa transformation.

Le développement de Lévi-Strauss frappe par son admirable économie. Le mythe construit donc une métaphore, entendue comme transfert d’une structure relationnelle, avec seulement quatre éléments. Ces quatre éléments identifiés par Lévi-Strauss sur la base d’une analyse exhaustive des différentes variantes du mythe d’Œdipe sont (1) un inceste observé ou subi par le héros, (2) la mort violente d’un proche du héros, (3) la rencontre avec un monstre bisexuel et (4) l’internalisation de la mort par le héros sous la forme d’une automutilation. Ces quatre éléments sont présents dans tous les mythes. Au niveau décisif de la structure textuelle des mythes, il n’y en a en effet qu’un seul dont la version sophocléenne du mythe d’Œdipe reste le paradigme.

A la suite de ses travaux sur les mythes de Amérindiens, Lévi-Strauss identifie le monstre bisexuel avec la figure du trickster. Dans le mythe sophocléen cette place est occupée à la fois par le Sphinx et par le voyant Tirésias qui selon la légende passa une partie de sa vie comme femme. Le trickster externalise le conflit interne du héros et fait fonction de passeur entre deux mondes tels le masculin et le féminin, mais aussi l’animal et le végétal, la terre et le ciel ou encore le vivant et le mort, le cru et le cuit, etc. Chez les Amérindiens, le rôle du trickster est parfois rempli par des animaux tel le coyote ou le corbeau, mangeurs de charogne, ou des éléments de la nature qui font transition tels la fumée, la pluie ou le brouillard ou les cendres. À propos de ces médiateurs, Lévi-Strauss écrit qu’ils sont des « figures phalliques (médiateurs entre les sexes). »[9]

Indépendamment de sa manifestation particulière et indépendamment du fait qu’il soit perçu par le héros comme ami ou comme ennemi, la rencontre avec le trickster est essentielle pour préparer la transition la plus grande, celle entre l’inceste et le meurtre, c’est-à-dire l’internalisation de la mort ou la castration symbolique. Bref, tout mythe, et selon Lévi-Strauss il n’y en a pour des raisons de structure textuelle qu’un seul, le mythe d’Œdipe, possède toujours déjà un quatrième élément dans la figure du trickster. Ceci ne veut pas dire que le rapport entre ce dernier et le héros chez Lévi-Strauss soit sous tous les aspects identique à « la relation narcissique au semblable » chez Lacan, mais les similarités, notamment au niveau fonctionnel du récit, sont suffisamment fortes pour que l’on puisse constater une forte convergence de leurs vues. La conclusion de texte reprendra ce point.

« Qu’est-ce qu’un mythe ? », s’interroge Lévi-Strauss dans deux articles devenus eux-mêmes mythiques. Il convient d’y répondre en deux temps. D’abord dans une forme sommaire qui indique le chemin à suivre ; ensuite dans une forme plus complète qui expose de manière plus détaillée l’argumentation que Lévi-Strauss développe pour la première fois dans « The Structural Study of Myth », paru en 1955 dans The Journal of American Folklore.[10]

Pour faire simple, un mythe est une structure textuelle particulière qui possède une efficacité clinique prouvée grâce à la métaphore universelle qu’il sait créer au niveau de la macrostructure du texte. En effet, le seul critère pour qualifier un texte de mythe est son efficacité clinique, « le mythe reste mythe aussi longtemps qu’il est perçu comme tel. »[11]  Cette efficacité clinique repose sur les perspectives de sublimation et d’apaisement d’angoisse qu’offre la métaphore au sujet individuel. Son caractère partagé et public renforce par ailleurs la cohésion du groupe.

Toutes les œuvres poétiques ont ainsi une efficacité clinique potentielle, dans le sens où elles sont capables d’agir sur l’angoisse ou la pression des symptômes, sur la base de leur dimension métaphorique[12]. Le mythe reste pourtant la formation poétique de base, la plus pure et la plus puissante. Pourquoi ? Parce que le mythe crée une métaphore de manière endogène au niveau de sa propre structure au lieu d’utiliser tel ou tel élément textuel, conventionnel ou « inventé », comme métaphore à la manière de structures fictionnelles dérivées.

Le mythe est défini par une seule structure ultra-condensée. Il est sa propre métaphore. Cette structure correspond à un carré qui est constitué par deux fois deux éléments qui se font doublement miroir. Le rapport entre les éléments A et B est donc identique au rapport entre les éléments C et D. Les deux paires ainsi constituées, la paire A/B fait miroir à la paire C/D. Lévi-Strauss lui-même, qui fournit une représentation analytique de ce croisement dans une « formule canonique », ne parle pas de métaphore mais d’une isomorphie des sous-structures A/B et C/D.

Une isomorphie indique l’identité structurelle de deux ensembles, ce qui correspond précisément à la relation de similitude associée avec la métaphore. « Une similitude métaphorique est [toujours] une similitude de relations » écrit Benjamin dans « Analogie und Verwandtschaft (Analogie et parenté)[13]. Une métaphore demande toujours une isomorphie de signifiants, mais toute isomorphie ne constitue pas une métaphore. Pour que la métaphore ait la stabilité nécessaire pour ancrer le récit, pour qu’elle tienne, les quatre éléments doivent « rester en place » et ne pas se laisser entraîner par la dérive d’analogies aléatoires, fussent-elles structurelles, qui prolifèrent. La structure isomorphique doit donc être verrouillée. Cette opération s’accomplit à travers la reprise inversée de l’élément B par l’élément D dans la quatrième position du carré.

En absence d’un tel verrouillage, il y aurait la dérive d’une sémiosis illimitée où A/B et C/D seraient suivis par E/F, G/H etc. Ceci est exactement ce qui se produit dans Hamlet où la métaphore est en permanence suggérée mais jamais achevée. Le mythe, car il n’y en a qu’un, est ainsi la forme la plus condensée d’une métaphore textuelle. Il constitue le degré zéro de la poésie, son archétype réduit à l’essentiel et son cœur intime.

Quels sont alors les quatre éléments, A, B, C, D qui constituent le mythe chez Lévi-Strauss pour former une métaphore à partir de la structure textuelle ? En fait, ils émergent d’une étude comparative des différentes variantes du mythe d’Œdipe. De manière indirecte, Lévi-Strauss étaye donc le choix de Freud de faire du mythe d’Œdipe le concept le plus important de la psychanalyse. De plus, il fait émerger la structure profondément métaphorique du mythe d’Œdipe, ce qui permet à Vanier de dire que « le complexe d’Œdipe [est] la base de toute métaphore »[14] Le mythe d’Œdipe fournit en effet la matrice génératrice de tout mythe à travers la métaphore fondatrice établie par son isomorphie structurelle interne.

Dans un élan d’abstraction mathématisante qui préfigure les mathèmes lacaniens, chacun des quatre macroéléments du mythe est présenté comme une fonction logique. Chaque fonction réalise à son tour une des deux relations possibles entre deux agents qui sont tirés d’un ensemble de quatre agents. Les deux relations fonctionnelles possibles sont l’inceste et le meurtre. Les quatre agents sont le héros, un parent féminin du héros, un parent masculin du héros et le trickster. Pour ce quatrième agent, Lévi-Strauss maintient la désignation résultant des mythes nord-américains également dans la version française de son article.

Les quatre « fonctions » suivantes impliquant ces quatre acteurs constituent ensuite les macroéléments du mythe selon Lévi-Strauss :

  1. Un inceste est observé ou vécu par le héros fx(a)fx est la fonction de l’inceste et (a) est le héros ; on pourrait traduire la formule par « le héros observe ou subit un inceste » ;
  2. Le meurtre d’un parent par le héros fy(b)fy est la fonction de la mort et (b) est un proche du héros[15] ; on pourrait traduire la formule par « un parent, adversaire du héros, subit la mort » ;
  3. La rencontre avec un monstre bisexuel, le trickster fx(b)fx est à nouveau la fonction de l’inceste (internalisée ici comme bisexualité) et (b) est toujours un adversaire (un ami, un autre) du héros ; on pourrait traduire la formule par « un adversaire/compagnon du héros avait subi un inceste ».
  4. Une difficulté à marcher ou à se tenir droit car le héros porte une blessure exprimée par la fonction (fa-1 (y)) où il organise de manière inversée (fa-1) l’internalisation de la mort ; on pourrait traduire la formule par « le héros devenu sujet s’auto-administre la fonction de la mort », ce qui correspond à la castration symbolique.

Un mythe est ensuite une structure textuelle qui organise deux oppositions entre ces quatre éléments dans une isomorphie. Lévi-Strauss utilise le signe «   » qui peut dire « approximativement égal », mais qui signifie en topologie justement que deux ensembles sont isomorphes, c’est-à-dire possèdent la même structure. Cette isomorphie entre deux structures correspond à la construction d’une métaphore (transport). Lévi-Strauss synthétise cette structure dans une formule générale :

« Quelles que soient les précisions et modifications qui devront être apportées à la formule ci-dessous, il semble dès à présent acquis que tout mythe (considéré comme l’ensemble de ses variantes) est réductible à une relation canonique du type :

fx(a) : fy(b)  fx(b) : fa-1(y)

dans laquelle, deux termes a et b étant donnés simultanément ainsi que deux fonctions, x et y, de ces termes, on pose qu’une relation d’équivalence existe entre deux situations, définies respectivement par une inversion des termes et des relations. »[16]

L’opération décisive est le déclenchement de la fonction fa-1 (y) qui signifie que le héros (a) s’auto-administre, en tant que négation de lui-même, l’expérience de la mort (y). Ainsi le héros n’est plus objet, ou « terme » dans le langage de Lévi-Strauss, mais devient fonction, c’est-à-dire sujet, avec une internalisation de la mort. Cette dernière peut prendre la forme d’une automutilation, tel l’auto-aveuglement d’Œdipe chez Sophocle.

Au niveau de la logique de la structure du texte, fa-1(y) ne se constitue pas seulement d’une reprise du meurtre du parent fy(b). On comprend aisément qu’une telle reprise donnerait suite à une série infinie de répétitions, telle la vendetta dans des sociétés archaïques ou pseudo-archaïques comme certaines associations mafieuses. C’est justement cet « océan des histoires » de meurtres et de sexe dans lequel baigne La tragédie d’Hamlet car le Prince est incapable d’avancer vers la castration symbolique, c’est-à-dire d’accepter la différence des sexes et l’interdit de l’inceste.

En termes topologiques, l’introduction d’un quatrième élément correspond à l’opération d’une deuxième demi-torsion de la structure narrative[17]. La première demi-torsion est introduite par le meurtre d’un proche qui suit un inceste ou est suivie par ce dernier. Elle établit une « bande de Moebius » dans le sens d’une série potentiellement infinie de séquences où chaque jouissance incestueuse sera suivie d’un meurtre et chaque meurtre ouvrira à nouveau vers une jouissance incestueuse. Il n’y a aucune différenciation entre les différents niveaux du récit, entre le désir et sa satisfaction. Tout est acte.

Un tel acting out pathologique et mécanique est par exemple dramatisé par les variantes de Don Juan, avec ses 1003 épisodes de sexe et de meurtre dans la seule Espagne, avant la rencontre avec le commandeur de pierre et la descente aux enfers. De manière moins brutale et explicite, on retrouve la même structure dans les récits picaresques, dont Gil Blas d’Alain-René Lesage, Les trois mousquetaires d’Alexandre Dumas (dans leur variante homo-sociale) ou encore Les Mille et une nuit avec leurs séries d’amours transgressives, combats et mésaventures qui font fonction d’une expiation toujours imparfaite. Aujourd’hui on retrouve ces feuilletons sériels dans une forme très pure dans les bandes dessinées ou les séries télévisées.

La deuxième demi-torsion du récit, l’internalisation de la fonction de la mort par le héros, par contre rétablit les deux faces du récit, la thématisation du désir, le retardement de l’action et une réflexion sur l’inéluctabilité de la dette et de la coulpe. Dans Œdipe Roi, cette internalisation de la mort ouvre vers Œdipe à Colone. Cette suite de crime, de châtiment, d’expiation et de réconciliation s’imposera par la suite comme la trame principale d’une grande partie de la production textuelle en Occident. Le récit romanesque devient ainsi Bildungsroman (roman de formation) avec une fin édifiante construite autour d’un équilibre de forces synthétisée par la formule lapidaire d’Italo Calvino « soit le héros se marie, soit il meurt », domestication de la pulsion sous le joug marital ou expiation définitive. Ceci inclut nécessairement une réflexion, explicite ou implicite, sur la représentativité du langage et ainsi une réaffirmation de la fracture symbolique entre signifiant et signifié.

Une autre manière de penser la demi-torsion qui ramène le héros vers son destin en tant que membre du genre humain est proposée par Hegel dans sa dialectique du maître et de l’esclave. Explicitement, le futur esclave internalise dans le combat pour la reconnaissance l’expérience de la mort qui l’amène à abandonner l’identification avec son image qui antérieurement était « son essence et objet absolu » :

« Cette conscience [du valet] n’a en effet pas eu peur pour ceci ou pour cela (…) mais pour toute son essence ; car elle a ressenti la crainte de la mort, du seigneur absolu. En elle, elle a été dissolue intérieurement (…) Ce pur mouvement général, cette fluidification absolue de toute existence est (…) l’être simple de la conscience de soi (Hegel (1809), p. 148). »

Ce moment crucial, de crainte absolue et de soumission, fonde alors l’existence du valet en soi, c’est-à-dire dans sa vérité concrète. Le moment de la crainte totale chez Hegel correspond à l’application de la fonction de la mort inversé chez Lévi-Strauss. Le Hegel de la Phénoménologie répondrait avec un « Oui » ferme à la question d’Œdipe à Colone « Est-ce quand je ne suis plus rien que je serais un homme ? » Au « rien » d’Œdipe correspond la reconnaissance du valet hégélien de sa dépendance totale, condition nécessaire pour accéder par la suite à travers le travail à sa liberté et à sa vérité

 

Dédoublement narcissique et fantasme dans le « Le mythe individuel du névrosé » de Lacan

En 1953, Jacques Lacan donne une conférence sur « Le mythe individuel du névrosé, ou Poésie et vérité dans la névrose ». D’emblée, il réclame pour le mythe, universel ou individuel, la capacité de transmettre une vérité, donc l’énonciation d’une parole pleine porteuse d’une charge libidinale, le mythe étant précisément ce qui peut être défini comme

« ce qui donne une formule discursive à quelque chose qui ne peut pas être transmis dans la définition de la vérité, puisque la définition de la vérité ne peut s’appuyer que sur elle-même, et que c’est en tant que la parole progresse qu’elle la constitue»[18]

 

Ce constat programmatique le rapproche de Lévi-Strauss. Un mythe témoigne, de manière voilée bien sûr, de la vérité du réel de la pulsion. Ce dévoilement prend une forme telle que la vérité ne s’exprime pas dans tel ou tel signifiant mais progresse à travers l’agencement spécifique de quelques signifiants clefs, la « formule discursive » du mythe. Lacan définit cette approche oblique comme l’essence du mythique et, par la suite, confirme avec Freud et Lévi-Strauss le mythe d’Œdipe comme le paradigme même de cette « formule discursive » capable de laisser paraître quelque chose de la vérité :

« La parole ne peut pas se saisir elle-même, ni saisir le mouvement d’accès à la vérité comme une vérité objective. Elle ne peut que l’exprimer – et ce, d’une façon mythique. C’est en ce sens qu’on peut dire que ce en quoi la théorie analytique concrétise le rapport intersubjectif, et qui est le complexe d’Œdipe, a une valeur de mythe» [19]

 

Très vite, Lacan tient pourtant à se démarquer de la structure qu’il associe avec le mythe d’Œdipe et réclame sur la base de son expérience analytique une modification structurelle. Bien entendu, la structure qui nécessite une modification est la forme simple ou ternaire du complexe d’Œdipe – héros, parent féminin, parent masculin. Comme on a vu, cette forme simple ne correspond ni tout à fait à la vision de Lévi-Strauss, ni tout à fait à la tragédie sophocléenne qui constitue la base de la tradition freudienne. Sans forcer les choses, on peut supposer que Lacan prête cette vision implicitement à une tradition interprétative quelque peu philistine de l’œuvre freudienne. C’est cette dernière qui demande modification :

« Je vous apporterai aujourd’hui une série de faits d’expérience que j’essaierai d’exemplifier à propose de ces formations que nous constatons dans le vécu des sujets que nous prenons en analyse, les sujets névrosés par exemple… Ces formations nécessitent d’apporter au mythe œdipien, en tant qu’il est au cœur de l’expérience analytique, certaines modifications de structure. »[20]

 

Quel est alors l’essentiel de cette modification ? Il s’agit bien sûr de l’ajout d’un quatrième élément. Comme indiqué ce dernier existait déjà dans la structure lévi-straussienne dans la forme du trickster, le monstre bisexuel, le passeur ou encore l’objet de transition. Il reçoit cependant de la part de Lacan une motivation propre qui lie la nécessité structurelle de ce quatrième élément d’emblée au décalage entre la fonction symbolique du père et la performativité des pères réels.

Le caractère historique de la performance des pères constitue ensuite une ouverture envers le vécu concret des névrosés ou, dans les mots de Lacan, « les relations fondamentales caractéristiques d’un certain mode d’être humain à une époque déterminée » (ibid., p. 16). Le mythe est ainsi à la fois structure et reflet d’une réalité sociale intrinsèque à une époque historique donnée. Ainsi il se place toujours dans une tension entre le latent et le manifeste. Cette double nature permet au vécu du névrosé de modifier le mythe pour en faire un mythe individuel ou familial, c’est-à-dire un fantasme. Lacan exemplifie son propos à l’aide du cas clinique de Freud de « L’homme aux rats » et un passage clef de l’autobiographie de Goethe Dichtung und Wahrheit (Poésie et vérité) dont le titre programmatique figure en sous-titre de sa conférence. Il restera encore à clarifier dans quelle mesure cette entrée du vécu individuel implique un changement de structure, comme Lacan semble le suggérer ou une nouvelle interprétation d’une structure immuable. La réponse déterminera évidemment la question de savoir dans quelle mesure l’approche lacanienne converge ou diverge de celle de Lévi-Strauss.

L’interprétation lacanienne de « L’homme aux rats » frappe d’abord par sa pureté structuraliste. Tel père, tel fils, toute dette non-payée, tout désir irréalisé, réapparaît dans la génération suivante exactement à la même place. L’inconscient c’est la répétition (Nasio). Pour repérer ce parallélisme il faut toutefois la subtilité d’un interprète de génie. En pédagogue, Lacan énumère les différents déplacements qui, en les remontant à rebours, lui permettent de faire la démonstration de cette répétition structurelle : complémentarité, supplémentarité, parallélisme et inversion.

Le moment décisif arrive quand Lacan identifie à côté du père, de la mère et du sujet névrosé le quatrième élément, le passeur. C’est autour de lui que se focalisent les transitions entre le père et la mère, entre le père et le fils, mais surtout la transition entre le symbolique et le réel, à l’aide d’un objet qui est dans le cas présent une forte somme d’argent[21]. Ce passeur est un ami du père qui lui a prêté une forte somme d’argent pour repayer une dette de jeu que le père avait contractée en dilapidant les fonds de son régiment. On conçoit l’enjeu vital de la constellation. Toute la charge du cas individuel de l’homme aux rats résulte selon Lacan du fait que l’ami mystérieux a disparu et que la dette du prêt n’a jamais été repayée.

Dans l’analyse que l’homme aux rats a engagée suite à ses souffrances symptomatiques autour d’une dette imaginaire, « Freud se substitue très directement dans ses relations affectives à un ami qui remplissait un rôle de guide, de conseil, de protecteur, de tuteur rassurant »[22]. Freud prend en effet la quatrième place de passeur dans le mythe individuel de l’homme aux rats :

« C’est donc la substitution au personnage de Freud d’un personnage ambigu, à la fois protecteur et maléfique, dont les lunettes qui l’affublent marquent assez bien par ailleurs le rapport narcissique avec le sujet. Le mythe et le fantasme ici se rejoignent (…) J’ai pris là un exemple bien particulier. Mais je voudrais insister (…) il y a chez le névrosé une situation de quatuor, qui se renouvelle sans cesse. »[23]

 

Ceci se lit comme une précision du rôle du trickster chez Lévi-Strauss. Particulièrement intéressant est l’accent mis ici sur la dynamique d’un renouvellement sans cesse de cette instance protéiforme, dont l’essence même est l’organisation de transitions entre contraires.

En résumé, le mythe individuel du névrosé est un fantasme à quatre éléments. Ce quatrième élément fait interagir le rapport narcissique du sujet avec sa propre image, Lacan parle d’un « dédoublement narcissique », avec les trois autres éléments du complexe d’Œdipe. Cet agencement du mythe autour de quatre éléments plutôt qu’autour de trois n’ouvre pas seulement vers l’imaginaire dans un sens général mais vers le vécu individuel de chaque sujet et ses déterminations sociales dans des contextes historiques et même politiques spécifiques. Si la structure du mythe est intemporelle, ses actualisations ne le sont pas. C’est le quatrième élément, le double imaginaire du héros, qui assure l’articulation de la structure du mythe avec l’histoire particulière de chaque sujet. Dans le cas de « l’homme aux rats », le double ou plutôt les doubles du sujet ce sont ses camarades officiers que sa névrose obsessionnelle organise dans une comptabilité de dettes et contre-dettes aussi compliquée qu’aléatoire.

Le deuxième exemple relaté par Lacan est d’une nature différente. Ici Goethe lui-même raconte avec une licence poétique revendiquée une scène de ses années de vagabondage. A cette époque il n’osait pas s’approcher de manière directe de l’objet de son désir, la jeune fille d’un pasteur ami de sa famille. Il se déguisait alors au cours de visites dominicales en personnages quelque peu en dessous de son statut social réel, par exemple un serviteur, et créait ainsi par précaution ses propres doubles, pour mieux gérer la tension autrement insoutenable de la structure ternaire de base composée de Goethe lui-même, Frédérique et le père de cette dernière.

Dans la conclusion de sa conférence, Lacan motive la nécessité du « dédoublement narcissique » par un décalage entre un symbolique tel qu’il peut être représenté par la figure paternelle et le réel entendu comme l’ensemble des forces psychiques et des sensations sensibles parcourant le sujet. C’est donc l’écart entre le symbolique et le réel qui nécessite le recours à un imaginaire soutenu par la relation spéculaire avec autrui, un autre qui peut naturellement être constitué par la sa propre image dans le miroir. En d’autres mots, la défaillance du symbolique nécessite l’évolution d’une structure ternaire du mythe à une structure quaternaire. Dans ce passage de trois à quatre éléments, le mythe œdipien s’individualise et se transforme en fantasme. Les passages suivants éclairent le lien entre l’incomplétude de la fonction symbolique et l’émergence des formations imaginaires à partir d’un dédoublement narcissique :

« L’assomption de la fonction du père suppose une relation symbolique simple, où le symbolique recouvrirait pleinement le réel. Il faudrait que le père ne soit pas seulement le nom-du-père, mais qu’il représente dans toute sa plénitude la valeur symbolique cristallisée dans sa fonction. »[24]

 

Mais dans le vécu concret de chaque sujet, le symbolique, représenté par un père réel, ne recouvrira jamais tout le réel. Dans le meilleur des cas, un père sera « suffisamment symbolique »[25] (Nasio) il ne le sera jamais entièrement. Cette imperfection est due à l’impossibilité structurelle de trouver une représentation symbolique satisfaisante de la jouissance quand l’effort de symbolisation lui-même est intrinsèquement lié à une renonciation à la jouissance et à sa transformation en désir :

« Or, il est clair que ce recouvrement du symbolique et du réel est absolument insaisissable. Au moins dans une structure sociale telle que la nôtre, le père est toujours, par quelque côté, un père discordant par rapport à sa fonction, un père carent, un père humilié, comme dirait Monsieur Claudel. Il y a toujours une discordance extrêmement nette entre ce qui est perçu par le sujet sur le plan du réel et la fonction symbolique. »[26]

 

Outre Claudel, Lacan aurait pu citer Hofmannsthal, Joyce ou Wittgenstein sur les limites de la « fonction symbolique », grand thème de la littérature et de la philosophie au passage entre les deux siècles. Mais au niveau de la théorie analytique ce constat suffit pour justifier la présence d’un dédoublement narcissique, la base d’une expérience du Moi, pas seulement sur la base d’observations empiriques mais également sur la base d’une déduction logique. Cependant, si l’appel à l’imaginaire est une réponse à l’insuffisance du symbolique, il pose un nouveau défi. L’introduction du Moi crée ainsi une faille structurelle entre le vécu du sujet et de sa propre image :

« Le sujet a toujours ainsi [suite à la perception de sa propre image au miroir et exposé au « désarroi de ses fonction motrices et affectives »] une relation anticipée à sa propre réalisation, qui le rejette lui-même sur le plan d’une profonde insuffisance, et témoigne chez lui d’une fêlure, d’un déchirement originel, d’une déréliction (…) C’est en quoi, dans toutes ses relations imaginaires, c’est une expérience de la mort qui se manifeste. »[27]

’impossibilité pour les pères de représenter la fonction symbolique dans sa totalité provoque le dédoublement narcissique du sujet associé à une expérience imaginaire de la mort. Goethe en est un témoin éloquent. Le problème avec Goethe est que son éloquence est telle que toute interprétation n’est qu’un commentaire à la lecture structurelle que lui-même a déjà préparée. Dans Dichtung und Wahrheit, il relate ainsi en tant que névrosé particulièrement enjoué sa tentative de déjouer la tension intérieure provoquée par son émoi amoureux à propos de la fille du pasteur à l’aide de déguisements. Cependant, cet épisode avec son côté burlesque est déjà intégré dans le mythe de l’avènement de l’artiste obligé de passer par les défis que la providence lui tend pour lui permettre de grandir. Se vouant à l’art de l’écriture, avec un geste de renonciation douloureuse, Goethe est à la fois ce névrosé enjoué et le directeur d’âme de celui-ci. Cette capacité de procéder en permanence sur deux plans prédestinait Goethe à devenir une référence constante dans l’œuvre freudienne.

Lacan articule donc le mythe d’Œdipe, dans sa version ternaire, avec le dédoublement narcissique du héros pour en faire un mythe à quatre éléments. Il présente cette opération comme un constat de la prégnance signifiante limitée du mythe d’Œdipe dans sa version « originale ». Il aurait cependant été parfaitement possible de présenter précisément la même opération comme une réinterprétation du mythe d’Œdipe. D’ailleurs il se lance dans cette opération avec un clin d’œil implicite aux travaux de Lévi-Strauss avec lequel il est en contact régulier dans ce début des années 1950 :

« Je crois que cette différence [entre une structure à trois éléments et une structure à quatre éléments] devrait nous conduire à discuter l’anthropologie générale qui se dégage de la doctrine analytique telle qu’elle est jusqu’à présent enseignée. »[28]

 

En fait, le quatrième élément du dédoublement narcissique faisait toujours partie à la fois d’Œdipe Roi, à travers les rencontres avec le Sphinx et avec Tirésias, et de la structure générale du mythe dégagée par Lévi-Strauss, à travers les rencontres avec le trickster.

Mais la grande contribution du « Mythe individuel du névrosé » est de se focaliser sur ce quatrième élément pour rendre le mythe œdipien plus utile dans l’interprétation des fantasmes des névrosés comme mythes individualisés. Cette utilité accrue résulte entre autres du fait que le dédoublement imaginaire du sujet permet une articulation naturelle entre la structure sous-jacente et le vécu concret du sujet. La contribution lacanienne permet ainsi de saisir la fixation névrotique comme une production imaginaire à partir du mythe d’Œdipe. Elle donne ainsi une logique structurelle aux fantasmes des névrosés qui détermine les instances de déclenchement de l’angoisse et ordonne la syntactique des symptômes.

A la fin de sa conférence, Lacan offre comme coda en traits rapides une étiologie des névroses audacieuse : le dédoublement narcissique au niveau de l’imaginaire du sujet névrosé est une fonction directe du dédoublement de la figure du père au niveau du vécu réel :

« Si le père imaginaire et le père symbolique sont le plus souvent fondamentalement distingués, ce n’est pas seulement pour la raison structurale que je suis en train de vous indiquer, mais aussi d’une façon historique, contingente, particulière à chaque sujet. Dans le cas des névrosés, il est très fréquent que le personnage du père, par quelque incident de la vie réelle, soit dédoublé. »[29]

 

Pour étayer sa thèse Lacan fournit quelques exemples tels que la substitution du père mort précocement par un beau-père, la substitution de la mère et, surtout, un frère ou un ami du père jouant un rôle important comme référence symbolique alternative. Pour ce dernier cas, le mystérieux ami du père de « l’homme aux rats », garant du symbolique à la place du père en faillite financière et morale, fournit naturellement l’exemple paradigmatique.

Le parallélisme identifié par Lacan est presque trop parfait – le dédoublement de la figure paternelle dans la vie réelle force le dédoublement narcissique dans l’imaginaire du fils. Mais avec l’introduction de la distinction entre père imaginaire et père symbolique comme fait structural, Lacan lui-même relativise l’importance des aléas de la vie. Vu que la fonction paternelle implique une renonciation à la jouissance pour le moins partielle, le réel de la jouissance du fils ne pourra jamais trouver sa représentation complète dans le symbolique. Cela dit, si ce trou blanc du symbolique est universel, son étendue, son positionnement et son opacité sont individuels. Au fait structural s’ajoute alors le vécu du sujet dans le rapport au père réel pour déterminer le degré du durcissement des fixations névrotiques.

La conférence sur « Le mythe individuel du névrosé » finit avec une ultime précision concernant la nature du quatrième élément du mythe. S’appuyant sur une vision de la dialectique hégélienne informée par l’enseignement de Kojève « où l’homme s’humanise dans la relation à son semblable » et plus précisément dans « la lutte à mort de pur prestige », Lacan réaffirme que le quatrième élément est la mort : « le quart élément quel est-il ? Eh bien, je le désignerai ce soir en vous disant que c’est la mort. »[30] Mais ce n’est pas la mort biologique dont il s’agit mais de la mort imaginaire qui fonctionne en tant qu’un élément médiateur, intégrée « positivement » dans le fantasme des névrosés.

Cela semble une explicitation du quatrième argument de la formule canonique de la structure du mythe chez Lévi-Strauss, fa-1(y). Rappelons qu’à travers cette fonction inverse le héros (a) s’auto-administre la fonction de la mort (y). Bien sûr, chez Lévi-Strauss les quatre arguments de la formule canonique sont des actes ou des évènements, quand chez Lacan les quatre éléments du mythe sont des protagonistes, des acteurs. Cependant, les quatre acteurs – héros, parent féminin, parent masculin et trickster – se retrouvent de manière identique chez Lévi-Strauss et sont chaque fois à l’origine d’un des actes qui forment les arguments de la formule canonique. En empruntant l’un à l’autre et chacun continuant dans un style différent la voie indiquée par Freud, Lacan et Lévi-Strauss assurent ensemble que le mythe d’Œdipe ne pourra dorénavant qu’être compris comme une structure à quatre éléments.

 

Le quatrième élément en action : la spectralisation du mythe œdipien dans La Tragédie d’Hamlet

La Tragédie d’Hamlet, prince de Danemark de Shakespeare constitue un formidable exemple de la force et du fonctionnement du quatrième élément du mythe d’Œdipe. Les dédoublements prolifèrent dans une mise en abîme vertigineuse qui offre à tous les instants des transitions ou des synthèses entre des opposés – la vie et la mort, l’amour et la haine, la force et la maladie, la réflexion et l’action, l’imagination ou la ruse et la réalité – souvent suggérées par des passeurs douteux ou peu fiables. Cependant, chaque fois la transition ou la synthèse, au dernier moment, ne se fait pas et la série des dédoublements continue. La pièce construit ainsi un labyrinthe des miroirs, une « prison de verre » (Zafiropoulos), pour créer une atmosphère chimérique sur fond d’une défaillance systématique des repères symboliques.

La première série des dédoublement spectraux est évidemment constitué au niveau des figures paternelles où le spectre d’Hamlet senior, « mort dans la fleur de ses péchés », fait écho à son frère Claudius, pécheur décomplexé mais prudent. Polonius, courtisan obséquieux et père de Laërte et d’Ophélie, ainsi que Fortinbras sénior, perdant de la dernière guerre contre le Danemark, complètent cette série des pères défaillants.

Le dédoublement des pères au niveau du réel de la pièce qui complexifie les méandres imaginaires d’Hamlet, tout à fait dans le sens relevé par Lacan à propos de « l’homme aux rats », se retrouve au niveau des fils. Une longue série de figures masculines offrent ainsi à Hamlet différentes identifications mimétiques. Chacune constitue un repère potentiel, aucune n’est finalement porteuse. Il y a Horatio, le compagnon de toujours, le jeune Fortinbras, prince de la Norvège, puissance concurrente, Laërte, en tant que parangon de qualités viriles, un miroir du prince, et finalement en tant que doublure doublée, Rosencrantz et Guildenstern, les gais camarades universitaires avec lesquels Hamlet s’engage dans un jeu mortel de lettres volées.

Mais le double d’Hamlet le plus compact, tout au long du drame, reste Laërte. L’émulation des deux hommes inclut la tension œdipienne avec le vieux Polonius et les gages de leur amour pour Ophélie disparue, avec laquelle chacun entretenait une relation teintée de familiarité fraternelle et d’érotisme. Leur entrelacement culmine dans le combat dans la tombe où chacun prend l’autre par la gorge, et peu après dans leur duel final où ils meurent ensemble, transpercées par la même épée empoisonnée.

La série des dédoublements s’étend aux tricksters, emblèmes du quatrième élément du mythe, qui prennent ici les figures de la troupe de théâtre, du fossoyeur ou du pauvre Yorrick. Chacun de ces passeurs entre différents mondes – l’imaginaire et le réel, la vie et la mort, l’enfance et l’état adulte – pourrait fonctionner tout seul comme un miroir du héros pour faciliter son passage d’un état à un autre. Leur multiplication, couplée au fait qu’aucun d’eux n’est finalement capable d’assurer le passage décisif, celui de la castration symbolique, rend le labyrinthe de miroirs dans lequel erre Hamlet d’autant plus déroutant.

La prolifération des doubles constitue des séries de pseudo-métaphores avec une fonction précise au niveau du récit. D’abord chaque répétition signale que l’établissement d’une métaphore générale a une nouvelle fois échoué. Ensuite, il y a le lien étroit entre le dédoublement narcissique et la mort souligné par Lacan. Ce lien peut être approché à la fois par le biais du mythe de Narcisse se noyant dans le plan d’eau dans lequel il s’admirait ou par le biais de la conception hégélienne de la lutte à mort pour la reconnaissance entre deux semblables. Quelle que soit la chaîne associative mobilisée, la dominance marquée de la dimension imaginaire est toujours indissociable de la présence de la mort, comme infatuation morbide d’abord et comme réalité écrasante par la suite. Il n’est que logique qu’Hamlet contemplant un crâne comme son double et son image soit devenu l’image emblématique de la pièce.

Dans une forme ou dans une autre, la mort est omniprésente dans Hamlet, dès la première apparition du spectre du père mort jusqu’au carnage final qui n’entraîne pas seulement la disparition de tous les personnages centraux mais qui met fin à la lignée royale danoise et à l’existence du Royaume lui-même. Avec Lacan, il convient d’être précis ici. Si la mort est omniprésente, c’est aussi parce qu’elle refuse de se laisser cantonner dans une opposition nette à la vie. Le spectre d’Hamlet senior est l’emblème même de cette mort qui sort des tombes et refuse d’intégrer le symbolique. De la manière la plus explicite qui soit, Hamlet est l’histoire d’un homme sans métaphore paternelle, condition de la vie humaine.

Ainsi la mort infecte la vie autant qu’elle ne la termine. Telle la peste à Thèbes, le « pourri » du Royaume de Danemark se nourrit d’une présence subreptice de la mort suite à des péchés jamais expiés. A l’occasion des meurtres en rafale, Lacan emploie l’expression : « des boulots bousillés ». En effet, la mort n’advient jamais de manière nette mais par poison, par suicide, par contrefaçon de lettres ou, de manière particulièrement signifiante, par un coup d’épée aveugle dans une tapisserie, aussi fortuit au niveau de l’intention consciente que précis au niveau de la logique du fantasme princier dont la pièce est l’écran.

Suivant la classification de Lévi-Strauss, les éléments « la mort donnée à un parent masculin du héros » et « la rencontre avec un monstre bisexuel, le trickster » sont donc développés dans Hamlet comme des séries de dédoublements de manière très nette. Qu’en est-il des deux autres éléments de la formule canonique du mythe de Lévi-Strauss, « l’inceste observé ou subi par le héros » et « l’internalisation de la mort, la castration symbolique » ? Ils sont également identifiables comme éléments structurants de la pièce, mais assument une qualité particulièrement spectrale. Ni la relation entre Claudius et Gertrude telle qu’elle est observée par Hamlet, ni la rencontre lourde de non-dits entre Gertrude et Hamlet qui fait renaître le spectre constituent des incestes avérés mais en assument la couleur. Idem, la relation entre Polonius le manipulateur espion et Ophélie à fleur de peau est laissée en suspens. Cependant la perte immédiate, totale et irréversible de tout repère quand la déception amoureuse appelle la folie n’intime rien de bon.

La même présence par réfraction, diffuse et inéluctable, concerne la thématisation de la castration symbolique, internalisation de la mort selon Lévi-Strauss, intégration « positive » de l’expérience de la mort selon Lacan, du personnage central. On a beau s’accorder que cette castration symbolique, condition de l’identification avec le père, n’intervient jamais et que l’absence de ce passage à un symbolique porteur provoque le surgissement de la mort dans le réel de la pièce, telle l’apparition du commandeur de pierre à la fin du Don Juan.

 

Lacan et Zafiropoulos identifient l’incapacité d’identification avec le père avec le désir d’Hamlet de rester le phallus de sa mère, ce qui l’empêche de passer à l’action, que ce soit sur le plan amoureux, ou que ce soit sur le plan politique et militaire :

« Si le sujet est le phallus (…) eh bien, il ne l’a pas, c’est-à-dire il n’a pas le droit de s’en servir, ce qui est la valeur fondamentale de la loi dite de prohibition de l’inceste. D’autre part, s’il l’a, c’est-à-dire s’il a réalisé l’identification paternelle, eh bien, une chose est certaine, c’est que, ce phallus, il ne l’est pas. »[31]

Et

« Le prince est bien narcissiquement piégé dans [sa] passion d’incarnation phallique puisque le sujet, « comme l’enseigne la doctrine depuis toujours, veut maintenir le phallus de la mère » [Lacan (2013), p. 280], quitte à lui sacrifier son propre objet de désir (ici la belle Ophélie) »[32]

 

Pourtant même s’il ne le réussit pas, le combat d’Hamlet pour avoir le phallus, pour s’identifier avec un héritage paternel qu’il pourrait pleinement assumer, pour accéder à une forme de castration symbolique, est le sujet même de la tragédie. « Être ou ne pas être… le phallus ? » est la question qui la structure selon Lacan.  Est-ce plus important que la question soit tranchée et le combat gagné ou est-ce plus important qu’il soit sincèrement engagé ? Paradoxalement, l’issue de ce combat pour l’identité compte d’abord pour ceux et celles qui entourent le prince, les proches et moins proches séduits par le transfert fiévreux suscité par les grands héros. Le destin personnel d’Hamlet est inséparable de celui du Royaume du Danemark, tout comme le destin d’Œdipe est inséparable de celui de la ville de Thèbes.

L’échec d’une identification définitive, si important pour la dimension politique, n’a pas d’incidence sur l’intensité de l’engagement subjectif du prince. Cette intensité ne fait pas de doute. Elle fait briller Hamlet de mille feux : les retardements, les empêchements, les doutes, les monologues, les fantaisies morbides, qui servent comme « phallophanies » (Lacan) dans le sens qu’ils font apparaître la force unifiante du phallus pour la faire disparaître aussitôt. Aux scènes développées il faut ajouter le langage lui-même, les détournements de phrases, les double-ententes, les allusions grivoises car les mots sont investis par la charge pulsionnelle que le héros n’arrive pas à canaliser pour aller vers son désir. Telle la présence de l’inceste, le défi de la castration symbolique colore l’atmosphère de la pièce. Chaque allusion, chaque analogie osée d’Hamlet constitue ainsi une micro-métaphore locale qui questionne, suggère et finalement retarde l’établissement d’une nouvelle métaphore générale qui pourrait polariser son désir pour tirer la pièce vers quelque chose de plus aérien, de moins étouffé et pervers.

Ceci pose la question de savoir quelle forme aurait pu prendre une « castration symbolique » dans le cas d’Hamlet. La réponse la plus abstraite est aussi la plus juste : la soumission à la Loi, c’est-à-dire l’acceptation de l’interdit de l’inceste, et l’identification avec le père et son héritage. Le modèle classique est naturellement Œdipe qui se crève les yeux en témoignant par cet acte : « je suis le fils de Laïus ! » Hamlet s’y essaie, y réussit presque, et échoue finalement une fois encore même si c’est de manière… royale.

La scène a lieu devant le tombeau ouvert d’Ophélie quand Hamlet réalise qu’il n’est plus le phallus mais aussi que, tragiquement, il ne l’aura pas. Lacan présente magistralement ce moment de cristallisation quand Hamlet assume avec conviction son propre destin désormais scellé, « this is I, Hamlet the Dane ! » C’est le point culminant de la pièce. Ici, Hamlet donne le meilleur de lui-même. Pour rester dans le cadre fourni par Lévi-Strauss, ce moment aurait pu être celui de l’internalisation de la mort et de l’établissement d’une nouvelle métaphore. Cet acte langagier se situe au même point de la structure du récit que la crevaison des yeux d’Œdipe qui par ce geste se marque comme fils de Laïus.

Cependant, le cri d’Hamlet, aussi grande soit sa force rageuse, marque deux différences majeures avec l’acte d’Œdipe. Bien sûr, par son cri Hamlet s’insère bien dans une forme de filiation symbolique. « Je suis le Danois » doit bien être lu comme « j’appartiens à la lignée royale danoise ». Mais l’identification symbolique reste générale : aucun père n’est désigné de manière explicite. Encore une fois, Hamlet laisse en suspens la question de savoir si cette filiation passe par le spectre, avatar instable d’un père pas plus symbolique que ça, ou par Claudius, tel Créon, Roi bien réel mais sans pouvoir symbolique. Claudius l’avait pourtant toujours rassuré quant à son propre statut royal et avait évoqué régulièrement la perspective de lui succéder. Se réclamer de la lignée royale danoise reste donc une identification symbolique à demi, ou plutôt double, ce qui revient au même.

Ensuite, l’identification symbolique reste viciée par la captation imaginaire : « C’est Moi ! ». Même dans son meilleur moment, et c’est un grand moment, Hamlet ne se défait pas tout à fait de son fantasme d’être le phallus. Incapable de faire entièrement le deuil du phallus qu’il incarnait trop longtemps, il n’est pas entièrement « libre de [son] acte. »[33] Le fait qu’Hamlet pousse son cri en sautant dans un tombeau le rapproche d’ailleurs encore un peu plus du spectre de son père.

Pour avancer, il aurait fallu autre chose. Ce qui parfait la métaphore, fonde le lien social et garantit la fonction de l’Autre, ce n’est pas le combat pour la reconnaissance, fût-ce en mettant sa vie en jeu. Hamlet y était prêt. Pour établir une métaphore qui puisse polariser la structure signifiante de toute une communauté, il faut s’y prendre différemment. La Tragédie d’Hamlet est sur ce point une création poétique terriblement efficace. Elle effectue, par la négative, la démonstration implacable qu’aucune métaphore paternelle ne peut être établie et qu’aucun manque dans l’Autre ne peut être comblé sans assumer la dette symbolique du père. Dans son Séminaire X, Lacan résume la stase du névrosé incapable d’avancer de la manière suivante :

« Ce devant quoi le névrosé recule, ce n’est pas devant la castration, c’est de faire de sa castration ce qui manque à l’Autre. C’est de faire de sa castration quelque chose de positif, à savoir la garantie de la fonction de l’Autre, cet Autre qui se dérobe dans le renvoi indéfini des significations, cet Autre où le sujet ne se voit plus que destin, mais destin qui n’a pas de terme, mais destin qui se perd dans l’océan des histoires. »[34]

 

Hamlet est ce névrosé qui ne réussit pas à faire de sa castration quelque chose de positif. Ici on voit aussi de manière exemplaire la fonction du moment de la castration symbolique de verrouiller le récit et de terminer la dérive des associations métonymiques qui forment l’océan des histoires.

Donc les quatre stations de la formule canonique du mythe selon Lévi-Strauss – inceste, meurtre, rencontre avec le trickster et internalisation de la mort – tout comme les quatre pôles du mythe individuel du névrosé selon Lacan – sujet, mère, père et double narcissique – sont présents et parfaitement identifiables dans La Tragédie d’Hamlet. Ils fournissent une cohérence à un ensemble qui sans la force structurante du mythe aurait viré à une sorte de délire ultrasophistiqué, un bal de masques sans catharsis et, ainsi, sans effet clinique sur le spectateur.

La particularité d’Hamlet, dans l’opposition élaborée par Lacan entre « mythe ancien » et « tragédie moderne » est naturellement l’éclatement des quatre éléments du mythe pour les faire réapparaître dans différentes formes et à différents niveaux du texte et notamment au niveau du langage lui-même. La spectralisation des différents constellations et éléments du mythe qui perdent en consistance pour gagner en étendue diffuse est alors accompagnée par une fractalisation dans la mesure où chaque élément peut paraître à tout temps à tous les niveaux du texte.

Le moteur de cet éclatement est naturellement la dominance du quatrième élément du mythe qui anime les séries des dédoublements narcissiques et des identifications imaginaires, déclenchés soit par les passeurs de tricksters, soit directement par « la mort imaginée et imaginaire » dans l’esprit du héros. Car Hamlet est à la fois l’histoire tragique d’un jeune homme, prince héritier par ailleurs, en combat avec ses démons et la fresque du monde intérieur de ce jeune homme.

C’est sur ce point que Freud et Lacan font une observation décisive qui transforme un travail d’interprétation de texte littéraire en avancée de la théorie analytique. Cette observation va au cœur de la question de la relation entre la Tragédie d’Hamlet et le mythe selon Lévi-Strauss dont la variante paradigmatique reste le mythe d’Œdipe dans sa version sophocléenne. Leur réponse commune, même si Freud se limite à un bref constat et Lacan fait éclore ce germe tout au long de sept soirées de son Séminaire IV, est que Hamlet constitue la mise en scène du fantasme refoulé de son personnage principal.[35] Freud énonce le thème dans L’interprétation des rêves :

« Dans le même sol qu’Œdipe Roi s’enracine une autre grande création poétique tragique, le Hamlet de Shakespeare. Mais dans le traitement différent du même matériel se révèle toute la différence dans la vie psychique de deux périodes culturelles très éloignées, [et] la progression séculaire du refoulement dans la vie émotive de l’humanité. Dans l’Œdipe, le fantasme de désir [Wunschphantasie] sous-jacent de l’enfant est, comme dans un rêve, tiré à la lumière et réalisé ; dans Hamlet il est refoulé, et nous n’en prenons connaissance – tout comme ce qui se passe dans une névrose – qu’à travers les effets d’inhibition qui en découlent. »[36]

 

Freud souligne par la suite que les atermoiements d’Hamlet ne sont pas le résultat d’un trait de caractère inné, mais la conséquence de la tâche impossible qui lui est impartie par le spectre paternel. Hamlet sait agir avec toute l’impétuosité et l’insouciance calculatrice d’un prince de la Renaissance, dit Freud, et il cite en exemple le meurtre de Polonius ou l’organisation de la mise à mort de Rosencrantz et Guildenstern. Ce qui empêche par contre la réalisation de la demande du spectre est la nature de la demande elle-même car elle se heurte contre le fantasme refoulé de Hamlet.

Ce qui empêche Hamlet de passer à l’action c’est son fantasme œdipien. Claudius est protégé car lui-même met en scène le fantasme d’Hamlet. Ainsi l’action demandée par le spectre et le fantasme refoulé se confondent, Hamlet ne sait plus quelle force le meut, son fantasme œdipien personnel, le souhait d’un spectre de père, pêcheur de son propre aveu, ou la demande d’un peuple et la raison d’État. Si l’essence des trois demandes est largement identique, tuer Claudius, les implications pour une mise en œuvre ne le sont pas. Le souhait de réaliser un fantasme, le dû d’une dette symbolique ou l’accomplissement d’un meurtre politique demandent en effet des réponses différentes au plan du réel de l’action. Ainsi la revanche demandée par le père mort de tuer son frère assassin est en permanence déplacée. Le fait que la demande du père mort soit transmise par un spectre, « survivance d’un père, devenu pas entièrement Autre, ou pas totalement mort et donc pas totalement symbolique »[37], affaiblit ultérieurement l‘élan d’agir. Même sous l’emprise de son fantasme, la situation d’Hamlet aurait été très différente si la demande paternelle lui avait été transmise, par exemple, dans une lettre adressée à son nom, ou encore sous forme d’un dernier vœu prononcé sur son lit de mort.

La force du fantasme est indissociable de cette fragilité des références symboliques qui ne lui permettent pas l’identification avec un père et la jouissance d’une femme autre que la mère pour fonder à son tour une famille et continuer la lignée. Hamlet reste alors coincé par son fantasme œdipien, tuer le père et être le phallus de sa mère, la « génitale » (Lacan) Gertrude pour laquelle l’attirance reste trop intense. Le fantasme demeure indispensable comme protection contre la demande de rester l’objet de jouissance de sa mère et d’abandonner toute unification moïque.

L’emprise du fantasme empêche surtout la réalisation du désir de Hamlet, d’accéder aux plus hautes responsabilités de l’État et d’épouser la belle Ophélie. Cette dernière incarne l’idéal féminin et figure comme l’objet d’amour et de désir par excellence. Pour prendre toute la mesure du charme d’Ophélie, il faut prononcer son nom en anglais : Ophelia, Ô-philia ! Ô amour ! Tous s’y accordent : Hamlet, bien sûr, mais aussi son père, son frère, même le Roi et la Reine avec leur « fair Ophelia » par-ci, « fair Ophelia » par-là. Lacan trouve à son propos la jolie formule qu’elle serait un « baromètre du désir ».

Comme objet de désir absolu, elle est passive, énigmatique, évanescente, y compris dans sa mort, qui advient, qu’elle laisse advenir, dans une dérive entre suicide et accident. Car son propre désir, qu’elle avait articulé avec finesse et intelligence, était terriblement frustré. C’est elle qui aurait dû prendre la place du phallus quand le Prince persiste à l’incarner lui-même. Avoir frustré le désir de la belle et avoir ainsi cédé sur son propre désir, telle est la seule faute que nous ne pardonnons pas à Hamlet.

Absence de métaphore paternelle, emprise de fantasme, blocage de la poursuite du désir, La tragédie d’Hamlet met son héros en scène comme un névrosé à l’aube de la modernité entre action et refoulement. A ce propos, elle utilise avec une maîtrise et un brio peu communs les quatre éléments de la formule canonique du mythe mais sur un mode spectral, c’est-à-dire pas comme entités précisément délinéées et contenues mais comme un ensemble de reflets diffus. Le quatrième élément, la mort imaginaire, prend le dessus dans des séries de dédoublements qui s’enchaînent de manière si serrée qu’ils finissent par pointer vers un horizon au-delà du texte, de l’espace et du temps.

Au niveau du contenu, il propulsera la tragédie du prince danois vers le duel final, cette fois véritablement mortel. Cependant, à ce point le spectateur a déjà été instruit par le génie shakespearien qu’Hamlet est une machine à produire des identifications et ainsi aussi une machine à susciter des d’interprétations[38]. Car malgré la fragilité des formations métaphoriques passées en revue et malgré l’impasse sanglante du duel final, La tragédie d’Hamlet ne finit pas, du point de vue de l’effet clinique, dans la noirceur. Le rideau tombé, le spectateur, lui, n’est pas abandonné à la détresse et à la solitude. Au contraire, il se sentira lucide, ressourcé. Quel est ce miracle du génie de Shakespeare ? Le défilé de formations métaphoriques éphémères lance en effet le spectateur dans une recherche interprétative intense. La substitution répétée des formations métaphoriques imparfaites n’est ainsi pas seulement la représentation d’une série d’échecs mais devient le moteur d’une recherche. Hamlet met ainsi en scène la condition du sujet moderne pour lequel plus aucune métaphore générale ne fait foi et qui doit se fier à des séquences de substitutions de différentes formations métaphoriques éphémères dont chacune est impulsée par la précédente pour fertiliser à son tour la prochaine. Dans les mots de Nasio :

« Le signifiant métaphorique, sous l’exercice de l’action interprétative, représentera – de même qu’il cessera de représenter – le sujet pour laisser son statut aux autres. L’effet de l’interprétation sera la volatilisation de la métaphore « première«  et d’autres jailliront au sein d’une combinatoire de substitutions. »[39]

 

C’est la substitution des métaphores qui se succèdent qui garantit l’effet clinique de la pièce. A la place d’une seule métaphore stable établie par un Roi qui se sacrifie, Shakespeare défie le spectateur de se lancer dans un travail d’interprétation permanent. Au lieu d’admirer Œdipe châtié avançant vers son apaisement pour porter la réconciliation à sa ville, le spectateur est maintenant appelé de se frayer lui-même un chemin à travers le labyrinthe miroité de ses identifications avec pour seul guide la fidélité au souvenir de la belle Ophélie et à l’espoir d’une paix juste.

 

Le mythe à quatre éléments chez Lévi-Strauss et Lacan : convergences et différences

Dans les années 1950, Lévi-Strauss et Lacan développèrent tous les deux des conceptions d’une structure quaternaire du mythe. Dans « La structure des mythes » de Lévi-Strauss cette structure à quatre éléments n’est pas explicitement opposée à une tradition supposée travailler avec un mythe ternaire. Elle résulte naturellement, c’est-à-dire sans opération spécifique, de la catégorisation structurelle appliquée aux différentes composantes des multiples mythes analysés par Lévi-Strauss dont le mythe d’Œdipe selon Sophocle fournit l’exemple paradigmatique.

Comme indiqué supra, le quatrième élément se manifeste ici dans le cadre d’une rencontre du héros avec un monstre bi-sexuel, le trickster de la tradition amérindienne, autre du héros et agent de transitions entre contraires tels le masculin et le féminin, la terre et le ciel ou la vie et la mort. Si le rapport de Lévi-Strauss à Freud, qui mériterait encore un travail de recherche propre, est d’habitude caractérisé par un mélange très particulier de respect, méfiance et distance, il n’intervient pas de manière perceptible dans l’établissement d’une structure quaternaire du mythe. La motivation de Lévi-Strauss est de déterminer la structure des mythes, un objectif qui trouve son expression emblématique dans la formule canonique qui clôt son article.

La motivation de Lacan est différente. Dès le début de la conférence sur le « Mythe individuel du névrosé » il présente l’introduction d’un quatrième élément comme une modification nécessaire de la structure du mythe d’Œdipe pour maintenir l’utilité de ce dernier dans le travail avec des sujets névrosés. Ce quatrième élément est associé avec différentes notions, telle la défaillance symbolique des pères, la dimension imaginaire, le dédoublement narcissique, la lutte pour la reconnaissance et in fine avec la mort, implicitement présente dans les deux dernières. Un autre aspect de ce quatrième élément est la possibilité d’articuler la structure œdipienne avec le vécu concret du sujet névrosé.

Une des contributions les plus intrigantes de la conférence de Lacan est en effet l’identification des liens souterrains que ces différentes notions maintiennent entre-elles. Cependant, quelle que soit la perspective particulière à travers laquelle le quatrième élément du mythe est abordé, Lacan ne laisse aucun doute sur le fait que l’ajout de ce dernier pour passer d’une structure ternaire du mythe d’Œdipe à une structure quaternaire, constitue un nouveau développement important de la théorie analytique. Chez les deux auteurs, l’élément qui dynamise la structure ternaire du mythe et complète sa structure quaternaire est le concept de la mort. Il faut bien insister sur ceci qu’il s’agit chaque fois d’une mort imaginée ou internalisée. Cette mort internalisée prend selon Lévi-Strauss souvent la forme d’une blessure au pied du héros, une impossibilité de marcher droit, une infirmité, ce qui peut être associé avec une forme de castration symbolique[40]. Cette transformation est précédée par la rencontre avec un passeur entre deux mondes qui déclenche le basculement. Lacan insiste sur le fait que l’expérience subjective de la mort est liée de manière intrinsèque à la dimension imaginaire et au dédoublement narcissique. Ainsi la mort elle-même devient l’élément médiateur.

Donc même si les détails varient, les deux auteurs introduisent dans le mythe une fonction ou l’expérience intériorisée de la mort et un engagement particulièrement fort dans une relation imaginaire avec un autre. La mort se loge ainsi dans l’écart entre la perfection de l’image extérieure et la confusion intérieure entretenue par la pulsation de la libido.

« La relation narcissique au semblable est l’expérience fondamentale du développement imaginaire de l’être humain (…) décisive dans la constitution du sujet. Qu’est-ce que le moi, sinon quelque chose que le sujet éprouve d’abord à lui-même comme étranger à l’intérieur de lui ? C’est d’abord dans un autre, plus avancé, plus parfait que lui, que le sujet se voit (…) alors que lui-même (…) vit dans le désarroi originel de toutes les fonctions motrices et affectives qui est celui des six premiers mois après la naissance. »[41]

 

Ce désarroi ne se limite pas à la première rencontre avec sa propre image mais reste la matrice pour des désarrois successifs sur fond « d’une fêlure, d’un déchirement originel, d’une déréliction. »[42] Selon Lacan la dimension imaginaire se nourrit ensuite de tout écart entre la perception sensible du réel et la performativité du symbolique tel qu’il put être représenté par un père. Sur la base d’une première lecture rapide, on pourrait supposer que chez Lévi-Strauss, le symbolique couvre tout le champ du réel. Mais ce serait méconnaître le rôle du trickster qui, comme double du héros, ouvre justement vers la dimension imaginaire et qui est lui-même un passeur entre le réel et le symbolique.

Nous savons que Lévi-Strauss fut très sensible à l’enjeu de l’adéquation difficile, voire impossible, entre le réel et le symbolique par sa création de la notion du « signifiant flottant à valeur zéro » dans son « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss »[43]. Le rôle de ce signifiant flottant à valeur zéro est justement d’apporter un surplus de significativité là où la chaîne signifiante n’arrive pas à codifier le réel de manière univoque, notamment dans des cas qui suscitent des engagements libidinaux, comme lorsqu’on dit de telle personne qu’elle a « quelque chose » ou d’une femme qu’elle a du « oomph » (du slang américain, ibid., p. XLIV). Lacan développera plus tard avec le phallus une notion avec une fonctionnalité comparable.

On peut ainsi synthétiser les opérations convergentes de Lévi-Strauss et de Lacan comme une dynamisation de la structure ternaire du complexe d’Œdipe dans sa forme simplifiée par l’introduction d’un quatrième élément qui serait l’expérience intériorisée de la mort, déclenchée par la rencontre avec un autre. Mais malgré la similarité structurelle entre les approches des deux auteurs, il demeure aussi des différences importantes entre leurs conceptions.

Ces différences délimitent dans un certain sens le champ de la psychanalyse de celui de l’anthropologie. Chez Lévi-Strauss le mythe reste malgré la dynamique enclenchée par l’internalisation de l’idée de la mort une matrice qui fomente une expérience collective. Bien sûr, le seul critère pour qualifier un texte de mythe est son efficacité clinique au niveau individuel, « le mythe reste mythe aussi longtemps qu’il est perçu comme tel. »[44] Cette efficacité clinique repose sur la construction d’une métaphore universelle bâtie par l’isomorphie entre deux fois deux éléments caractérisés, inceste et mort et leurs transformations, qui englobe l’ensemble du texte.

Cependant, le sujet individuel est exposé à l’expérience du mythe comme membre d’une audience collective, d’un groupe. Cette collectivité n’est pas forcément limitée à la dimension synchronique, par exemple l’auditoire d’une performance. Elle peut aussi inclure des générations passées et futures qui suivaient ou suivront une variante du mythe avec la même attention tendue. Bref, chez Lévi-Strauss le sujet écoute le mythe en appartenant à un peuple qui y retrouve ses repères dans le sens d’une dette symbolique partagée.  Si le mythe est finalement purifié de toute sa couleur locale et réduit à sa pure structure, le peuple qui écoute devient l’humanité tout entière, ce qui donne le souffle universel propre à l’œuvre de Lévi-Strauss.

Lacan, par contre, insiste d’emblée sur l’adaptation de la structure du mythe en fonction du vécu individuel du sujet. Cette adaptation n’est pas un embellissement éphémère et aléatoire mais fait partie de la structure inconsciente de chaque individu. Certes, les éléments de base, les signifiants, préexistent, mais ils sont intégrés dans un mythe individuel par des articulations spécifiques. Bien sûr, même élargie d’un quatrième élément la matrice de base reste le complexe d’Œdipe, prémisse dont aucun lecteur de Freud ne pourrait se débarrasser, qui forme la racine commune qui nourrit les réflexions de Lacan autant que celles de Lévi-Strauss. Pourtant le quatrième élément possède chez Lacan une nouvelle vitalité nouvelle. Le rapport spéculaire avec l’autre, plutôt que de seulement parfaire une structure métaphorique engendre maintenant des permutations sérielles de la constellation œdipienne originale comme le montre la Tragédie d’Hamlet.

La catégorie des fractales semble bien adaptée pour fournir une analogie éclairante de ce processus. Les fractales, dont les séries de Fibonacci constituent un exemple simplifié, sont générées par des équations récursives. Chaque élément est ainsi généré à partir du précédent selon un même procédé. Ceci crée une tension fascinante entre identité et variation qu’on reconnaît dans des images construites à partir d’équations telles que zn+1 = (zn)2 + c.[45] L’identité est garantie par le fait que la même fonction soit appliquée à chaque élément. La différence est garantie par le fait que le point de départ varie chaque fois.

Exemple d’une image composée de fractales

La vision du mythe chez Lévi-Strauss et chez Lacan, se distingue alors de trois manières – selon le niveau de conscientisation des forces en jeu, selon la stabilité de la structure du mythe et selon l’importance du contexte historique et politique. Il est évident que ces trois enjeux entretiennent des relations étroites, mais il convient, pour des raisons d’exposition, de les traiter chacun à leur tour.

Au niveau de la conscientisation, les deux héros, Œdipe comme Hamlet, s’ignorent et sont mus par des forces inconscientes. Cependant, leur non-savoir n’est pas de la même nature. Œdipe ne sait rien jusqu’au moment où le voile qui cachait le mystère de ses origines est levé quand, soudain, il sait tout. Cette irruption du savoir avait été préparée par les prophéties de Tirésias.

Hamlet, dès le début, est conscient d’un malaise personnel et ambiant dont il croit percevoir les contours, mais il reste essentiellement avec ce savoir partiel jusqu’à la fin de la pièce. La confusion de la boucherie finale n’est que la confirmation du savoir confus et partiel qu’Hamlet détient concernant les forces en jeu. Aucun Tirésias ne vient lui éclairer la situation. Au lieu de cela, il se trouve face aux manipulations de Polonius, aux énigmes de la troupe de théâtre ou du fossoyeur ou, au mieux, face au bon sens d’Horatio qui a l’inconvénient de ne se manifester chaque fois qu’après coup.

La différence entre les deux héros quant à la conscientisation de leur situation n’est que le reflet de la différence quant à la solidité de la structure du mythe. Comme discuté, cette structure est solide dans Œdipe Roi et éclatée dans Hamlet. Selon la lecture de Lacan, c’est la conséquence du passage de l’acte au fantasme suite à l’effritement de la métaphore paternelle. Œdipe Roi ou La Tragédie d’Hamlet, les deux textes sont admirables pour engendrer des formations psychologiques, mais leur procédé est très différent. Sophocle bâtit une seule grande métaphore avec quatre macroéléments qui se font face dans une double structure biface dans laquelle la paire « inceste/meurtre » est opposée à la paire « monstre bisexuel/mutilation » dans laquelle chaque membre de l’audience se retrouve.

Shakespeare, par contre, construit une mise en abyme par miroirs successifs qui happe le spectateur ou le lecteur d’une tout autre manière. Si le théâtre dans le théâtre en est l’expression la plus évidente, les séries de fils et de pères pointent déjà chacune vers l’infini. Cette virtualisation dans la spectralité des miroirs est à nouveau une fonction du passage du mythe comme structure générale au fantasme individuel qui spectralise et fractalise les éléments du mythe dans des variations toujours nouvelles.

Finalement, Œdipe Roi et La Tragédie d’Hamlet se distinguent par la prégnance de la situation sociale et politique, voire militaire. Chez Sophocle, Thèbes est hyper-attentive à chaque mot, chaque acte de son Roi. Ils souffrent ensemble jusqu’au moment de la confirmation de l’inceste quand Œdipe paie la dette symbolique collective avec un seul acte radical qui rétablit la Loi et libère dans l’instant même la ville de la peste. Chez Shakespeare, écrivant dans une Angleterre encore sous le choc de guerres fratricides depuis presque deux siècles, la Guerre des roses suivie par le conflit sanglant entre la protestante Elisabeth et sa nièce catholique Maria Stuart, la situation est plus confuse. D’abord il y a un ennemi extérieur qui menace, la Norvège, qui veut prendre sa revanche sur le Danemark. Les atermoiements d’Hamlet renfrogné et morose et la confusion générale qui règne à Helsingor ont alors un prix très concret. La cour, le pays et son Prince ne marchent plus d’un seul pas. Le drame individuel et le drame politique et militaire n’évoluent plus selon un même rythme, mais se dérèglent réciproquement. La mise à mort de Rosencrantz et Guildenstern saborde ainsi l’ambassade en Angleterre, potentiel allié militaire.

Le drame ultime d’Hamlet qui constitue aussi sa différence radicale avec Œdipe Roi, tient au fait que la castration symbolique, l’internalisation de la mort, quand Hamlet y est prêt dans la scène devant le tombeau n’est plus signifiante. Quand Hamlet est décidé à faire le sacrifice ultime à l’instar d’Œdipe, il est trop tard au niveau de la logique de la pièce. Les jeux sont faits. Ophélie est morte, la Norvège victorieuse est devant les portes du royaume. Tout espoir d’une métaphore dans laquelle un acte d’Hamlet aurait pu s’inscrire s’est éteint. Le kairos pour répondre à l’attente d’un peuple est passé. Se crever les yeux, ou une autre automutilation dramatique auraient été des actes relevant d’une pathologie individuelle impuissante à laver le Danemark d’une quelconque pourriture. Le combat pour la reconnaissance avec son double, le preux Laërte, devient alors une dernière esquive un peu vaine, vite interrompue par les spectateurs de ce spectacle outré.

Lévi-Strauss et Lacan nous enseignent dans les années 1950 que le mythe, dont le mythe d’Œdipe dans sa version sophocléenne est la représentation paradigmatique, est toujours composé de quatre éléments. Le quatrième élément est chez les deux chercheurs le dédoublement narcissique du héros. La rencontre avec son double provoque soit une internalisation de l’expérience de la mort pour former une métaphore collective stable (Lévi-Strauss), soit une thématisation répétée de ce point aveugle, c’est-à-dire pas résorbé dans le symbolique, organisée par un fantasme individuel (Lacan). Au-delà de cette convergence de fond, les deux auteurs avancent dans leurs champs respectifs avec des styles et des ambitions très différents. Pourtant le nœud qui les a liés à un certain moment de leurs trajectoires constitue un point focal des sciences sociales et humaines dont le rayonnement continue à produire ses effets jusqu’à nos jours.

[1] J. H. Keppler, « Structure de texte et métaphore dans Œdipe Roi et Hamlet : Implications cliniques et politiques », Sygne, 2020, n°3.

[2] Cl. Lévi-Strauss, « The Structural Study of Myth », The Journal of American Folklore, 1955, 68 (270), p. 428-444.

[3] J. Lacan, Le Séminaire, Livre VI, Le désir et son interprétation (1958-1959), Paris, Editions de la Martinière, 2013.

[4] J. Lacan, « Le mythe individuel du névrosé ou Poésie et vérité dans la névrose », Paris, Editions du Seuil, 2007 (1953), p. 11-50. Voir aussi : Ornicar, 1978, 17-18, p. 290-307. ; et :  http://staferla.free.fr/Lacan/le_mythe_individuel_du_nevrose.htm.

[5] J. H. Keppler, op. cit., 2020.

[6] M. Zafiropoulos, Les mythologiques de Lacan. La prison de verre du fantasme : Œdipe roi, Le diable amoureux, Hamlet, Toulouse, Erès, 2017.

[7] J. Lacan, op. cit., 2013, p. 295-296.

[8] Dans les « Indications bio-bibliographiques » à la fin de l’édition du « Mythe individuel du névrosé » de 2007, Jacques-Alain Miller mentionne également que le terme « mythe individuel » fut utilisé pour la première fois par Lévi-Strauss déjà en 1949 dans son article « L’efficacité symbolique » : voir : J. Lacan, Le mythe individuel du névrosé, Paris, Seuil, 2007 (1953), p. 115. Il va de soi qu’il ne s’agit pas d’établir une quelconque antériorité temporelle pour célébrer l’originalité de tel ou tel auteur, accolade dont ni Lacan ni Lévi-Strauss n’auraient besoin, mais de saisir au mieux les mouvements entrelacés de deux pensées à propos d’une structure textuelle aussi pertinente pour l’étude des mythes que pour la clinique des névroses. Comme indiqué par Zafiropoulos dans son Lacan et Lévi-Strauss, les deux hommes étaient au début des années 1950 liés par un « nuage de préoccupations communes » qui fertilisaient leurs recherches respectives ; voir : M. Zafiropoulos, Lacan et Lévi-Strauss ou le retour à Freud 1951-1957, Paris, Puf, 2003.

[9] Cl. Lévi-Strauss, « La structure des mythes », Anthropologie structurale, Paris, Agora, 1958, p. 250.

[10] La version française de son article paraît en 1958 sous le titre « La structure des mythes », qui correspond au chapitre 11 de son Anthropologie structurale, Paris, Plon, p. 227-255. Lévi-Strauss dans une note de bas de page indique lui-même la relation des deux versions : « D’après l’article original : The Structural Study of Myth, in : Mytii, A Symposium, Journal of American Folklore, vol. 78, n° 270, oct.-déc. 1955, p. 428-444. Traduit avec quelques compléments et modifications. »

[11] Cl. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, op. cit., p. 240.

[12] R. Jakobson, « Linguistics and Poetics », Language in Literature, Cambridge, Harvard University Press, 1997 (1960), p. 62-94.

[13] W. Benjamin, « Analogie und Verwandtschaft » Kairos : Schriften zur Philosophie, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 2017 (1919-21), p. 68.

[14] A. Vanier, « Some Remarks on the Symptom and the Social Link : Lacan with Marx », Journal for the Psychoanalysis of Culture and Society, 2001, 6 (1), p. 42.

[15] Dans le mythe sophocléen d’Œdipe, que Lévi-Strauss considère comme le paradigme du mythe, cet adversaire est le père. Lévi-Strauss s’accorde donc d’une certaine manière avec Freud quant à l’existence d’une métaphore fondatrice qui thématise le meurtre du père. Une différence demeure pourtant. Freud place l’acte du meurtre chronologiquement avant sa reprise dans le mythe du totem. Lévi-Strauss intègre le récit du meurtre dans le mythe lui-même. Il reste alors redevable d’une théorie de la genèse du mythe. Seul Freud fournit une causalité logique de la genèse du mythe dans la diachronie. Lévi-Strauss livre par contre une structure du mythe dans l’axe de la synchronie. On constate alors l’utilité qu’a pu y trouver Lacan, en croisant et en articulant les développements de Freud et de Lévi-Strauss pour sa propre élaboration de la notion de métaphore paternelle.

[16] Cl. Lévi-Strauss, « La structure des mythes », Anthropologie structurale, op. cit., 1958, p. 252-253.

[17] Je remercie Paul Robe pour m’avoir indiqué que la notion de torsion est pertinente ici.

[18] J. Lacan, Le mythe individuel du névrosé, op. cit.,, 2007 (1953), p. 14.

[19] ibid.

[20] Ibid., p. 14-15.

[21] L’argent maintient un lien étroit, un deuxième objet de transition : la névrose de l’homme aux rats se déclenche au moment de la livraison d’une nouvelle paire de lunettes, les anciennes ayant été cassées au cours de la sociabilité enjouée entre officiers en marge d’une manœuvre militaire. Les lunettes jouent un double rôle significatif ici. D’un côté, elles entretiennent en tant qu’instruments de vue, un rapport direct avec le narcissisme, formation psychique à laquelle l’analyse de Lacan porte une attention décisive par la suite. De l’autre, Lacan rapporte, en suivant Freud avec lequel l’homme aux rats a commencé une analyse, un rêve dans lequel la fille de Freud, aurait des morceaux de crotte à la place des yeux. Les morceaux de crotte reprennent selon Freud le motif de l’argent, ce qui boucle le roman familial : le père de l’homme aux rats avait épousé une femme riche à la place d’une fille pauvre mais jolie ; le fils par contre, au cours de l’analyse, développe la fixation d’épouser la fille de Freud dans un élan un peu hâtif d’identification avec le père car il ne l’épousera pas pour ses beaux yeux mais pour son argent.

[22] Ibid., p. 31.

[23] Ibid., p. 32.

[24] Ibid., 44-45.

[25] J.-D. Nasio, L’inconscient, c’est la répétition ! Paris, Payot, 2012.

[26] J. Lacan, Ibid., p. 45.

[27] Ibid., p. 46.

[28] Ibid., p. 44. Le manuscrit de la conférence originale de 1953, non autorisé et non-corrigé, parle de « l’économie de la théorie anthropologique générale », ce qui n’est pas anodin quand on pense à l’effort de Lévi-Strauss de condenser la structure du mythe dans une seule formule à quatre éléments légèrement variés.

[29] Ibid., p. 47.

[30] Ibid., p. 48.

[31] J. Lacan, op. cit., 2013, p. 532.

[32] M. Zafiropoulos, op. cit.,  2017, p. 103.

[33] M. Zafiropoulos, Ibid., p. 113.

[34] J. Lacan, Le Séminaire, Livre X, L’angoisse (1962-63), Paris, Seuil, 2004, p.58.

[35] En 1957, Lacan évite le terme de « mythe individuel » et toute référence à sa conférence de 1953 qui fournit pourtant la grille de sa lecture.

[36] S. Freud, Sigmund, Die Traumdeutung, Leipzig et Vienne, Franz Deuticke, 1900, p. 183.

 

[37] M. Zafiropoulos, Ibid., p. 121.

[38] Voir : H. Müller, Hamlet-machine : Horace, Mauser, Héraclès 5 et autres pièces, Paris, Les Editions de Minuit, 1979.

[39] J.-D. Nasio, « Métaphore et phallus », in Serge Leclaire, Démasquer le réel : un essai sur l’objet en psychanalyse, Paris, Seuil, 1971, p. 117.

[40] J. H. Keppler, op. cit.

[41] J. Lacan, Le Mythe individuel du névrosé, op. cit., p. 46.

[42] Ibid., p. 46.

[43] Cl. Lévi-Strauss, « Introduction à œuvre de Marcel Mauss », in M. Mauss, Sociologie et Anthropologie, Puf, 2012 (1950), p. IX-LII.

[44] Cl. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, op. cit., p. 249.

[45] Ceci est l’équation utilisée par le chercheur américain Benoît Mandelbrot, largement reconnu comme le père d’une première théorie systématique des fractals. Le phénomène de la récursivité en tant que tel est naturellement universel. Il faut souligner que cette équation ne fonctionne que pour des constantes c < 0. Pour des c > 0, les valeurs générées ne constituent plus un ensemble borné et la série dérive vers l’infini. Le lecteur avisé complétera avec les analogies cliniques appropriées.