BANNISSEMENT ET LIENS ENTRE HOMMES – ARNAUD SIMON

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BANNISSEMENT ET LIENS ENTRE HOMMES – ARNAUD SIMON

 

  1. Introduction

« Bannir », un archaïsme que nous, modernes, post-modernes, aurions dépassé. Les liens sentimentaux semblent pourtant aujourd’hui bien fragiles et le rejet, du ou de la partenaire, fréquent. Appliqué aux liens entre hommes, cette idée du bannissement tend à amener à l’esprit contemporain l’idée de la proscription sociale déclinée sous les formes historiques de l’interdiction culturelle, de la pénalisation juridique et de la pathologisation médicale. Si l’analyse socio-politique de ces éléments importe et constitue l’une des conditions de possibilité de la présente réflexion, la perspective de cet article est cependant autre.

Aux côtés de cette forme externe de bannissement, intriquée à celle-ci, existe en effet une autre forme, le bannissement interne, dont témoignent les difficultés sentimentales, sexuelles et amoureuses, singulières, dans les liens entre hommes. Que ce soit par les ruptures peu compréhensibles, par l’oubli des partenaires, par l’absence de colère lors des séparations – quand bien même les attachements seraient difficiles à créer et les solitudes vécues péniblement –, quelque chose semble en effet insister dans la clinique du lien entre hommes en rapport au bannissement. En même temps que le sujet peut parfois chercher à contenir le partenaire, à l’enfermer symboliquement dedans ou dehors, à l’isoler ou à le rendre non advenu, il peut aussi être tenté de se retrancher de lui-même en ayant recours à des produits ou en mettant en place une sexualité addictive. Mécanismes de clivage, dégoût de l’autre ou dégoût de la sexualité, frigidité, difficultés à construire une relation, l’inquiétant et étrange partenaire tendrait à être cantonné à la frontière du royaume. Royaume dont, par un décret inconscient, il pourra être banni.

Instruit des manifestations sociales et du risque d’introjection des composantes haineuses d’une homophobie sociale latente, notre réflexion vise à explorer les ressorts juridiques et historiques de la sentence de bannissement, afin d’ouvrir des pistes pour penser les difficultés des liens entre hommes. Nous ne développons pas l’idée d’une « névrose de bannissement », afin de garder à ce signifiant carrefour toute sa dimension, d’en faire jouer toutes les facettes, d’en déployer toute la richesse. Notre analyse peut être comprise comme un acte interprétatif, comme la proposition d’une métaphore, d’un trait symbolique basé sur un repérage clinique.

Dans cet article, une démarche archéologique en deux temps est ainsi présentée pour introduire à cette lecture. Nous nous intéressons d’abord à l’univers signifiant que ce terme déploie, historiquement et juridiquement. Puis nous explorons les pistes de réinvestissement interprétatif qu’il offre pour élaborer les liens sentimentaux aujourd’hui, en particulier les liens entre hommes. Précisons ici notre position épistémologique, en ce que nous ne prétendons pas à la construction d’un savoir historique et/ou juridique. Cet article n’a pas non plus d’ambition à l’exhaustivité, ni ne vise à l’identification de logiques sociales, politiques ou historiques se rapportant au bannissement juridique. Inscrit dans la démarche psychanalytique, motivé par la clinique, nous nous contentons de prélever dans la culture des éléments signifiants, en nous laissant porter par l’héritage culturel et inconscient du bannissement. Rappelons alors, au passage, qu’un héritage n’a pas nécessairement à être respecté ou reconduit à l’identique – on peut d’ailleurs refuser légalement un héritage. Car ce qui importe n’est pas tant que le sujet sache toute l’histoire, accepte tout l’héritage, ce qui importe c’est qu’il se fasse avec l’histoire, qu’il s’en raconte une histoire, son histoire, singulière. Lorsque l’inconscient joue avec les mots, il ne fait pas de l’étymologie.

Mais le jeu de l’inconscient ne saurait non plus être entièrement indépendant de l’étymologie, que nous convoquons maintenant pour terminer cette introduction. La racine du terme bannir est « ban »[1]. Au Moyen Âge, le ban désignait le territoire souverain d’un seigneur. Les espaces autour des villes dans lesquelles s’appliquait aussi son droit étaient qualifiés de « ban-lieues » – une banlieue faisait donc partie du ban, bien qu’extimement. Un bien seigneurial mis à la disposition des personnes de la juridiction, par exemple un four, était qualifié de « ban-al ». Les rejetons modernes de cette racine sont nombreux. Leur signification est souvent solennelle : « convoquer le ban et l’arrière-ban », « ouvrir/fermer le ban », et ils renvoient aussi à la proclamation : « bannir les vendanges » pour les autoriser, « publier les bans » pour annoncer un mariage. Le rituel médiéval de la langue tirée, utilisé pour signifier un bannissement, rituel que nous présenterons ci-après, vient confirmer ce rapport à une parole d’autorité – le terme anglais désignant le banni, « out-law », fournit également une indication en ce sens. Quant à l’action d’exclure une personne du ban, elle s’associe au verbe « forbannir », le préfixe « for » signifiant en-dehors. Le banni prenait alors le nom de forban, c’est-à-dire une personne en dehors du domaine de la Loi. Ce terme est venu, peu à peu et par extension, à désigner des personnes sans scrupules, des forbans qui se mettaient d’eux-mêmes en dehors de la loi. Il est aussi intéressant de relever le terme allemand pour bannir, « verzellen ». Il signifie un mécompte, un retranchement, en l’occurrence le retranchement d’un sujet de la Loi (Jacob (2000)). Nous retrouvons ici un préfixe bien connu de la psychanalyse : « ver », préfixe présent dans plusieurs termes freudiens cruciaux : Verneinung (dénégation), Verdrängung (refoulement), Verwerfung (forclusion).

 

  1. Un bannissement insistant

Premier temps de notre démarche archéologique, nous nous intéressons au bannissement à différentes périodes : l’Antiquité, le Moyen Âge, l’âge classique et la période moderne.

  1. Thémistocle, Ovide et les monothéismes

Durant l’Antiquité grecque, la peine d’ostracisme était d’un usage assez fréquent envers des gouvernants ou des hommes publics trop influents. L’histoire, riche et complexe de Thémistocle (524 – 459 av. J.C.) est intéressante à ce titre. Thémistocle joua un rôle majeur dans la création de la ligue panhellénique, quand plusieurs villes grecques s’associèrent afin de lutter contre la menace mède. Cette alliance amena des cités à dépasser leurs murailles urbaines propres et leurs rivalités, en un sens à sortir de leurs murs. Bien entendu, elles en investirent simultanément de nouveaux ou en renforcèrent d’anciens. Dans le contexte des guerres médiques, le fameux oracle pythique des « murailles de bois » auquel Thémistocle eut affaire renvoie aussi aux murs. Sur la base de cette parole, il fit renforcer les murailles entre la ville d’Athènes et le port du Pirée, et il promut le développement de la flotte athénienne – les bateaux, de par leur fonction de protection et d’attaque, seraient ces murailles de bois, mobiles. Puis, Thémistocle fut banni. Il se réfugia chez les Perses, où Artaxerxés, fils de Xerxès qu’il avait battu à Salamine, l’accueillit favorablement. La légende voudrait qu’il se soit donné la mort pour ne pas avoir à partir en guerre contre ses anciens compatriotes grecs. La vie de Thémistocle est remarquable par son aspect mobile et non figée, par sa dynamique. Les murs et la dualité dedans/dehors y sont élaborés, réélaborés, et cela de multiples façons. Les murs ne sont pas indépassables, il les construit comme il les franchit.

Autre figure antique bannie, le poète latin Ovide (43 av. J. C. – 17 ap.) chante l’amour et la transformation subjective (Les Métamorphoses). En l’an 8, il semble avoir déplu à l’empereur Auguste, pour des motifs assez mal identifiés, mais qui pourraient être partiellement liés à une réaction à certains de ses poèmes – les thèmes de la sexualité, de l’amour et de la transformation pouvant être assez irritants pour un pouvoir installé. Celui-ci est alors envoyé à Tomis, actuelle Roumanie, s’installe sur une île et devient un poète de l’Exil (Les Tristes). Il mourra banni. Contrairement à Thémistocle qui vivait dans une époque de cités-états, Ovide appartient à un empire. Cet élément parait influencer la forme du rejet qu’il subit : il est relégué dans les marges de l’empire romain, dans sa banlieue et à la plus lointaine périphérie, mais tout en restant dans l’empire – il garde d’ailleurs ses droits de citoyen. Un empire étant une organisation orgueilleuse, celui-ci peut facilement incliner à penser qu’en dehors de lui-même n’existe que très peu de choses, voire qu’il n’existerait rien, ou bien encore que si d’autres terres existaient celles-ci auraient vocation à être conquises. L’en-dehors impérial étant difficile à imaginer, c’est à la périphérie banlieusarde que reviendrait la fonction de rejet.

Dans les monothéismes, le bannissement est d’abord celui d’Adam et Eve, chassés du Paradis par décision divine. On ne saurait imaginer un pire exil que celui consistant à être privé d’un tel lieu, le lieu où par définition on ne peut pas vouloir davantage. A priori du moins, car c’est aussi en conséquence un endroit sans désir. Cet exil primordial fournit une piste interprétative qui ne surprendra guère : un bannissement, pour celui qui le subit serait un évènement semblable à la perte d’un paradis. Il inaugure un désir, le désir d’y revenir. Il semble toutefois qu’il faille se garder d’interpréter trop rapidement cela comme relevant de la mère, comme un « revenir à la mère ». En 1984, en pleine hécatombe du SIDA, Defert écrit, proclame pourrait-on dire, dans la lettre fondatrice de l’association Aides : « Je ne retournerai pas mourir chez Maman »[2]. Face à ces moments où le sens de la vie de nombreux sujets menace de se figer définitivement, Defert affirme que le paradis perdu n’est pas la mère. Même devant la mort, il refuse d’être l’objet d’une emprise maternelle, d’être un fils satisfaisant à la jouissance fétichiste d’une mère[3]. Enfin, le bannissement monothéiste n’est pas toujours subi par la créature. Dans une perspective plus politique, la créature, le religieux notamment, peut se faire bannisseur : le herem juif, l’excommunication chrétienne, le takfir musulman en sont des illustrations.

  1. Le bannissement au Moyen Âge

La période médiévale, de par sa ritualisation de la pratique fournit elle aussi un matériel signifiant important, voire de premier plan.

  1. Caractéristiques du bannissement

La logique de la peine de bannissement consiste en une mise hors-la-loi du sujet, elle vise en particulier à retirer le bénéfice de la protection offerte par la Loi. Cette sanction a longtemps été l’une des plus courantes du système pénal. Dans son fond, c’est l’expulsion complète du champ social, champ identifié à la loi ou au droit, qui est recherchée : « Nous te retirons tout ton droit du pays et nous te mettons en tout non-droit »[4]. Le banni vit alors constamment en danger et n’existe plus pour la justice. Si la visée est l’exclusion totale et absolue, visée fortement proclamée, en pratique le bannissement catégorique reste cependant assez rare au Moyen Âge[5]. La peine peut être accompagnée des éléments suivants : interdiction de résidence dans un territoire, confiscation des biens, absence de sanction juridique pour les coups et blessures ou l’homicide commis sur la personne du banni, annulation de ses droits de créancier, déchéance du droit de porter plainte, interdiction faite aux sujets de l’autorité qui a prononcé le jugement de l’aider ou de l’héberger[6].

L’identification d’invariants dans la mise en œuvre du bannissement, ou dans la correspondance entre la peine et le crime, s’avère malaisée tant sa forme et son emploi peuvent varier en fonction des époques et des cultures. Jacob en fournit une illustration lorsqu’il commente les différentes manières dont un pouvoir use du bannissement[7]. Il indique ainsi que cette mesure est parfois l’outil d’un pouvoir faible, qui ne peut pas faire autrement que d’expulser. Que dans d’autres cas, elle est employée comme moyen de temporisation, permettant d’interrompre le cycle des vengeances et de négocier entre groupes hostiles. Mais qu’il peut aussi s’agir de l’instrument d’un pouvoir répressif, sûr de sa force, qui développe un système pénitentiaire inversé dans lequel la société s’enferme alors que le délinquant court. Peut-être la seule régularité se trouve-t-elle dans l’investissement du couple signifiant dedans/dehors. A première vue ceci peut apparaitre comme une tautologie : un bannissement étant par définition un rejet, il serait inutile de le pointer. Néanmoins, la psychanalyse sait tout l’enjeu sexuel et moïque du dedans/dehors. Il n’y a donc là, dans ce pointage, rien qui aille de soi sur un plan psychique.

Enfin, il faut aussi commenter le rapport à la parole, car la proclamation d’un bannissement ne se fait pas dans une demi-mesure. Le prononcé de la sentence est en effet marqué par l’emphase : le banni est déclaré retranché de l’humanité, du monde des personnes d’honneur, des amis de Dieu, il est assimilé à un objet. L’acte de parole qui accompagne la sentence est fortement investi, théâtralisé. Même si, en pratique, il peut exister un écart important entre l’absolu de la condamnation médiévale et de sa proclamation, et le caractère relatif de son application.

  1. Le fantasme du loup : lycanthropisation du banni et du bannisseur

Une activité fantasmatique et mythique accompagne le bannissement. Elle se manifeste par l’assimilation métaphorique du banni à un loup, figure animale plus largement associée à l’exilé, au fugitif et à l’étranger[8]. Cet effet métaphorique pouvait avoir de redoutables implications car comme il en allait pour ces animaux perçus comme nuisibles la tête coupée d’un banni pouvait parfois être exposée sur la place publique. La liquidation physique d’un banni était ainsi non seulement exempte de poursuites judiciaires, mais éventuellement, confusément, recommandée. Ce fantasme lycanthrope s’associait à une logique et des actes légaux faits pour le rendre vraisemblable et vivace. Car si les bannis sont déclarés hors-la-loi, ils ne sont plus soumis, du même coup et en principe, aux devoirs qu’impose la Loi. Ainsi, en les mettant face à la tentation de se dispenser de leurs devoirs … on en appellerait au loup en eux. Cette dispense faciliterait la dérive vers la criminalité, ne serait-ce que par la simple nécessité de survie à laquelle le banni est confronté. On peut aussi voir dans ce procédé un avatar du grand partage qui organise les sociétés de droit entre nature et culture.

L’abord manifeste de la question consistant à savoir si le banni est ou n’est pas un loup a aussi un envers. Le contenu latent que porte le bannisseur s’exprime en effet par un stratagème inconscient retors : se défendant contre un supposé loup, le bannisseur contribue en fait à le créer ou à le confirmer. Une fois le loup-banni advenu, il pourra alors le décapiter à loisir, devenant à cette occasion lui-même, subrepticement, la bête féroce. Le bannisseur est donc lui aussi un loup et sa position se marque d’une profonde ambivalence. Le processus de lycanthropisation est explicite et conscient lorsqu’il concerne le banni, implicite et inconscient lorsqu’il concerne le bannisseur. Et l’on ne peut que penser à cette occasion à l’Homme aux Loups, pris dans un désir incestueux pour son père, loup rêvé, à la fois terriblement redouté et terriblement désiré.

  1. Sens conscient et inconscient du rituel de la langue tirée

Sur la base de différents documents, Jacob s’est appliqué à retrouver la signification d’un geste médiéval rituel, celui de la langue tirée, par lequel le bannissement était signifié. Si l’on se rappelle que le principe de cette peine consiste en une mise hors-la-loi, la cohérence du rite et du principe apparaît. Vis-à-vis du banni la langue du suzerain perd sa fonction de parole, en particulier de parole légale associée à un pouvoir et à une norme, pour n’être plus qu’un morceau de chair, exhibé. Avançons ici l’hypothèse que la pratique des enfants consistant à tirer la langue, en accompagnant parfois cet acte d’une promesse de ne plus jamais parler à la personne concernée, en serait une survivance infantile. Ce rite souligne la dimension orale de la Loi, d’une loi dite par une personne et dans une langue, d’une loi incarnée.

L’incarnation dans ce rite est d’autant plus marquée que le geste est bien particulier. Au-delà de signifier un arrêt de la parole, tirer la langue c’est aussi exhiber un appendice qui d’habitude reste caché. Dans la vie quotidienne, un certain nombre de personnes ressentent d’une manière diffuse une impression d’obscénité lorsqu’une langue est montrée. Il semble donc que l’on puisse aussi considérer ce geste comme un exhibitionnisme génital, dissimulé par la substitution d’un morceau de corps à un autre. Le pays des bannis serait alors le lieu de tous les fantasmes, non pas pour le banni qui lui en vivra la dure réalité, mais pour le bannisseur qui l’imaginera : le lieu de ses fantasmes violents, tel que le meurtre dudit « loup », et de ses fantasmes sexuels comme en témoigne son exhibitionnisme génital dissimulé. L’acte de rejet que fait le bannisseur, que met en œuvre une communauté, peut alors se penser comme un retour du refoulé. Pour le bannisseur, le banni serait ainsi à la fois un hors-la-loi et un dans-la-sexualité. Et l’on peut alors se demander si le sort du banni ne serait pas inconsciemment considéré comme enviable par le bannisseur.

 

  1. Le pèlerin et le banni

En dehors des murs, le banni pouvait rencontrer le pénitent. Celui-ci accomplissait une peine dont les fondements dans la mystique chrétienne se rattachent à l’errance, à la terre promise, à l’expulsion du jardin d’Eden, au personnage de Caïn ou encore au Chemin de croix[9]. L’assignation progressive de buts aux pénitents, les faisant devenir des pèlerins, fut motivée au cours des siècles par des questions d’ordre et de pouvoir[10], à l’instar des moines gyrovagues évoqués dans la règle de St Benoit. Le pèlerin-pénitent n’est pas un hors-la-loi, mais un condamné effectuant une peine. Il bénéficie d’une certaine bienveillance sociale et les fidèles ont le devoir de lui venir en aide. Contrairement au banni, le meurtre d’un pénitent-pèlerin n’est ni immunisé ni encouragé ; attenter à sa personne est même sévèrement puni[11]. Cette protection du pénitent s’inscrit dans une identification[12] au personnage de Caïn et à sa marque protectrice.

La condition du pèlerin-pénitent diffère ainsi significativement de celle du banni. Le premier bénéficie d’une protection, d’une assistance et n’est pas rejeté en-dehors de la Loi et du langage. Le second peut être tué sans risque, lui porter secours est interdit, il est exclu de la parole et de la norme. En un sens, il serait possible de considérer qu’un banni qui reprendrait langue avec son bannisseur se rapprocherait un peu de la condition du pèlerin-pénitent.

  • Le bannissement à l’âge classique

En 1656 Spinoza fit l’objet d’un herem, c’est-à-dire d’un bannissement. Il fut formulé pour des questions religieuses et philosophiques que nous ne discuterons pas. Nous nous limitons ici à des commentaires relatifs au texte de son bannissement[13]. Dans ce texte, Spinoza est d’abord accusé d’enseigner « d’horribles hérésies », de commettre des « actes monstrueux » ; avec le monstrueux, le hors-culture point à l’horizon, tel le loup. Toutes les autorités légales et morales de la communauté sont convoquées pour formuler le bannissement, aux côtés des saints, des anges, de la communauté, des livres saints et de tous les commandements. Le ton est solennel, grandiloquent. L’acte de rejet est formulé par quatre termes. Le premier, « Exclure », considère que le sujet se situe maintenant en dehors. Il se voit renforcer par « Chasser » qui vient souligner le mouvement, de l’intérieur vers l’extérieur. Une fois en dehors, l’acte de parole se poursuit par la « Malédiction », qui manifeste une envie que le banni soit agressé ou a minima qu’il souffre, puis par l’affirmation que le banni est « Exécrable », c’est-à-dire dégoutant. Le banni devient un déchet anal : exclu, chassé, maudit et objet de dégoût. Une référence à Jéricho est ensuite faite ; référence qui peut se penser comme la manifestation d’une ambivalence si l’on se rappelle ce qui advint à ses murailles censées la protéger, comme le bannissement est censé protéger la communauté bannissante. Il est aussi possible de soupçonner une surdétermination au regard de la débauche des moyens signifiants mis en œuvre et de l’emphase des conjurations. Le bannissement pourrait alors s’interpréter comme une formation réactionnelle à une adhésion inconsciente. La menace ne serait pas tant le banni, mais aussi et peut-être surtout, quelque chose que les bannisseurs éprouveraient inconsciemment. Alors qu’il serait possible de rejeter, puis d’ignorer froidement, il semble au contraire qu’il n’y ait pas de paroles assez acharnées, ni de malédictions suffisantes. La question du rapport de cette motion avec le meurtre se pose ensuite. L’un des commandements s’y opposant frontalement, une telle chose ne peut pas être évoquée, et encore moins mise en œuvre. Les paroles employées dans ce texte rendent cependant sensible ce en quoi le bannissement est un meurtre symbolique ; le souhait inconscient de la mort du banni peinant à se dissimuler. La suite du texte le confirme en ce qu’il est demandé à Dieu de garder en vie ceux qui ne partagent pas les idées de Spinoza, et donc en contrepoint de ne pas le garder, lui, en vie. Toutefois, Spinoza n’étant pas encore mort, la vie qui lui est alors souhaitée, au cas où l’intervention divine tarderait, est celle d’un paria : hors de la parole, hors de l’écrit, hors du secours, éloigné, hors du foyer et hors du livre. A défaut d’être un meurtre, le bannissement met le sujet en dehors, de toutes les manières possibles, pour que le vivant soit comme le mort.

Une deuxième source intéressante à mobiliser pour la période classique est l’étude réalisée par Bourdenet sur les bannissements au Parlement de Bourgogne, entre 1765 et 1785. Il y recense les différents motifs ayant amené à cette sanction. Le bannissement est d’abord une peine appliquée aux voleurs et aux voleuses – ces dernières représentant 25% des cas. Le vol est considéré avec d’autant plus de sévérité lorsqu’il est fait envers un maître, de nuit, ou dans un domicile avec effraction. Une certaine dimension phallique est ici perceptible, en rapport avec la légitimité. Allant au-delà du simple vol, les escroqueries[14], c’est-à-dire des actes d’usurpation de la légitimité, étaient aussi fréquemment condamnées de cette même peine. Le bannissement apparait donc ici comme un moyen de lutter contre une dépossession, une atteinte phallique.

Le second motif se rapporte aux mœurs et concerne des délits comme la prostitution, la bigamie, l’adultère et les attouchements. Il s’agit de condamnations relatives à un emploi réprouvé du corps, une réaction, une défense vis-à-vis d’un élément de sexualité. Contrairement à ce que l’on aurait pu attendre, Bourdenet indique ne pas avoir trouvé de cas qui soit associé à des activités sexuelles entre hommes. La dimension sexuelle est aussi très sensible avec la mise en scène du corps du banni lors du rituel d’exécution de la peine. Le spectacle de la sanction est un spectacle sexuel : exhibition du condamné sur les places publiques, soumission de son corps. Nous avions déjà rencontré l’exhibition avec le souverain qui montrait phalliquement sa langue, nous la retrouvons ici avec l’exhibition publique d’un corps soumis, auquel le phallus est administré soit par des injures, soit par des pratiques de fustigation, ou encore par un marquage au fer rouge.

Le troisième motif recensé par Bourdenet consiste en des agressions. Si au début du XVIIIème siècle, le bannissement pouvait être appliqué à des personnes qui avaient participé à des rebellions ou qui avaient commis des homicides prémédités[15], donc des actes physiquement ou politiquement très marqués, pour la période étudiée par Bourdenet (1765-1785), la peine de bannissement n’est plus appliquée que pour des agressions modérées. La férocité du loup-banni a diminué, elle correspond à des actes de brutalité ainsi qu’à des proférations de menaces ou d’insultes.

Enfin, le quatrième type de délit puni de bannissement est le non-respect par le banni d’un bannissement précédemment prononcé. Sa nouvelle condamnation prend la forme d’une simple redite de sa peine antérieure, sans aggravation notable. Cette infraction renseigne un peu sur la vie du banni en exil et en particulier sur le fait qu’il pouvait contester, en actes, son sort. Beaucoup de bannis ne quittaient ainsi tout simplement pas les régions qui leur étaient interdites, ou bien ils y revenaient plus ou moins régulièrement, et cela avant le terme de leur peine. La réitération du jugement présente deux facettes[16]. Il reprend d’abord son ton emphatique et menace d’une peine radicale le banni récalcitrant – l’association entre bannissement et mort s’y exprimant à nouveau. Mais, le loup légal se cantonne ensuite à seulement grogner, en se limitant à répéter la sanction envers le banni récalcitrant.

  1. Le bannissement à l’époque moderne et l’erreur téléologique

Aux côtés de l’envie d’identifier des invariants, les études relatives au bannissement activent chez leurs auteurs une autre tentation intellectuelle : penser que les bannissements seraient des peines archaïques, vouées à disparaître. Cette idée peut se manifester sous une forme atténuée – certaines caractéristiques du bannissement, en se modifiant, l’adouciraient peu à peu avec le temps – ou sous une forme plus affirmée dans laquelle il serait supprimé. S’il est effectivement possible d’identifier des variations historiques, un risque de surinterprétation existe cependant : on peut être tenté de voir dans ces variations des évolutions dirigées vers une finalité, ou encore les considérer comme irréversibles. Or, le bannissement est un phénomène têtu, historiquement récurrent.

Jacob exprime cette tentation, dans une forme atténuée, lorsqu’il pense repérer une évolution où le bannissement serait progressivement passé d’un rejet « hors-du-langage », illustré par le rituel médiéval de la langue tirée, à un rejet « par le langage », plus civilisé. Zaremska échappe davantage à cette inclination, même si le rapprochement suggéré entre bannissement et pèlerinage laisse aussi transparaître un souhait d’amélioration du sort des bannis. Cette tentation est par contre plus directement repérable chez Bourdenet qui prophétise, dans les dernières pages de sa recherche, la disparation de cette peine[17]. Cette tentation intellectuelle engendre des situations amusantes où un auteur, travaillant sur une période, va contredire l’auteur traitant de la période précédente qui avait annoncé la fin prochaine du bannissement ; avant de réintroduire lui-même, pour sa propre période d’étude, l’idée d’un bannissement archaïque voué à bientôt disparaitre. Les rudes bannissements recensés par Boscher pour le XIXème siècle[18] permettent ainsi d’infirmer le jugement hâtif de Bourdenet pour le XVIIIème siècle. Mais Boscher ne manque pas ensuite de réintroduire cette tendance téléologique, qui constitue d’ailleurs le fil conducteur de son travail consacré au sort des prisonniers politiques et des opposants[19].

Il n’est pas anodin que cette idée soit avancée en général à la fin de ces livres, ces espaces étant souvent des lieux de villégiature pour des affirmations téléologiques un peu trop rapidement clôturantes. Ainsi, après 1848, dernière année de la période étudiée par Boscher, le bannissement, à nouveau, persistera : Victor Hugo, Elysée Reclus le mal-nommé, Paul Déroulède, Alfred Dreyfus et tout une liste de bannis et d’autres déportés auront le privilège d’en profiter. Précisons que la critique que nous formulons ici ne porte pas sur les faits historiques, très rigoureusement pointés par les différents auteurs. Elle porte sur la confusion qui peut se produire entre d’une part, une réflexion sur les vicissitudes et les transformations d’une sanction à travers les époques et les espaces, et d’autre par l’analyse politique de l’institutionnalisation d’un pouvoir. Car c’est souvent à propos d’un travail sur ce qui s’institue que cette erreur est faite.

Quel sens cette tendance manifeste-t-elle ? L’envie de démontrer la bonté de la Loi lorsqu’un nouveau pouvoir s’établit en l’illustrant par la disparition d’une sanction jugée archaïque pourrait être une hypothèse envisageable. Chateaubriand la formule d’ailleurs assez explicitement, soit en appelant directement à une loi bonne, soit en ironisant sur les lois féroces : « Il serait temps d’en finir avec les lois de proscription ; elles n’empêchent rien de ce qui doit arriver, et elles ont un caractère de fureur qui n’est plus en rapport avec l’humanité du siècle »[20].

Pour un pouvoir, entériner l’archaïsme du bannissement serait ainsi faire la preuve de sa vertu. Cette peine ne réapparaîtrait alors que dans les interstices impensés du pouvoir, lors des luttes ou à l’occasion des changements de régime. A cette lecture, nous préférons toutefois celle où le bannissement est pensé comme une sanction récurrente, qui insiste, fluctuant en fonction des circonstances et des régimes de pouvoir mais sans jamais disparaître. En ce sens, la pente téléologique de la fin du bannissement archaïque tendrait à produire des jugements erronés. Devant le caractère obstiné du bannissement à toutes les époques, l’archaïsme prêté au bannissement et combattu dans les discours paraît relever bien davantage d’un archaïsme au sens de l’inconscient, qu’au sens de l’histoire. Comme le rappelle Abraham[21], chaque membre d’une société qui a produit un mythe s’en sent pourtant, consciemment, très éloigné.

  1. Bannir l’autre homme

Dans la scène XIV du Roméo et Juliette de Shakespeare, le frère Lawrence vient annoncer à Roméo que le prince a décidé son bannissement pour le meurtre de Tybalt. S’ensuit une longue plainte où Roméo se morfond de ne plus pouvoir en conséquence rencontrer Juliette. L’artifice de lecture consistant à condenser le prince bannisseur et la personne aimée, Juliette, en une seule figure donne à ce passage une saveur inattendue. Le prince devient l’homme aimé par Roméo, mais aussi l’homme qui le bannit. La souffrance que produit le « bannissement du corps », la mise à mort symbolique, cette « mort sous un faux nom », et le meurtre d’un homme (Tybalt) sont alors autant d’éléments qui résonnent avec les difficultés qui peuvent survenir dans les liens entre hommes.

Aujourd’hui, à aucune application de rencontres entre hommes[22] ne manque son bouton « bannir ». Alors, on se dépêchera d’incriminer la modernité et plus particulièrement l’outil numérique ; car bien entendu celui-ci est doté d’une volonté propre à laquelle l’utilisateur ne peut que se soumettre. On invoquera aussi la nécessaire lutte contre les messages de spam, en considérant qu’une fonctionnalité ne sert qu’un seul but, que la surdétermination des motivations est une fiction. Ou bien, plus lucidement, on reconnaîtra des actes de « ghosting »[23], où l’autre vous fantomise.

  1. Le pays de toutes les jouissances et la fausse critique consumériste

Si l’on veut penser les difficultés des relations entre hommes par le prisme du bannissement, la première question que l’on peut se poser est de se demander vers quoi l’homme rejeté est expédié ? Quel est le pays destiné aux bannis ? Un pays de toutes les jouissances où l’ancien partenaire trouvera pléthore, où ses opportunités de plaisir seront abondantes étant donné l’activité foisonnante, dit-on, des rencontres entre hommes – le bannisseur lui rendant presque service en l’abandonnant ?

A cela viennent s’opposer deux observations. La première consiste à remarquer que dans les causes des ruptures « l’envie d’aller voir ailleurs » n’est presque jamais mentionnée. L’homme qui rejette aurait-il un doute sur la réalité de ce pays de toutes les jouissances ? La seconde est que la possibilité de cette envie est bien souvent déjà intégrée, institutionnalisée pourrait-on dire ou institutionnalisable si cela n’est pas encore le cas, aux relations entre hommes de par leur fonctionnement fréquent en couple libre et des niveaux de jalousie assez modérés. On ne bannit donc pas pour jouir plus, pour jouir mieux ou, pour faire jouir mieux. La logique inconsciente du bannissement n’est pas celle du libertinage. La destination du banni n’est pas l’Eden. Ce mirage d’un pays de toutes les jouissances a toutefois une fonction : il peut aider à la mise en œuvre d’un bannissement, en en dissimulant l’âpreté. En ce sens, ce fantasme fait écran en concourant à nier la dimension même du rejet.

Ce fantasme du pays de toutes les jouissances se coordonne aussi à de puissantes représentations sociales relatives aux relations entre hommes. Elles ont un endroit et un envers. L’endroit consiste en l’idée que les rapports entre hommes seraient faciles, abondants et que les hommes concernés auraient un rapport privilégié à la jouissance, qu’ils seraient bien servis. Or, la réalité sentimentale est différente; sans être dramatique, elle peut être pénible, avec des liens peu durables, et les solitudes ne sont pas rares. Quant à l’envers, il consiste à développer un discours du type « critique de la consommation ». Ce discours jugera négativement l’air du temps, comme étant propice aux attitudes superficielles, consommatrices, individualistes, tout en déplorant avec un certain fatalisme cette situation. La principale réserve que l’on peut faire à cette critique est qu’elle ne prend pas pour base la réalité des relations entre hommes, mais une version fantasmée de cette réalité. Elle ne s’interroge pas sur la véracité de l’affirmation selon laquelle les hommes qui désirent les hommes feraient majoritairement preuve d’une hypersexualité et qu’ils en obtiendraient beaucoup de plaisir. Ceci revient en fait à maintenir vivant le fantasme du pays de toutes les jouissances. Certes en le condamnant, mais de ce fait même il en affirme la réalité : car s’il y a une condamnation, c’est qu’il y a bien quelque chose à condamner. La tonalité fataliste de ce genre de discours et sa tendance à la déploration sont ainsi des acquiescements qui se dissimulent. Ce ressort est le même que celui qui donne aux positions moralisantes leur si grande ambivalence : le plaisir de condamner, pour continuer à croire que cela existe. Cachez ce sein que je ne saurais voir !

Par ailleurs, sur les plans argumentatif et clinique, la critique consumériste des relations entre hommes offre peu de perspectives. Si elle permet de pointer une difficulté, elle manque cependant de tranchant. Elle tend à ignorer l’agressivité dans le rapport à l’autre et elle peine à poser la question au niveau fondamental de l’expérience du rejet. Exclus, chassés, maudits, exécrés comme Spinoza, assimilés à des déchets, objets de dégoûts inconscients les Roméos bannis n’entendront pas ses déplorations émoussées, et ils pourront être tentés de répondre, comme dans le texte de Shakespeare : « Au gibet la philosophie ! ». Quant au prince bannisseur, les molles paroles de la critique consumériste n’arriveront pas même à ses oreilles.

  1. Caractère mutique et inconscient du bannissement

Au-delà de ces éléments, l’objection majeure que l’on peut adresser à la critique consumériste moralisante est qu’elle ne prend pas en compte l’inconscient, qu’elle ignore ce qui ne se dit pas, ou mal. Pourtant, les multiples difficultés d’expression, les audiences sociales limitées, voire les censures auxquelles ont été confrontés par le passé les mouvements politiques gays, constituent des indices forts de l’existence de vigoureux refoulements quand on en vient à aborder cette question. L’interprétation par le bannissement est par contre plus à même de rendre compte du caractère inconscient des difficultés du lien entre hommes. Car plus qu’une mesure d’éloignement des corps, le bannissement est avant tout un acte de parole, d’une parole qui s’arrête. La consommation des corps, outre le fait qu’il n’y a qu’assez peu de choses à en dire sinon à la constater, n’est que l’un des éléments qui se jouent sur cette autre scène où le bannisseur défend son ordre, sans appel, dans son royaume silencieux : « Ça va pas le faire, il fallait pas parler », rapporte ainsi Lestrade au sujet d’une rencontre furtive[24].

Dans notre perspective interprétative, dire qu’il y a bannissement donc, métaphoriquement, sanction juridique formelle nous amène à nous demander comment le bannisseur étaye son acte envers celui qui va le subir ? Les propos tenus à cette occasion sont souvent peu clairs, et il n’est pas rare que l’exercice de justification soit considéré comme superflu. La chose devient cohérente dès que l’on accepte l’idée que la logique du bannissement est inconsciente ; les véritables motivations ne peuvent pas être énoncées car ensevelies dans l’inconscient. Les empressements que l’on peut parfois constater dans la mise en œuvre d’un rejet s’expliqueraient alors par le souhait de ne pas se retrouver dans une situation où il faudrait défendre des arguments faibles et peu crédibles, car de façade. Dans ces moments-là, ce sont assez souvent ce qu’il faut bien appeler des prétextes qui se formulent. Il peut aussi arriver certaines fois qu’aucune justification ne soit donnée ; ces cas de figure ont l’avantage de montrer l’acte de bannissement, brut. Derrière les différents prétextes, c’est cette réalité brutale, prototypale, qui prévaut : un bannissement muet, sans appel, n’autorisant aucune réplique, un acte sec et une cause qui n’arrive pas à se dire. L’étymologie du « plan » renvoyant au verbe « planquer » ne surprend alors plus. Quelque chose ne se dit pas, ne se parle pas. Il faut dès lors prendre garde à ce qu’une version extensive de la critique foucaldienne de la « Sciencia sexualis » ne vienne, malencontreusement, entériner ce mutisme.

L’homme rejeté a alors deux possibilités. Se résoudre au bien-connu « restons amis », c’est-à-dire accepter l’instauration d’un régime d’inhibition, en faisant taire son désir et ses sentiments, et donc en prenant à sa charge le mutisme. Ou bien récriminer. Mais dans ce cas, il doit s’attendre à ce que le bannissement se révèle entièrement, dans toute sa vigueur excluante. Expulsé du langage, bien que protestant, le banni devient le symptôme du bannisseur. Refusant son a-ïsation (au sens de l’objet a de Lacan) et soutenant la contestation symbolique, il sera alors catégoriquement banni. Peut-être haï ?

  • Le droit de bannir

Bannir est le fait d’un pouvoir. Mais cet acte consistant en une mise hors-la-loi d’un sujet, bannir est aussi le fait d’un droit. Or, dans les bannissements entre hommes, ni le procès ni l’emphase ne sont présents au moment du rejet, la peine tombe directement, silencieusement – le bannisseur se contentant bien souvent de tirer la langue. Le crime que le banni aurait commis et qui justifierait de son exclusion, reste non-dit, lettre morte. Comment ce droit du bannisseur se caractérise-t-il ? Formuler cette question c’est poser un acte interprétatif, métaphorique, visant à ramener dans le langage des motivations inconscientes, en prenant appui symboliquement sur le concept de bannissement. Ce questionnement est un questionnement éthique. Car le bannissement porte à conséquence sur la personne qui subit ce châtiment, et qui plus est sur le bannisseur lui-même qui peut parfois souffrir d’une pénible solitude en retour, qu’il peine à s’expliquer. Devant ces douleurs, il y a donc un enjeu à ne pas rester avec des jugements subreptices (refoulés), et un droit informulé. Ceci a pour fonction de permettre aux difficultés des liens entre hommes de mieux se dire, afin qu’elles soient pensées consciemment.

La première caractéristique de ce droit à bannir que nous souhaitons commenter est générique à la pratique du bannissement. Elle consiste en cela qu’il existerait un en-dehors du droit, le principe même de ce châtiment étant d’y reléguer, dans cette existence en-dehors, une personne. La spatialisation de la sanction par l’interdiction de présence dans un territoire métaphorise cette exclusion. Jacob souligne que le banni est jugé une fois pour toutes et, comme le répètent des textes anglo-normands médiévaux, qu’il « porte sur lui son propre jugement »[25]. Pour l’écrire de manière moderne, le banni n’a plus ni droits ne devoirs, il n’est plus obligé ni n’oblige. Et ceci va jusqu’au terrible avec l’immunisation de l’homicide : tuer un banni n’est plus alors un crime. Portant sur lui son jugement comme, a-t-on envie d’écrire, on porte sur soi une peau de bête (de loup ?), le banni est invité à incarner par son existence en-dehors le fantasme lycanthrope du bannisseur. Jacob précise cette idée en indiquant que le droit de bannir vise à isoler et à détruire dans le sujet une fonction d’hétéronomie « qu’il faut comprendre comme la faculté d’être destinataire d’une parole impérative (politique ou judiciaire), de l’entendre et d’y répondre, que ce soit dans les termes de l’obéissance ou de la désobéissance ». Le rituel de la langue tirée, ou la mutilation de l’essorillement (couper une oreille), qui pouvaient parfois accompagner la condamnation se comprennent alors très bien : il n’y a plus de parole possible. Et si le banni est pardonné par la formulation d’un « inlagatio », littéralement réintégré au domaine de la loi, il récupère alors et ses droits et le lien avec la parole impérative : les autres sujets du royaume pouvant à nouveau parler en justice contre lui, l’ancien banni ayant alors l’obligation d’y répondre, et inversement.

La seconde caractéristique à souligner est plus spécifique à notre sujet (sans lui être exclusive). Elle consiste en ce que la peine est bien souvent appliquée de manière anticipée au jugement, l’inculpé, l’autre homme, se retrouvant confronté au mutisme dès le cours de l’instruction. Dans notre réflexion sur les difficultés du lien entre hommes, le procès fait au futur banni est à entendre comme un procès, un processus, inconscient. Anticipant sur la peine, à l’inculpé, à l’amant qui va être banni, il n’est plus reconnu de droits sauf à ce qu’il accepte un régime d’inhibition. « Tous les opprimés le connaissent et ont eu affaire à ce pouvoir, c’est celui qui dit : tu n’as pas droit à la parole », nous rappelle Wittig [26]. L’instruction à laquelle il se voit soumis est particulièrement intransigeante et sévère. L’homme qui rejette est sûr de son droit. Comme le roi Marc qui dans sa colère s’apprête à bruler Iseult ou à la livrer aux lépreux, avant de commuer sa peine en bannissement, le bannisseur agit d’une manière qu’il faut bien qualifier de tyrannique[27]. Dans les relations entre hommes cependant, point de chœur pour affirmer : « Tu veux la bruler sans jugement : ce serait commettre un forfait et agir contre le droit et la coutume puisqu’elle ne reconnait pas le crime dont tu l’accuses » (Louis, 1972). Car si l’amant inculpé ose récriminer et protester, cela ne fera qu’accélérer et rendre encore plus résolue la mise en œuvre de son bannissement, de son meurtre symbolique. L’histoire d’Antigone, telle que nous la relate Sophocle, fournit une illustration intéressante de cette question à condition de la modifier en un point. A l’instar de la pièce de Shakespeare, où la condensation du Prince qui bannit Roméo et de Juliette s’est révélée instructive, fusionner la figure du frère mort, Polynice, et le personnage de Créon qui interdit l’inhumation rituelle de ce dernier, produit aussi un résultat intéressant. Notons que dans les deux cas nous fusionnons la figure aimée (Juliette, Polynice), avec la figure du pouvoir (Le Prince, Créon). Il résulte de cette opération fictive que l’homme aimé par Antigone et qui disparait de sa vie (Polynice), lui demande de ne pas l’enterrer symboliquement (Créon), de faire comme si leur lien n’était pas advenu, de l’oublier pourrait-on dire. A ce bannissement mutique, Antigone s’oppose en affirmant les droits. Elle affirme également la parole, car quand Ismène lui suggère d’accomplir les rituels funéraires de manière discrète, celle-ci s’exclamera : « Ah ! Crie-le très haut au contraire ». Revendiquant les droits et la parole, le bannissement s’affermit en retour et Antigone est expédiée vivante dans l’autre-monde, le monde des morts, le monde des bannis.

  1. Quel est le crime ?

A la différence des romans policiers où le crime est connu mais pas le coupable, dans les bannissements entre hommes la situation est inverse : le coupable est connu, mais pas son crime. Si débattre du droit bannisseur avec celui-ci a peu de chances d’aboutir étant donné le caractère tyrannique de ce droit (ce qui ne signifie pas qu’il ne doit pas être pensé), si discuter de la forme du châtiment reviendrait simplement à entériner une faute, il en va par contre différemment de ce qui cause la condamnation, à savoir le crime. Questionner sur le crime c’est en effet s’intéresser à un endroit des fortifications un peu moins solide. Quelle représentation inconsciente d’un crime justifierait le bannissement ? Relevant de dynamiques inconscientes complexes et multiples, lever le voile sur le crime condamné est ardu, voire peut-être même impossible en toute généralité. Souligner l’existence de cette place inoccupée du crime, en tant qu’il fonde l’acte de rejet, apparait cependant comme important.

En ce point, nous rencontrons la raison d’être de la démarche archéologique que nous développons. Sa fonction consiste à fournir un matériel signifiant varié permettant d’explorer différentes pistes, cohérentes ou contradictoires, potentiellement propres à chaque sujet, afin de mieux appréhender ce qui peut se jouer dans les difficultés du lien. Cette archéologie nous renseigne par exemple sur le fait que le crime sanctionné peut relever des mœurs et de la sexualité, sans s’y restreindre cependant. De plus, que ce soit pour le crime lui-même (dépossession phallique, prostitution, bigamie, adultère, attouchements), ou pour la mise en scène du châtiment (langue exhibée, soumission publique d’un corps, fustigation), le corps y est régulièrement et fortement impliqué. Ce châtiment présente donc un potentiel associatif à des éléments sexuels, non négligeable.

Zaremska indique, synthétiquement, que le bannissement a pour fonction « d’éloigner une menace et de rétablir un ordre ébranlé par le crime »[28]. Dans les relations entre hommes, n’y aurait-il pas alors un crime, sexuel, ou plus précisément la menace d’un tel crime qui viendrait ébranler un ordre ? Nous avançons ici l’hypothèse que cet ordre sexuel manifesterait peut-être des positions inconscientes caricaturales au regard de la masculinité, bien au-delà de ce qui prévaut dans un contexte hétérosexuel. A titre d’illustration, considérons la manière dont certains bannissements peuvent se produire entre hommes : brutalement, et de manière autoritaire. En appliquant le principe de retour du refoulé, c’est-à-dire en supposant que par cet acte même de rejet brutal quelque chose d’inconscient se manifeste, cela nous amène à envisager la possibilité qu’il puisse exister des fantasmes de domination, qu’il faudrait se dépêcher de mettre en œuvre, en bannissant, sous peine de les subir passivement. De même, la thématique de l’angoisse de castration qui est « le moteur de la rébellion du Moi »[29] constitue aussi une possibilité, de par l’idée de rempart qui sous-tend cette citation de Freud et de par les références phalliques que nous avons déjà évoquées. Il ne s’agit cependant pas ici de faire des généralités, mais d’énoncer des directions possibles pour rechercher en quoi consiste le crime sexuel, que le bannissement punirait.

 

  1. Conclusion

Banni, l’homme qui désire les hommes ne l’est plus tant aujourd’hui par la majorité, que par les hommes qu’il rencontre. Et quand il se fait lui-même bannisseur, il s’applique aussi à ces rejets. Dérisoirement, en bannissant l’autre, il se bannit alors de l’amour qui pourrait lui être porté. Multiplement et itérativement éconduit ou éconduisant, il peut tendre à déplacer sa complainte dans le champ social, champ social qui lui renverra en écho son homophobie latente.

Le bannissement n’est pas une pratique inconnue pour le psychisme en ce qu’il renvoie à tout ce que le Moi rejette, aux défenses, à l’excrétion, au refoulement, à la forclusion, à la dénégation, etc. Se produisant à toutes les époques, quand bien même les toujours orgueilleuses modernités correspondantes voudraient y voir un vestige archaïque finissant, sa caractéristique inconsciente s’avère majeure.

Dire « bannissement », c’est mettre des mots sur une réalité confuse, insistante, éclairante de la variété des arrangements conjugaux ou sentimentaux entre hommes. C’est aller au-delà de la représentation par l’absence de représentation. Dire « bannissement », c’est aussi ne pas céder sur une ambition sentimentale et refuser le mutisme. Puisque la pulsion de mort demande sa part, la question n’est pas tant de la nier ou de la neutraliser, que de la lier, de l’érotiser. Le défi consiste alors à internaliser le bannissement, dans le lien, afin qu’ils n’agissent pas sur le lien en le détruisant. Que le banni s’avoue à lui-même être banni pourra alors, peut-être, lui faciliter sa route. De même pour le psychanalyste, prendre en compte cette dimension dans le lien transférentiel relativement à cette clinique masculine, peut offrir des possibilités d’accompagner l’élaboration des liens.

[1] Cf. CNRTL (www.cnrtl.fr) et la chronique du lexicologue Jean Pruvost ; voir : J. Pruvost : « Convoquer le ban et l’arrière-ban ». Mot pour mot, la rubrique de Jean Pruvost. 2011, Canal académie. Les académies et l’Institut de France sur internet. https://www.canalacademie.com/ida7511-Convoquer-le-ban-et-l-arriere-ban.html

[2] E. Hirsch, Aides Solidaires, Paris, Le Cerf, 1991. Voir p. 32 pour la lettre de Daniel Defert.

[3] M. Zafiropoulos, « Je ne retournerai pas mourir chez maman : freudisme et actualité gay », Figures de la psychanalyse, 2018, (1), p. 67-76.

[4] R. Jacob, « Bannissement et rite de la langue tirée au Moyen Âge : du lien des lois et de sa rupture », Annales Histoire, Sciences sociales, septembre-octobre 2000, n°5, p. 1042.

[5] Ibidem, p. 1040.

[6] Ibid.

[7] Ibidem, p. 1039.

[8] H. Zaremska, C. Gauvard, Les bannis au Moyen Âge, Paris, Editions Aubier, 1996, p. 41.

[9] Ibidem, p. 48.

[10] Ibid., p. 55.

[11] Ibid., p. 57.

[12] Ibid., p. 51.

[13] https://monbalagan.com/images/juifs/1656_Spipnoza_Texte_Herem.pdf

[14] M. Bourdenet, Les bannissements au parlement de Bourgogne 1765-1785, Paris, Editions Universitaires Européennes, 2015, p. 73.

[15] Ibidem, p. 78.

[16] Ibid., p. 93-95.

[17] Ibidem, p. 103.

[18] L. Boscher, Histoire des prisonniers politiques (1792-1848) : Le châtiment des vaincus, Paris, Editions L’Harmattan, 2008, p. 29.

[19] Ibidem, p. 382.

[20] F. R. de Chateaubriand, De la nouvelle proposition relative au bannissement de Charles X et de sa famille, Paris,  Hachette, 1831.

[21] K. Abraham, « Sauvetage et meurtre du père dans les fantasmes névrotiques », Développement de la libido ; formation du caractère ; études cliniques, Paris, Payot, 1966 (1922).

 

[22] Ceci vaut aussi pour les rencontres, les tentatives de rencontre entre hommes et femmes.

[23] https://www.franceculture.fr/emissions/les-pieds-sur-terre/ghosting

[24] D. Lestrade, The end. Paris, Denoël, 2004, p. 50.

[25] R. Jacob, op. cit., p. 1073-1074.

[26] M. Wittig, La pensée straight, Paris, Balland, 1992, p. 62.

[27] Relevons au passage que la figure du lépreux correspond en termes biopolitiques à celle du banni. Voir : M. Foucault, « La naissance de la médecine sociale. Histoire de la médicalisation ». Dits et Ecrits III, Paris, Gallimard, 1994 (1977 – conférence prononcée à Rio de Janeiro en octobre 1974), p. 207-228.

[28] H. Zaremska, C. Gauvard, op. cit., p. 173.

[29] S. Freud, « Inhibition, symptôme et angoisse », Psychanalyse. Œuvres complètes, Paris, Puf, 1992 (1925), tome XVII, p. 240.