LA NECESSITE D’Y REVENIR – KEVIN POEZEVARA

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LA NECESSITE D’Y REVENIR – KEVIN POEZEVARA

A propos du livre de Markos Zafiropoulos « Lacan presque queer » (L’éthique de l’homme occidental et les buts moraux de la psychanalyse) Editions Erès, Collection entre les lignes, Octobre 2023

 

Un contemporain de Sophocle avait-il peur de se faire spoiler la fin d’Œdipe Roi ou d’Antigone ? Pour Umberto Eco, cette possibilité relève d’un total anachronisme : a cette époque, “le public n’exigeait pas d’apprendre du nouveau”, ce qu’il attendait c’est qu’on lui narre, “de façon dramatique et mouvementée, le déjà-advenu”. A l’inverse, nous explique le grand romancier italien, le feuilleton moderne “tire sa valeur artisanale de l’invention ingénieuse de situations inattendues”. J’ai repensé à cette opposition au moment de commencer à écrire cette courte présentation du nouvel ouvrage de Markos Zafiropoulos. D’abord parce que je souhaitais trouver le juste équilibre entre volonté d’en dire suffisamment pour donner envie aux futurs lecteurs de s’y plonger et crainte d’en dire trop au risque de divulgâcher. Mais après réflexion, je me suis rendu compte que cette question, de l’opposition entre attentes des publics antiques et modernes, loin d’être périphérique, touchait au cœur même du sujet de ce Lacan presque Queer.

Ce nouvel opus de Markos Zafiropoulos prolonge en effet le travail inauguré par lui dans ses deux précédents tomes dits des mythologiques de Lacan, où il montrait comment Lacan a développé dans le séminaire Le désir et son interprétation l’idée selon laquelle la différence fondamentale entre les Anciens et les Modernes consiste dans le fait que les premiers étaient libres de leurs actes pendant que les second vivent entravés par cette véritable “prison de verre” qu’est le fantasme. Cette différence, Lacan a montré que l’on peut la déduire de l’étude des grands textes de la littérature occidentale – Œdipe, Antigone, Hamlet… – mais surtout qu’elle est le fruit de l’évolution de cette même littérature, puisque selon lui “les créations poétiques engendrent, plus qu’elles ne les reflètent, les créations psychologiques”.

Zafiropoulos reprend là où il l’a laissé son archéologie critique de l’œuvre lacanienne et relit cette fois le séminaire sur L’éthique de la psychanalyse en considérant que Lacan y fait de la sublimation l’équivalent au plan des foules de la logique d’enfermement individuel du fantasme. A la “prison de verre du fantasme” répond le “goulag de la sublimation”, qui ont tous deux la même structure et protègent de la même Chose – c’est le cas de le dire ! C’est en effet sous ce terme pioché chez Freud (Das Ding) que Lacan va faire tomber tout ce qui relève du trop des origines, qui prendra selon les cas bien des figures horrifiques. La Chose c’est cette cause de son désir que le sujet de la modernité, orienté par la boussole de l’angoisse et du principe de plaisir, va tout faire pour ne pas rencontrer. Au-delà de savoir si cela à un rapport avec cette attente différente des publics antiques et modernes (disons le en passant, je crois que cela a tout à voir !) le dossier est de taille et les enjeux sont énormes puisque l’étude par Lacan des grands textes de l’occident vont lui permettre d’aborder tout à fait nouvellement la double question de la fin de l’analyse et de la formation des analystes.

Ce nouvel ouvrage aurait donc pu légitimement s’intituler Les mythologiques de Lacan 3 – Les passes d’Oedipe, d’Antigone et du “Guerrier appliqué”. Alors pourquoi ce Lacan presque queer ? Là aussi, il me semble que l’enjeu peut être rapproché – je fais miens les jolis mots d’Apollinaire – de cette “longue querelle de la tradition et de l’invention”.  Je dois le dire, moi qui ai fait le choix, il y a maintenant plus d’une dizaine d’années, de suivre attentivement l’avancée de cette entreprise que Zafiropoulos a inauguré, plus de dix ans encore auparavant, avec la publication de son Lacan et les sciences sociales, j’ai été quelque peu ému en découvrant la tonalité de ce nouveau texte. Sans jamais perdre le sérieux avec lequel il s’est toujours employé à défendre le travail de Lacan contre ceux qui ont tendance à enrôler “la psychanalyse à des visées réactionnaires”, Zafiropoulos laisse ici apparaître combien peuvent le navrer la perpétuation des théories déclinistes dans notre champ. Je prends pour exemple une note de bas de page qu’il consacre à répondre à la proposition récente de la part de collègues de l’Association Lacanienne Internationale qui offrent, c’est le titre d’un ouvrage, de Réinventer l’autorité ou qui interrogent le fait d’avoir “une langue commune avec l’enfant d’immigré”. Zafiropoulos rappelle avoir déjà dénoncé cet “effroyable glissement théorique allant du père inconscient au  père immigré” et ponctue le passage par la confession suivante : “J’espérais ne pas avoir à y revenir”.

Dans une autre note de bas page peu après (ce qui confirme que c’est toujours là que s’y dit l’essentiel), Zafiropoulos dénonce alors “l’ignorance de l’avancée du savoir en sciences sociales” à laquelle on doit, selon lui en grande part, la reconduction dans le champ freudien de cette thèse du déclin du père. Il y a tout juste 20 ans Zafiropoulos publiait en effet Lacan et Lévi-Strauss, où il démontrait que c’est justement cette question du père qui a fait l’objet du retour à Freud de Lacan au début des années 50. Un retour à Freud a été nécessaire à une époque où l’influence américaine avait fait de la cure quelque chose de très éloigné des buts premiers de la psychanalyse. Ce dont témoigne à mon sens ce Lacan presque queer, c’est de l’actuelle nécessité d’un nouveau retour, non plus à Freud, mais à Lacan cette fois. Un retour sérieux et documenté au texte de Lacan comme se propose de le faire depuis quelques temps maintenant Zafiropoulos. Comme l’indique ce nouveau titre, après avoir longtemps défendu Lacan contre Lacan lui-même, conceptualisant une césure du champ lacanien entre structuralisme et évolutionnisme, Zafiropoulos propose cette fois de répondre aux critiques qui nous parviennent aujourd’hui depuis l’extérieur de notre champs (queer theory) et qui en appelle à sa refonte en profondeur.

C’est tout l’enjeu de ce nouvel ouvrage : l’objectif de son auteur ce n’est pas de débouter systématiquement les critiques qui sont adressées à la psychanalyse (pour certaines, notamment adressées par des chercheurs et militants queer, elles constituent un bien utile rappel à l’éthique démancipation qui est au fondement de notre discipline), l’objectif est de poursuivre l’archéologie critique de la pensée de Lacan, en montrant tout ce qu’il doit à Freud mais aussi l’ampleur de sa révolution épistémologique. Le but ici est de souligner (une bonne fois pour toute ..? On a de quoi en douter !) combien certaines des attaques qui visent aujourd’hui l’œuvre de Lacan se retrouvent sans objets, à partir du moment où l’on scrute avec attention la véritable valeur de son pas de côté.

Pas de risque de spoiler donc puisqu’il s’agit, dans ce tout nouveau texte, de constater combien peuvent être encore actuels les tout anciens. Combien il est toujours rafraîchissant d’y revenir et d’y jeter un œil neuf. De se souvenir que l’inactualité de la psychanalyse n’est en rien une tare à guérir, mais la condition même de sa fertilité.