Paul-Laurent ASSOUN
Professeur de psychopathologie à l’Université Paris-7 Diderot, Analyste Praticien adhérent d’Espace Analytique (APaEa).
Professeur de psychopathologie à l’Université Paris-7 Diderot, Analyste Praticien adhérent d’Espace Analytique (APaEa).
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Bonne idée que celle d’aborder la femme directement dans son rapport au pouvoir. Cela évite de patauger dans les lieux communs d’exclusion unilatérale du pouvoir, qui serait le lot fatal de la féminité, ce qui l’inscrirait dans un tragique qui empêche de penser au-delà. La quadrature du cercle, pour la femme, c’est celle du masculin et du féminin et de ses effets de retour des plus concrets au cœur de sa condition sociale. Ce que récapitule l’idée de « condition féminine », en ses coulisses inconscientes. La femme est tout sauf passive, elle a un « cahier de charges » qui la pousse en avant – ce qui caractérise le « devenir-femme », avec, comme double ressort, la crainte phobique de la passivité envers l’amour terrassant de la mère et l’envie du pénis, qu’elle aborde d’ailleurs à l’origine « sans complexe » et qui va jusqu’au zèle à agir la passion pour le père qu’elle s’excite à aimer . Et tout cela se rejoue dans la (longue) dernière ligne (pas si) droite, dans le rapport à l’homme, à un homme, ce qui est le plus « coton », parce que tout s’y rejoue alors.
Pouvoir jouir, pour une femme, avec tout ça, voilà l’enjeu, mais qu’en est-il de la position face au pouvoir tout court ? Opprimée, la femme est tout sauf inerte et surtout, outre de s’inscrire dans les interstices du système, elle invente, elle « bricole » avec talent. Le semblant chez elle est une pratique destinée à tenir dans un réel collectif dont elle est subtilement exclue. S’il faut partir de l’incontournable « mascarade »[1], sa posture ne s’y réduit pas, il lui faut aussi élaborer sa « politique de l’homme », dont la partie la plus active est de « donner du poids » à cet « homme », dimension que nous avons développée ailleurs[2].
Le pouvoir, ne l’oublions pas, relève d’abord des « pulsions du moi », il est donc dans un rapport aporétique à l’Eros. Il faut s’appuyer ici sur un portrait métapsychologique du pouvoir[3]. Le pouvoir est un point d’intensification du moi, qui rend l’objectalité seconde, tout au plus les dividendes sexuels ne sont-ils qu’un surplus de ce bénéfice moïque. Cela n’en reste certes pas là, mais c’est par là que cela commence.
Le pouvoir se conçoit à partir de sa distinction d’avec la puissance. Pour aller à l’essentiel, la puissance c’est le pouvoir-faire et exercer son être dans l’exercice du pouvoir et au moyen du pouvoir. Le pouvoir est de l’ordre de l’avoir (« avoir du pouvoir », dit-on), la puissance est de l’ordre de l’être et du sujet. Mais c’est par le phallus que le pouvoir touche à la puissance. La puissance va du narcissisme à la pulsion de mort, culminant dans la « Volonté de puissance » déconstruite par Freud[4]. On était parti des pulsions du moi, et l’on se retrouve donc dans l’appétit de puissance en sa version mortifère, submergeant le moi, l’homme de pouvoir qui aspire à dominer étant la marionnette de cette jouissance.
A priori donc la femme est dans le registre du dominé, face au dominus, le maître-mâle. Le paradoxe est que la femme se met en mesure d’acquérir plus qu’un contre-pouvoir, une puissance de substitut. On le vérifie dans la moindre famille, où, si l’homme a assez régulièrement un morceau de pouvoir social plus marqué, la puissance de la femme-mère se vérifie à ce qu’elle y fait la pluie et le beau temps (plus souvent la pluie, il faut bien en convenir, spécialement si elle n’est plus qu’une mère de famille).
Pour contribuer à comprendre comment elle s’y prend, ou plutôt comment un système s’est mis en place qui lui confère un statut (à moins qu’elle ne l’ait conquis, on va en discuter pour éclaircir cette alternative) nous l’éclairerons par une « trouvaille », la favorite, soit la figure de la favorite et le système qui la sous-tend, au sein de ce que l’on appelle « l’univers de Cour ». Je dois dire qu’en y travaillant, une fois cette figure découverte sur les chemins du féminin, je me suis toujours plus convaincu que cet exemple était privilégié et constituait une « mine » pour comprendre sur le vif comment se met en place le rapport des deux sexes. Celui dont Freud dit qu’il est « troublé », au sein de la Culture, par « une série d’illusions érotiques »[5]. Jolie formule : la relation des deux sexes ne peut pas être « normale » au sein de la Culture, dans la mesure où l’érotique s’en mêle, facteur de trouble chronique. C’est pourquoi hommes et femmes ne seront jamais des individualités face à face (ce qui se vérifie dès qu’ils sont allongés, en corps à corps, mais aussi comme êtres parlants chacun de leur côté sur le divan). C’est aussi pourquoi ils inventent des dispositifs sociaux pour organiser leur rencontre. Et la femme, là, n’est pas la moins inventive, même au sein des dispositifs fantasmatiques ourdis par son partenaire.
Il faut donc aborder la favorite comme ce qu’elle est, à savoir une véritable institution. Ce n’est pas parce que cela date que ce n’est pas intéressant pour le présent. Certes c’est on ne peut plus « daté », mais ça prend date, c’est même structural et on verra que la revisiter permet d’éclairer sa post-histoire, jusqu’à ce que nous avons encore sous les yeux. Les rois faisaient bien les choses, ils jouaient carte sur table, c’est en cela qu’ils nous éclairent. Depuis, des favorites, il y en a eu de toutes sortes, elles se sont transformées en « courtisanes » de l’ordre sexuel bourgeois. Enfin, pour fixer les choses, ladite « première dame de France », quand elle se met à ne pas être madame, n’en est pas moins réputée la dame-favorite du souverain républicain, minuscule à l’échelle de l’institution souveraine, mais en assurant la continuité parodique.
La structure, c’est d’aujourd’hui comme d’hier : c’est pas pareil, parce que c’est la même chose. Le « pas-pareil », c’est l’histoire ; le reste, c’est l’inconscient, ce résiduel structurel du processus historique. Et c’est cet entre-deux qui est intéressant à travailler pour une anthropologie psychanalytique, qui s’expose à cette question du rapport du pouvoir au sexuel. C’est justement en ces contextes qu’elle démontre sa nécessité en leur donnant relief, autour d’un « point aveugle » sur lequel s’exténue l’approche socio-historique. Donc, pas question d’inviter ici à quelque voyage plus ou moins exotique dans l’histoire et ses alcôves, il y va de l’exploration d’une figure singulière, qui nous livre une vérité centrale de ce « jeu » du masculin et du féminin avec le pouvoir et de « l’épingle » que les femmes en tirent à l’occasion. S’il en est une d’ailleurs qui est « tirée à quatre épingles », c’est ladite favorite. Et c’est ainsi qu’elle « épingle » son souverain.
Pour fixer la méthode, je m’inscris ici dans la conception freudienne des « micro-paradigmes » historiques. Freud épingle ainsi une micro-institution qui s’appelle « l’amour courtois », mettant en place un dispositif social original pour réguler la différence des jouissances entre hommes et femmes, un mode de production du sexuel de l’amour, une trouvaille pour « jouir de l’amour »[6], au moment où la jouissance sexuelle sature, à la fin de l’Antiquité. Dispositif qui épate Lacan. La « psychologie de l’amour » au sens freudien, c’est de l’anthropologie psychanalytique. De la « psychologie de l’amour », on passe au collectif parce qu’il y va de la régulation de la libido au moyen de dispositifs ritualisés, d’abord ; ensuite de la construction du « choix d’objet » en fonction du fantasme ; enfin, de cette mise en équation de la pulsion de mort en son rapport à l’Eros. Il s’agit alors de fomenter quelque chose de neuf et de faire preuve d’originalité pour mettre en scène ce rapport introuvable, à travers une scénographie relationnelle. L’ « originalité monstre » est imposée par l’urgence de trouver un « truc » qui relance le lien, pour échapper à la dépression de son ratage, soit « feindre l’obstacle ».
Je propose donc d’en écrire un chapitre moins exploré, avec la favorite et son « usager » si j’ose dire, disons « un homme roi », et c’est à le nommer que se joue la présente enquête. Comment la « Dame » fut-elle inventée ? A l’initiative du troubadour (et du mari), mais la Dame se construit en conséquence, chez une femme qui complait au fantasme masculin et le complète, lui donne corps, se prenant au jeu tout en en tirant bénéfice ; de même la favorite est convoquée par le roi, mais elle en fait un métier, véritable seconde femme instituée, comme la « courtisane », mais avec un étoffage symbolique beaucoup plus sérieux et raffiné et elle a tôt fait de discerner le profit juteux qu’elle peut en tirer.
Pour éclairer ce jeu, donc, cette figure de la favorite s’impose à nous. De l’italien favorito, favorita, le terme a aussi un masculin, qu’il ne faut pas négliger. Mais il est clair qu’il se conjugue, c’est le cas de le dire, électivement au féminin, et même quand il est phallophore, ledit favori relève du féminin. C’est donc de la favorita qu’il va s’agir.
Pour s’en tenir à la monarchie française, on peut remonter au déluge, à Clovis. On dispose de la liste des favorites royales de la Cour, mais elle n’a guère d’intérêt pour nous si ce n’est pour comprendre comment un simple usage s’est imposé comme une institution. Disons que c’est une habitude dès le Moyen-Âge, pour les rois, d’entretenir notoirement quelques maîtresses, ce qui compense le choix imposé par les politiques des « reines-mères ». Maîtresses notoires, donc, « maîtresses royales » qui font partie de l’univers de Cour – au sens d’Elias[7] et en sont même les joyaux visibles, des regalia[8] en forme de femmes. Voilà un « pli » qui est pris durablement. Il y aura aussi des rois sans favorites, mais cela interroge, par exemple Louis XIII, le roi prude ou Louis XVI, le dernier roi régnant qui se distingue de ne pas avoir de favorite, ce qui n’était pas forcément bon signe quant à l’étiage de sa puissance…
La favorite acquiert progressivement un statut, elle est récompensée en richesse et en terres. Et, très exceptionnellement, par un mariage, j’y reviendrai avec le cas spectaculaire de Mme de Maintenon, qui, de Mme Scarron, devient la première dame du royaume. On ne peut pas faire de promotion plus sensationnelle et il nous faut comprendre comment s’acquiert cette puissance, à une époque où l’on ne disposait certes pas du marketing, mais de ressorts bien plus puissants. Les érudits et les historiens qui tournent autour des alcôves se heurtent à un mystère face à l’heureuse élue : mais qu’est-ce qu’elle avait donc, « elle », pour s’imposer ainsi ? A mettre le nez dans le lit royal, on ne sent pas grand-chose, à défaut de savoir de quoi il s’agit dans l’inconscient du dispositif.
Il faut fixer le terme qui dit la fonction, quoiqu’il ne le soit pas clairement dans la réalité. Au premier niveau, il y a la foule des « putains du roi ». Il y a ensuite celles qui sont distinguées et règnent sur le roi plus longtemps. On reste là dans la logique du harem, le sultan ayant sa préférée – on en sait la résonance fantasmatique obsessive aux XVIIe-XVIIIe siècles. Il y a enfin la favorite, celle qui fait partie en quelque sorte des regalia, des objets-emblèmes de la royauté. Enfin, dans la zone la plus haute, celle qui devient la femme seconde du roi. Ce n’est pas seulement la « préférée » d’une série, mais l’une (seconde par rapport à la reine, mais primant sur une tout autre scène). On trouve là la notion de mariage dit « morganatique ». Terme servant à désigner l’union entre un « grand », un roi surtout, et une personne de rang inférieur. C’est une mésalliance institutionnalisée, car il ne peut y avoir plus d’une reine. L’expression vient du droit germanique : Morgengabe, qui, dans les anciennes coutumes germaniques, désignait le don (Gabe) que l’on remettait le lendemain matin (Morgen) au clan d’une femme enlevée ou épousée. Voyez le tableau : c’est la régularisation d’un rapt et d’un viol. « Mariage de la main gauche », comme on disait. Le prototype en France, c’est celui de Louis XIV avec madame de Maintenon.
« La » favorite – on notera l’adjectif substantivé – mérite l’article défini celle qui est la préférée, qui est pour quelqu’un d’éminent objet de prédilection, donc qui a les faveurs de quelqu’un de puissant – bénéficiant d’un statut ou d’une place en vue ou « haut placé » -, mais aussi qui est supposée capable de, considérée comme apte à gagner une épreuve. Et l’épreuve ici, c’est de mériter la place de choix dans le lit du roi, mais aussi une « dilection » spéciale. « Du choix », le roi n’a que l’embarras, et celle qui est sélectionnée fait partie du « gratin », du « dessus du panier », le débarrassant en un sens de cet « embarras ». En d’autres termes : « Celle qui est (pour quelqu’un) objet d’une préférence marquée » ou encore, pour mettre les points sur les i, la « maîtresse préférée (d’un roi, d’un prince) ». Si ce quelqu’un est un roi, on dira qu’elle est la favorite, que l’on pourrait dire « nationale », si la notion de nation n’avait dû attendre la Révolution française pour s’instituer. C’est un « poste » enviable en tout cas.
C’est dire qu’Il ou plutôt Elle, Sa majesté (car la puissance se décline significativement au féminin), l’a, elle, choisie. La reine, il peut en être par ailleurs content, mais elle n’est pas telle qu’elle doive être choisie exclusivement selon le canon du désir. De fait, l’union politique est « arrangée », elle a un enjeu d’alliance, le désir est hors sujet ou du moins est-il « fléché ». Même si le roi peut désirer la reine « par-dessus le marché », elle n’est pas faite pour ça… La favorite, elle, n’est faite que pour combler le désir. Le roi peut faire de sa femme sa maîtresse, mais ça le regarde. En revanche, une favorite se définit de ce que le roi l’a distinguée comme désirant – selon le rite qui s’organise à l’intérieur de la Cour –, puis choisie pour qu’elle occupe ce « poste », pour un temps plus ou moins long, avant d’être… « détrônée ». Tout cela était très bien organisé. Cela mérite à ce titre l’attention de l’anthropologue (de l’inconscient), en un sens autant que celle de la Dame qui a plus sollicité l’attention analytique.
Parmi les maîtresses de roi les plus connues, quelques figures se détachent de la petite horde, au XVe siècle Agnès Sorel (favorite de Charles VII, empêtrée par ailleurs d’une certaine Jeanne d’Arc), au XVIe siècle Diane de Poitiers (Henri II), au XVIIe siècle Gabrielle d’Estrées (Henri IV) et surtout Madame de Maintenon (Louis XIV), au XVIIIe la Marquise de Pompadour (Louis XV). Leur puissance se mesure par une influence politique, le voilà donc, le pouvoir, mais le ressort en est « l’ascendance », et penser l’ascendant de la favorite, c’est poser la question du pouvoir dans son lien au sexuel. L’ascendance est cette forme d’influence – le terme avait dès l’origine une connotation zodiacale – qui permet d’atteindre à une domination, avec l’idée d’un mouvement vers le haut, de s’élever, à la façon d’un astre qui s’élève vers l’horizon.
La question d’une femme en général, c’est d’apparaître, de se manifester, elle joue son être dans cette « phénoménalisation ». La favorite en est un emblème, dans la mesure où elle surgit à l’horizon et s’impose, tel un astre (pour paraphraser la mythologie d’époque). Elle a l’air, étant apparue, d’imposer sa présence. Ainsi d’Odette de Champdivers, la seule à garder contact avec Charles VI dit « le Fol ». Ainsi de Diane dont le rapport à Henri II est d’une complexité exceptionnelle, qui nous enseignera. Le summum étant sans doute atteint avec les fonctions cumulées par Madame de Maintenon auprès de Louis XIV, du conseil dans sa politique au poste de gouvernante de ses enfants. On pense aussi à l’ascendant de Madame de Pompadour, gérant la carrière des ministres, se mêlant des alliances et exerçant un mécénat culturel et architectural. L’ascendant est assurément sexuel – il rend compte de la « surestimation sexuelle » (sexuele Überschätzung) de l’objet, mais on devine que s’y engage un au-delà, on hésite même dans quelques cas limites sur l’existence du moindre rapport sexuel. L’enjeu, c’est que ladite favorite doit être là, pour cela le souverain est prêt à « casquer » sans limite, comme si sa santé dépendait désormais de son apparition…
A quoi ledit roi « joue-t-il » avec sa si particulière favorite – ce que l’on peut appeler le « jeu de la favorite » ? Le roi et la reine, c’est important dans un jeu de cartes, mais qu’est-ce-que la favorite, une sorte de « joker » ?…
On peut y voir le culmen du fantasme que ce qu’illustre le cas Henri II. Si Henri III se pare de ses « mignons », ce qu’ « a » Henri II a nom une « Chose » sublime nommée « Diane ». Son avènement coïncide avec un autre triomphe, celui de Diane de Poitiers, pour qui c’est l’opportunité de se faire un nom. Son statut de favorite se marque aux exceptionnelles faveurs royales dont elle est gratifiée, après qu’Anne de Pisseleu ait été chassée. Pas seulement d’un hôtel parisien ou d’un duché (d’Etampes), ou de divers biens fonciers et financiers dont l’inventaire est infini, mais de cet agalma que l’on appelle « bijoux de la couronne », sans doute ce qui distingue le mieux la grande favorite d’occuper le lieu de l’objet pour le désir. De ces bijoux du Trésor royal, elle a, joyau elle-même, l’usage personnel symbolique. Il y a à partir de là un déchaînement de faveurs, comme si, au-delà de la rétribution qui l’alignerait sur le statut d’une sorte de prostituée de grand luxe (ce qui est peu dire), il s’agissait pour l’homme Henri II de procéder à une surenchère démonstrative. Au point de faire camper ses appartements en face de ceux de l’épouse légitime. On est pourtant loin de quelque vaudeville royal graveleux : les plus grands doutes sont entretenus sur la nature de leurs relations intimes et le degré d’intimité physique. Pas question d’« acte déshonnête » entre le roi et sa favorite, le roi en jouissant sur le mode de l’extrême courtoisie.
Le mystère est celui de ce qui se passe entre ces deux-là. Or, Diane, c’est la vierge qui, on le sait, punit sévèrement ceux qui auraient eu le front de la contempler nue au bain et que l’on ne touche même pas – et surtout pas – des yeux. Henri II, si puissant soit-il, ne semble guère avoir envie de jouer les Actéon et de finir sous le pelage d’un cerf dévoré par ses chiens, sauf à l’exalter comme déesse de la chasse. La vierge et la déesse-mère ont cela en commun qu’elles sont intouchables. Ce qu’il veut, encore une fois, c’est ne jamais la perdre de vue, la mettre sur la sellette, comme « Objet royal » intouchable (même pas par lui). C’est sa « pulsion scopique » qui semble nourrie par cette femme, véritable vivier de symbolismes mythologiques. Le désir du nommé Henri, espèce d’ « amoureux courtois » anachronique, chevalier servant du XVIe siècle (assez loin du XIIe) semble être d’inscrire Diane sur ses blasons, à travers le « croissant », emblème de Diane, qui infiltre les représentations picturales et architecturales. Il en fait un « mythème », amoureux qu’il est d’un mythe à corps de femme. Mieux : le monogramme royal fait en sorte d’évoquer l’initiale de la femme adorée. Ainsi transforme-t-il la femme élue en lettre, tout en l’intégrant à la jouissance royale, au moment d’une cryptographie complexe qui fait s’enlacer l’acronyme royal avec le corps littéral de la favorite. On a en effet remarqué que le monogramme royal, faisant s’entrelacer le « H » du prénom royal au « C » du prénom de la reine (Catherine de Médicis), dos à dos, semble dessiner le « D », prénom de la favorite. Cet obsessionnel sur le trône laisse transverbérer sa passion, il met le désir au centre tout en la maintenant à distance, l’enlaçant par la lettre, qui est sa véritable place, autant que dans la couche. Il trouve même le moyen de placer le corps favori dans l’entrelacement de la lettre, la glissant dans l’acronyme du couple (la femme légitime, Catherine de Médicis, n’ayant rien eu de plus pressé que de raturer la lettre rivale). Bref, on a là affaire à une véritable folie dont la nommée « Diane » est le thème incarné.
Voici maintenant, comme en contraste avec les fiançailles mystiques, le cas Louis XIV, épris de Françoise d’Aubigné, veuve Scarron, Marquise de Maintenon (1635–1719), deuxième épouse du roi. L’aboutissement en est éloquent : avec le soutien actif de l’Église de France, Françoise d’Aubigné, veuve Scarron, âgée de près de quarante-huit ans, épouse secrètement, dans la nuit du 9 au 10 octobre 1683, le roi de France et de Navarre, « le plus grand roi du monde » au dire de Louvois. Le roi passe une grande partie de son temps dans les appartements de sa femme, les princesses devant suivre lorsque Madame de Maintenon se déplace en chaise à porteurs ! Ce qui arrachera à celle-ci le cri de triomphe : « Mon bonheur est éclatant ».
Il faut vraiment faire résonner l’exclamation : elle a atteint son but mais si elle éclate de bonheur, ce n’est pas seulement qu’elle réalise un gain de pouvoir considérable, c’est qu’elle occupe un lieu de puissance où véritablement elle devient plus que la reine, la femme de Dieu, pas tout à fait, disons la femme du dieu mortel, ce qui, au niveau de la Cour, est l’essentiel. Car, ne l’oublions pas, le couple du roi et de sa favorite a pour spectatrice la Cour qui à la fois ferme les yeux et voit tout, strabisme qui constitue le couple d’une auguste clandestinité. C’est ce « tiers » de l’instance courtisane qui constitue ce couple. Hors protocole, la favorite règne sur une autre scène, où elle est reconnue comme nulle autre, les femmes n’existant que singula singulis, elle parvient au comble de la singularité instituée. Il y a là allusion à un orgasme inégalable, celui d’être reconnue comme unique par le Nec pluribus impar[9]. Ne tient-on pas là la rencontre entre « l’Autre jouissance » et « l’amour du pouvoir », au cœur du féminin.
Quel est donc le chiffre inconscient de cette opération ? Essayons de répondre aux curieux qui ne cessent de s’étonner, fût-ce avec les ressources de l’érudition historique de la meilleure qualité, sur cette opération disproportionnée. Cette institution, on pourrait la noyer dans la considération générale que les chefs ont eu la libido facile et que certaines candidates à la fonction ont témoigné d’un talent de manipulation exceptionnel et d’arguments de charme irrésistibles.
La question à extraire est la suivante : qu’est-ce qu’elle lui donne, au roi, à « l’homme royal », cette favorite ? Certes, son corps, sa grâce, elle monnaye ses charmes, il y a bien une dimension de prostitution royale, qu’on ne peut méconnaître, mais, comme dirait Freud, « il y a « quelque chose encore ». La favorite, c’est la « deuxième femme », à côté de la reine, à la fois au-dessous et au-dessus d’elle. Elle en vient à s’occuper des enfants royaux, de Diane de Poitiers (pour ainsi dire) à Madame de Maintenon (réellement), c’est un alibi certes, mais il faut chercher plus loin. Elle est bien la gouvernante des enfants de France, elle fait le roi se sentir père, père d’enfants, et pas seulement d’héritiers. Grâce à cette femme de haut vol, le roi a l’impression de jouir de sa satisfaction paternelle en contemplant sa favorite et future femme en train de pouponner sa progéniture. Une gouvernante qui en vient à gouverner les rois : on sent que le Père est là, comme tiers terme et ce « supplément d’âme » de la Maintenon a cet enjeu. Elle permet à un roi libertin de vieillir dans le bercail de Dieu le Père, tout en se sentant père. Moment de délice où le Souverain se laisse faire… par cette femme-là. Masochisme très spécial, réservé à celui du sommet de la pyramide. Ce « bonheur éclatant » est dans le genre ce qui peut exprimer le sentiment de puissance maximal chez une femme, bien au-delà de toute revendication féministe. Celle-ci aura beau jeu d’objecter que c’est au prix d’une sujétion absolue, on a vu comment cela revient à une forme d’assujettissement symbolique du Sujet – royalement – masculin.
Une phénoménologie de la fonction de la favorite, de son usage royal, montre que s’il jouit des charmes de la femme choisie, le roi se fait curieusement passif au fur et à mesure de la fructification de cette jouissance. On dirait que, non content d’être épris, il joue à être amoureux (de cette sincérité particulière que garantit le fantasme). Ainsi on l’a vu, de Henri II, qui joue à l’amoureux platonique – amour courtois en haut lieu – à la découverte de la vraie conjugalité avec Louis XIV. C’est donc la sexualité royale qui est régulée, ou plus précisément l’ordre des jouissances, dûment protocolisé. Il faut pourtant insister : s’il lui donne tant, c’est bien qu’elle lui donne quelque chose « sans prix », mais quoi ? Quel est l’objet de la transaction, au-delà même des bénéfices symboliques déjà dégagés ? Car entre hommes et femmes, il y a bien transaction d’objet, eu égard à l’économie phallique.
Nous avons à saisir deux choses, distinctes et à articuler : d’une part, l’effet qu’elle produit sur son roi-amant, d’autre part ce qu’elle veut – et qui fait que, finalement, ils « s’entendent » si bien. Que veut la favorite du roi ? Qu’attend le roi de sa favorite ?
L’effet qu’elle lui fait, c’est descriptible, ce qu’elle en obtient aussi, mais : ce qu’elle veut, c’est beaucoup plus énigmatique, et pour cause, c’est ce qui n’est pas écrit, et c’est ce qui est le plus intéressant. « Que veut la favorite ? » Voilà une question, disons-le, excitante, et il faut le déduire non de quelque fantasme extérieur, mais de la logique inconsciente de l’institution dont elle est la « pièce » centrale.
Alors, voilà mon hypothèse qui éclairerait beaucoup de choses, permettant de mesurer la portée de l’affaire. On n’a pas assez remarqué que la mise en place de la fonction de favorite, au sein de la Cour royale, est corrélative de l’installation de la souveraineté royale. Disons que l’on ne fait pas de rapport structural entre les deux : d’un côté la politique, de l’autre l’amour et la jouissance sexuelle, alors que ça a tout à voir. Certes, comme le soutient Mazarin relu et apprécié par Lacan, « l’amour, c’est l’amour ; la politique, c’est la politique ». Mais le nœud des deux registres, c’est la favorite du souverain. Celle qui a trouvé sa consécration symbolique au XIXe siècle dans l’opéra éponyme, de Donizetti[10] où Leonora devient l’interlocutrice du roi de Castille Alphonse XI, au sein d’une tragédie romantique exemplaire. Moment où la Favorita se trouve homologuée comme figure – sulfureuse – de la Culture, même si elle prend allure de vaudeville d’une femme prise entre le souverain et son amoureux…
La notion de souveraineté[11] est le maître-mot de la modernité politique. La souveraineté dit le « supérieur » (le terme dérive du latin superus) : elle désigne donc l’autorité suprême. La doctrine politique en montre le cheminement au tournant de la modernité, à partir des Six livres de la République de Jean Bodin[12]. Celui-ci la présente en effet comme un concept neuf, irréductible tant au modèle romain de l’imperium qu’aux fondements religieux : il s’agit de l’avènement d’un ordre étatique, « souveraineté perpétuelle et absolue de la République ». En deçà, Le Prince de Machiavel[13] théorisait l’instance ainsi nommée, qui subjective le pouvoir en puissance. La Boétie l’a senti, qui y oppose le « Contr’Un ». La souveraineté énonce en effet qu’ « il y a de l’Un ». Ainsi se dessine la figure du « dieu mortel » qu’est l’Etat-Léviathan de Hobbes, tirant sa puissance et sa légitimité du « contrat social » et permettant sa sortie de l’état de nature[14].
L’instance souveraine est celle supposée pouvoir (subjectivement) tout ce qu’elle peut (objectivement), en sorte que son pouvoir s’étend aussi loin que sa puissance. Le souverain n’est pas simplement celui qui a du pouvoir, mais celui qui est puissance. Chez l’être investi de souveraineté, l’étendue du pouvoir recouvre celle de la puissance. D’où la prodigieuse activité qui est attribuée à l’agent de la souveraineté.
Alors, voilà ce qui nous semble l’événement de la rencontre entre la favorite et le souverain. C’est au nom de la favorite que la jouissance (de la souveraineté) condescend à désirer (une femme). Nous reconnaissons la formule de Lacan qu’il suffit de contrefaire pour placer la favorite… à la place de l’amour : « Seul l’amour permet à la jouissance de condescendre au désir »[15].
Cela n’est pas évident, car ce pourrait être aussi bien la plus attrayante femme du harem. La favorite incarne en fait la fonction royale de l’amour. La favorite est un « nom de l’Amour », sa version royale. Dans l’énoncé lacanien, la jouissance est placée en position de souveraine et pour parvenir au désir (ce qui est représenté comme un progrès), il faut plutôt ici descendre quelques marches. C’est au nom de la favorite que se fait l’opération. La favorite est un opérateur inconscient, l’institution de la favorite est une formation inconsciente. Non pas seulement parce que le souverain aimerait désirer comme le commun des mortels (ce serait une « bluette » quoique cela soit presque dit ainsi par ces hommes de grand pouvoir qui font un peu les benêts avec leur dulcinée). Plus radicalement : pour que la jouissance souveraine s’ouvre à « l’ordre du désir ». Elle lui permet de jouir du désir. S’il la couvre de faveurs, c’est qu’elle lui fait la faveur de désirer.
Que veut la favorite, que l’on puisse déduire rigoureusement de ce qu’elle fait, de son acte et de ses effets ?
Elle veut plaire, certes, elle doit commencer par « plaire », par se faire re-pérer… par le père du royaume. Elle veut faire jouir un homme spécial qui s’appelle « un-roi », elle se spécialise dans ça. Faire jouir un homme « haut placé », n’importe quelle courtisane peut faire cela, elle doit de plus surclasser les autres, et par quoi ? Elle doit non seulement éveiller un désir intense et plus ou moins durable, mais, justement pour concilier l’intense et le durable, parvenir à faire désirer le souverain. Ce qui est, à bien y regarder, un exploit. Car la souveraineté suppose une jouissance indéfinie et à répétition, mais par à-coups, là où le désir introduit une continuité, entendons un manque continu centré sur un objet. Le souverain devient, à la limite, l’élève de ce « professeur de désir » qui s’appelle la favorite, qui place son bonheur dans cette éducation… Du coup, elle donne envie au Souverain de se dé-compléter suffisamment pour jouir d’un désir. Tout en « sertissant » ce désir d’une jouissance, « bijou de la couronne », en quoi elle est très complète. Dans ses plus grands succès, ce pourrait être une version de « la femme (ponctuellement) entière ».
C’est l’exploit de la favorite. « Faire désirer », cela dit au mieux le but de l’hystérique. L’homme de paille de l’hystérique est donc ce « fantoche » qu’elle utilise dans les mises en scène de son fantasme et sur son théâtre de marionnettes. Il est le « substitut de cet autre imaginaire en qui elle s’est moins aliénée qu’elle n’est restée devant lui en souffrance »[16]. « Homme de paille », le souverain ? Ce serait le comble, car s’il est un « homme de poids », c’est bien lui…
Le désir de l’hystérique peut ici nous renseigner. Non qu’il s’agisse, avec la favorite (nom de « rôle ») d’une hystérique de structure, mais de vocation. Je m’appuie là sur les enseignements de notre pratique. Oublions l’époque des rois un moment. Je pense à ces femmes qui choisissent de s’inféoder – l’expression est intéressante, car elle fait un pont entre une opération datée et une opération actuelle – s’inféoder, donc, à un type qui occupe un petit pan de souveraineté quelconque – on pourrait dire un maître, petit, moyen ou plutôt grand, pour celles qui sont les plus dégourdies. Entendons qui soutient un grand désir social, ne serait-ce que sur un théâtre de « guignols ». Se faire distinguer par lui, et devenir sa « favorite ». Ce qui permet d’alimenter le fantasme par l’histoire, car c’est un fait que les romans historiques fournissent un aliment de choix aux lectrices y connectant leur rêverie hystérique, celle de se retrouver dans l’allée du roi[17]… ou, à deux pas, dans l’alcôve adjacente qui les conjoint.
La différence sensible, c’est qu’il y a là une fonction d’État, ritualisée rigoureusement quoique non officialisée. Alors, oui, on peut parler à propos de la favorite d’hystérique d’État. Ce qui justifie cette formule, c’est l’extension que Lacan a donnée à ladite hystérie, du symptôme au discours.
Le jeu avec la lettre est particulièrement décisif. Rapprochons l’objectif en l’accommodant à l’angle de notre temps. La dernière « maîtresse royale » homologable de l’histoire de France, c’est « l’autre femme » du nommé François Mitterrand, qui justement se disait « le dernier vrai président de la République » (oracle de malédiction lucide à ses successeurs). Mais justement ici se vérifie que c’est la même raison pour laquelle il se complétait – en sa souveraineté certes relative parce que républicaine – par une véritable « favorite », fondée sur un dispositif indéniablement homologue. Enfin, il y a une différence importante : elle n’était pas installée à la Cour – pardon, à l’Elysée -, mais vivait dans l’ombre, assez vaste pour l’abriter et la dissimuler. Mais on l’a vu, dans l’univers de la Cour royale, la favorite, même la plus visiblement installée, était maintenue dans le secret. C’était un secret reconnu que l’on n’aurait pas osé appeler « de Polichinelle », pour prévenir toute analogie avec la figure royale, mais enfin on était bien au cœur de la comédie royale.
Une confirmation symbolique majeure en est le prénom choisi pour le produit de ce mariage morganatique. Si l’on a compris que le cardinal de Mazarin est à la fois le fin renard de la politique et celui qui maintient le droit de l’amour et de la politique à mener une vie séparée – en contraste de cette « raison d’Etat » directement « érotisée » de son prédécesseur Richelieu -, comment voulez-vous qu’il l’appelât autrement que par le sobriquet de son intime identification, féminisée, sinon Mazarin-e ? On en vient à se demander ce qu’il aurait fait si ça avait été un garçon. Mais il est clair, du moins dans le codage du fantasme, que ça devait être une fille. Vous remarquerez aussi le trait de caractère qui apparaît de cette fille, d’allergie à tout semblant et de transparence cristalline.
A toute problématique de recherche, il faut une contre-épreuve, et celle-ci – qui ne m’intéressera justement qu’au titre de contre-épreuve –, c’est « le favori ». Car il y a bien des hommes qui ont été les favoris en titre de reines. Amant en titre, « amant d’État » si j’ose dire. Quoique : s’agissait-il d’une institution symétrique ?
Robert Dudley (1532-1588), favori en titre de la reine Elisabeth Ière d’Angleterre, fonction qu’il occupa pendant trois décennies ou Grigori Potemkine, favori de Catherine II de Russie au XVIIIe siècle en sont des paradigmes. Revenons donc à la leçon double de l’histoire, « favori/favorite ». La reine célibataire « a » l’amant comme son objet. Que serait la souveraine sans cet appendice ? On esquisse ici un chapitre qui en est l’envers de celui que nous commençons à écrire ici.
Signalons une manifestation récente, le grand bordel du non moins grand timonier Mao – révélation produite avec quelque gêne après sa mort – de ces jeunes chinoises qui faisaient la queue, si j’ose dire, devant le lit du leader rouge, couche sans doute de proportions appropriées à faire accueil à ces onze mille vierges, pour avoir l’honneur d’être justement honorées, entendons déflorées par le Maître. Appendice pratique du Petit livre rouge et application originale du « matérialisme historique »… Voilà une collectivisation des favorites au profit de la jouissance de l’Un, aspect méconnu du communisme chinois, mais qui est loin d’être anecdotique et qui peut laisser penser que le mythe du père de la horde garde quelque fraîcheur.
Pour descendre encore d’un cran, il est remarquable que, dans l’économie de jouissance de l’univers mafieux, la favorite confirme sa place structurelle, comme « potiche ». Il n’est pas rare que, chez de tels sujets, la puissance économique et meurtrière aille de pair avec une certaine impuissance sexuelle. La pin up ainsi exhibée atteste de la capacité sexuelle, on sent bien qu’il est question de tout autre chose que de désir, de l’approvisionnement du stock de jouissances. Cela ouvre en tout cas quelque chose chez le maffieux d’une participation latérale à l’univers du désir, autour de sa petite Cour.
Revenons donc – sans craindre ce zapping historique car c’est bien la constante d’un enjeu qui se tisse à travers la diversité de ces figures – au cœur de cette affaire de la favorite royale en évoquant le Roi Soleil. « L’État c’est moi », cette phrase que Louis XIV n’a en fait pas eu à prononcer[18], tant elle est pour lui un pléonasme, caractérise au mieux sa position subjective : or, qui se met à cette place, avec la bénédiction de sa Cour et de son univers, par où le faire désirer, ce Narcisse d’État ? Il n’y a pas de place pour le manque pour un tel supposé souverain. La favorite est inventée pour cela. Elle devient objet-cause du désir générant le désir royal. S’il y a les deux corps du roi, au sens de Kantorowicz[19], on peut parler d’une bifidité, du roi jouissant de son corps et de la souveraineté. L’art et la science de la favorite, c’est de faire jouer l’entre-deux corps royal. C’est en cela qu’elle réalise une plus-value de jouissance et s’autorise d’un rôle politique et même d’un fragment de souveraineté. Si le roi couvre sa favorite de tant de cadeaux, c’est qu’elle lui fait un cadeau sans prix, celui de son désir.
La favorite, c’est donc « l’égérie », au sens originaire. « Inspiratrice », certes, mais au sens d’Egeria, cette nymphe censée conseiller Numa, le second roi de Rome, dans la forêt, sur la politique qu’il devait mener. Voilà certes une fonction politique, au sens propre comme au sens le plus structural d’inspiratrice de roi. A l’homme censé détenir « tous les pouvoirs », il faut l’alliance – sylvestre – de la puissance au féminin. L’égérie, avant d’être l’inspiratrice des poètes, fut en ce sens à la fois l’alliée et la maîtresse mystique du Maitre. Ce qui fait toucher du doigt la puissance en acte du féminin.
[1] J. RIVIERE, « La féminité comme mascarade » (1929), Féminité mascarade. Études psychanalytiques réunies par Marie-Christine Hamon, Paris, Éditions du Seuil, 1994.
[2] P.-L. ASSOUN, « Le féminin ou la liberté du semblant : le « pèse-homme », Cliniques méditerranéennes, n°92, 2015, p. 57-72.
[3] P.-L. ASSOUN, « Le pouvoir à l’épreuve de la psychanalyse. Freud et la question du pouvoir », Le Pouvoir, volume II, Paris, Éditions Ellipses, 1994, p. 59-71 ; « L’inconscient du pouvoir. L’objet politique de Freud à Lacan », in P.-L. ASSOUN et M. ZAFIROPOULOUS (dir.), Figures cliniques du pouvoir, Paris, Anthropos/Economica, 2009, p. 21-37 ; « De Freud à Lacan : le sujet du politique », Cités, 2003, n°16, p. 15-24.
[4] P.-L. ASSOUN, Freud et Nietzsche, Paris, PUF, 4e éd., 2008.
[5] S. FREUD, L’Avenir d’une illusion (1927), Paris, PUF, 1971.
[6] S. FREUD, « Sur le plus général des rabaissements de la vie amoureuse », La vie sexuelle, Paris, PUF, 2004.
[7] N. ELIAS, La société de Cour, Paris, Calmann-Lévy, 1974.
[8] Sur cette notion et sa résonance inconsciente, cf. notre ouvrage : Tuer le mort. Le désir révolutionnaire, Paris, PUF, 2015.
[9] Adage du Roi Soleil en forme d’euphémisme, celui qui n’est pas inégal à plusieurs, litote pour signifier « supérieur à la plupart », à traduire par « l’unique en son genre », l’homme d’exception… Expression inventée par DOUVRIER pour désigner la figure royale du Carrousel.
[10] G. DONIZETTI, La Favorite, 1840. L’action est située au début du XIVe siècle, en plein conflit entre Maures et monarques catholiques.
[11] Voir sur ce point notre ouvrage : Tuer le mort. Le désir révolutionnaire, op.cit.
[12] J. BODIN, Les Six Livres de la République, 1576, BNF – Gallica, édition numérisée.
[13] N. MACHIAVEL, Le Prince, Paris, Garnier frères, 1910 (1516).
[14] T. HOBBES, Léviathan, Paris, Éditions Sirey, 1971 (1651), ch. 17.
[15] J. LACAN, Le Séminaire, livre X. L’angoisse (1962-1963), Paris, Éditions du Seuil, 2004, leçon du 13 mars 1963.
[16] J. LACAN, « La psychanalyse et son enseignement », Écrits, Paris, Éditions du Seuil,1966, p. 452.
[17] Ce que le best-seller L’allée du roi de Françoise de CHANDERNAGOR engage avec le talent qu’il faut pour que le fantasme de la lectrice hystérique s’installe à Versailles comme en sa demeure privée.
[18] Le propos est apocryphe, imaginé pour l’attribuer à Louis XIV surgissant en habit de chasse, avec sa cravache, au Parlement de Paris le 16 avril 1655 pour interdire la prolongation des débats et la promulgation d’édits freinant le financement de ses guerres.
[19] E. H. KANTOROWIZ, Les deux corps du roi. Étude de théologie politique au Moyen âge, Paris, Gallimard, 1989 (1957). Sur un éclairage freudien de cette théorie, cf. notre Tuer le mort. Le désir révolutionnaire, op.cit.
Psychologue clinicienne, doctorante en psychopathologie et psychanalyse à l’Université Paris-7 Diderot.
Si c’est bien la domination masculine qui caractérise une bonne part des relations entre les sexes dans la civilisation, nous interrogeons ici la position des femmes de pouvoir, ainsi que le pouvoir des femmes sous l’optique de l’anthropologie psychanalytique. C’est un champ de recherche qui interroge la dimension de la culture, mais surtout celle de l’inconscient. Dans le champ analytique le phallus correspond à un terme investi de puissance, et dans le discours social une position phallicisée correspond à celle du pouvoir. C’est pourquoi nous allons traiter la question du pouvoir et de la femme sous l’optique du phallus.
Freud a toujours mis l’accent sur le fait que chez la femme la relation au phallus se fait autrement que chez l’homme. En effet, Freud a toujours signalé que le chemin vers la réalisation du sexe féminin était plus compliqué que celui qui tend à la réalisation du sexe masculin. Cette question devient plus flagrante en 1923, lorsqu’avec sa théorie du primat du phallus, il soutient que pour les deux sexes seul l’organe génital mâle joue un rôle, et annonce le primat du phallus. Pour Lacan le sujet, homme ou femme, ne dispose que du phallus pour s’orienter, c’est-à-dire que dans l’inconscient nous ne trouvons que la référence phallique.
C’est à partir de cette lecture de Freud et de l’enseignement de Lacan que nous allons soulever quelques questions : sous l’optique du phallus comment penser la question du pouvoir chez les femmes ? Posséder le phallus ou s’y identifier correspond-il au seul moyen de prendre une position de pouvoir ? La femme saurait-elle prendre une place de pouvoir, tout en sachant porter le masque de la féminité ? Ou encore, la relation de la femme au pouvoir pourra-t-elle se faire à travers une invention – qui ne passe pas forcément par l’identification phallique – et d’un savoir faire avec son manque ?
Freud s’est toujours intéressé à la féminité. Dans son mouvement de recherche pour trouver une réponse à la question Qu’est-ce qu’une femme ?, alors qu’il était également confronté à la difficulté de comprendre comment se passe la fin du complexe d’Œdipe chez la fille, il établit le chemin vers ce qu’il appelait la féminité accomplie[1] – un chemin par lequel il faudrait passer pour devenir femme. Ainsi, pour accéder à la féminité la fille devrait surmonter quelques étapes, tels que le changement de zone érogène, le changement d’objet d’amour mère-père, entre autres étapes à traverser pour achever ladite attitude féminine normale, qui était également associée au mariage et à la maternité.
Cette question est relancée avec la théorie du primat phallique dans laquelle Freud parle d’un seul organe génital, pas de l’organe mâle à proprement parler, mais de son absence. Bref, il parle du phallus et non du pénis, il ne s’agit pas de l’organe anatomique, mais de sa valeur symbolique. Cette conception met en cause la réalisation du sexe féminin dans l’inconscient, de ce fait Freud attribue à la réalisation subjective chez la femme une position essentiellement problématique. Et tout indique qu’il cherche des solutions pour cette impasse à partir de la logique d’une compensation au manque du pénis.
Lacan a identifié le caractère inassimilable de la réalisation du sexe féminin dans l’inconscient où nous ne trouvons que la référence phallique. Dans les années cinquante il annonce : « il n’y a pas à proprement parler, dirons-nous, de symbolisation du sexe de la femme comme tel. En tous les cas, la symbolisation n’est pas la même, n’a pas la même source, n’a pas le même mode d’accès que la symbolisation du sexe de l’homme »[2]. D’après lui, « là où il n’y a pas de matériel symbolique, il y a obstacle, défaut, à la réalisation de l’identification essentielle à la réalisation de la sexualité du sujet. Ce défaut provient du fait que, sur un point, le symbolique manque de matériel – car il lui en faut un. Le sexe féminin a un caractère d’absence, de vide, de trou »[3].
Lacan explique encore que c’est « la prévalence de la Gestalt phallique qui, dans la réalisation du complexe œdipien, force la femme à emprunter un détour par l’identification au père, et donc à suivre pendant un temps les mêmes chemins que le garçon »[4]. L’identification imaginaire passant par le père se fait « en raison de la prévalence de la forme imaginaire du phallus », c’est une phase inhérente au complexe d’Œdipe de la fille (ainsi que pour le garçon)[5]. Pour illustrer la question nous pensons au cas Dora. Selon Lacan, dans le moment où Dora s’interroge sur Qu’est-ce qu’une femme ? « Elle tente de symboliser l’organe féminin comme tel. Son identification à l’homme, porteur du pénis, lui est en cette occasion un moyen d’approcher cette définition qui lui échappe. Le pénis lui sert littéralement d’instrument imaginaire pour appréhender ce qu’elle n’arrive pas à symboliser »[6].
Lacan nous rappelle que Freud insiste sur le fait que le phallus n’a pas, pour une bonne raison, la même valeur pour celui qui le possède réellement, c’est-à-dire le garçon, et pour l’enfant qui ne le possède pas[7]. Cependant dans son enseignement il signale que c’est par la question d’avoir ou de n’avoir pas le phallus que la fille entre dans le complexe d’Œdipe, tandis que dans la logique freudienne le garçon, ce n’est pas par là qu’il y entre, c’est par là qu’il en sort. Lacan explique qu’« à la fin du complexe d’Œdipe, (…) ce qu’elle n’a pas (le phallus), elle a à le trouver dans le complexe d’Œdipe »[8].
Mais l’identification phallique, ou position d’équivalent du phallus, n’est-elle pas une « fausse solution » pour la sortie de l’Œdipe de la femme ? Si une position phallique est associée à une identification à la figure masculine, nous pensons la question de la femme dans ses rapports au pouvoir et à la féminité. Est-ce que le pouvoir se trouve lié à une manifestation de cette identification imaginaire au phallus ? Ou existerait-il un pouvoir des femmes, qui consisterait en un savoir-faire avec le défaut de la réalisation de son sexe ?
Nous allons donc aborder la question de la femme de pouvoir et de l’identification phallique dans ses rapports à la féminité à travers la mascarade. La féminité est-elle incompatible avec la position de pouvoir ? Ou s’agit-il d’une construction sociale ? En 1964 Joan Riviere dans son texte « La féminité en tant que mascarade »[9] interroge la féminité des femmes de pouvoir, ou, selon ses mots, la féminité « des femmes manifestement masculines ». Riviere souligne qu’il n’y a pas si longtemps certaines carrières étaient presque exclusivement l’apanage d’un certain genre de femmes, manifestement masculines[10]. Il est important de prend en compte le fait que son texte a été écrit dans les années soixante. En effet Riviere parle aussi de la place de la femme dans la civilisation. C’est tout une autre question, mais ici ce que nous intéresse c’est le fait qu’elle interroge la féminité de ces femmes.
Riviere se demande : « sont-elles manifestement masculines ? ». Nous pensons à l’Œdipe de la fille, surtout à l’identification à l’homme, porteur du pénis, en tant qu’un moyen d’approcher cette définition qui lui échappe – la signification de sa féminité. Riviere explique que beaucoup de ces femmes semblent répondre à « tous les critères d’une féminité accomplie »[11]. Ainsi que Freud, elle utilise le terme féminité accomplie pour parler d’une supposée féminité achevée. La psychanalyste explique que les « femmes masculines » correspondent à celles qui ne cachent pas leur désir d’être un homme ou leur revendication vis-à-vis des hommes. Tandis que celles qui répondent aux critères de la féminité accomplie sont « de bonnes épouses, d’excellentes mères (…) elles manifestent des intérêts spécifiquement féminins et se préoccupent de leur apparence »[12]. Elle se tient aux signes visibles de la féminité, et les prend en tant que repères pour représenter le sexe féminin. Pour elle des activités féminines correspondent aux activités passives, à la maternité, au mariage, à l’entretien de la maison. Tandis que les activités masculines correspondent à l’engagement professionnel, aux figures et position de pouvoir. Sa représentation de la féminité est traversée par le discours social.
Dans son texte, Riviere évoque le cas d’une femme qui selon elle « correspond à la description d’une femme d’une féminité accomplie ». Elle raconte que cette femme avait une excellente relation avec son mari, qu’elle était « très fière d’être une parfaite maîtresse de maison. De plus, elle avait remarquablement réussi dans sa profession. » Mais sa stabilité n’était pas aussi parfaite qu’elle le paraissait au premier abord[13]. La femme en question était professionnellement engagée dans une carrière que l’obligeait essentiellement à parler et à écrire. Mais elle avait souffert d’une certaine angoisse toute sa vie et parfois cette angoisse était intense, et se manifestait surtout après chacune de ses apparitions devant un public ; elle avait une « crainte d’avoir commis un impair ou une maladresse, et ressentait un besoin obsédant de se faire rassurer », dit-elle[14].
D’après Riviere, ce besoin de se faire rassurer l’amenait compulsionnellement à solliciter l’attention ou à provoquer des compliments de la part des hommes. Elle explique que l’analyse de cette femme avait montré que son comportement après ces réunions était destiné à provoquer des avances de la part d’un type d’homme particulier et que son attitude lui posait un véritable problème.
Dans son texte Joan Riviere décrit quelques rêves de sa patiente, et raconte qu’« elle en eut d’autres [des rêves] où des personnages mettaient des masques pour éviter un désastre (…) ils mettaient des masques sur leur visage et échappaient ainsi à la catastrophe »[15]. Riviere dit que « la féminité pouvait être assumée et portée comme un masque »[16], c’est-à-dire utilisée pour « dissimuler l’existence de la masculinité et éviter les représailles qu’elle redoutait si l’on venait à découvrir ce qui était en sa possession ; tout comme un voleur qui retourne ses poches et exige qu’on le fouille pour prouver qu’il ne détient pas les objets volés »[17] – qu’elle n’a rien volé.
Pour Moustapha Safouan, la crainte dont parle la patiente d’avoir commis un impair ou une maladresse ne correspond pas à une crainte de n’avoir pas assez réussi, mais à la crainte d’avoir trop réussi, d’avoir dépassé la limite, dit-il. « Dès lors, on conçoit que la même inclusion dans la classe des hommes puisse être pour la fille chose ‘permise’ (…) Le sujet ne saurait adjoindre le phallus à son image sans avoir les plus grands ennuis avec la loi »[18]. Sa « double action », serait donc une façon de chercher à faire disjonction de cette place phallique. Pour Safouan elle se déguise en femme castrée, elle porte le masque de l’innocence, pour se montrer moins menaçante. Elle cache son phallus et l’attribue à l’Autre.
À notre avis la féminité et le pouvoir ne sont pas incompatibles, certes il peut y avoir un discours social dominant, mais en ce qui concerne la psychanalyse, la relation doit être toujours pensée dans le un par un. Et le malaise de la femme de pouvoir ne trouve pas ses sources dans la relation entre la femme et le pouvoir à proprement parler, il faut plutôt interroger la façon dont le sujet habite cette place : si la femme en question jouit de la place de pouvoir, de la position phallique, interroger le rapport du sujet au phallus et à la castration. Est-ce que le « pouvoir des femmes » consisterait à savoir transiter entre une position phallique et une position « en femme » qui consisterait à porter le masque de la féminité quand cela convient ?
Nous avons interrogé la question des femmes de pouvoir à partir de la relation au phallus. Maintenant nous allons approfondir la question du pouvoir des femmes : est-ce que la femme pourra constituer sa relation au pouvoir par ailleurs, c’est-à-dire à travers une invention qui ne passe pas que par l’identification phallique, mais surtout par son savoir faire ?
Nous avons vu que Freud parlait du primat du phallus pour désigner le passage par une seule organisation de la libido. Dans ce sens Pickmann explique que l’inconscient ne reprend pas à son compte cette réalité biologique, l’existence de deux sexes anatomiques, il la « néglige »[19]. Pour Lacan, le savoir inconscient ne dit rien du sexe féminin. Et si le sexe féminin en tant que tel échappe au signifiant ou encore si, selon le fameux aphorisme, La femme n’existe pas… comment le représenter ? Freud a bien cherché en se demandant Qu’est-ce qu’une femme ?
Depuis les années cinquante, Lacan a constaté qu’il n’existe pas de symbolisation du sexe de la femme comme tel. Il soutient que dans l’inconscient nous ne trouvons que la référence phallique, de ce fait le sujet, homme ou femme, ne dispose que du phallus pour s’orienter. Dans cet ordre d’idées la loi est déterminée, spécifiée par le phallus, ce qui fait de la loi phallique une sorte de règle universelle, totalisante. Dans les années soixante, lors de son séminaire sur l’Angoisse il a même interrogé les analystes femmes dans l’espoir que, peut-être, il y avait quelque chose qu’elles seules étaient capables de transmettre à propos des femmes. Dans ce contexte il parle des « facilités de la position féminine quant au rapport au désir », à partir de la perspective d’une position de souplesse. Dans cet ordre d’idées la position féminine fait allusion à un espace non rempli, dans le sens qu’il n’est pas forcément nécessaire de chercher à le représenter. C’est dans ce contexte qu’il propose une analogie entre la position féminine et celle de l’analyste[20]. Dans ce sens la particularité du féminin c’est justement la possibilité d’occuper cette place sans forcément la remplir. La position féminine dont parle Lacan, qui n’est réservée qu’aux femmes entraîne l’idée de mettre la fonction phallique au deuxième plan, dans la mesure où la femme ne s’occupe pas de montrer sa puissance. Elle n’est pas dans la logique du tout phallique. Plus tard, dans les années soixante-dix, Lacan systématise le pas-tout, que n’est pas-tout inscrit dans la logique phallique, il propose une autre logique concernant la relation au phallus.
Nous avons vu que lorsque Freud propose l’idée d’une féminité accomplie et établit le chemin par lequel il faut passer pour achever la féminité, ne cherchait-il pas à signifier le sexe féminin, à remplir la place non occupée concernant le savoir sur le sexe féminin, en le mettant du côté de la logique du tout ?
La théorie analytique et la clinique témoignent de la façon dont les femmes sont confrontées à la recherche de leur substance de femme. C’est pourquoi la question Qu’est-ce qu’une femme? ne cesse pas de s’inscrire. Par exemple, dans le cas Dora, au moment où elle interroge le savoir sur son sexe, c’est sa recherche qui motive son idolâtrie pour Madame K. ou encore sa longue méditation devant la Madone. Elle interroge les figures de femme dans son entourage et cherche à constituer sa féminité.
Dans cet ordre d’idées on interroge l’inexistence de La femme. Existe-il une substance de la féminité ? Y a-t-il un signe visible de féminité qui caractérise La femme ou qui démarque la féminité? En ce que concerne la psychanalyse nous touchons la question à partir de deux perspectives : celle de la féminité, telle que Freud la conçoit et le champ du féminin. Si la féminité peut être pensée comme ce qui « fait la femme », ce qui la représente (caractéristiques, comportements, discours social…), le féminin est la façon dont on incorpore les modèles, il fait allusion à une essence cachée. La psychanalyste Sylvie Sésé-Léger le traduit bien: « La féminité, dans ses atours, en est la face manifeste. Le féminin est réceptacle »[21]. Le féminin se joue dans la relation à l’Autre, au tout. Il est toujours en train de se constituer et de s’inventer, c’est pourquoi le féminin n’a pas de modèle, d’où l’impossibilité de le réduire à une seule vérité.
Mais l’illusion d’une consistance de la féminité se fait très présente. Par exemple, dans le cas du ravage, une mère pourra utiliser sa fille pour donner consistance à son être-femme, signale Pickmann[22], dans le sens où elle croit avoir Le savoir sur le sexe féminin et qu’elle est capable de transmettre la bonne féminité à sa fille. Pour Lacan, si une femme entre dans le ravage c’est parce que le pas-tout est masqué, englobé dans un régime du tout-phallique, donnant l’illusion d’une « possible transmission de la féminité en se passant du phallus ». Patricia Léon explique que le ravage est justement l’enfermement dans la demande d’une transmission d’une quelconque « essence de la féminité »[23], cette aliénation dans la logique du Un, du tout-phallique. Tandis que le pas-tout dit l’ouverture vers le féminin pour une femme, il ouvre une issue différente à la féminité[24]. La femme va inventer sa féminité à partir d’une copie sans modèle.
Il n’y pas de substance de la féminité, mais l’essence du féminin. Le pas-tout, tel que Lacan le conçoit, ne porte pas une connotation négative du phallus, il ne fait pas allusion à l’incomplétude, il ne s’oppose pas au phallus… car il n’est pas-tout dans la logique phallique. Il va prendre appui sur le phallique en donnant lieu à sa limite, explique Patricia Léon. En proposant une ouverture à une logique autre que celle de la complétude du tout, en ouvrant un espace pour l’invention de la féminité. Et c’est justement l’impossibilité, l’acceptation de l’impossibilité, qui va ouvrir le chemin vers le féminin. C’est peut-être dans ce sens que Lacan disait que chercher la réponse à Qu’est-ce qu’une femme? est le contraire de l’être[25] – elle n’a pas à le trouver. Elle a peut -être à l’inventer.
En 1933, lorsque Freud parle de la technique du tressage et du tissage en tant qu’une invention féminine, il semble prendre distance avec l’idéal de la féminité et de la complétude. Pour Freud, cette invention est due aux effets du manque du pénis sur la structuration de la féminité. Freud ne semble-t-il pas évoquer quelque chose de l’ordre du savoir-faire avec le manque ? Est-ce que la voie de l’invention consiste en une solution pour répondre à l’impossibilité de signifier le sexe féminin ?
S’il existe un pouvoir des femmes, j’oserais dire que c’est justement celui de se libérer de la pensée de l’Un, de renoncer à la logique du tout phallique pour avancer sans modèle sur le chemin de sa propre féminité, du côté de l’invention.
Si la dimension de la culture est traversée par la domination masculine ainsi que par la logique phallique, le pouvoir ne se trouve pas forcement associé à la femme. Néanmoins en ce que concerne la psychanalyse il ne s’agit pas de mettre une étiquette ou de dicter ce qui relève du masculin ou du féminin – mais d’interroger la relation du sujet, homme ou femme, au pouvoir – s’il jouit de cette place de pouvoir, interroger son rapport au phallus et à la castration.
Nous avons vu que lorsque Freud établit le chemin par lequel il faut passer pour arriver à la « féminité accomplie »[26], il cherche à remplir la place non occupée concernant le savoir sur le sexe féminin, en le localisant du côté de la logique du tout. Il a revisité sa théorie de la féminité plusieurs fois, a changé d’avis et à mesure qu’il cherchait une réponse pour sa grande question Qu’est-ce qu’une femme ?, il finissait par ouvrir d’autres questions.
Et au moment où il « laisse tomber » et annonce que sa question est restée ouverte à l’élucidation[27], c’est comme s’il avait finalement trouvé la réponse : « Qu’est-ce qu’une femme ? », la question reste toujours ouverte. Il n’y a pas de représentation de la femme, elle n’est pas inscrite dans la logique du tout phallique – comme le signale Lacan, elle n’a pas à trouver le phallus. Ainsi, s’il existe un pouvoir des femmes, mais qui n’est pas réservé aux femmes, c’est celui de s’inventer sans modèle, de jouer avec le pas-tout phallique… ou La femme n’a qu’à être tisseuse de sa propre robe.
Pour finir, quelques mots du poète brésilien Manoel de Barros :
« Com pedaços de mim eu monto um ser atônito/ Tudo que não invento é falso »[28] :« Avec des morceaux de moi-même je fais un être étonné / Tout ce que je n’invente pas est faux ».
[1] S. FREUD, « Sur la sexualité féminine », La vie sexuelle, Paris, PUF, 1973.
[2] J. LACAN, Le Séminaire livre III Les Psychoses, Paris, Seuil, 1981, p. 198.
[3] Id., p. 199.
[4] Id., p. 198.
[5] Ibid.
[6] Id., p. 200.
[7] J. LACAN, Le Séminaire livre IV La relation d’objet, Paris, Seuil, 1994, p. 123.
[8] Ibid.
[9] J. RIVIERE, « La féminité en tant que mascarade », in Féminité Mascarade : Études psychanalytiques réunies par Marie-Christine Hamon, Paris, Seuil, 1994.
[10] Id., p. 198.
[11] Id., p. 198-199.
[12] Id., p. 199.
[13] Ibid.
[14] Id., p. 200.
[15] Id., p. 202.
[16] Ibid.
[17] Ibid.
[18] M. SAFOUAN, La Sexualité féminine dans la doctrine freudienne », Paris, Seuil, 1976.
[19] C.-N. PICKMANN, « L’hystérique et le ravage » in « Actualité de l’hystérie », Ramonville Saint-Agne, Éditions Erés, 2001, p. 160.
[20] Question que j’ai développé au cours de la journée d’étude du CIAP 2012 « La question féminine en débat ». Voir E. dos Mares Guia « L’analyste en femme ? De la place de l’analyste à la question féminine », in M. Zafiropoulos (dir.), La question féminine en débat, PUF, Paris, 2013.
[21] S. SESE-LEGER, L’Autre féminin, Paris, Éditions Campagne Première, 2008, p. 196.
[22] C.-N. PICKAMANN, « L’hystérique et le ravage », op. cit., p. 15.
[23] P. LEON, « Pas toutes les femmes veulent ne pas ressembler à leur mère » in Pas-toutes les femmes, Association de Psychanalyse Jacques Lacan, Ajaccio, 2005.
[24] Ibid.
[25] J. LACAN, Les Psychoses, Paris, Seuil, 1981, p. 199-200.
[26] S. FREUD « Sur la sexualité féminine » in La vie sexuelle, Paris, PUF, 1973.
[27] « La grande question restée sans réponse et à laquelle moi-même n’ai jamais pu répondre malgré mes trente années d’études de l’âme féminine : Que veut la femme ? » (S. Freud cité in E. JONES, La vie et l’œuvre de Sigmund Freud, T. II, PUF, Paris, 1961, p. 445).
[28] M. de BARROS, Livro sobre o nada, Rio de Janeiro, Record, 1996.
Analyste praticien, psychologue clinicienne, docteur en psychopathologie et psychanalyse.
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Que peut dire la psychanalyse du pouvoir des femmes ou des femmes de pouvoir ? J’ai souhaité conjuguer cette question au maternel afin d’examiner le pouvoir des mères du point de vue de l’inconscient et plus spécifiquement le pouvoir des mères sur les filles. Ainsi ma proposition va concerner le lien à la mère et les conséquences cliniques de son pouvoir sur la fille.
Pour traiter cette question, je propose de partir d’une vignette clinique extraite de ma thèse de recherche en psychanalyse et psychopathologie[1] sur la grossesse du point de vue de l’inconscient.
Vanina est une jeune femme que je rencontre en service gynécologique alors qu’elle est hospitalisée à 12 semaines de grossesse pour douleurs pelviennes et menace d’accouchement prématuré. Elle inquiète les équipes puisqu’elle dit avoir des « visions » depuis qu’elle est enceinte alors qu’elle n’avait jusque-là présenté aucun « signe » de psychose.
Elle raconte l’épisode qui inaugure les multiples hallucinations qu’elle aura durant cette grossesse : un homme noir lui était apparu et de cet homme provenait une voix lui ordonnant de se rendre sur le périphérique si elle voulait sauver son bébé. Elle avait « obéi » à cette voix et risqué sa vie en se rendant sur les lieux. Elle fut rapidement repérée par la gendarmerie et a ainsi évité l’accident mortel.
Elle associe l’homme noir de cette hallucination au père présumé de l’enfant. Un ami africain avec lequel elle aurait eu une relation sexuelle peu avant d’être enceinte. En fait Vanina se souvient mal, cela avait eu lieu lors d’une soirée où elle avait trop bu. Elle se rappelle avoir passé du temps ce soir-là avec cet homme mais la scène reste floue. A son réveil elle avait constaté qu’elle ne portait plus tous ses vêtements et en avait déduit qu’ils avaient eu une relation sexuelle. A vrai dire elle n’avait qu’un souvenir confus de cette soirée et rien n’était bien sûr. Au fil de cet entretien, alors qu’elle s’entendait reprendre le déroulement des faits, elle en vint à douter fermement d’avoir couché avec lui. C’est alors qu’elle formule tout haut ce que ce doute impliquait : « Finalement ce n’est pas sûr que ce soit lui le père de mon bébé ».
Elle fréquentait à la même époque un autre homme, « un français, un blanc » me précise t-elle. Lequel des deux hommes est le père de l’enfant qu’elle porte ? Elle dit : « Je le saurai à la naissance en fonction de la couleur du bébé ».
Après cet entretien-là Vanina a d’autres « visions ». « Ça a recommencé mais cette fois ce n’est pas pareil », « cette fois, c’est un homme grand et tout blanc… c’est un homme flou, je ne vois pas son visage, il me regarde… ça fait très peur, etc. »
Les épisodes se répètent au fil de cette grossesse. Elle raconte : « Il arrive parfois que les hommes soient plusieurs. L’autre nuit ils étaient plein, des tout noir et des tout blanc cette fois. Ils parlaient entre eux, j’entendais que les chuchotements mais pas ce qu’ils disaient ».
Au fil des entretiens, Vanina me raconte son adolescence difficile, le divorce de ses parents, la cohabitation infernale avec sa mère. Durant cette période adolescente Vanina tente de se suicider. Une première fois en avalant de l’eau de javel, une seconde en ingérant plusieurs médicaments. Elle parle peu de cette période qu’elle souhaite « oublier ». « Maintenant je vais être une mère, il ne faut pas que je pense à tout ça ».
En fin de grossesse, elle exprime son impatience d’avoir son fils. Elle dit : « Je sais que quand il sera là tout ira mieux, il n’y aura plus tous ces problèmes, je sais qu’il me protégera ».
L’accouchement se déroule bien d’après Vanina. Le géniteur était le deuxième compagnon, l’homme blanc. Durant les quelques mois où nous restons en contact, elle me dit ne plus avoir d’hallucinations. Elle s’explique cette « amélioration » : « Ça va mieux, maintenant je sais que je ne serai plus jamais seule, c’est comme s’il [l’enfant] me protégeait (…) ».
Cette vignette clinique met selon moi en exergue la question des destins cliniques du pouvoir de la mère inconsciente sur la fille/sur la femme (ici sur Vanina en l’occurrence) et je vais essayer de le développer progressivement.
« Les visions ont commencé depuis que je suis enceinte »
« Aller sur le périphérique pour sauver l’enfant », voilà l’injonction qui inaugure les épisodes hallucinatoires que Vanina associe à sa grossesse puisqu’elle dit « ça a commencé depuis que je suis enceinte ».
A la question de la conjoncture de déclenchement de cette psychose qui n’est pas le point central que je souhaite développer ici[2], je reprendrais rapidement l’idée selon laquelle c’est bien la grossesse de Vanina qui déclenche sa psychose, une psychose sans doute jusque-là compensée. En effet, ce serait le fait d’être confrontée à la question de la procréation dont Lacan spécifie qu’elle n’a pas d’équivalent symbolique qui la précipiterait dans cette solution hallucinatoire : « Le fait qu’un être sorte d’un être, rien ne l’explique dans le symbolique. »[3] « Rien n’explique la création. »[4] « Rien n’explique non plus qu’il faille que des êtres meurent pour que d’autres naissent. »[5]
À propos de Schreber, Lacan indique que la fonction d’être père n’est pas pensable sans la catégorie du signifiant dans le symbolique. « Être père » est une notion dont Lacan précise en 1956 qu’il faut qu’elle ait été portée à l’état de « signifiant premier et que ce signifiant ait sa consistance et son statut. »[6]
Ainsi, la naissance, donner naissance, comme la mort, n’auraient pas de correspondant symbolique dans l’inconscient et n’existeraient pour le sujet qu’en passant par la question du père. En effet, chez l’homme comme chez la femme, la procréation échappe à la trame symbolique, elle est dans l’ordre symbolique « couverte par l’ordre instauré de cette succession entre les êtres. »[7]
Lacan formule « […] la question de savoir ce qui lie deux êtres dans l’apparition de la vie ne se pose pour le sujet qu’à partir du moment où il est dans le symbolique, réalisé comme homme ou comme femme, mais pour autant qu’un accident l’empêche d’y accéder. »[8]
La procréation pose donc immanquablement la question de la reconnaissance des sexes pour le sujet. Chez l’homme comme chez la femme, l’énigmatique question de la naissance, de la mort et de la procréation, dont Lacan indique qu’elles n’ont justement pas de solution dans le signifiant[9] renvoient nécessairement le sujet à la question de sa position dans la reconnaissance de l’Autre symbolique par rapport à son sexe.
Concernant Vanina, ce serait donc cette rencontre avec la question du père « qu’est-ce qu’un père ? »[10] et le défaut du Nom-du-Père qu’elle trouve à cette place-là qui la précipiterait vers cette solution hallucinatoire, tentative pour elle de trouver d’autres points d’accrochages pour tenter de stabiliser son monde.[11]
On s’aperçoit d’ailleurs que la première vision et la voix qu’elle entend mettent en scène la silhouette de celui qu’elle présume comme géniteur de l’enfant qu’elle attend : l’homme noir. Après l’entretien à l’issu duquel elle se rend compte en reconstituant les choses que finalement « rien n’est sûr », l’homme blanc entre sur la scène des hallucinations comme répondant à la possibilité que le copain blanc soit le père. C’est quand elle dit « cette fois c’est pas pareil, c’est un homme blanc… », « il y a des hommes blancs et des hommes noirs, ils chuchotent entre eux, etc. »
En bref, à mesure qu’elle revient sur ce qui avait fait énigme pour elle (la relation sexuelle qui avait lieu ou pas), dès lors qu’elle aperçoit que rien n’est sûr en ce qui concerne le géniteur du bébé, on voit l’homme des hallucinations « changer de couleur ».
L’image du géniteur « glisse » de l’homme de la relation sexuelle qui demeure énigmatique pour elle, vers la représentation d’un père qui marquerait de sa couleur l’enfant à naître.
J’ai distingué les hallucinations où elle voit des hommes en noir et blanc de sa première hallucination qui apparaît sous la forme de cette voix qui l’exhorte à aller sur le périphérique, autrement dit cette voix surmoïque qui la pousse à aller se tuer.
Cette notion de voix surmoïque me permet d’arriver à la question du pouvoir de la mère. Rappelons brièvement que le surmoi lacanien n’est pas issu de la figure paternelle comme chez Freud. Lacan représente volontiers le surmoi sous la figure d’un Autre maternel. Dès 1938, il se démarque de la tendance à figurer la mère comme douce et bienveillante. Il dresse plutôt un portrait inquiétant et obscur de la mère comme un autre mortifère dont le désir est vorace et dont le petit sujet doit s’extraire.
C’est un Autre qui va aussi s’avérer terrifiant par sa puissance dans La relation d’objet[12]. Lacan y décrit la toute dépendance du petit sujet à cette mère qui peut très bien répondre comme ne pas répondre à ses besoins.
« Lorsqu’elle ne répond plus, lorsqu’elle ne répond plus qu’à son gré, dit Lacan, elle devient réelle »[13], elle est une puissance. Lacan utilisera aussi la figure de la mère comme ce grand crocodile dans la bouche duquel nous sommes — « C’est ça, la mère – dit Lacan – et on ne sait pas ce qui peut lui prendre tout d’un coup, de refermer son clapet. »[14]
Il mettra surtout en évidence au fil de son enseignement ce qu’il désigne comme étant le désir de la mère, un désir vorace, celui de réintégrer son produit dit Lacan et où l’enfant est un fétiche pour la mère.
Il convient à chaque fois de répéter qu’il ne s’agit pas de confondre cet Autre maternelle avec la mère elle-même, la personne, la maman, mais plutôt de faire apparaître la figure inconsciente de la mère. Soulignons néanmoins que Vanina ne cesse d’évoquer son besoin de vivre loin de sa mère tout en exigeant la continuelle présence de celle-ci. Je suis témoin à plusieurs reprises de la relation particulière entre les deux femmes. Des scènes explosives ont lieu régulièrement, leurs conflits témoignant toujours d’un lien pétri d’ambivalence. Quel est ce lien ? Cette question du lien mère/fille m’amène maintenant à Freud.
En 1915, dans Communication d’un cas de paranoïa contredisant la théorie psychanalytique[15], Freud met en évidence la puissance du lien d’amour entre la fille et la mère, capable, dans ce cas de détourner la fille de son amour pour l’homme par un type de défense paranoïaque.
En 1920, dans Psychogenèse d’un cas d’homosexualité féminine[16], Freud fait allusion « à une dimension surgissant à l’arrière-plan du destin féminin »[17], celle d’une relation primordiale ambivalente à la mère dévoilant, en deçà de la fixation œdipienne au père, une fixation antérieure à l’objet maternel.
En 1925, avec Quelques conséquences psychiques de la différence anatomique entre les sexes[18] puis en 1931[19] et 1933[20] dans ses textes consacrés à la sexualité féminine, Freud fait la découverte proprement dite d’une « préhistoire de la relation œdipienne chez la petite fille »[21] selon l’expression de Freud, à savoir l’attachement préœdipien à la mère.[22]
Freud note durant cette période préœdipienne « l’activité sexuelle si étonnante de la fille en relation avec sa mère. »[23] Il décrit le caractère « particulièrement riche et varié »[24] de ce lien mère-fille, « l’amour infantile [y] est sans mesure ; il réclame l’exclusivité et ne se contente pas de fragments ».[25]
Il conclut que ce lien à la mère explique bon nombre de phénomènes de la vie sexuelle féminine. Il s’avère même impossible d’après Freud de comprendre la femme si l’on néglige la phase de fixation préœdipienne à la mère[26] qui constitue un lien exclusif « intense et passionné »[27] dont il reconnaît avoir jusque-là fortement sous-estimé l’importance et la durée.
La sexualité féminine se trouve dès lors à penser avec le lien préœdipien à la mère, un lien intense, sans mesure, passionné, un lien puissant qui persiste longtemps et laisse, dit Freud « tant d’occasions à des fixations et à des dispositions. »[28]
Une fois avoir indiqué toute l’intensité de ce lien à la mère, Freud dit aussi que « la femme n’atteint la situation d’œdipe normale »[29] qu’après avoir surmonté cette période d’attachement à la mère, autrement dit après qu’elle se sera détournée de la mère pour se tourner vers le père.
Comment va-t-elle surmonter, s’extraire et se détourner de ce lien si puissant ?
Après avoir insisté sur le caractère exclusif, intense et démesuré de ce lien, Freud explique que : « L’amour puissant ne manque jamais de s’accompagner d’une forte tendance agressive »[30]. Ce serait justement par cette haine, une haine elle aussi démesurée, que la fille s’expulse de ce lien et qu’elle rejette la mère. Voilà comment la fille s’extrait de ce lien à la mère : par la haine et le rejet de la mère.
Quelle haine ? Devant tous les motifs de haine qui constituent la longue liste des griefs contre la mère, bien au-delà du reproche du manque d’amour, du sevrage et des frustrations orales, le motif le plus important réside dans le fait que la fille « rend sa mère responsable de son manque de pénis ». Elle la fait naître femme et « ne lui pardonne pas ce désavantage »[31] dit Freud.
En outre, le désir avec lequel la fille se tourne vers son père serait initialement le désir du pénis dont la mère l’a frustrée et qu’elle attend maintenant de son père[32] : « Sous l’influence de l’envie du pénis la petite fille est expulsée de la liaison à sa mère et elle se hâte d’entrer dans la situation œdipienne comme dans un port. »[33]
On l’aura compris, le lien mère/fille et un lien puissant, si puissant que la fille devra « se trouver détournée par force de la mère (…) »[34] dit Freud. C’est un éloignement qui se fait sous le signe de l’hostilité, par la haine, une haine très frappante qui peut persister toute la vie et par le rejet de la mère.
Mais cette haine et ce rejet de la mère ne confèrent-ils pas d’autant plus de pouvoir et de puissance à cet Autre maternel ? Sans doute, car cette haine rend cet Autre d’autant plus nocif pour la fille qui devient ainsi une proie pour cette figure surmoïque maternelle. Voilà selon moi où situer le pouvoir de la mère inconsciente.
Markos Zafiropoulos[35] va jusqu’à radicaliser cette haine et ce rejet de la mère pour en faire une forclusion laissant ainsi « en plan », dit-il, « dans le registre imaginaire et réel cette figure maternelle » qui par là, « ne cesse de revenir sous la modalité de ce qui n’est donc pas symbolisé »[36]. J’ajoute ici : par des voix par exemple, des voix hallucinées qui font retour dans le réel, des voix du ravage.
Cette thèse me paraît très éclairante pour la clinique des filles. Pour le cas de Vanina, je ferais volontiers ce rapprochement entre le rejet de la mère que doit opérer la fille pour s’en détourner et le rejet opérant dans le phénomène hallucinatoire.
En effet, Lacan indique que dans l’hallucination, « tout ce qui est refusé dans l’ordre symbolique, au centre de la Verwerfung, (de la forclusion) reparaît dans le réel. »[37] Il a l’idée que dans l’hallucination, le sujet a affaire à ce qui n’advient pas au symbolique ce qui est donc rejeté du symbolique fait retour dans le réel sous les aspects de ces voix hallucinées qui vocifèrent, exhortent le sujet à une jouissance.
Ceci nous ramène aux hallucinations de Vanina et à cette sorte d’affinité entre la figure surmoïque maternelle dans sa version lacanienne et les voix hallucinées.
Ici je reprendrai cette thèse de la forclusion de la mère qui se déduit de ce rejet haineux que la fille doit effectuer pour s’extraire du lien préœdipien à la mère.
Dès lors, « stagnant dans ce réel »[38], la mère reviendrait, entre autres formes, sous la modalité de cette voix qui convoque le sujet à ce point et qui le pousse à incarner cet être phallique de la jouissance maternelle. En bref, la mère constituerait ce pousse à la jouissance pour la fille.
Si la première hallucination correspond à cette sorte de vocalise maternelle stagnant dans le réel et qui menace toujours de faire retour chez la fille, une voix du ravage maternelle non épinglée à la métaphore paternelle, en revanche, j’ai considéré la suite des hallucinations de Vanina comme tentative de capitonnage visant à faire exister le père au titre de métaphore.
En effet, la première vision et la voix qu’elle entend mettent en scène la silhouette de celui qu’elle présume comme géniteur de l’enfant qu’elle attend : l’homme noir. Après l’entretien à l’issue duquel elle se rend compte que « rien n’est sûr », l’homme blanc entre sur la scène des hallucinations comme répondant à la possibilité que le copain blanc soit le père. Ce doute convoque le dialogue interne de Vanina sur la scène hallucinatoire : « Cette fois c’est pas pareil, c’est un homme blanc(…) », « Il y a des hommes blancs et des hommes noirs, ils chuchotent entre eux, je n’entends pas ce qu’ils disent. »
Ainsi, la manière dont la parole de Vanina est prise dans le réseau des couples et des oppositions symboliques noir/blanc et les modifications qui émergent du contenu des visions constitueraient les indices du questionnement interne sur « qu’est-ce qu’un père ? » et les tentatives pour elle de fairedu père dans ce monde qui compte désormais un enfant.
Autrement dit, cette prolifération d’images (en noir et blanc) constituerait les indices de ses tentatives d’accrocher, de boucler dans cette nouvelle configuration (la grossesse) l’élément qui permettrait de sauver l’enfant dans le registre phallique.
En bref, après la voi(e)x mortelle de l’Autre maternel comme pousse à la jouissance qui l’exhorte à aller mourir, (première hallucination) émergerait rétroactivement cette nouvelle signification, celle de sauver ce bébé en allant sur le périphérique (puisque je rappelle qu’elle dit qu’elle doit aller sur le périphérique pour sauver son bébé). Ainsi, les hallucinations semblent indiquer la voie qui pourrait sauver ce monde qui menace de s’effondrer pour elle : il s’agirait en l’occurrence de sauver l’avoir phallique (son bébé) par la voie (métaphorique) du père -iphérique.
Pour Vanina, concernant la puissance, le pouvoir de la mère et ses destins, je fais l’hypothèse que cette voix qui inaugure ces hallucinations est une voix du ravage maternel. Il est là selon moi l’effet clinique de la puissance de la mère : une voix qui convoque à incarner cet être phallique dans une pente morbide à aller mourir.
Je pense que c’est cette même figure de l’Autre maternel comme pousse à la jouissance chez la fille, qui avait conduit Vanina adolescente à ses deux tentatives de suicide dont je rappelle le caractère éminemment oral : une première tentative en avalant de l’eau de javel et une seconde, des médicaments, ces formes cliniques que Lacan évoque en 1938 dans Les complexes familiaux[39]. Dans ce texte, Lacan décrit une imago maternelle qui doit être sublimé sans quoi « l’imago, salutaire à l’origine, devient facteur de mort. »[40] Du fait de sa prématurité, le petit d’homme est entièrement dépendant de l’Autre nourricier qu’est la mère.
C’est pourquoi, face au sevrage, dans une sorte de nostalgie morbide maternelle, le sujet chercherait à retrouver l’imago de la mère. Lacan compare cette pente au retour au sein de la mère à une tendance psychique à la mort (à se laisser mourir dans la mère) qui s’effectue, selon lui, sous la forme originelle que lui donne le sevrage et qui se révèle dans les suicides « non violents », les grèves de la faim de l’anorexie mentale, les empoisonnements lents de certaines toxicomanies par la bouche, et les régimes de famine des névroses gastriques.
J’ai voulu mettre au cœur de la réflexion la puissance du lien préœdipien à la mère dont la fille a sans cesse affaire. Un lien puissant et insistant.
On aperçoit combien la fille, dans sa constitution subjective, dans son trajet est bien celle qui va devoir déployer une énergie folle pour s’extraire, s’expulser de cet Autre maternel, un Autre d’autant plus puissant qu’il a fait l’objet d’un rejet et si on va jusqu’à appréhender le lien à la mère du côté du rejet radical voire de la forclusion de la mère, on comprend mieux me semble-il ce qui donne à la mère son statut de figure persécutrice (dans la paranoïa féminine notamment) et de pousse à jouir chez la fille.
Ainsi, le lien préœdipien à la mère tel qu’il est mis en évidence par Freud, va assez bien avec cette instance psychique surmoïque représentée par l’Autre maternel mortifère de Lacan si l’on tient compte de cette dimension du rejet par la haine et du statut particulièrement puissant et nocif qu’il confère à la mère pour une femme.
[1] I. GUILLAMET, « Psychopathologie psychanalytique de la périnatalité. Envers inconscient et destins cliniques du devenir mère », février 2013, Thèse de Doctorat en Psychanalyse et psychopathologie – Paris 7 – CRPMS, sous la direction de M. ZAFIROPOULOS. Il s’agit d’une recherche sur la femme enceinte, dont la démarche consiste à partir des symptômes périnataux afin d’en extraire, à partir de leur logique de production et leurs destins cliniques, un certain « savoir » sur la grossesse du point de vue de l’inconscient.
[2] Cette question fait l’objet, dans ma thèse, d’un chapitre consacré au rôle de la grossesse dans les psychoses.
[3] J. LACAN, Le Séminaire, livre IV, La relation d’objet(1956-1957), Paris, Éditions du Seuil, 1994, p. 202.
[4] Ibid., p. 202.
[5] Ibid., p. 202.
[6] Ibid., p. 329.
[7] Ibid., p. 202.
[8] Ibid., p. 202.
[9] J. LACAN, Le Séminaire, livre III, Les psychoses (1955-1956), Paris, Éditions du Seuil, 1981, p. 215.
[10] On comprend dès lors que pour un sujet dont le Nom-du-père est forclos, si ce n’est de le contraindre à trouver d’autres points d’accrochage, une grossesse peut le précipiter dans une décompensation. C’est pourquoi, je soutiens que le moment de la grossesse et du devenir mère constitue l’un des moments propices aux décompensations de psychoses préexistantes et jusque-là compensées.
[11] Dans « D’une question préliminaire à tout traitement possible dans la psychose », Lacan se rapporte au cas Schreber et à l’absence de l’opération symbolique de métaphore paternelle qu’il note Po dans le schéma I. Lacan illustre dans ce schéma l’absence de signification phallique qui aurait permis un ancrage de la chaîne signifiante et ses conséquences sur le registre imaginaire. Il y décrit notamment le bouleversement du sujet sous les aspects du crépuscule du monde qui précède la perplexité qui inaugure le déchaînement du signifiant et la délocalisation de la jouissance. Autrement dit, là où « est appelé le Nom-du-Père, peut donc répondre dans l’Autre un pur et simple trou, lequel par la carence de l’effet métaphorique provoquera un trou correspondant à la place de la signification phallique ». Ainsi, depuis l’Autre, surgit l’appel d’un signifiant qui ne peut être reçu par le sujet faute d’avoir été symbolisé. C’est donc le défaut du Nom-du-Père à cette place-là et le trou qu’il ouvre dans le signifié qui amorce la « cascade des remaniements du signifiant » d’où procède le désastre de l’imaginaire, « jusqu’à ce que le niveau soit atteint où signifiant et signifié se stabilisent dans la métaphore délirante. » Voir : J. LACAN, Écrits I, Paris, Éditions du Seuil, coll. Points Essais, 1999, p. 49.
[12] J. LACAN, Le Séminaire, livre IV, La relation d’objet (1956-1957), Paris, Éditions du Seuil, 1994.
[13] Ibid., p. 68-69.
[14] J. LACAN, Le Séminaire, livre XVII, L’envers de la psychanalyse (1969-1970), Paris, Éditions du Seuil, 1991, séance du 11 mars 1970.
[15] S. FREUD, « Communication d’un cas de paranoïa contredisant la théorie psychanalytique (1915) », Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 2005.
[16] S. FREUD, « Sur la psychogenèse d’un cas d’homosexualité féminine, (1920) », Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1978.
[17] Ibid., p. 123.
[18] S. FREUD, « Quelques conséquences psychiques de la différence anatomique entre les sexes (1925) », La vie Sexuelle, Paris, PUF, 2005.
[19] S. FREUD, « Sur la sexualité féminine (1931) », La vie sexuelle, Paris, PUF, 2005.
[20] S. FREUD, « La féminité (1933) », Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, Paris, Gallimard, Folio essais, 1984.
[21] Ibid., p. 126.
[22] « La pénétration dans la période préœdipienne de la petite fille nous surprend comme, dans un autre domaine, la découverte de la civilisation minéo-mycénienne derrière celle des Grecs. – Tout ce qui touche au domaine de ce premier lien à la mère m’a paru difficile à saisir analytiquement, blanchi par les ans, semblable à une ombre à peine capable de revivre, comme s’il avait été soumis à un refoulement particulièrement inexorable. », S. FREUD, (1931), op. cit., p. 140.
[23] Ibid., p. 149.
[24] S. FREUD, (1931), op. cit., p. 140.
[25]Ibid., p. 144.
[26] Ibid., p. 157.
[27] Ibid., p. 139.
[28] S. FREUD, (1933), op. cit., p. 159.
[29] S. FREUD, (1931), op. cit., p. 140.
[30] S. FREUD, (1933), op. cit., p. 162.
[31] Ibid., p. 167.
[32] Ibid., p. 171.
[33] Ibid., p. 173 ; je souligne.
[34] S. FREUD, (1931), op. cit., p. 148 ; je souligne.
[35] M. ZAFIROPOULOS, La question féminine, de Freud à Lacan. La femme contre la mère, Paris, PUF, 2010.
[36] M. ZAFIROPOULOS, Séminaire du Cercle International d’Anthropologie Psychanalytique, séance du 12 février 2009.
[37] J. LACAN, (1955-1956), op. cit., p. 21.
[38] M. ZAFIROPOULOS, op. cit.
[39] J. LACAN, « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu (1938) », Autres Écrits, Paris, Éditions du Seuil, 2001.
[40] Ibid.
Psychologue clinicien, docteur en psychopathologie et psychanalyse.
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Ce texte a ceci de particulier qu’il est le résultat d’un travail de commande. On connaît la tradition qui veut que l’on consacre quelques centimètres de toile à la représentation de l’heureux mécène de l’œuvre ; je n’aurai pour ma part nullement à forcer le trait pour que se dégagent quelques-unes des facettes de l’intérêt de mon commanditaire. Je crois, ça lui arrive parfois, qu’il sera heureusement surpris de sa propre pertinence, lorsque au-delà de l’association presque anecdotique – le pouvoir au féminin, Wonder Woman elle a ça dans le nom – au-delà de l’association presque anecdotique donc, la super héroïne s’avancera et, sublime du haut de ses 74 ans, elle lui accordera un bon point pour sa question féminine. Puis viendra la deuxième partie de cet article, là où je tenterai de reprendre la main et de traiter le sujet qui aurait certainement trouvé à s’exprimer quelle que soit la commande. Il est, comme toujours, contenu dans le sous-titre : Après donc la Wonder Woman de Markos Zafiropoulos, il sera question d’une certaine Séduction des innocents, d’après le titre le plus fameux du très méconnu Fredric Wertham.On connaît tous la sublime brunette – pour beaucoup éternellement incarnée par Lynda Carter – avec son slip bleu étoilé, son corsage généreux, son diadème, son fameux lasso et ses bracelets pare-balles. On connaît moins l’histoire de sa naissance. J’ai fait grand cas, ces dernières années, de la « trouvaille carrément géniale » – le mot est d’Umberto Eco – qu’est le mythe de Superman, évoquant notamment les origines juives des membres de la petite horde de fils à l’origine du panthéon super-héroïque. Aujourd’hui je me dois d’intégrer à cette loi un infime bémol : Contrairement à l’ensemble de ses collègues de l’époque, l’auteur de Wonder Woman était on ne peut plus goy. Contre toute attente, William Moulton Marston, né aux Etats-Unis en 1893, était docteur en psychologie, diplômé de l’Université d’Harvard puis professeur à Boston et à Washington. Il est notamment l’inventeur du test de pression artérielle systolique et donc crédité comme créateur de la technologie du détecteur de mensonges !
Théoricien du féminisme, il aimait tellement les femmes qu’il vivait avec deux d’entre-elles, deux femmes qui continuèrent de vivre ensemble après son décès en 1947, Elizabeth Holloway Marston, femme active et bardée de diplômes et Olive Byrne, une de ses anciennes étudiantes, nièce notamment de Margaret Sanger, célèbre militante à l’origine de ce qui deviendra le planning familial américain. Suite à une interview durant laquelle le psychologue vantait le potentiel éducatif des comics books, il fut engagé par l’éditeur Max Gaines en qualité de consultant, mesure prophylactique destinée à apaiser le grondement de bien des éducateurs de l’époque. Marston est convaincu qu’il faudrait opposer à Superman et Batman un autre type de héros qui triompherait du mal grâce à l’amour et non à la seule force de ses poings. C’est Elizabeth qui lui suggère alors de faire de ce héros la première super-héroïne. L’idée est soumise à Gaines qui accepte à condition que ce soit Marston lui-même qui assure le scénario de la série. Le consultant devient donc auteur, et Wonder Woman (un temps appelée Suprema) prend vie.
Voilà rapidement pour la genèse éditoriale (avec, vous l’aurez relevé, son contexte féministe) – qu’en est-il maintenant de la genèse proprement narrative de l’héroïne ? C’est sur ce point, je crois, que l’on peut envisager quelque chose de l’intéressement de Markos Zafiropoulos au dossier Wonder Woman. En effet, on se souviendra de son débat, longtemps entretenu avec la personne de Paul-Laurent Assoun, concernant la virginité de la Grande Diane des Éphésiens. On se rappelle l’enjeu de la discussion : Peut-on trouver des exemples de Déesses-Mères ou bien a-t-on toujours affaire à de divines vierges, comme autant de filles inconscientes du Père mort ? Pour être témoin du dernier relent en date de ce sempiternel débat, il fallait être à Athènes en novembre 2014, lorsque Zafiropoulos pointant du doigt l’Acropole, y désignait le point d’achoppement de la visée freudienne quant à la question féminine, proposant une nouvelle interprétation du bien connu vertige de Freud, soit, non pas une identification au jeune Œdipe foulant le marchepied paternel, mais à l’Œdipe vieillissant, l’Œdipe aveugle de Colone, celui dont la faute n’est pas d’avoir (pour reprendre son terme) « labouré le corps de la Divine Maman » mais d’avoir pénétré par erreur sur les terres prohibées des vierges invincibles.
Que raconte le premier épisode de Wonder Woman, publié en 1941 ? Un aviateur, officier de l’US Air Force, s’écrase sur une île perdue au milieu de l’océan. Paradise Island, refuge secret des mythiques Amazones ayant fuit le joug d’Hercule et la violence du monde des hommes. Malgré la protection d’Aphrodite, un homme s’écrase donc sur l’île interdite et il est secouru par rien de moins que la princesse des environs, la fille d’Hippolyte, reine des Amazones. Remise de ses émotions (« Ciel ! Un homme sur Paradise Island ! »), la jeune femme soulève l’aviateur inconscient et le porte tel un poupon jusqu’à l’hôpital. Apprenant la nouvelle, la reine décide que l’homme recevra les meilleurs soins avant d’être réexpédié chez lui, à l’expresse condition que ses yeux restent bandés tout au long de son séjour… Si l’ouverture d’Œdipe à Colone insiste sur le fait qu’il faut être au moins aveugle pour fouler sans le savoir le territoire des vierges invincibles, l’utilisation moderne de ce qui semble être le même fond mythique renverse quelque peu les choses et fait de la condition à l’origine de la transgression, une condition dans le sens de la prescription : Exceptionnellement on laissera un homme fouler l’île secrète des vierges invincibles, à condition qu’il ne puisse ni voir, ni savoir, où il met les pieds.
Bien entendu, la jeune princesse tombe éperdument amoureuse de cet homme, le premier qu’il lui a été donné de voir et s’acharne à le ramener d’entre les morts. Alertée par tant de déférence, Hippolyte convoque sa fille unique afin de la mettre en garde contre le genre masculin. Elle lui conte l’histoire de leur peuple, leur combat contre Hercule, leur asservissement et la fuite sur Paradise Island. La leçon d’histoire terminée, la princesse insiste pour que Trevor soit raccompagné aux Etats-Unis d’Amérique afin qu’il puisse mener à bien sa mission : l’arrestation d’un dangereux espion nazi. La reine consulte alors Athéna et Aphrodite qui l’enjoignent en effet de dépêcher la plus puissante et la plus sage des amazones afin qu’elle accompagne le retour de Trevor et qu’elle défende les United States of America, dernière citadelle de la liberté et de la démocratie. Un tournoi est donc organisé afin d’établir qui sera cette ambassadrice amazone, tournoi dont la jeune princesse se voit interdire l’entrée par sa mère, qui refuse de voir son enfant renoncer à son immortalité. La compétition s’ouvre donc, et est survolée par une mystérieuse participante, surnommée The Masked Maiden, soit la vierge masquée. L’inconnue remporte le tournoi haut la main et se révèle être, bien entendu, la jeune princesse amoureuse. Malgré ses réticences la reine reconnaît alors la victoire éclatante de sa fille : « Tu as gagné et je suis fière de toi. En Amérique tu seras en effet une Wonder Woman… Fais-y toi connaître sous le nom de Diana, d’après ta marraine, la déesse de la lune ! Et voilà un costume que j’ai créé pour la gagnante, afin qu’elle le porte en Amérique ! ». Le premier numéro s’achève donc sur une image de la princesse ayant endossé son costume de Wonder Woman ; la vignette est accompagnée de ces mots : « C’est ainsi que Diana, la Wonder Woman, renonça à son héritage, à son droit à la vie éternelle, qu’elle quitta Paradise Island pour raccompagner l’homme qu’elle aimait en Amérique – Une terre qu’elle apprendra à aimer, à protéger et à adopter comme étant la sienne. »
Arrivé au terme de ce récit génésique, les plus perspicaces s’interrogeront : Si la jeune princesse ne connaît rien du monde des hommes, ni même l’histoire de son peuple, c’est qu’elle est née sur Paradise Island… Seulement voilà, sur l’île justement, nulle trace d’aucun homme et donc d’aucun géniteur… Comment dès lors expliquer cette naissance miraculeuse ? La bande dessinée nous apprend qu’Hippolyte, souffrant de solitude, s’est vue instruite par Aphrodite l’art de modeler une statuette d’enfant, à laquelle la déesse a ensuite insufflé vie ! Et pas n’importe comment : par un heureux effet de nomination ! S’adressant à la petite statue Aphrodite dit : « Je te nomme Diane, d’après la déesse de la lune et de la chasse ! » Et la voilà qui s’élance et, depuis l’atelier de potier, saute dans les bras de la Reine Amazone. Après la Grande Diane des Éphésiens, figure virginale adorée entre autres des vendeurs de statuettes, voici venir, pour le plus grand bonheur des vendeurs de bandes dessinées, Wonder Woman, soit l’histoire d’une petite statuette devenue la Merveilleuse Diana des Américains.
J’ouvre maintenant le second mouvement de mon exposé. J’ai consacré une bonne part de ces trois dernières années à la rédaction d’une Etude sur l’héroïsme. J’y ai adopté une méthode qui, par certains côtés, s’éloigne de la pure prescription structuraliste d’un Lévi-Strauss. En effet, j’ai suivi une certaine tendance freudienne, que l’on retrouve il me semble chez Lacan à partir de son invention de l’objet a, soit une tentation presque esthétique, partant de la prise en considération de l’effet jusqu’à la retrouvaille d’avec un objet cause.
L’exemple princeps d’une telle visée peut être trouvé dans le témoignage que nous offre Freud de son face-à-face sensible avec la statue de Moïse. Cette appréhension déçue de ne pas la voir s’animer et s’élancer (telle la petite Diana) de son socle, puis ce vif sentiment d’Unheimliche en sentant tomber le regard courroucé du héros tandis qu’il semble se figer de plus en plus… Exemple princeps dis-je puisqu’il a donné le « La » de mon commentaire du texte d’Umberto Eco, consacré aux coordonnées mythopoétiques de Superman, lorsque le célèbre sémiologue décrit un héros traditionnel du mythe, opposé au héros de la civilisation du roman en cela qu’il se présente sous la forme d’une figure définitivement statufiée, résultat indéboulonnable en pointe d’un récit toujours déjà advenu. Pour Eco, le héros du mythe ou l’image religieuse traditionnelle se présente sous les traits d’une figure pétrifiée… Je crois, que c’est cette même figure jusque-là impassible, que l’on retrouve comme un des leitmotives les plus prégnants du romantisme, sous les traits d’une surfemelle au regard de marbre, prenant vie face au regard médusé d’un pauvre héros suprasensible. On pense bien évidemment à la Vénus à la fourrure, j’ai pour ma part un petit faible pour sa prédécé-sœur, la Vénus d’Ile de Mérimée.
J’ai proposé de désigner ces figures impassibles plus ou moins bien pacifiées, par le terme d‘OMPHALLIQUE. D’après la reine légendaire de Lydie, celle qui eut Hercule comme esclave, mais surtout d’après le fameux Omphalos delphique, cette pierre de la ruse qui prit la place du fils dans l’estomac paternel, recrachée par Cronos, et rejetée sur terre par un Zeus visiblement embarrassé par la proximité de ce signe du manque dans l’Autre. Rejetée certes mais pas n’importe où ; deux aigles partis un du Nord et un du Sud en indiquèrent l’idéal point de chute : l’Omphalos conservé dans le temple d’Apollon, surmonté (ainsi que l’a montré l’archéologue Jane Ellen Harrison) de deux têtes de Gorgones, devait indiquer le centre interdit, le nombril spirituel du monde grec…
Cette pierre, que Lacan dans sa leçon sur l’Agalmatique désignait comme un évident fétiche, acquiert, depuis sa prise dans le mythe, la valeur d’un objet a mutualisé, offert comme cause collective de désir – non pas fuyant comme le sont la plupart des Graals, mais habilement circonscrit, durablement phallicisé grâce aux rigides prescriptions du rituel. C’est à cette rigidité me semble-t-il que réagissent les romantiques de toutes époques, comme autant d’incertains rebelles du fétiche.
En rapportant l’angoisse de leurs héros confrontés aux Vénus de marbre, Masoch et Mérimée perpétuent en quelque sorte le geste de Paul à Ephèse lorsqu’il pointait d’un doigt accusateur le caractère fétichiste du culte d’une déesse vierge statufiée. Chacun leur tour ils semblent vouloir désigner une certaine affiliation du registre culturel omphallique au genre féminin dans ce qu’il a de plus radical : l’êtrification phallique du corps de la vierge. Sans pouvoir développer plus avant, je crois que l’on touche ici à une certaine communauté de structures, à retrouver tant dans l’affre des symptômes névrotiques que dans le dédale de l’histoire de l’art, et qui implique cette convocation régulière d’une figure de vierge invincible chaque fois qu’il s’agit pour l’homme de la culture d’échafauder une représentation du point d’équilibre ultime, coordonnée inimaginable de l’aboutissement de sa quête. Je crois que cela n’est pas sans lien avec la tentative toujours répétée et jamais définitive de représenter ce qu’il en est de la représentation, moteur s’il en est de cette joyeuse féticherie qu’est la culture.
Dissertant à propos de la question d’une coordonnée centrale, jubilatoire et interdite, Lacan introduit dans son séminaire de 1969 la figure d’une Vénus préhistorique, qui à l’inverse de nos Vénus romantiques n’a pas d’yeux mais, dit-il, de « formidables fesses »1. Lacan propose de considérer cette énième statuette de femme, comme mise en forme par nos ancêtres préhistoriques de ce qu’était pour eux le représentant de la représentation. Je cite : « Pour eux le représentant de la représentation était assurément comme ça. Cela vous prouve que le représentant de la représentation peut différer selon les âges. »2 Voilà l’idée : de la Vénus préhistorique à la Vénus d’Ile, autant de tentatives de composer avec le caractère insaisissable de la Chose en essayant de représenter une énigme par une autre. Le corps de la femme et sa jouissance, érigés imaginairement en lieu et place de la Chose.
Vous me voyez venir. Après avoir établi une certaine généalogie entre la grande Diane des Éphésiens et la Diana de Marston, il est temps pour moi de tenter un pas de plus et d’essayer de vous faire envisager Wonder Woman comme pouvant être une version 1942 du représentant de la représentation aux Etats-Unis d’Amérique. Si, à suivre Lacan, on peut considérer l’existence d’une sorte d’affinité élective entre l’imagination d’un idéal féminin fétichisé et la tentative répétée de représenter la représentation, il y a bien chez Marston, et avec Wonder Woman, la volonté de toucher à quelque chose d’une figuration de La femme suprême. Comme il le dit lui-même : « Pour être franc, Wonder Woman est une propagande psychologique pour le nouveau type de femmes qui devrait un jour, je crois, dominer le monde. » Seulement, et pour être tout à fait en accord avec la méthode que je vous présentais comme étant la mienne, il faudrait que je puisse, à côté de cet évident adorateur qu’était Marston, convoquer aussi bien un énième descendant de Paul, le rebelle du fétiche Éphésien.
C’est là qu’intervient le Docteur Fredric Wertham et sa Séduction des innocents.
Juif Allemand né en 1895 à Munich, ayant immigré aux Etats-Unis dans les années 20, élève d’Emil Kraepelin, ayant au moins une fois rencontré Freud, Wertham est un des grands noms de la psychiatrie new-yorkaise. Directeur de nombreux services hospitaliers, populaire pour être intervenu en qualité d’expert lors de procès très médiatisés, c’est sa croisade contre les comics books, menée dans les années 50, qui le fera définitivement passer à la postérité. Son best-seller, intitulé Seduction of the Innocent fut en effet utilisé comme pièce à conviction lors d’un procès mené en plein maccarthysme contre les éditeurs de comics books, suite auquel ils durent mettre en place une rigide instance d’autocensure. Plusieurs journaux mirent la clef sous la porte et on dénombra partout aux Etats-Unis un grand nombre d’auto-dafe de comics… Triste destin d’un texte qui se voulait, à la suite notamment de notre Henri Wallon national, dénoncer, je cite, la promotion du mythe Nietzschéo-Nazi du surhomme, et que l’on retrouve aujourd’hui régulièrement surnommer le Mein Kampf des comics.
La visée de Wertham, comme l’indique le titre de son ouvrage, était de proposer une nouvelle version de la Neurotica avec, pour séducteur, le médium BD Comme il l’écrit : « Je suis convaincu […] que les enfants sont bons et les comics mauvais. »3 Selon son expérience, les bandes dessinées constituent « la racine de la délinquance moderne de masse »4 et du développement des perversions sexuelles précoces, elles « stimulent sexuellement les enfants » dans une « répétition de violence et de sexualité que ni Freud, Krafft-Ebing ou Havelock Ellis auraient imaginé qu’elle puisse un jour leur être offert. »5 Il nous explique que « parmi le stock des aphrodisiaques mentaux dont disposent les comics books, il y a une certaine façon de dessiner les poitrines des filles pour qu’elles soient excitantes sexuellement. »6 Les seins des héroïnes de BD font grosse impression au bon docteur qui pointe (sans mauvais jeu de mot), pages après pages leur opulence : « Dès qu’elles le peuvent [les poitrines] s’avancent, elles s’imposent. »7 Il y a un autre motif que Wertham s’évertue à repérer inlassablement et qui, associé au déluge d’adjectifs faisant état de la protubérance des poitrines, nous donne une bonne idée de l’impact qu’avait cette littérature sur le psychiatre lui-même : « the injury-to-the-eye motif », que nous traduirons en « motif de la-blessure-aux-yeux », ou de l’obsession de Wertham à retrouver dans la majorité des BD la figure d’une pointe aiguisée menaçant de venir se loger dans une rétine écarquillée par l’effroi.
Cela commence avec les poitrines et trouvera son acmé dans sa description de la figure de la super-héroïne, comme figure horrifique par excellence. « La super-femme (Wonder woman) est toujours une figure horrifique. »8 La plus célèbre des super-héroïnes (avec sa « super-poitrine »9 !) représente pour le psychiatre ce qui se fait de pire dans les comics, exemple paradigmatique de la tentation et de la séduction du médium. Wonder Woman « est une figure terrifiante pour les garçons et un idéal indésirable [il dira aussi morbide] pour les filles. »10 Surpuissante physiquement, entretenant un rapport lesbien avec sa suite de filles adoptées (en compagnie desquelles elle se plait à rire des hommes faibles), l’amazone des comics est, pour Wertham, une « cruelle femme phallique »11, une figure « fasciste et futuriste »12 « définitivement anti-masculine »13 et dont « l’amour maternel est totalement manquant »14 (le psychiatre nous explique qu’elle ne travaille pas, qu’elle ne s’occupe pas de la maison, ni n’élève de famille). « S’il était possible » conclut Wertham, « de transposer une figure de papier telle que Wonder Woman dans la vraie vie, n’importe quel jeune homme mentalement équilibré reconnaîtrait que quelque chose ne tourne pas rond chez elle. »15
Si l’on peut reconnaître une chose à Wertham c’est d’avoir su capter une certaine valeur fétichique chez Wonder Woman. Fétichique et non pas fétichiste comme il le pensait lui-même. En fait, sans même s’en rendre compte, Wertham se positionne à la suite de Paul, reconnaissant depuis son angoisse la prégnance d’un lien établi entre ces trois faits que sont le féminin, l’imaginaire et l’économique. Lorsqu’il égraine les occurrences du motif de la blessure aux yeux, il dit bien ce qui a sauté aux siens : la marque de la castration que dissimule toujours imparfaitement les tentatives sublimatoires et fétichiques de production d’un représentant de la représentation aux allures de poule aux yeux d’or.
Ce n’était pas franchement mon objectif au départ mais maintenant que cet article touche à sa fin, et malgré la légèreté apparente de mon sujet, me voilà sur le point d’en appeler à la plus grande vigilance. Quand on incrimine les vendeurs de statuettes et de BD, qu’on les accuse d’être la cause d’une prétendue perversification du fait social, quand on s’inquiète de voir les femmes revendiquer la place qui leur revient et que l’on tremble pour l’avenir du monopole masculin, quand au final on pleure la disparition du père en supposant qu’il ait déjà été dans le coin, vous pouvez être sûr que chaque fois il fait retour sous son visage le plus fouettard… Du Père-la pudeur au Père-lapideur il n’y a qu’un pas… Et si l’actualité la plus vibrante doit nous rappeler quelque chose, c’est que ce sont au final toujours les mêmes ceux qui visent les dessinateurs et ceux qui résistent au dévoilement des femmes.
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Avant de proposer une sorte de schéma directeur propre à ordonner notre point de vue sur les relations complexes répartissant dans le champ sociopolitique le destin de la femme, je voudrais d’abord nous conduire au cœur de l’exemple clinique qui nous mettra une nouvelle fois, avec Lacan, sur la piste des traits peut-être les plus distinctifs de ce que j’appellerai la situation de la femme au regard du pouvoir politique et social de la modernité. Situation qui fut incarnée de manière paradigmatique par celle que Lacan aura choisi dans le Livre VIII du Séminaire intitulé Le transfert[1], comme analyseur de ce qu’il en est de l’actualité du mythe d’Œdipe polarisant l’inconscience du sujet de la modernité ; sujet ici au féminin, à savoir la sublime Sygne de Coûfontaine dont Claudel situe le destin tragique dans l’ambiance du drame postrévolutionnaire durant lequel la France change de Nom-du-Père (sur le contenu) et où le pouvoir napoléonien s’installe, quoique déjà bousculé par la Restauration qui verra Louis XVIII transitoirement récupérer le trône de France.
Bref, sous la plume du poète rédigeant une trilogie – qui au passage dément l’idée de l’absence de tragédie dans la modernité – les mâles de France s’étripent pour le service des biens et la première scène de L’otage[2] s’ouvre sur les retrouvailles des Coûfontaine. Dans cette première scène, Sygne raconte à son cousin revenu de guerre comment, après l’assassinat de leurs parents et le démembrement du domaine familial, elle s’est acharnée à redonner son unité moi-idéal typique au domaine, de la même manière qu’elle s’est acharnée à recomposer le crucifix, l’homme de bronze, une nouvelle fois supplicié par la haine des révolutionnaires, ayant ajouté au massacre des moines cisterciens que la famille abritait sur son domaine, le martyr du Christ, dont elle a patiemment réuni le corps morcelé.
« Et maintenant le grand bon-dieu noir rongé par le soleil et la pluie, le scandaleux supplicié, Le voici entre ces murs caché des hommes avec nous et nous recommençons avec lui comme des exilés / Qui se refont un foyer de deux tisons mis en travers »[3],
dit-elle, pour clore le récit qu’elle fait à son cousin. Récit par lequel on vérifie que dans cette interprétation chrétienne de l’axiome de Marx – « la terre hérite du fils de paysan » – le domaine comme bien se trouve élevé à la dignité du sacré, ce qui remet dans le bon ordre la conception que l’on doit se faire de l’organisation du régime des relations entre l’homme et les biens : pour ce qu’il en est de ce nouage, les biens sont premiers. D’où se déduit que se mettre à leur service est, d’une certaine manière, l’ordre naturel de l’aliénation de l’homme à laquelle Lacan cherche une issue par la psychanalyse.
« Comme la terre nous donne son nom, je lui donne mon humanité […] C’est pourquoi précédé du de, je suis l’homme qui porte son nom par excellence »[4], confirme George de Coûfontaine, revenant de guerre avec ce seul nom comme trésor, puisque sans son épouse qui l’aura déshonoré avec le Dauphin et sans ses enfants, mortellement emportés par une fièvre étrangère.
D’emblée, on comprend donc que l’aventure guerrière de la destruction des biens (au loin) a privé le mâle des Coûfontaine de ses avoirs (sa femme et ses enfants), de même que de près, la Révolution l’a privé de l’unité de sa terre, de l’unité de son corps, de l’unité de son Dieu et qu’il revint au patient ouvrage de Sygne (la fille) d’avoir remembré la figure divine de l’homme de bronze à laquelle elle se voue pour garantir la stabilité du miroir domanial, dont le nom capitonne au régime symbolique de la noblesse chrétienne, les héritiers de cette terre ; capitonnage dont la vierge Sygne s’est faite la garante, comme Antigone se fit il y a vingt-cinq siècles, selon Lacan, la garante du signifiant même incarné par l’unicité de son frère.
Dans le malheur de la destruction radicale des biens, où se précipitent volontiers les mâles au Nom-du-Père, il revient étrangement donc à l’héroïne tragique de garantir le régime symbolique du langage et des Noms. Ce qui nous porte du même coup au régime de l’ordre sacré de l’au-delà des biens où le père, même mort ou démembré par les fils, se trouve en l’occasion soutenu par la fille, se faisant vestale, voire cariatide de l’ordre symbolique où se fomente le renouvellement des échanges, des biens et des générations.
Bref, il y a un au-delà des biens et un au-delà du bien de la cité. Voilà, selon moi, ce que nous contraignent à penser aussi bien Sygne qu’Antigone ou Médée, réunies ici sous les rapports qu’elles entretiennent au choix qu’elles font prévaloir pour le régime de l’être, du sacré et du particulier contre le régime des avoirs, de la cité et de la politique des mâles.
Et vous comprenez qu’en ce sens déjà j’essaie d’articuler une sorte de dysharmonie relative opposant le pouvoir des mâles qui s’affrontent pour les biens, au pouvoir que je ne reculerai pas à designer comme spirituel de l’engagement sociopolitique de la vraie femme ou des femmes comme femmes. Ceux qui suivent mon travail apercevront ici une sorte de relance de l’opposition que je promeus depuis ma Question féminine[5] pour distinguer au plan heuristique le style d’enfoulement des mâles qui se fait au Nom des avoirs, tandis que celui des femmes comme femmes se fait volontiers au Nom de l’être, et donc au Nom du rien qui motive le désir contre le régime des avoirs où s’impose la satisfaction et par conséquent la fin du désir.
J’y reviendrai. Car si j’ai déjà dit que cette opposition entre l’être et l’avoir exige des freudiens en particulier qu’ils complètent le chantier de recherches concernant ce que j’appellerai la socialisation différentielle des sexes, j’ajoute que cette socialisation n’est pas sans variation socio-historique. Autrement dit, si je dis qu’il manque au texte de Freud Psychologie des masses[6] son répondant quant à la mise en foule des femmes et si je dis que ce répondant est au moins esquissé dans le beau texte de Freud, Le tabou de la virginité[7], ce n’est pas, de mon point de vue, encore suffisant, car tant au regard de l’être qu’au regard des avoirs (dans les enjeux sociopolitiques), c’est un fait que la situation des femmes évolue historiquement, au moins en Occident (et du coup, aussi bien celle des hommes).
Mais, revenons-en à Sygne, là où je l’ai laissée. Car, comme vous l’avez compris et sur le fond des retrouvailles de l’unité sacrée de la Terre, les cousins se trouvent ressaisis par l’attraction du domaine remembré, comme par la logique de l’alliance à relancer. Ils s’avouent donc leur amour tout en se faisant promesse de mariage.
Tout irait donc au mieux dans le meilleur des mondes tragiques de la noblesse de France, si ce n’est que le cousin n’a rien trouvé de mieux que de ramener dans ses bagages le Pape, préalablement retenu dans une citadelle napoléonienne, et qu’il s’est mis en tête de l’exfiltrer vers les territoires du Roi de France pour relancer le parti de l’alliance entre l’Eglise et le Roi.
Patatras ! La politique où s’exténue le pouvoir des mâles s’est, par la faute du garçon, installée d’abord en clandestine dans la demeure de Sygne et, s’il faut pour y voir clair différencier l’homme de la femme pour ce qui concerne l’analyse du registre complexe du pouvoir, ils sont, les deux sexes, et sous ce regard, pas sans relation puisque les actes des uns – ici la prise d’otage des mâles – ont une incidence évidente sur le destin des autres – ici le destin de la femme, ravalée d’abord au service des biens, puis élevée dans ce drame au niveau de la crucifixion et donc du sacré, comme nous le verrons aussi.
Bon, j’avance : le Pape est dans la place et voilà qu’à l’acte II, le rideau se lève sur le baron Turelure, un homme grand au nez étroit et très busqué, un préfet de la République dont la discrète boiterie introduit le frisson chez le spectateur, d’autant plus qu’il s’agit du rejeton d’une cuisinière (autrefois au service des Coûfontaine) et d’un rebouteux, précipitant l’horreur de Sygne lorsqu’il avoue avoir lui-même ordonné le meurtre de masse des moines et des nobles parents de Sygne. Mais « Ce qui est vrai est bien assez. Je les ai fais tuer par amour de la patrie dans le pur enthousiasme de mon cœur ! » s’exclame-t-il, comme pour nous faire vérifier une nouvelle fois – ce qui est ma thèse de longue date – que les crimes de masse se font au Nom du père (ici la patrie), crimes de masse toujours perpétrés par des criminels sans remords, et cet aveu de Turelure dans le drame indique également à Sygne qu’elle doit tout de suite apprécier correctement l’ampleur de son pouvoir politique de destruction, comme l’ampleur de sa cruauté préfectorale. Ce que Turelure articule d’emblée, pour indiquer ensuite qu’il sait la présence du Pape dans la demeure des Coûfontaine. En conséquence de quoi il s’annonce naturellement prêt à la capture du chef de l’Eglise, sauf à ce que la noble Sygne ne consente à l’épouser.
« Sygne, sauve ton Dieu et ton Roi »[8], murmure à voie basse l’infâme Turelure, avant d’indiquer son vouloir : « Je prendrai la terre, et la femme, et le nom »[9].
Voilà situés les enjeux politiques quant aux avoirs côté mâles. Côté Sygne, le piège s’est refermée sur elle puisqu’elle est maintenant acculée à un dégradant mariage pour sauver le Pape, l’Eglise, Dieu et le Roi, c’est-à-dire pour sauver tout ce en quoi elle croit. Mais… différence des sexes oblige, offrir son corps au service de la politique des biens ne va pas de soi pour l’héroïne. « Dois-je sauver le Pape au prix de mon âme »[10] se demande la noble pucelle qui aime Georges de Coûfontaine, tient Turelure en horreur, etc. Mais… ne faisons pas durer le suspense, la vierge consent pourtant – sous les assauts répétés de son directeur de conscience, le curé Badillon – à épouser le fils de la servante et du sorcier – Je cède. Sygne consent :
« Ainsi donc moi, Sygne, comtesse de Coûfontaine, / J’épouserai de ma propre volonté Toussaint Turelure, le fils de ma servante et du sorcier Quiriace. / Je l’épouserai à la face de Dieu en trois personnes, et je lui jurerai fidélité et nous nous mettrons l’alliance au doigt. / Il sera la chair de ma chair, et l’âme de mon âme, et ce que jésus-christ est pour l’Eglise, Toussaint Turelure le sera pour moi indissoluble. / Lui, le boucher de 93, tout couvert du sang des miens, / Il me prendra dans ses bras chaque jour et il n’y aura rien de moi qui ne soit à lui, / Et de lui me naîtront des enfants en qui nous serons unis et fondus. . Tous ces biens que j’ai recueillis non pas pour moi, / Ceux de mes ancêtres, celui de ces saints moines, / Je les lui porterai en dot, et c’est pour lui que j’aurai souffert et travaillé. / La foi que j’ai promise, je la trahirai, / Mon cousin trahi de tous et qui n’a plus que moi seule, / Et moi aussi, je lui manquerai la dernière ! »[11].
Voyez l’importance du progrès dans la mythologie occidentale quant à l’histoire ! A la différence de l’héroïne tragique Antigone ou de Médée, Sygne trahit. Elle trahit tout ce qui constitue ses valeurs pour sauver le Pape ou, mieux dit, l’alliance politique de l’Eglise et de la royauté. Sygne est portée aux extrêmes de l’abjection par et pour le pouvoir politique des mâles. De ce point de vue et pour aller vite je relèverai que Sygne ne s’exempte d’aucun des devoirs du mariage, puisque ayant consenti à venir occuper cette place d’objet d’échange que lui ont désignée les hommes de son propre milieu :
1/ il lui vient de Turelure un enfant et elle devient donc mère,
2/ mais il y a plus, car aux règles du mariage, Sygne ajoute même une compliance au devoir de l’amour puisque, alors que George de Coûfontaine veut en finir avec son ignoble mari, Sygne se précipite au-devant de la balle destinée à Turelure et qui la blesse mortellement.
Du point de vue de ce qui nous intéresse, à savoir la place sociopolitique faite à la femme dans la culture occidentale, il y a donc à lire dans la trilogie des Coûfontaine (que je ne fais ici qu’effleurer), une sorte de déboîtement historique de la situation de l’héroïne tragique que Lacan ne manque de relever, en mettant l’accent sur le fait que c’est maintenant d’être portée au refus, d’être portée à la trahison de tout ce en quoi elle croit et pour le service des biens que caractérise le destin de Sygne et donc pour une part, au moins, le destin inconscient du sujet de la modernité au féminin.
Et il en tire cette leçon que nous aurons à méditer selon laquelle émerge une forme moderne de la castration qui s’énonce comme suit :
« On soustrait à quelqu’un son désir, et, en échange, c’est lui qu’on donne à quelqu’un d’autre – dans l’occasion, à l’ordre social […] Vous avez bien entendu, je pense, ce que j’ai dit, insiste Lacan, on retire au sujet son désir et, en échange, on l’envoie sur le marché où il passe dans l’encan général […] N’est-ce pas ce qui se passe au niveau de Sygne ? »[12]
Alors, oui, il y a bien dans le départ du destin de Sygne une formidable illustration de cette forme moderne de la castration qui propose à la vraie femme de troquer sa posture sacrée d’intraitable cariatide du désir contre une incarnation où elle consent à être offerte comme objet d’échange et de jouissance dans le champ du politique opposant ici les fils de la République à ceux du Roi et de l’Eglise. Mais il y a aussi dans ce très beau drame de Claudel illuminé par le simple fait que Sygne occupe la place de l’unique personnage au féminin de cette pièce, un formidable coup de théâtre, puisqu’alors que jusque là si c’est bien au refus de tout ce qui lui fut le plus cher que Sygne semblait s’être littéralement abandonnée en se précipitant dans la mort, elle se déprend finalement de la place d’objet d’échange à laquelle elle fut contrainte comme épouse et comme mère dans ces temps troublés de la reproduction sociopolitique où les fils hétérosexuels l’ont enrôlée au service de leurs biens. Service ou registre des biens où elle a consenti d’abord à venir se ranger. Alors oui, Sygne refuse. Elle trahit les valeurs les plus précieuses de son être, pour se mettre au service des biens, c’est entendu, mais d’un autre côté – je le souligne – Sygne se refuse à son refus et elle quitte la scène par le suicide, créant l’effroi parmi les hommes, puisque près de son lit d’agonie les mâles maintenant se pressent, au premier rang desquels le curé Badillon et même, selon les versions, le Roi de France.
Les mâles lui demandent à la fois le pardon – preuve qu’ils ne sont pas sans gravité – et ils lui demandent de voir une dernière fois son enfant. Mais Sygne se fait alors inflexible et femme entre les femmes, vraie femme, elle refuse de pardonner, comme elle refuse de voir son enfant ou son être-mère. En cela, elle rejoint Médée. Puis, sur son lit de mort, elle « se redresse tout à coup et tend violemment les deux bras en croix au-dessus de sa tête ; puis, retombant sur l’oreiller elle rend l’esprit avec un flot de sang. Et monsieur Badillon lui essuie pieusement la bouche et la face. Puis éclatant en sanglot, il tombe à genoux au pied du lit .»[13]
Nous sommes, là, portés « au-delà de toute valeur de la foi »[14], conclut Lacan. Et, en effet, Sygne à la différence d’Antigone ne soutient pas le désir des Dieux, ce qui fait le pouvoir de la femme comme femme, Sygne a trahi pour le service des biens des frères, elle a cédé à Badillon comme à Turelure, elle a sacrifié son être pour les enjeux des avoirs de l’alliance soudant les intérêts du Pape à ceux du Roi. Elle est devenue l’épouse de l’abjection et la mère d’un enfant non voulu. Mais elle échappe à ce funeste destin d’être l’objet de la domination masculine par cette sorte de suicide conduisant les mâles – mais trop tard – à chercher auprès d’elle leur pardon devant Dieu. Sygne – in fine – échappe donc aux mâles, à la domination masculine, au prix de son être et se rejoint au-delà du service des biens, sans pourtant que quoi que ce soit de l’ordre de la Cité ne soit restauré, ni à sa génération, ni à celle de son fils (on verra pourquoi). Autant dire qu’elle se suicide pour rien. Ou mieux dit, qu’elle se suicide pour le rien qui est, répétons-le, l’inverse des avoirs pour lesquels les tenants virils de la domination masculine ont fomenté son destin. Ou encore, elle se suicide pour un rien qui objecte à la logique des avoirs, gouvernant ce pouvoir politique auquel Sygne a pourtant consenti d’abord, jusqu’à en indiquer l’impasse… quant au désir. Impasse quant au désir, spécialement bien incarnée par ce fils non voulu et littéralement forclos par sa Médée de mère.
Bon, Sygne se suicide pour rien et cet acte est réussi pour notre recherche en ce qu’il doit nous faire apercevoir que si l’ordinaire du féminin s’enrôle comme épouse, mère ou courtisane, dans le régime politique de la reproduction du lien social, la femme comme femme, elle, objecte au service des biens ou la femme se perd. Et se perd avec elle le désir qui ne se motive que du manque.
Et si l’on veut situer la place de la femme au regard de l’ordre du pouvoir, il ne suffit donc pas d’évoquer la généralité d’une hétérotopie où elle perdrait toute consistance à ne pas exister.
Qui, parmi les plus matérialistes d’entre nous, croirait en effet pertinent de déduire de son inexistence l’inconsistance de Dieu ?
Pour la femme, c’est pareil : elle n’existe pas, assure Lacan, mais ceci ne veut pas dire qu’elle soit sans consistance. Et ce qui nous conduit maintenant à méditer en suivant les traces de Sygne, c’est que dans la modernité, toute femme peut-être se trouve plus que jamais conduite à prendre position par rapport à cette forme de castration lui proposant dans la modernité de trahir clairement son désir ou son être de désir, ou encore de trahir le désir tout court, en échange de quoi elle est enrôlée au service des avoirs ou des biens. Et de ce point de vue, il n’est pas tout à fait faux de dire que l’évolution de l’histoire des femmes en Occident semble bien désigner une sorte de réorganisation de ce choix, voire un élargissement massif de l’enrôlement des femmes au service des biens, et ceci au-delà même de l’ordre familial où la domination masculine a su en jouir de longue date pour en obtenir des enfants qui furent, depuis toujours, des avoirs de l’homme, comme il en est de leurs épouses qui ne le furent pas moins.
Pour le dire en deux mots, si Antigone repousse la solution par le mariage et les enfants pour garantir le désir des Dieux, l’ordre du signifiant et la particularité de son frère qui est logiquement irremplaçable, la première version féminine de Sygne consent à la dégradation du mariage entièrement déterminé par la logique des biens et des enjeux politiques.
Mais il y a plus, dans notre actualité, puisqu’il arrive aussi bien qu’au-delà même de la logique de l’échange des femmes qui dans les structures complexes de la parenté assurent encore largement la reproduction des familles, les femmes s’élèvent par exemple au commandement de vastes organisations où elles se font, par exemple, entrepreneurs et donc femmes de pouvoir. Femmes de pouvoir fort modernes mais au service des biens. Et vous voyez que la question que je tarde à poser pour toutes sortes de raisons est celle du remaniement de la situation sociopolitique faite à la femme dans la modernité. Situation qui exprime, voire anticipe ou même se déduit de cette évolution de la mythologie occidentale par laquelle la plume de Claudel aura capitonné le destin de la femme à celui du crucifié, nous conduisant d’une certaine manière à moins imaginer la fin de la femme comme femme, (femme qui n’existe pas mais quand même…), que l’affaiblissement corrélatif de l’hystérique, militante du rien et cariatide du monument paternel qu’elle sait, par ailleurs, délabré depuis toujours.
Affaiblissement social donc de l’hystérie, à questionner avec son éventuelle obsessionnalisation corrélative.
Mais pour en rester à cet événement mythologique par lequel la plume de Claudel capitonne d’un inévitable point de croix l’image de la femme venue se superposer à celle du crucifié dans la mythologie occidentale, j’ajoute que, ce qui est là indiqué, selon Lacan, n’est rien d’autre qu’une « figure fascinante, de la beauté érigée, telle qu’elle se projette à la limite pour nous empêcher d’aller plus loin au cœur de la Chose ».[15]
La Chose, il y a toutes sortes de choses. Et cette figure fascinante de la beauté féminine devra attendre dans la trilogie de Claudel la troisième génération pour qu’une autre femme, devenue à son tour une figure de femme divinisée et crucifiée (la belle Pensée), arrache, dans cette filiation, le désir à la malédiction où la jouissance ordinaire du père (Turelure) l’aura mis en impasse, comme je l’ai suffisamment indiqué.
Alors, si je vous dis cela, c’est pour bien nous faire apercevoir, combien, pour Lacan, ce sont les femmes qui sont les garantes du désir – c’est leur pouvoir de femme comme femme – et c’est un pouvoir qui, comme il le précise, érige la beauté contre la jouissance de la Chose dont on trouve chez Claudel une version paternelle dans la jouissance de Turelure, devenue chez Lacan la figure paradigmatique du « père humilié » et qui apparaît plutôt, de mon point de vue, comme un père que je dirai plutôt humiliant.
Figure obscène en tout cas de la jouissance plaçant le désir en impasse. Et j’ajoute que s’il a fallu trois générations pour que le désir trouve son issue dans la trilogie de Claudel, c’est aussi parce qu’il a fallu attendre la troisième génération pour qu’émerge sur la scène la beauté d’une femme juive et aveugle, étant entendu que Sygne laisse au monde un garçon non désiré dont le père, Turelure, convoite la fiancée, tout en l’incluant dans sa propre jouissance du fait que ce fils se trouvera conduit à copuler avec sa maîtresse (celle de Turelure) dont le jeune Lacan de 1938 a fait l’archétype du père humilié, et la cause de la grande névrose contemporaine qu’il croyait alors apercevoir, comme il croyait apercevoir alors le fameux déclin de l’imago paternelle dont le diagnostic, de mon point de vue – voyez mes derniers ouvrages[16] – est un des ressorts les plus puissants de ce que je considère comme la déviation majeure qui risque aujourd’hui d’emporter la psychanalyse vers une sorte d’orthopédie du père où elle (la psychanalyse) se refuserait à son tour à ses propres valeurs ou à son être même ; mais où aussi, politique oblige, elle pourrait concourir, même à son corps défendant, et de manière, disons, affreuse, à cette sorte de révolution nationale qui menace d’être aujourd’hui à portée de main et que l’on voit se dessiner via la promotion au plan des masses d’un idéal nationaliste passant par la bien nommée « dédiabolisation » de la jouissance d’un père qui, en l’espèce, vaut aussi bien comme incarnation moderne de la chose humiliante et ségrégative polarisant notre champ politique.
Turelure, Président ! Comment est-ce possible ?
Eh bien, c’est un fait qu’ici, à la seconde génération de cette famille politique, de même qu’à la troisième qui apporte à la seconde le renfort d’un catholicisme militant, on voit se former sous nos yeux, dans notre champ politique, une sorte d’alliance des filles, propre à masquer de leur être la diabolique jouissance nationaliste que le père humiliant porte au front. Et j’ajoute que si j’aborde ici cette question, c’est parce que l’enjeu politique est majeur, qu’il s’agit donc de la clinique des masses et que seule, peut-être, la psychanalyse peut aider à mettre à vue le mécanisme par lequel la beauté des filles en politique, leur être, leur pouvoir, peut ici contribuer à polariser le désir des innocents qui, croyant porter la pucelle aux plus hautes charges de la République, n’aperçoivent plus, ou mal, la volonté de jouissance humiliante et ségrégative que les filles doivent à leur engendrement paternel.
L’avenir me démentira peut-être d’ailleurs en montrant que la mécanique du désir causée par les filles aura, en l’occasion, surclassé la jouissance morbide du père ou encore – limite des cariatides – on verra que le dégoût ou la haine inconsciente de la fille pour la jouissance du père pourrait venir à bout de cette jouissance en promouvant notamment aux plus hautes charges de ce Front devenu très étrange, une sorte de jouissance homosexuelle mâle – une sorte de lobby gay – dont on attend de voir comment et jusqu’où elle pourrait voisiner (sans dégât majeur) avec cette sorte de père qui, à la différence de Turelure, aura sur la scène politique et donc publique, accouché cette fois de quelques cariatides propres à voiler de leur masque de beauté blonde la volonté de jouissance d’une organisation paternelle qui, pour devoir être dédiabolisée, s’authentifie donc, en après-coup, comme simplement diabolique[17].
Turelure, moins heureux, n’aura, lui, donné le jour qu’à un garçon dont le prénom de Louis n’aura pu suffire à lui donner ce manteau de beauté qu’il revient aux femmes d’incarner à l’occasion pour recouvrir une sorte d’hideuse jouissance paternelle d’où procède leur vie.
Quelque chose est pourrie au champ de l’Autre (à écrire S (Ⱥ)).
Oui, voilà sûrement une des formules constitutives de la subjectivité moderne, qu’il s’agit de méditer avec Lacan, mais j’ajoute à des fins d’analyse politique que le genre du sexe engendré par la chose paternelle n’introduit pas au même destin sociopolitique donc, qu’il s’agisse d’une fille ou d’un garçon, de Turelure ou du père du Front. Ce que seule peut-être, je l’ai dit, la psychanalyse pourrait aider à apercevoir, comme notre discipline apparaît donc peut-être incontournable pour ce qu’il en est de l’analyse de ce qui émerge sous nos yeux dans notre champ politique d’aujourd’hui, démentant aussi le fait que le pouvoir politique est parfaitement séparé des complexes familiaux et que le pouvoir, dans ce champ comme ailleurs, échapperait aux effets de la différence sexuelle.
D’où la nécessité aujourd’hui d’engager une recherche qui esquisserait une sorte de reprise déboîtée du texte de Freud (de 1925) et qui pourrait être intitulée « Quelques conséquences politiques de la différence anatomique entre les sexes ».[18] Conséquence politique donc et non plus simplement psychique.
D’où mon imprudence à évoquer pour ce jour la figure majeure d’une femme de pouvoir de notre champ politique qui naturellement apparaît à l’évidence d’abord comme une fille.
Enfin et puisque j’ai dit que j’évoquerai le schéma directeur de l’anthropologie psychanalytique qui surplombe nos travaux, je dirai au total que ce qui s’aperçoit mieux maintenant, au moins je l’espère, c’est que la femme comme femme, la vraie femme dans son entièreté de femme est située du côté de l’être et que ceci a d’importantes incidences pour ce qui concerne sa situation au regard du pouvoir, au regard du champ sociopolitique de la clinique du cas et de celle des masses. Le pouvoir des mâles se situe, lui, plus nettement du côté des avoirs.
D’où se déduit une dysharmonie entre les deux sexes sans rapport sexuel sûrement, mais pas sans relation, puisqu’on l’a vu du point de vue du champ politique, l’être sublime de Sygne se fait avoir dans tous les sens du terme par les mâles auxquels elle se trouve socialement reliée.
Ce qui en fait d’abord la figure emblématique de la femme confrontée à cette forme moderne de la castration par laquelle, je le répète, son désir est retiré au sujet qui se trouve ensuite donné à l’ordre social, un ordre, ici, abhorré. Sygne devient donc un bien au service des biens de la domination masculine. Mais, pour mon bref schéma directeur, je ne situe là rien d’autre que ce qui, de la femme, consent depuis toujours à se mettre au service des biens pour assurer du même coup la production de ce que Lévi-Strauss appelait Les structures élémentaires de la parenté qui sont, naturellement, polymorphes. La femme, dans ce tissage du lien social, devient épouse, mère et, le cas échéant, maîtresse.
On rappelle donc que, dans ce registre des avoirs, les mâles échangent des femmes comme bien parmi les biens. Et pourquoi donc le pouvoir de l’échange des biens comme le pouvoir politique revient-il donc, traditionnellement, aux mâles, se demandera-t-on ?
Je réponds clairement : parce que !
Parce que quoi ?
Eh bien, il n’y a pas d’autre raison que ce que j’appellerai la raison sexuelle du pouvoir des avoirs, un pouvoir à la fois arbitraire, c’est-à-dire fondé sur l’imaginaire du corps viril ; pouvoir qui est donc arbitraire et pourtant universel. D’où le fait que, comme je l’ai déjà indiqué[19], il n’y a pas de trace du matriarcat dans l’histoire des civilisations, ni d’idéalisation de la mère. C’est donc un fait arbitraire et universel que l’idéalisation dans toutes les civilisations est pour l’homme et qu’il y a une sorte donc de complaisance somatique au principe universel du pouvoir des avoirs de la domination masculine, aujourd’hui pour une part entamée au moins en Occident.
Mais disons que, du point de vue de la psychanalyse, celui qui a c’est le père et même le père mort, et qui a quoi ? Eh bien, pour Freud, c’est lui qui possède les vierges.
Ce qui explique pourquoi en particulier du côté des femmes, c’est bien la vierge qui est idéalisée et pas la mère. Mais la vierge est naturellement du côté du rien, du côté de l’être. Ce qui fait que le couple idéal, c’est bien le père mort ou délabré et la fille ou la pucelle.
Il est donc peu surprenant du point de vue freudien, d’observer l’incroyable puissance de polarisation dans notre champ politique de ce couple constitué d’une fille que je dirai d’abord mariée avec son père mais aussi polarisée par ses amis homosexuels mâles.
Et il n’est pas non plus incohérent d’observer dans cette logique que cette fille mène une politique, non pas dans le registre des avoirs où se situe largement le reste du champ politique, mais du côté de l’être (être français), tandis que c’est le registre économique des biens qui, de manière dominante, mobilise largement le reste des partis de notre champ politique, faisant du discours politique ce qu’il est largement devenu aujourd’hui : un discours économique.
Alors, il y a bien un pouvoir politique de la fille dans le champ politique qui est le nôtre. Il y a un pouvoir de l’être recouvrant ce vouloir d’un père ayant eu le génie d’apercevoir dans l’être de la pucelle le manteau du rituel propre à recouvrir sa diabolique volonté de ségrégation.
Voilà donc un rapide rayon de lumière analytique sur la femme de pouvoir peut-être la plus puissante de notre champ politique et qui, de conduire de son être une révolution nationale maintenant, je l’ai dit, à portée de sa main, doit être sans plus attendre prise en compte pour notre clinique des masses qui voudrait élucider pour une part au moins l’incidence du pouvoir au féminin dans l’actualité du malaise.
Sygne, elle, ne voilait pas le vouloir de Turelure. Certes, mais il était son mari et pas son père.
Bref, du côté de l’être, du côté de la femme comme femme, il y a donc des usages différentiels du pouvoir de l’être dont l’incidence majeure est, répétons-le, très généralement de causer le désir.
Mais il s’agit donc là des usages du pouvoir de la femme complète, le pouvoir des femmes qui reste du côté de l’être et naturellement, pour notre schéma, il reste que la femme décomplétée, celle qui se fait mère, épouse ou courtisane, quitte le registre de l’être pour celui des avoirs et le service des biens où elle exerce d’autres modalités de pouvoir que nous allons également élucider. Que l’on songe par exemple – pour ce qui concerne le pouvoir de la courtisane – à l’influence sur la cour du Roi de France de la belle Madame de Montespan, la favorite de Louis XIV dont elle eut sept enfants sans jamais accéder au statut d’épouse, puisque, bien entre les biens, c’est l’infante d’Espagne qui fut choisie comme épouse du jeune Roi par sa propre mère et dans la louable ambition de mettre fin à vingt-cinq ans de guerre entre la France et l’Espagne.
Ici l’on vérifie que le régime de l’échange des biens ou des femmes se fait pour le bien de la cité et que, s’il faut pour des raisons d’analyse distinguer être et avoir, ce n’est pas à des fins d’idéalisation, mais à des fins de progrès de l’analyse clinique pour laquelle j’indique enfin qu’au-delà de la vraie femme logée dans le registre de l’être, l’épouse ou la courtisane sont à ranger dans le champ du politique du côté des avoirs et comme des avoirs.
Et je ne pourrai conclure ce bref schéma sans évoquer la championne incontestée des femmes de pouvoir, à savoir la mère dont le pouvoir fétichiste est lui aussi à situer dans le registre des avoirs. Pouvoir de la mère dont on peut dire qu’il demande à être sans cesse réduit, au point que je pourrais dire pour faire moderne que la gestation pour autrui est bien le processus majeur qu’exige la culture de chaque mère.
Fin donc de ce schéma directeur où l’on voit que la femme collabore comme mère, épouse ou courtisane à la jouissance mâle des biens et qu’il y a un au-delà du service des biens où la femme comme femme, la vraie femme dans son entièreté de femme, dirait Lacan, excelle à exercer de manière polymorphe un pouvoir de l’être, comme celle qui se fit soldat de ce père qui l’aura reconnue comme propre à incarner l’idéal nationaliste d’une Jeanne dont le programme politique vise in fine à réduire d’autant la logique des échanges comme à dénier la responsabilité des actes du sujet pour retenir contre lui sa responsabilité d’être, être juif, musulman, étranger, etc.
Sygne, elle, refuse de se faire le soldat de Dieu et indique, par là, une autre issue.
[1] J. LACAN, Livre VIII du Séminaire, Le transfert, (1960-1961), Paris, Seuil, 1991.
[2] P. CLAUDEL, L’otage (1911 – première pièce de La Trilogie des Coûfontaine), Paris, Gallimard, coll. La pléiade, 1965, p. 219-307.
[3] P. CLAUDEL, L’otage, op. cit., p. 232.
[4] Idem, p. 227-228.
[5] M. ZAFIROPOULOS, La question féminine, de Freud à Lacan, Paris, PUF, 2010.
[6] S. FREUD , « Psychologie des masses et analyse du moi » (1921) Œuvres complètes ,vol. XVI, Paris, PUF,1991.
[7] S. FREUD, « Le tabou de la virginité » (1917), Œuvres complètes ,vol. XV, Paris, PUF,1996.
[8] P. CLAUDEL, L’otage, op. cit., p. 262.
[9] Id., p. 263.
[10] Id., p. 269.
[11] Id., p. 273-274.
[12] J. LACAN, Livre VIII du Séminaire, Le transfert, Paris, Seuil, 1991, p. 380.
[13] P. CLAUDEL, L’otage, op. cit., p. 297.
[14] J. LACAN, Livre VIII du Séminaire, Le transfert, op. cit., p. 326.
[15] J. LACAN, Livre VIII du Séminaire, Le transfert, op. cit., p. 362-363.
[16] M. ZAFIROPOULOS, Du mythe du Père mort au mythe du déclin du père de famille… où va la psychanalyse ? Essais d’Anthropologie psychanalytique I, Paris, PUF, 2013 et Le symptôme et l’esprit du temps. Sophie la menteuse, la mélancolie de Pascal, et autres contes freudiens – Essais d’Anthropologie psychanalytique II, Paris, PUF, 2015.
[17] Huit mois après mon intervention l’histoire s’accélère et « Le bureau exécutif du Front national, réuni en formation disciplinaire, a délibéré et a décidé, à la majorité requise, l’exclusion de M. Jean Marie Le Pen comme membre du Front national » annonce un communiqué diffusé le jeudi 20 Aout 2015, comme pour non seulement confirmer le bien fondé de l’hypothèse que j’avançais le 7 janvier 2015, mais surtout démontrer que la psychanalyse « est une science sociale » (comme le soutenait déjà Lévi-Strauss) et ici une science politique sans laquelle il serait bien difficile de s’y retrouver quand à ce que j’appellerai l’incidence des complexes familiaux au cœur même du champ politique. Du coup les spécialistes ou plus simplement le lecteur intéressé aura peut être moins de prévention à se rapporter à l’usage que je fais de l’expérience psychanalytique pour rendre compte des pratiques politiques, voir des guerres comme j’en ai rendu compte – mais en après coup – dans le premier volume de mes essais d’Anthropologie Psychanalytique Du Père mort au déclin du père de famille : où va la psychanalyse ? et il se pourrait aussi que mon point de vue sur le funeste destin de l’orientation de la psychanalyse motivé par l’idée du déclin du père ne soit pas totalement non plus totalement dénué de lucidité.
[18] Le titre du texte de Freud de 1925 est « Quelques conséquences psychiques de la différence anatomique entre les sexes » , La vie sexuelle, Paris, PUF,1969.
[19] Voir M. ZAFIROPOULOS, « Qu’est ce que le matriarcat? » Essai N° VIII in Du mythe du Père mort au déclin du père de famille… où va la psychanalyse ?, op. cit et La question féminine de Freud à Lacan ou la femme contre la mère, op. cit.
Analyste Membre d’Espace Analytique (aMEa), Professeur émérite des universités.