Amour du pouvoir et désir du souverain

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Amour du pouvoir et désir du souverain

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Amour du pouvoir et désir du souverain : la jouissance de la favorite


Paul-Laurent ASSOUN

Bonne idée que celle d’aborder la femme directement dans son rapport au pouvoir. Cela évite de patauger dans les lieux communs d’exclusion unilatérale du pouvoir, qui serait le lot fatal de la féminité, ce qui l’inscrirait dans un tragique qui empêche de penser au-delà. La quadrature du cercle, pour la femme, c’est celle du masculin et du féminin et de ses effets de retour des plus concrets au cœur de sa condition sociale. Ce que récapitule l’idée de « condition féminine », en ses coulisses inconscientes. La femme est tout sauf passive, elle a un « cahier de charges » qui la pousse en avant – ce qui caractérise le « devenir-femme », avec, comme double ressort, la crainte phobique de la passivité envers l’amour terrassant de la mère et l’envie du pénis, qu’elle aborde d’ailleurs à l’origine « sans complexe » et qui va jusqu’au zèle à agir la passion pour le père qu’elle s’excite à aimer . Et tout cela se rejoue dans la (longue) dernière ligne (pas si) droite, dans le rapport à l’homme, à un homme, ce qui est le plus « coton », parce que tout s’y rejoue alors.

Pouvoir jouir, pour une femme, avec tout ça, voilà l’enjeu, mais qu’en est-il de la position face au pouvoir tout court ? Opprimée, la femme est tout sauf inerte et surtout, outre de s’inscrire dans les interstices du système, elle invente, elle « bricole » avec talent. Le semblant chez elle est une pratique destinée à tenir dans un réel collectif dont elle est subtilement exclue. S’il faut partir de l’incontournable « mascarade »[1], sa posture ne s’y réduit pas, il lui faut aussi élaborer sa « politique de l’homme », dont la partie la plus active est de « donner du poids » à cet « homme », dimension que nous avons développée ailleurs[2].

L’inconscient du pouvoir… à l’épreuve du féminin

Le pouvoir, ne l’oublions pas, relève d’abord des « pulsions du moi », il est donc dans un rapport aporétique à l’Eros. Il faut s’appuyer ici sur un portrait métapsychologique du pouvoir[3]. Le pouvoir est un point d’intensification du moi, qui rend l’objectalité seconde, tout au plus les dividendes sexuels ne sont-ils qu’un surplus de ce bénéfice moïque. Cela n’en reste certes pas là, mais c’est par là que cela commence.

Le pouvoir se conçoit à partir de sa distinction d’avec la puissance. Pour aller à l’essentiel, la puissance c’est le pouvoir-faire et exercer son être dans l’exercice du pouvoir et au moyen du pouvoir. Le pouvoir est de l’ordre de l’avoir (« avoir du pouvoir », dit-on), la puissance est de l’ordre de l’être et du sujet. Mais c’est par le phallus que le pouvoir touche à la puissance. La puissance va du narcissisme à la pulsion de mort, culminant dans la « Volonté de puissance » déconstruite par Freud[4]. On était parti des pulsions du moi, et l’on se retrouve donc dans l’appétit de puissance en sa version mortifère, submergeant le moi, l’homme de pouvoir qui aspire à dominer étant la marionnette de cette jouissance.

A priori donc la femme est dans le registre du dominé, face au dominus, le maître-mâle. Le paradoxe est que la femme se met en mesure d’acquérir plus qu’un contre-pouvoir, une puissance de substitut. On le vérifie dans la moindre famille, où, si l’homme a assez régulièrement un morceau de pouvoir social plus marqué, la puissance de la femme-mère se vérifie à ce qu’elle y fait la pluie et le beau temps (plus souvent la pluie, il faut bien en convenir, spécialement si elle n’est plus qu’une mère de famille).

Un paradigme de la puissance au féminin : la favorite

Pour contribuer à comprendre comment elle s’y prend, ou plutôt comment un système s’est mis en place qui lui confère un statut (à moins qu’elle ne l’ait conquis, on va en discuter pour éclaircir cette alternative) nous l’éclairerons par une « trouvaille », la favorite, soit la figure de la favorite et le système qui la sous-tend, au sein de ce que l’on appelle « l’univers de Cour ». Je dois dire qu’en y travaillant, une fois cette figure découverte sur les chemins du féminin, je me suis toujours plus convaincu que cet exemple était privilégié et constituait une « mine » pour comprendre sur le vif comment se met en place le rapport des deux sexes. Celui dont Freud dit qu’il est « troublé », au sein de la Culture, par « une série d’illusions érotiques »[5]. Jolie formule : la relation des deux sexes ne peut pas être « normale » au sein de la Culture, dans la mesure où l’érotique s’en mêle, facteur de trouble chronique. C’est pourquoi hommes et femmes ne seront jamais des individualités face à face (ce qui se vérifie dès qu’ils sont allongés, en corps à corps, mais aussi comme êtres parlants chacun de leur côté sur le divan). C’est aussi pourquoi ils inventent des dispositifs sociaux pour organiser leur rencontre. Et la femme, là, n’est pas la moins inventive, même au sein des dispositifs fantasmatiques ourdis par son partenaire.

Il faut donc aborder la favorite comme ce qu’elle est, à savoir une véritable institution. Ce n’est pas parce que cela date que ce n’est pas intéressant pour le présent. Certes c’est on ne peut plus « daté », mais ça prend date, c’est même structural et on verra que la revisiter permet d’éclairer sa post-histoire, jusqu’à ce que nous avons encore sous les yeux. Les rois faisaient bien les choses, ils jouaient carte sur table, c’est en cela qu’ils nous éclairent. Depuis, des favorites, il y en a eu de toutes sortes, elles se sont transformées en « courtisanes » de l’ordre sexuel bourgeois. Enfin, pour fixer les choses, ladite « première dame de France », quand elle se met à ne pas être madame, n’en est pas moins réputée la dame-favorite du souverain républicain, minuscule à l’échelle de l’institution souveraine, mais en assurant la continuité parodique.

La structure, c’est d’aujourd’hui comme d’hier : c’est pas pareil, parce que c’est la même chose. Le « pas-pareil », c’est l’histoire ; le reste, c’est l’inconscient, ce résiduel structurel du processus historique. Et c’est cet entre-deux qui est intéressant à travailler pour une anthropologie psychanalytique, qui s’expose à cette question du rapport du pouvoir au sexuel. C’est justement en ces contextes qu’elle démontre sa nécessité en leur donnant relief, autour d’un « point aveugle » sur lequel s’exténue l’approche socio-historique. Donc, pas question d’inviter ici à quelque voyage plus ou moins exotique dans l’histoire et ses alcôves, il y va de l’exploration d’une figure singulière, qui nous livre une vérité centrale de ce « jeu » du masculin et du féminin avec le pouvoir et de « l’épingle » que les femmes en tirent à l’occasion. S’il en est une d’ailleurs qui est « tirée à quatre épingles », c’est ladite favorite. Et c’est ainsi qu’elle « épingle » son souverain.

Un chapitre de la « psychologie de l’amour » sociale

Pour fixer la méthode, je m’inscris ici dans la conception freudienne des « micro-paradigmes » historiques. Freud épingle ainsi une micro-institution qui s’appelle « l’amour courtois », mettant en place un dispositif social original pour réguler la différence des jouissances entre hommes et femmes, un mode de production du sexuel de l’amour, une trouvaille pour « jouir de l’amour »[6], au moment où la jouissance sexuelle sature, à la fin de l’Antiquité. Dispositif qui épate Lacan. La « psychologie de l’amour » au sens freudien, c’est de l’anthropologie psychanalytique. De la « psychologie de l’amour », on passe au collectif parce qu’il y va de la régulation de la libido au moyen de dispositifs ritualisés, d’abord ; ensuite de la construction du « choix d’objet » en fonction du fantasme ; enfin, de cette mise en équation de la pulsion de mort en son rapport à l’Eros. Il s’agit alors de fomenter quelque chose de neuf et de faire preuve d’originalité pour mettre en scène ce rapport introuvable, à travers une scénographie relationnelle. L’ « originalité monstre » est imposée par l’urgence de trouver un « truc » qui relance le lien, pour échapper à la dépression de son ratage, soit « feindre l’obstacle ».

Je propose donc d’en écrire un chapitre moins exploré, avec la favorite et son « usager » si j’ose dire, disons « un homme roi », et c’est à le nommer que se joue la présente enquête. Comment la « Dame » fut-elle inventée ? A l’initiative du troubadour (et du mari), mais la Dame se construit en conséquence, chez une femme qui complait au fantasme masculin et le complète, lui donne corps, se prenant au jeu tout en en tirant bénéfice ; de même la favorite est convoquée par le roi, mais elle en fait un métier, véritable seconde femme instituée, comme la « courtisane », mais avec un étoffage symbolique beaucoup plus sérieux et raffiné et elle a tôt fait de discerner le profit juteux qu’elle peut en tirer.

« Favorite », le nom et la chose

Pour éclairer ce jeu, donc, cette figure de la favorite s’impose à nous. De l’italien favorito, favorita, le terme a aussi un masculin, qu’il ne faut pas négliger. Mais il est clair qu’il se conjugue, c’est le cas de le dire, électivement au féminin, et même quand il est phallophore, ledit favori relève du féminin. C’est donc de la favorita qu’il va s’agir.

Pour s’en tenir à la monarchie française, on peut remonter au déluge, à Clovis. On dispose de la liste des favorites royales de la Cour, mais elle n’a guère d’intérêt pour nous si ce n’est pour comprendre comment un simple usage s’est imposé comme une institution. Disons que c’est une habitude dès le Moyen-Âge, pour les rois, d’entretenir notoirement quelques maîtresses, ce qui compense le choix imposé par les politiques des « reines-mères ». Maîtresses notoires, donc, « maîtresses royales » qui font partie de l’univers de Cour – au sens d’Elias[7] et en sont même les joyaux visibles, des regalia[8] en forme de femmes. Voilà un « pli » qui est pris durablement. Il y aura aussi des rois sans favorites, mais cela interroge, par exemple Louis XIII, le roi prude ou Louis XVI, le dernier roi régnant qui se distingue de ne pas avoir de favorite, ce qui n’était pas forcément bon signe quant à l’étiage de sa puissance…

La favorite acquiert progressivement un statut, elle est récompensée en richesse et en terres. Et, très exceptionnellement, par un mariage, j’y reviendrai avec le cas spectaculaire de Mme de Maintenon, qui, de Mme Scarron, devient la première dame du royaume. On ne peut pas faire de promotion plus sensationnelle et il nous faut comprendre comment s’acquiert cette puissance, à une époque où l’on ne disposait certes pas du marketing, mais de ressorts bien plus puissants. Les érudits et les historiens qui tournent autour des alcôves se heurtent à un mystère face à l’heureuse élue : mais qu’est-ce qu’elle avait donc, « elle », pour s’imposer ainsi ? A mettre le nez dans le lit royal, on ne sent pas grand-chose, à défaut de savoir de quoi il s’agit dans l’inconscient du dispositif.

Il faut fixer le terme qui dit la fonction, quoiqu’il ne le soit pas clairement dans la réalité. Au premier niveau, il y a la foule des « putains du roi ». Il y a ensuite celles qui sont distinguées et règnent sur le roi plus longtemps. On reste là dans la logique du harem, le sultan ayant sa préférée – on en sait la résonance fantasmatique obsessive aux XVIIe-XVIIIe siècles. Il y a enfin la favorite, celle qui fait partie en quelque sorte des regalia, des objets-emblèmes de la royauté. Enfin, dans la zone la plus haute, celle qui devient la femme seconde du roi. Ce n’est pas seulement la « préférée » d’une série, mais l’une (seconde par rapport à la reine, mais primant sur une tout autre scène). On trouve là la notion de mariage dit « morganatique ». Terme servant à désigner l’union entre un « grand », un roi surtout, et une personne de rang inférieur. C’est une mésalliance institutionnalisée, car il ne peut y avoir plus d’une reine. L’expression vient du droit germanique : Morgengabe, qui, dans les anciennes coutumes germaniques, désignait le don (Gabe) que l’on remettait le lendemain matin (Morgen) au clan d’une femme enlevée ou épousée. Voyez le tableau : c’est la régularisation d’un rapt et d’un viol. « Mariage de la main gauche », comme on disait. Le prototype en France, c’est celui de Louis XIV avec madame de Maintenon.

« La » favorite – on notera l’adjectif substantivé – mérite l’article défini celle qui est la préférée, qui est pour quelqu’un d’éminent objet de prédilection, donc qui a les faveurs de quelqu’un de puissant – bénéficiant d’un statut ou d’une place en vue ou « haut placé » -, mais aussi qui est supposée capable de, considérée comme apte à gagner une épreuve. Et l’épreuve ici, c’est de mériter la place de choix dans le lit du roi, mais aussi une « dilection » spéciale. « Du choix », le roi n’a que l’embarras, et celle qui est sélectionnée fait partie du « gratin », du « dessus du panier », le débarrassant en un sens de cet « embarras ». En d’autres termes : « Celle qui est (pour quelqu’un) objet d’une préférence marquée » ou encore, pour mettre les points sur les i, la « maîtresse préférée (d’un roi, d’un prince) ». Si ce quelqu’un est un roi, on dira qu’elle est la favorite, que l’on pourrait dire « nationale », si la notion de nation n’avait dû attendre la Révolution française pour s’instituer. C’est un « poste » enviable en tout cas.

C’est dire qu’Il ou plutôt Elle, Sa majesté (car la puissance se décline significativement au féminin), l’a, elle, choisie. La reine, il peut en être par ailleurs content, mais elle n’est pas telle qu’elle doive être choisie exclusivement selon le canon du désir. De fait, l’union politique est « arrangée », elle a un enjeu d’alliance, le désir est hors sujet ou du moins est-il « fléché ». Même si le roi peut désirer la reine « par-dessus le marché », elle n’est pas faite pour ça… La favorite, elle, n’est faite que pour combler le désir. Le roi peut faire de sa femme sa maîtresse, mais ça le regarde. En revanche, une favorite se définit de ce que le roi l’a distinguée comme désirant – selon le rite qui s’organise à l’intérieur de la Cour –, puis choisie pour qu’elle occupe ce « poste », pour un temps plus ou moins long, avant d’être… « détrônée ». Tout cela était très bien organisé. Cela mérite à ce titre l’attention de l’anthropologue (de l’inconscient), en un sens autant que celle de la Dame qui a plus sollicité l’attention analytique.

L’ascendant au féminin

Parmi les maîtresses de roi les plus connues, quelques figures se détachent de la petite horde, au XVe siècle Agnès Sorel (favorite de Charles VII, empêtrée par ailleurs d’une certaine Jeanne d’Arc), au XVIe siècle Diane de Poitiers (Henri II), au XVIIe siècle Gabrielle d’Estrées (Henri IV) et surtout Madame de Maintenon (Louis XIV), au XVIIIe la Marquise de Pompadour (Louis XV). Leur puissance se mesure par une influence politique, le voilà donc, le pouvoir, mais le ressort en est « l’ascendance », et penser l’ascendant de la favorite, c’est poser la question du pouvoir dans son lien au sexuel. L’ascendance est cette forme d’influence – le terme avait dès l’origine une connotation zodiacale – qui permet d’atteindre à une domination, avec l’idée d’un mouvement vers le haut, de s’élever, à la façon d’un astre qui s’élève vers l’horizon.

La question d’une femme en général, c’est d’apparaître, de se manifester, elle joue son être dans cette « phénoménalisation ». La favorite en est un emblème, dans la mesure où elle surgit à l’horizon et s’impose, tel un astre (pour paraphraser la mythologie d’époque). Elle a l’air, étant apparue, d’imposer sa présence. Ainsi d’Odette de Champdivers, la seule à garder contact avec Charles VI dit « le Fol ». Ainsi de Diane dont le rapport à Henri II est d’une complexité exceptionnelle, qui nous enseignera. Le summum étant sans doute atteint avec les fonctions cumulées par Madame de Maintenon auprès de Louis XIV, du conseil dans sa politique au poste de gouvernante de ses enfants. On pense aussi à l’ascendant de Madame de Pompadour, gérant la carrière des ministres, se mêlant des alliances et exerçant un mécénat culturel et architectural. L’ascendant est assurément sexuel – il rend compte de la « surestimation  sexuelle » (sexuele Überschätzung) de l’objet, mais on devine que s’y engage un au-delà, on hésite même dans quelques cas limites sur l’existence du moindre rapport sexuel. L’enjeu, c’est que ladite favorite doit être là, pour cela le souverain est prêt à « casquer » sans limite, comme si sa santé dépendait désormais de son apparition…

Le « jeu de la favorite »

A quoi ledit roi « joue-t-il » avec sa si particulière favorite – ce que l’on peut appeler le « jeu de la favorite » ? Le roi et la reine, c’est important dans un jeu de cartes, mais qu’est-ce-que la favorite, une sorte de « joker » ?…

On peut y voir le culmen du fantasme que ce qu’illustre le cas Henri II. Si Henri III se pare de ses « mignons », ce qu’ « a » Henri II a nom une « Chose » sublime nommée « Diane ». Son avènement coïncide avec un autre triomphe, celui de Diane de Poitiers, pour qui c’est l’opportunité de se faire un nom. Son statut de favorite se marque aux exceptionnelles faveurs royales dont elle est gratifiée, après qu’Anne de Pisseleu ait été chassée. Pas seulement d’un hôtel parisien ou d’un duché (d’Etampes), ou de divers biens fonciers et financiers dont l’inventaire est infini, mais de cet agalma que l’on appelle « bijoux de la couronne », sans doute ce qui distingue le mieux la grande favorite d’occuper le lieu de l’objet pour le désir. De ces bijoux du Trésor royal, elle a, joyau elle-même, l’usage personnel symbolique. Il y a à partir de là un déchaînement de faveurs, comme si, au-delà de la rétribution qui l’alignerait sur le statut d’une sorte de prostituée de grand luxe (ce qui est peu dire), il s’agissait pour l’homme Henri II de procéder à une surenchère démonstrative. Au point de faire camper ses appartements en face de ceux de l’épouse légitime. On est pourtant loin de quelque vaudeville royal graveleux : les plus grands doutes sont entretenus sur la nature de leurs relations intimes et le degré d’intimité physique. Pas question d’« acte déshonnête » entre le roi et sa favorite, le roi en jouissant sur le mode de l’extrême courtoisie.

Le mystère est celui de ce qui se passe entre ces deux-là. Or, Diane, c’est la vierge qui, on le sait, punit sévèrement ceux qui auraient eu le front de la contempler nue au bain et que l’on ne touche même pas – et surtout pas – des yeux. Henri II, si puissant soit-il, ne semble guère avoir envie de jouer les Actéon et de finir sous le pelage d’un cerf dévoré par ses chiens, sauf à l’exalter comme déesse de la chasse. La vierge et la déesse-mère ont cela en commun qu’elles sont intouchables. Ce qu’il veut, encore une fois, c’est ne jamais la perdre de vue, la mettre sur la sellette, comme « Objet royal » intouchable (même pas par lui). C’est sa « pulsion scopique » qui semble nourrie par cette femme, véritable vivier de symbolismes mythologiques. Le désir du nommé Henri, espèce d’ « amoureux courtois » anachronique, chevalier servant du XVIe siècle (assez loin du XIIe) semble être d’inscrire Diane sur ses blasons, à travers le « croissant », emblème de Diane, qui infiltre les représentations picturales et architecturales. Il en fait un « mythème », amoureux qu’il est d’un mythe à corps de femme. Mieux : le monogramme royal fait en sorte d’évoquer l’initiale de la femme adorée. Ainsi transforme-t-il la femme élue en lettre, tout en l’intégrant à la jouissance royale, au moment d’une cryptographie complexe qui fait s’enlacer l’acronyme royal avec le corps littéral de la favorite. On a en effet remarqué que le monogramme royal, faisant s’entrelacer le « H » du prénom royal au « C » du prénom de la reine (Catherine de Médicis), dos à dos, semble dessiner le « D », prénom de la favorite. Cet obsessionnel sur le trône laisse transverbérer sa passion, il met le désir au centre tout en la maintenant à distance, l’enlaçant par la lettre, qui est sa véritable place, autant que dans la couche. Il trouve même le moyen de placer le corps favori dans l’entrelacement de la lettre, la glissant dans l’acronyme du couple (la femme légitime, Catherine de Médicis, n’ayant rien eu de plus pressé que de raturer la lettre rivale). Bref, on a là affaire à une véritable folie dont la nommée « Diane » est le thème incarné.

L’orgasme de la favorite : la puissance faite femme

Voici maintenant, comme en contraste avec les fiançailles mystiques, le cas Louis XIV, épris de Françoise d’Aubigné, veuve Scarron, Marquise de Maintenon (16351719), deuxième épouse du roi. L’aboutissement en est éloquent : avec le soutien actif de l’Église de France, Françoise d’Aubigné, veuve Scarron, âgée de près de quarante-huit ans, épouse secrètement, dans la nuit du 9 au 10 octobre 1683, le roi de France et de Navarre, « le plus grand roi du monde » au dire de Louvois. Le roi passe une grande partie de son temps dans les appartements de sa femme, les princesses devant suivre lorsque Madame de Maintenon se déplace en chaise à porteurs ! Ce qui arrachera à celle-ci le cri de triomphe : « Mon bonheur est éclatant ».

Il faut vraiment faire résonner l’exclamation : elle a atteint son but mais si elle éclate de bonheur, ce n’est pas seulement qu’elle réalise un gain de pouvoir considérable, c’est qu’elle occupe un lieu de puissance où véritablement elle devient plus que la reine, la femme de Dieu, pas tout à fait, disons la femme du dieu mortel, ce qui, au niveau de la Cour, est l’essentiel. Car, ne l’oublions pas, le couple du roi et de sa favorite a pour spectatrice la Cour qui à la fois ferme les yeux et voit tout, strabisme qui constitue le couple d’une auguste clandestinité. C’est ce « tiers » de l’instance courtisane qui constitue ce couple. Hors protocole, la favorite règne sur une autre scène, où elle est reconnue comme nulle autre, les femmes n’existant que singula singulis, elle parvient au comble de la singularité instituée. Il y a là allusion à un orgasme inégalable, celui d’être reconnue comme unique par le Nec pluribus impar[9]. Ne tient-on pas là la rencontre entre « l’Autre jouissance » et « l’amour du pouvoir », au cœur du féminin.

Le « don secret » de la favorite

Quel est donc le chiffre inconscient de cette opération ? Essayons de répondre aux curieux qui ne cessent de s’étonner, fût-ce avec les ressources de l’érudition historique de la meilleure qualité, sur cette opération disproportionnée. Cette institution, on pourrait la noyer dans la considération générale que les chefs ont eu la libido facile et que certaines candidates à la fonction ont témoigné d’un talent de manipulation exceptionnel et d’arguments de charme irrésistibles.

La question à extraire est la suivante : qu’est-ce qu’elle lui donne, au roi, à « l’homme royal », cette favorite ? Certes, son corps, sa grâce, elle monnaye ses charmes, il y a bien une dimension de prostitution royale, qu’on ne peut méconnaître, mais, comme dirait Freud, « il y a « quelque chose encore ». La favorite, c’est la « deuxième femme », à côté de la reine, à la fois au-dessous et au-dessus d’elle. Elle en vient à s’occuper des enfants royaux, de Diane de Poitiers (pour ainsi dire) à Madame de Maintenon (réellement), c’est un alibi certes, mais il faut chercher plus loin. Elle est bien la gouvernante des enfants de France, elle fait le roi se sentir père, père d’enfants, et pas seulement d’héritiers. Grâce à cette femme de haut vol, le roi a l’impression de jouir de sa satisfaction paternelle en contemplant sa favorite et future femme en train de pouponner sa progéniture. Une gouvernante qui en vient à gouverner les rois : on sent que le Père est là, comme tiers terme et ce « supplément d’âme » de la Maintenon a cet enjeu. Elle permet à un roi libertin de vieillir dans le bercail de Dieu le Père, tout en se sentant père. Moment de délice où le Souverain se laisse faire… par cette femme-là. Masochisme très spécial, réservé à celui du sommet de la pyramide. Ce « bonheur éclatant » est dans le genre ce qui peut exprimer le sentiment de puissance maximal chez une femme, bien au-delà de toute revendication féministe. Celle-ci aura beau jeu d’objecter que c’est au prix d’une sujétion absolue, on a vu comment cela revient à une forme d’assujettissement symbolique du Sujet – royalement – masculin.

Une phénoménologie de la fonction de la favorite, de son usage royal, montre que s’il jouit des charmes de la femme choisie, le roi se fait curieusement passif au fur et à mesure de la fructification de cette jouissance. On dirait que, non content d’être épris, il joue à être amoureux (de cette sincérité particulière que garantit le fantasme). Ainsi on l’a vu, de Henri II, qui joue à l’amoureux platonique – amour courtois en haut lieu – à la découverte de la vraie conjugalité avec Louis XIV. C’est donc la sexualité royale qui est régulée, ou plus précisément l’ordre des jouissances, dûment protocolisé. Il faut pourtant insister : s’il lui donne tant, c’est bien qu’elle lui donne quelque chose « sans prix », mais quoi ? Quel est l’objet de la transaction, au-delà même des bénéfices symboliques déjà dégagés ? Car entre hommes et femmes, il y a bien transaction d’objet, eu égard à l’économie phallique.

Que veut la favorite ?

Nous avons à saisir deux choses, distinctes et à articuler : d’une part, l’effet qu’elle produit sur son roi-amant, d’autre part ce qu’elle veut – et qui fait que, finalement, ils « s’entendent » si bien. Que veut la favorite du roi ? Qu’attend le roi de sa favorite ?

L’effet qu’elle lui fait, c’est descriptible, ce qu’elle en obtient aussi, mais : ce qu’elle veut, c’est beaucoup plus énigmatique, et pour cause, c’est ce qui n’est pas écrit, et c’est ce qui est le plus intéressant. « Que veut la favorite ? » Voilà une question, disons-le, excitante, et il faut le déduire non de quelque fantasme extérieur, mais de la logique inconsciente de l’institution dont elle est la « pièce » centrale.

Alors, voilà mon hypothèse qui éclairerait beaucoup de choses, permettant de mesurer la portée de l’affaire. On n’a pas assez remarqué que la mise en place de la fonction de favorite, au sein de la Cour royale, est corrélative de l’installation de la souveraineté royale. Disons que l’on ne fait pas de rapport structural entre les deux : d’un côté la politique, de l’autre l’amour et la jouissance sexuelle, alors que ça a tout à voir. Certes, comme le soutient Mazarin relu et apprécié par Lacan, « l’amour, c’est l’amour ; la politique, c’est la politique ». Mais le nœud des deux registres, c’est la favorite du souverain. Celle qui a trouvé sa consécration symbolique au XIXe siècle dans l’opéra éponyme, de Donizetti[10] où Leonora devient l’interlocutrice du roi de Castille Alphonse XI, au sein d’une tragédie romantique exemplaire. Moment où la Favorita se trouve homologuée comme figure – sulfureuse – de la Culture, même si elle prend allure de vaudeville d’une femme prise entre le souverain et son amoureux…

La notion de souveraineté[11] est le maître-mot de la modernité politique. La souveraineté dit le « supérieur » (le terme dérive du latin superus) : elle désigne donc l’autorité suprême. La doctrine politique en montre le cheminement au tournant de la modernité, à partir des Six livres de la République de Jean Bodin[12]. Celui-ci la présente en effet comme un concept neuf, irréductible tant au modèle romain de l’imperium qu’aux fondements religieux : il s’agit de l’avènement d’un ordre étatique, « souveraineté perpétuelle et absolue de la République ». En deçà, Le Prince de Machiavel[13] théorisait l’instance ainsi nommée, qui subjective le pouvoir en puissance. La Boétie l’a senti, qui y oppose le « Contr’Un ». La souveraineté énonce en effet qu’ « il y a de l’Un ». Ainsi se dessine la figure du « dieu mortel » qu’est l’Etat-Léviathan de Hobbes, tirant sa puissance et sa légitimité du « contrat social » et permettant sa sortie de l’état de nature[14].

L’instance souveraine est celle supposée pouvoir (subjectivement) tout ce qu’elle peut (objectivement), en sorte que son pouvoir s’étend aussi loin que sa puissance. Le souverain n’est pas simplement celui qui a du pouvoir, mais celui qui est puissance. Chez l’être investi de souveraineté, l’étendue du pouvoir recouvre celle de la puissance. D’où la prodigieuse activité qui est attribuée à l’agent de la souveraineté.

Alors, voilà ce qui nous semble l’événement de la rencontre entre la favorite et le souverain. C’est au nom de la favorite que la jouissance (de la souveraineté) condescend à désirer (une femme). Nous reconnaissons la formule de Lacan qu’il suffit de contrefaire pour placer la favorite… à la place de l’amour : « Seul l’amour permet à la jouissance de condescendre au désir »[15].

Cela n’est pas évident, car ce pourrait être aussi bien la plus attrayante femme du harem. La favorite incarne en fait la fonction royale de l’amour. La favorite est un « nom de l’Amour », sa version royale. Dans l’énoncé lacanien, la jouissance est placée en position de souveraine et pour parvenir au désir (ce qui est représenté comme un progrès), il faut plutôt ici descendre quelques marches. C’est au nom de la favorite que se fait l’opération. La favorite est un opérateur inconscient, l’institution de la favorite est une formation inconsciente. Non pas seulement parce que le souverain aimerait désirer comme le commun des mortels (ce serait une « bluette » quoique cela soit presque dit ainsi par ces hommes de grand pouvoir qui font un peu les benêts avec leur dulcinée). Plus radicalement : pour que la jouissance souveraine s’ouvre à « l’ordre du désir ». Elle lui permet de jouir du désir. S’il la couvre de faveurs, c’est qu’elle lui fait la faveur de désirer.

« Faire désirer » l’Un : l’exploit de la favorite

Que veut la favorite, que l’on puisse déduire rigoureusement de ce qu’elle fait, de son acte et de ses effets ?

Elle veut plaire, certes, elle doit commencer par « plaire », par se faire re-pérer… par le père du royaume. Elle veut faire jouir un homme spécial qui s’appelle « un-roi », elle se spécialise dans ça. Faire jouir un homme « haut placé », n’importe quelle courtisane peut faire cela, elle doit de plus surclasser les autres, et par quoi ? Elle doit non seulement éveiller un désir intense et plus ou moins durable, mais, justement pour concilier l’intense et le durable, parvenir à faire désirer le souverain. Ce qui est, à bien y regarder, un exploit. Car la souveraineté suppose une jouissance indéfinie et à répétition, mais par à-coups, là où le désir introduit une continuité, entendons un manque continu centré sur un objet. Le souverain devient, à la limite, l’élève de ce « professeur de désir » qui s’appelle la favorite, qui place son bonheur dans cette éducation… Du coup, elle donne envie au Souverain de se dé-compléter suffisamment pour jouir d’un désir. Tout en « sertissant » ce désir d’une jouissance, « bijou de la couronne », en quoi elle est très complète. Dans ses plus grands succès, ce pourrait être une version de « la femme (ponctuellement) entière ».

C’est l’exploit de la favorite. « Faire désirer », cela dit au mieux le but de l’hystérique. L’homme de paille de l’hystérique est donc ce « fantoche » qu’elle utilise dans les mises en scène de son fantasme et sur son théâtre de marionnettes. Il est le « substitut de cet autre imaginaire en qui elle s’est moins aliénée qu’elle n’est restée devant lui en souffrance »[16]. « Homme de paille », le souverain ? Ce serait le comble, car s’il est un « homme de poids », c’est bien lui…

Le désir de l’hystérique peut ici nous renseigner. Non qu’il s’agisse, avec la favorite (nom de « rôle ») d’une hystérique de structure, mais de vocation. Je m’appuie là sur les enseignements de notre pratique. Oublions l’époque des rois un moment. Je pense à ces femmes qui choisissent de s’inféoder – l’expression est intéressante, car elle fait un pont entre une opération datée et une opération actuelle – s’inféoder, donc, à un type qui occupe un petit pan de souveraineté quelconque – on pourrait dire un maître, petit, moyen ou plutôt grand, pour celles qui sont les plus dégourdies. Entendons qui soutient un grand désir social, ne serait-ce que sur un théâtre de « guignols ». Se faire distinguer par lui, et devenir sa « favorite ». Ce qui permet d’alimenter le fantasme par l’histoire, car c’est un fait que les romans historiques fournissent un aliment de choix aux lectrices y connectant leur rêverie hystérique, celle de se retrouver dans l’allée du roi[17]… ou, à deux pas, dans l’alcôve adjacente qui les conjoint.

Une hystérie d’État

La différence sensible, c’est qu’il y a là une fonction d’État, ritualisée rigoureusement quoique non officialisée. Alors, oui, on peut parler à propos de la favorite d’hystérique d’État. Ce qui justifie cette formule, c’est l’extension que Lacan a donnée à ladite hystérie, du symptôme au discours.

Le jeu avec la lettre est particulièrement décisif. Rapprochons l’objectif en l’accommodant à l’angle de notre temps. La dernière « maîtresse royale » homologable de l’histoire de France, c’est « l’autre femme » du nommé François Mitterrand, qui justement se disait « le dernier vrai président de la République » (oracle de malédiction lucide à ses successeurs). Mais justement ici se vérifie que c’est la même raison pour laquelle il se complétait – en sa souveraineté certes relative parce que républicaine – par une véritable « favorite », fondée sur un dispositif indéniablement homologue. Enfin, il y a une différence importante : elle n’était pas installée à la Cour – pardon, à l’Elysée -, mais vivait dans l’ombre, assez vaste pour l’abriter et la dissimuler. Mais on l’a vu, dans l’univers de la Cour royale, la favorite, même la plus visiblement installée, était maintenue dans le secret. C’était un secret reconnu que l’on n’aurait pas osé appeler « de Polichinelle », pour prévenir toute analogie avec la figure royale, mais enfin on était bien au cœur de la comédie royale.

Une confirmation symbolique majeure en est le prénom choisi pour le produit de ce mariage morganatique. Si l’on a compris que le cardinal de Mazarin est à la fois le fin renard de la politique et celui qui maintient le droit de l’amour et de la politique à mener une vie séparée – en contraste de cette « raison d’Etat » directement « érotisée » de son prédécesseur Richelieu -, comment voulez-vous qu’il l’appelât autrement que par le sobriquet de son intime identification, féminisée, sinon Mazarin-e ? On en vient à se demander ce qu’il aurait fait si ça avait été un garçon. Mais il est clair, du moins dans le codage du fantasme, que ça devait être une fille. Vous remarquerez aussi le trait de caractère qui apparaît de cette fille, d’allergie à tout semblant et de transparence cristalline.

Masculin vs féminin : le favori

A toute problématique de recherche, il faut une contre-épreuve, et celle-ci – qui ne m’intéressera justement qu’au titre de contre-épreuve –, c’est « le favori ». Car il y a bien des hommes qui ont été les favoris en titre de reines. Amant en titre, « amant d’État » si j’ose dire. Quoique : s’agissait-il d’une institution symétrique ?

Robert Dudley (1532-1588), favori en titre de la reine Elisabeth Ière d’Angleterre, fonction qu’il occupa pendant trois décennies ou Grigori Potemkine, favori de Catherine II de Russie au XVIIIe siècle en sont des paradigmes. Revenons donc à la leçon double de l’histoire, « favori/favorite ». La reine célibataire « a » l’amant comme son objet. Que serait la souveraine sans cet appendice ? On esquisse ici un chapitre qui en est l’envers de celui que nous commençons à écrire ici.

L’État, le moi royal et la favorite : l’égérie

Signalons une manifestation récente, le grand bordel du non moins grand timonier Mao – révélation produite avec quelque gêne après sa mort – de ces jeunes chinoises qui faisaient la queue, si j’ose dire, devant le lit du leader rouge, couche sans doute de proportions appropriées à faire accueil à ces onze mille vierges, pour avoir l’honneur d’être justement honorées, entendons déflorées par le Maître. Appendice pratique du Petit livre rouge et application originale du « matérialisme historique »… Voilà une collectivisation des favorites au profit de la jouissance de l’Un, aspect méconnu du communisme chinois, mais qui est loin d’être anecdotique et qui peut laisser penser que le mythe du père de la horde garde quelque fraîcheur.

Pour descendre encore d’un cran, il est remarquable que, dans l’économie de jouissance de l’univers mafieux, la favorite confirme sa place structurelle, comme « potiche ». Il n’est pas rare que, chez de tels sujets, la puissance économique et meurtrière aille de pair avec une certaine impuissance sexuelle. La pin up ainsi exhibée atteste de la capacité sexuelle, on sent bien qu’il est question de tout autre chose que de désir, de l’approvisionnement du stock de jouissances. Cela ouvre en tout cas quelque chose chez le maffieux d’une participation latérale à l’univers du désir, autour de sa petite Cour.

Revenons donc – sans craindre ce zapping historique car c’est bien la constante d’un enjeu qui se tisse à travers la diversité de ces figures – au cœur de cette affaire de la favorite royale en évoquant le Roi Soleil. « L’État c’est moi », cette phrase que Louis XIV n’a en fait pas eu à prononcer[18], tant elle est pour lui un pléonasme, caractérise au mieux sa position subjective : or, qui se met à cette place, avec la bénédiction de sa Cour et de son univers, par où le faire désirer, ce Narcisse d’État ? Il n’y a pas de place pour le manque pour un tel supposé souverain. La favorite est inventée pour cela. Elle devient objet-cause du désir générant le désir royal. S’il y a les deux corps du roi, au sens de Kantorowicz[19], on peut parler d’une bifidité, du roi jouissant de son corps et de la souveraineté. L’art et la science de la favorite, c’est de faire jouer l’entre-deux corps royal. C’est en cela qu’elle réalise une plus-value de jouissance et s’autorise d’un rôle politique et même d’un fragment de souveraineté. Si le roi couvre sa favorite de tant de cadeaux, c’est qu’elle lui fait un cadeau sans prix, celui de son désir.

La favorite, c’est donc « l’égérie », au sens originaire. « Inspiratrice », certes, mais au sens d’Egeria, cette nymphe censée conseiller Numa, le second roi de Rome, dans la forêt, sur la politique qu’il devait mener. Voilà certes une fonction politique, au sens propre comme au sens le plus structural d’inspiratrice de roi. A l’homme censé détenir « tous les pouvoirs », il faut l’alliance – sylvestre – de la puissance au féminin. L’égérie, avant d’être l’inspiratrice des poètes, fut en ce sens à la fois l’alliée et la maîtresse mystique du Maitre. Ce qui fait toucher du doigt la puissance en acte du féminin.

[1] J. RIVIERE, « La féminité comme mascarade » (1929), Féminité mascarade. Études psychanalytiques réunies par Marie-Christine Hamon, Paris, Éditions du Seuil, 1994.

[2] P.-L. ASSOUN, « Le féminin ou la liberté du semblant : le « pèse-homme », Cliniques méditerranéennes, n°92, 2015, p. 57-72.

[3] P.-L. ASSOUN, « Le pouvoir à l’épreuve de la psychanalyse. Freud et la question du pouvoir », Le Pouvoir, volume II, Paris, Éditions Ellipses, 1994, p. 59-71 ; « L’inconscient du pouvoir. L’objet politique de Freud à Lacan », in P.-L. ASSOUN et M. ZAFIROPOULOUS (dir.), Figures cliniques du pouvoir, Paris, Anthropos/Economica, 2009, p. 21-37 ; « De Freud à Lacan : le sujet du politique », Cités, 2003, n°16, p. 15-24.

[4] P.-L. ASSOUN, Freud et Nietzsche, Paris, PUF, 4e éd., 2008.

[5] S. FREUD, L’Avenir d’une illusion (1927), Paris, PUF, 1971.

[6] S. FREUD, « Sur le plus général des rabaissements de la vie amoureuse », La vie sexuelle, Paris, PUF, 2004.

[7] N. ELIAS, La société de Cour, Paris, Calmann-Lévy, 1974.

[8] Sur cette notion et sa résonance inconsciente, cf. notre ouvrage : Tuer le mort. Le désir révolutionnaire, Paris, PUF, 2015.

[9] Adage du Roi Soleil en forme d’euphémisme, celui qui n’est pas inégal à plusieurs, litote pour signifier « supérieur à la plupart », à traduire par « l’unique en son genre », l’homme d’exception… Expression inventée par DOUVRIER pour désigner la figure royale du Carrousel.

[10] G. DONIZETTI, La Favorite, 1840. L’action est située au début du XIVe siècle, en plein conflit entre Maures et monarques catholiques.

[11] Voir sur ce point notre ouvrage : Tuer le mort. Le désir révolutionnaire, op.cit.

[12] J. BODIN, Les Six Livres de la République, 1576, BNF – Gallica, édition numérisée.

[13] N. MACHIAVEL, Le Prince, Paris, Garnier frères, 1910 (1516).

[14] T. HOBBES, Léviathan, Paris, Éditions Sirey, 1971 (1651), ch. 17.

[15] J. LACAN, Le Séminaire, livre X. L’angoisse (1962-1963), Paris, Éditions du Seuil, 2004, leçon du 13 mars 1963.

[16] J. LACAN, « La psychanalyse et son enseignement », Écrits, Paris, Éditions du Seuil,1966, p. 452.

[17] Ce que le best-seller L’allée du roi de Françoise de CHANDERNAGOR engage avec le talent qu’il faut pour que le fantasme de la lectrice hystérique s’installe à Versailles comme en sa demeure privée.

[18] Le propos est apocryphe, imaginé pour l’attribuer à Louis XIV surgissant en habit de chasse, avec sa cravache, au Parlement de Paris le 16 avril 1655 pour interdire la prolongation des débats et la promulgation d’édits freinant le financement de ses guerres.

[19] E. H. KANTOROWIZ, Les deux corps du roi. Étude de théologie politique au Moyen âge, Paris, Gallimard, 1989 (1957). Sur un éclairage freudien de cette théorie, cf. notre Tuer le mort. Le désir révolutionnaire, op.cit.