Wonder-Woman ou « la Séduction des Innocents »

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Wonder-Woman ou « la Séduction des Innocents »

johan_poezevara_3_900photo: Johan POEZEVARA

Kevin POEZEVARA

 

Ce texte a ceci de particulier qu’il est le résultat d’un travail de commande. On connaît la tradition qui veut que l’on consacre quelques centimètres de toile à la représentation de l’heureux mécène de l’œuvre ; je n’aurai pour ma part nullement à forcer le trait pour que se dégagent quelques-unes des facettes de l’intérêt de mon commanditaire. Je crois, ça lui arrive parfois, qu’il sera heureusement surpris de sa propre pertinence, lorsque au-delà de l’association presque anecdotique – le pouvoir au féminin, Wonder Woman elle a ça dans le nom – au-delà de l’association presque anecdotique donc, la super héroïne s’avancera et, sublime du haut de ses 74 ans, elle lui accordera un bon point pour sa question féminine. Puis viendra la deuxième partie de cet article, là où je tenterai de reprendre la main et de traiter le sujet qui aurait certainement trouvé à s’exprimer quelle que soit la commande. Il est, comme toujours, contenu dans le sous-titre : Après donc la Wonder Woman de Markos Zafiropoulos, il sera question d’une certaine Séduction des innocents, d’après le titre le plus fameux du très méconnu Fredric Wertham.On connaît tous la sublime brunette – pour beaucoup éternellement incarnée par Lynda Carter – avec son slip bleu étoilé, son corsage généreux, son diadème, son fameux lasso et ses bracelets pare-balles. On connaît moins l’histoire de sa naissance. J’ai fait grand cas, ces dernières années, de la « trouvaille carrément géniale » – le mot est d’Umberto Eco – qu’est le mythe de Superman, évoquant notamment les origines juives des membres de la petite horde de fils à l’origine du panthéon super-héroïque. Aujourd’hui je me dois d’intégrer à cette loi un infime bémol : Contrairement à l’ensemble de ses collègues de l’époque, l’auteur de Wonder Woman était on ne peut plus goy. Contre toute attente, William Moulton Marston, né aux Etats-Unis en 1893, était docteur en psychologie, diplômé de l’Université d’Harvard puis professeur à Boston et à Washington. Il est notamment l’inventeur du test de pression artérielle systolique et donc crédité comme créateur de la technologie du détecteur de mensonges !

Théoricien du féminisme, il aimait tellement les femmes qu’il vivait avec deux d’entre-elles, deux femmes qui continuèrent de vivre ensemble après son décès en 1947, Elizabeth Holloway Marston, femme active et bardée de diplômes et Olive Byrne, une de ses anciennes étudiantes, nièce notamment de Margaret Sanger, célèbre militante à l’origine de ce qui deviendra le planning familial américain. Suite à une interview durant laquelle le psychologue vantait le potentiel éducatif des comics books, il fut engagé par l’éditeur Max Gaines en qualité de consultant, mesure prophylactique destinée à apaiser le grondement de bien des éducateurs de l’époque. Marston est convaincu qu’il faudrait opposer à Superman et Batman un autre type de héros qui triompherait du mal grâce à l’amour et non à la seule force de ses poings. C’est Elizabeth qui lui suggère alors de faire de ce héros la première super-héroïne. L’idée est soumise à Gaines qui accepte à condition que ce soit Marston lui-même qui assure le scénario de la série. Le consultant devient donc auteur, et Wonder Woman (un temps appelée Suprema) prend vie.

Voilà rapidement pour la genèse éditoriale (avec, vous l’aurez relevé, son contexte féministe) – qu’en est-il maintenant de la genèse proprement narrative de l’héroïne ? C’est sur ce point, je crois, que l’on peut envisager quelque chose de l’intéressement de Markos Zafiropoulos au dossier Wonder Woman. En effet, on se souviendra de son débat, longtemps entretenu avec la personne de Paul-Laurent Assoun, concernant la virginité de la Grande Diane des Éphésiens. On se rappelle l’enjeu de la discussion : Peut-on trouver des exemples de Déesses-Mères ou bien a-t-on toujours affaire à de divines vierges, comme autant de filles inconscientes du Père mort ? Pour être témoin du dernier relent en date de ce sempiternel débat, il fallait être à Athènes en novembre 2014, lorsque Zafiropoulos pointant du doigt l’Acropole, y désignait le point d’achoppement de la visée freudienne quant à la question féminine, proposant une nouvelle interprétation du bien connu vertige de Freud, soit, non pas une identification au jeune Œdipe foulant le marchepied paternel, mais à l’Œdipe vieillissant, l’Œdipe aveugle de Colone, celui dont la faute n’est pas d’avoir (pour reprendre son terme) « labouré le corps de la Divine Maman » mais d’avoir pénétré par erreur sur les terres prohibées des vierges invincibles.

Que raconte le premier épisode de Wonder Woman, publié en 1941 ? Un aviateur, officier de l’US Air Force, s’écrase sur une île perdue au milieu de l’océan. Paradise Island, refuge secret des mythiques Amazones ayant fuit le joug d’Hercule et la violence du monde des hommes. Malgré la protection d’Aphrodite, un homme s’écrase donc sur l’île interdite et il est secouru par rien de moins que la princesse des environs, la fille d’Hippolyte, reine des Amazones. Remise de ses émotions (« Ciel ! Un homme sur Paradise Island ! »), la jeune femme soulève l’aviateur inconscient et le porte tel un poupon jusqu’à l’hôpital. Apprenant la nouvelle, la reine décide que l’homme recevra les meilleurs soins avant d’être réexpédié chez lui, à l’expresse condition que ses yeux restent bandés tout au long de son séjour… Si l’ouverture d’Œdipe à Colone insiste sur le fait qu’il faut être au moins aveugle pour fouler sans le savoir le territoire des vierges invincibles, l’utilisation moderne de ce qui semble être le même fond mythique renverse quelque peu les choses et fait de la condition à l’origine de la transgression, une condition dans le sens de la prescription : Exceptionnellement on laissera un homme fouler l’île secrète des vierges invincibles, à condition qu’il ne puisse ni voir, ni savoir, où il met les pieds.

Bien entendu, la jeune princesse tombe éperdument amoureuse de cet homme, le premier qu’il lui a été donné de voir et s’acharne à le ramener d’entre les morts. Alertée par tant de déférence, Hippolyte convoque sa fille unique afin de la mettre en garde contre le genre masculin. Elle lui conte l’histoire de leur peuple, leur combat contre Hercule, leur asservissement et la fuite sur Paradise Island. La leçon d’histoire terminée, la princesse insiste pour que Trevor soit raccompagné aux Etats-Unis d’Amérique afin qu’il puisse mener à bien sa mission : l’arrestation d’un dangereux espion nazi. La reine consulte alors Athéna et Aphrodite qui l’enjoignent en effet de dépêcher la plus puissante et la plus sage des amazones afin qu’elle accompagne le retour de Trevor et qu’elle défende les United States of America, dernière citadelle de la liberté et de la démocratie. Un tournoi est donc organisé afin d’établir qui sera cette ambassadrice amazone, tournoi dont la jeune princesse se voit interdire l’entrée par sa mère, qui refuse de voir son enfant renoncer à son immortalité. La compétition s’ouvre donc, et est survolée par une mystérieuse participante, surnommée The Masked Maiden, soit la vierge masquée. L’inconnue remporte le tournoi haut la main et se révèle être, bien entendu, la jeune princesse amoureuse. Malgré ses réticences la reine reconnaît alors la victoire éclatante de sa fille : « Tu as gagné et je suis fière de toi. En Amérique tu seras en effet une Wonder Woman… Fais-y toi connaître sous le nom de Diana, d’après ta marraine, la déesse de la lune ! Et voilà un costume que j’ai créé pour la gagnante, afin qu’elle le porte en Amérique ! ». Le premier numéro s’achève donc sur une image de la princesse ayant endossé son costume de Wonder Woman ; la vignette est accompagnée de ces mots : « C’est ainsi que Diana, la Wonder Woman, renonça à son héritage, à son droit à la vie éternelle, qu’elle quitta Paradise Island pour raccompagner l’homme qu’elle aimait en Amérique – Une terre qu’elle apprendra à aimer, à protéger et à adopter comme étant la sienne. »

Arrivé au terme de ce récit génésique, les plus perspicaces s’interrogeront : Si la jeune princesse ne connaît rien du monde des hommes, ni même l’histoire de son peuple, c’est qu’elle est née sur Paradise Island… Seulement voilà, sur l’île justement, nulle trace d’aucun homme et donc d’aucun géniteur… Comment dès lors expliquer cette naissance miraculeuse ? La bande dessinée nous apprend qu’Hippolyte, souffrant de solitude, s’est vue instruite par Aphrodite l’art de modeler une statuette d’enfant, à laquelle la déesse a ensuite insufflé vie ! Et pas n’importe comment : par un heureux effet de nomination ! S’adressant à la petite statue Aphrodite dit : « Je te nomme Diane, d’après la déesse de la lune et de la chasse ! » Et la voilà qui s’élance et, depuis l’atelier de potier, saute dans les bras de la Reine Amazone. Après la Grande Diane des Éphésiens, figure virginale adorée entre autres des vendeurs de statuettes, voici venir, pour le plus grand bonheur des vendeurs de bandes dessinées, Wonder Woman, soit l’histoire d’une petite statuette devenue la Merveilleuse Diana des Américains.

J’ouvre maintenant le second mouvement de mon exposé. J’ai consacré une bonne part de ces trois dernières années à la rédaction d’une Etude sur l’héroïsme. J’y ai adopté une méthode qui, par certains côtés, s’éloigne de la pure prescription structuraliste d’un Lévi-Strauss. En effet, j’ai suivi une certaine tendance freudienne, que l’on retrouve il me semble chez Lacan à partir de son invention de l’objet a, soit une tentation presque esthétique, partant de la prise en considération de l’effet jusqu’à la retrouvaille d’avec un objet cause.

L’exemple princeps d’une telle visée peut être trouvé dans le témoignage que nous offre Freud de son face-à-face sensible avec la statue de Moïse. Cette appréhension déçue de ne pas la voir s’animer et s’élancer (telle la petite Diana) de son socle, puis ce vif sentiment d’Unheimliche en sentant tomber le regard courroucé du héros tandis qu’il semble se figer de plus en plus… Exemple princeps dis-je puisqu’il a donné le « La » de mon commentaire du texte d’Umberto Eco, consacré aux coordonnées mythopoétiques de Superman, lorsque le célèbre sémiologue décrit un héros traditionnel du mythe, opposé au héros de la civilisation du roman en cela qu’il se présente sous la forme d’une figure définitivement statufiée, résultat indéboulonnable en pointe d’un récit toujours déjà advenu. Pour Eco, le héros du mythe ou l’image religieuse traditionnelle se présente sous les traits d’une figure pétrifiée… Je crois, que c’est cette même figure jusque-là impassible, que l’on retrouve comme un des leitmotives les plus prégnants du romantisme, sous les traits d’une surfemelle au regard de marbre, prenant vie face au regard médusé d’un pauvre héros suprasensible. On pense bien évidemment à la Vénus à la fourrure, j’ai pour ma part un petit faible pour sa prédécé-sœur, la Vénus d’Ile de Mérimée.

J’ai proposé de désigner ces figures impassibles plus ou moins bien pacifiées, par le terme d‘OMPHALLIQUE. D’après la reine légendaire de Lydie, celle qui eut Hercule comme esclave, mais surtout d’après le fameux Omphalos delphique, cette pierre de la ruse qui prit la place du fils dans l’estomac paternel, recrachée par Cronos, et rejetée sur terre par un Zeus visiblement embarrassé par la proximité de ce signe du manque dans l’Autre. Rejetée certes mais pas n’importe où ; deux aigles partis un du Nord et un du Sud en indiquèrent l’idéal point de chute : l’Omphalos conservé dans le temple d’Apollon, surmonté (ainsi que l’a montré l’archéologue Jane Ellen Harrison) de deux têtes de Gorgones, devait indiquer le centre interdit, le nombril spirituel du monde grec…

Cette pierre, que Lacan dans sa leçon sur l’Agalmatique désignait comme un évident fétiche, acquiert, depuis sa prise dans le mythe, la valeur d’un objet a mutualisé, offert comme cause collective de désir – non pas fuyant comme le sont la plupart des Graals, mais habilement circonscrit, durablement phallicisé grâce aux rigides prescriptions du rituel. C’est à cette rigidité me semble-t-il que réagissent les romantiques de toutes époques, comme autant d’incertains rebelles du fétiche.

En rapportant l’angoisse de leurs héros confrontés aux Vénus de marbre, Masoch et Mérimée perpétuent en quelque sorte le geste de Paul à Ephèse lorsqu’il pointait d’un doigt accusateur le caractère fétichiste du culte d’une déesse vierge statufiée. Chacun leur tour ils semblent vouloir désigner une certaine affiliation du registre culturel omphallique au genre féminin dans ce qu’il a de plus radical : l’êtrification phallique du corps de la vierge. Sans pouvoir développer plus avant, je crois que l’on touche ici à une certaine communauté de structures, à retrouver tant dans l’affre des symptômes névrotiques que dans le dédale de l’histoire de l’art, et qui implique cette convocation régulière d’une figure de vierge invincible chaque fois qu’il s’agit pour l’homme de la culture d’échafauder une représentation du point d’équilibre ultime, coordonnée inimaginable de l’aboutissement de sa quête. Je crois que cela n’est pas sans lien avec la tentative toujours répétée et jamais définitive de représenter ce qu’il en est de la représentation, moteur s’il en est de cette joyeuse féticherie qu’est la culture.

Dissertant à propos de la question d’une coordonnée centrale, jubilatoire et interdite, Lacan introduit dans son séminaire de 1969 la figure d’une Vénus préhistorique, qui à l’inverse de nos Vénus romantiques n’a pas d’yeux mais, dit-il, de « formidables fesses »1. Lacan propose de considérer cette énième statuette de femme, comme mise en forme par nos ancêtres préhistoriques de ce qu’était pour eux le représentant de la représentation. Je cite : « Pour eux le représentant de la représentation était assurément comme ça. Cela vous prouve que le représentant de la représentation peut différer selon les âges. »2 Voilà l’idée : de la Vénus préhistorique à la Vénus d’Ile, autant de tentatives de composer avec le caractère insaisissable de la Chose en essayant de représenter une énigme par une autre. Le corps de la femme et sa jouissance, érigés imaginairement en lieu et place de la Chose.

Vous me voyez venir. Après avoir établi une certaine généalogie entre la grande Diane des Éphésiens et la Diana de Marston, il est temps pour moi de tenter un pas de plus et d’essayer de vous faire envisager Wonder Woman comme pouvant être une version 1942 du représentant de la représentation aux Etats-Unis d’Amérique. Si, à suivre Lacan, on peut considérer l’existence d’une sorte d’affinité élective entre l’imagination d’un idéal féminin fétichisé et la tentative répétée de représenter la représentation, il y a bien chez Marston, et avec Wonder Woman, la volonté de toucher à quelque chose d’une figuration de La femme suprême. Comme il le dit lui-même : « Pour être franc, Wonder Woman est une propagande psychologique pour le nouveau type de femmes qui devrait un jour, je crois, dominer le monde. » Seulement, et pour être tout à fait en accord avec la méthode que je vous présentais comme étant la mienne, il faudrait que je puisse, à côté de cet évident adorateur qu’était Marston, convoquer aussi bien un énième descendant de Paul, le rebelle du fétiche Éphésien.

C’est là qu’intervient le Docteur Fredric Wertham et sa Séduction des innocents.

Juif Allemand né en 1895 à Munich, ayant immigré aux Etats-Unis dans les années 20, élève d’Emil Kraepelin, ayant au moins une fois rencontré Freud, Wertham est un des grands noms de la psychiatrie new-yorkaise. Directeur de nombreux services hospitaliers, populaire pour être intervenu en qualité d’expert lors de procès très médiatisés, c’est sa croisade contre les comics books, menée dans les années 50, qui le fera définitivement passer à la postérité. Son best-seller, intitulé Seduction of the Innocent fut en effet utilisé comme pièce à conviction lors d’un procès mené en plein maccarthysme contre les éditeurs de comics books, suite auquel ils durent mettre en place une rigide instance d’autocensure. Plusieurs journaux mirent la clef sous la porte et on dénombra partout aux Etats-Unis un grand nombre d’auto-dafe de comics… Triste destin d’un texte qui se voulait, à la suite notamment de notre Henri Wallon national, dénoncer, je cite, la promotion du mythe Nietzschéo-Nazi du surhomme, et que l’on retrouve aujourd’hui régulièrement surnommer le Mein Kampf des comics.

La visée de Wertham, comme l’indique le titre de son ouvrage, était de proposer une nouvelle version de la Neurotica avec, pour séducteur, le médium BD Comme il l’écrit : « Je suis convaincu […] que les enfants sont bons et les comics mauvais. »3 Selon son expérience, les bandes dessinées constituent « la racine de la délinquance moderne de masse »4 et du développement des perversions sexuelles précoces, elles  « stimulent sexuellement les enfants » dans une « répétition de violence et de sexualité que ni Freud, Krafft-Ebing ou Havelock Ellis auraient imaginé qu’elle puisse un jour leur être offert. »5 Il nous explique que « parmi le stock des aphrodisiaques mentaux dont disposent les comics books, il y a une certaine façon de dessiner les poitrines des filles pour qu’elles soient excitantes sexuellement. »6 Les seins des héroïnes de BD font grosse impression au bon docteur qui pointe (sans mauvais jeu de mot), pages après pages leur opulence : « Dès qu’elles le peuvent [les poitrines] s’avancent, elles s’imposent. »7 Il y a un autre motif que Wertham s’évertue à repérer inlassablement et qui, associé au déluge d’adjectifs faisant état de la protubérance des poitrines, nous donne une bonne idée de l’impact qu’avait cette littérature sur le psychiatre lui-même : « the injury-to-the-eye motif », que nous traduirons en « motif de la-blessure-aux-yeux », ou de l’obsession de Wertham à retrouver dans la majorité des BD la figure d’une pointe aiguisée menaçant de venir se loger dans une rétine écarquillée par l’effroi.

Cela commence avec les poitrines et trouvera son acmé dans sa description de la figure de la super-héroïne, comme figure horrifique par excellence. « La super-femme (Wonder woman) est toujours une figure horrifique. »8 La plus célèbre des super-héroïnes (avec sa « super-poitrine »9 !) représente pour le psychiatre ce qui se fait de pire dans les comics, exemple paradigmatique de la tentation et de la séduction du médium. Wonder Woman « est une figure terrifiante pour les garçons et un idéal indésirable [il dira aussi morbide] pour les filles. »10 Surpuissante physiquement, entretenant un rapport lesbien avec sa suite de filles adoptées (en compagnie desquelles elle se plait à rire des hommes faibles), l’amazone des comics est, pour Wertham, une « cruelle femme phallique »11, une figure « fasciste et futuriste »12 « définitivement anti-masculine »13 et dont « l’amour maternel est totalement manquant »14 (le psychiatre nous explique qu’elle ne travaille pas, qu’elle ne s’occupe pas de la maison, ni n’élève de famille). « S’il était possible » conclut Wertham, « de transposer une figure de papier telle que Wonder Woman dans la vraie vie, n’importe quel jeune homme mentalement équilibré reconnaîtrait que quelque chose ne tourne pas rond chez elle. »15

Si l’on peut reconnaître une chose à Wertham c’est d’avoir su capter une certaine valeur fétichique chez Wonder Woman. Fétichique et non pas fétichiste comme il le pensait lui-même. En fait, sans même s’en rendre compte, Wertham se positionne à la suite de Paul, reconnaissant depuis son angoisse la prégnance d’un lien établi entre ces trois faits que sont le féminin, l’imaginaire et l’économique. Lorsqu’il égraine les occurrences du motif de la blessure aux yeux, il dit bien ce qui a sauté aux siens : la marque de la castration que dissimule toujours imparfaitement les tentatives sublimatoires et fétichiques de production d’un représentant de la représentation aux allures de poule aux yeux d’or.

Ce n’était pas franchement mon objectif au départ mais maintenant que cet article touche à sa fin, et malgré la légèreté apparente de mon sujet, me voilà sur le point d’en appeler à la plus grande vigilance. Quand on incrimine les vendeurs de statuettes et de BD, qu’on les accuse d’être la cause d’une prétendue perversification du fait social, quand on s’inquiète de voir les femmes revendiquer la place qui leur revient et que l’on tremble pour l’avenir du monopole masculin, quand au final on pleure la disparition du père en supposant qu’il ait déjà été dans le coin, vous pouvez être sûr que chaque fois il fait retour sous son visage le plus fouettard… Du Père-la pudeur au Père-lapideur il n’y a qu’un pas… Et si l’actualité la plus vibrante doit nous rappeler quelque chose, c’est que ce sont au final toujours les mêmes ceux qui visent les dessinateurs et ceux qui résistent au dévoilement des femmes.