Thémis GOLEGOU
Analyste praticien, psychologue clinicienne.
Analyste praticien, psychologue clinicienne.
« Qu’est-ce qu’on appelle amour ? » : avec cette chanson se termine le film du cinéaste grec Yorgos Lanthimos « The Lobster ».
Dans une dystopie où le couple est la seule norme et où le célibat est proscrit, le héros après avoir été quitté par sa femme pour un autre homme, accompagné de son chien – son frère métamorphosé – arrêté par deux infirmières, arrive dans un hôtel balnéaire. Il a quarante-cinq jours pour trouver une partenaire. S’il échoue, il sera puni en étant transformé en l’animal de son choix. Il choisit le homard.
Dans une première partie, le héros passe son temps de mise à l’épreuve dans cet hôtel où une directrice, Autre arrangeur de couples, dirige la vie des pensionnaires : thés dansants, mises en scène aux fins de mise en valeur de la vie à deux, masturbation interdite, poursuite et chasse des « solitaires » (des personnes qui refusent le couple obligatoire) dans la forêt, autant de prescriptions permettant aux pensionnaires de prolonger leur séjour et d’éviter l’éventuelle métamorphose.
Condition pour qu’il y ait « match » : le partenaire élu doit souffrir ou être porteur du même « mal » que soi. C’est ce trait en commun qui aura une fonction déterminante dans le choix du partenaire et l’identité du couple. Il faut donner ce que l’on a et l’autre doit l’avoir aussi. Le manque n’a aucune place entre les partenaires et le désir encore moins.
Cet appariement absurde fait allusion aux publicités d’une marque de vêtements qui affiche toutes sortes de couples assortis, se ressemblant physiquement, habillés d’une façon presque identique, comme si pour se sauver de « l’insupportable » du célibat et obéir aux semblants sociaux et familiaux il fallait faire couple avec sa propre image.
David (le héros), voyant se rapprocher la date de sa transformation en l’animal choisi, et après avoir essayé en vain de « matcher » avec « la femme sans cœur », s’enfuit dans la forêt pour rejoindre les Solitaires, les réfractaires à la vie de couple et à la métamorphose, qui sont prêts à mourir pour rester seuls. Dirigés par une femme, ils se sont fixé des règles inverses de celles qui prévalent dans le reste de la société.
Dans la forêt des célibataires, la seule activité érotique autorisée est la masturbation et quand ils dansent c’est en solitaire, avec des écouteurs sur les oreilles. Ils doivent aussi creuser eux-mêmes leur propre tombe en prévision du moment de leur mort.
Dans leurs visites en ville, déguisés et arborant un style socialement prestigieux, avec de faux carnets de mariage, ils arrivent à échapper à la recherche des policiers qui veulent capturer les solitaires (« Vous êtes seul ici ? » demandent-ils).
Pour humilier les couples et prouver que le véritable amour n’existe pas, les solitaires se livrent à des assauts contre l’hôtel, se réconfortant ainsi dans l’idée de la complétude de leur solitude.
Un amour va naître entre David et l’une des réfractaires. Leur point d’union, nécessaire, est leur myopie. Pour pouvoir communiquer en cachette, ils inventent leur propre code avec des signaux corporels, une sorte de pantomime. Il s’agit de deux Uns différenciés qui se font signe. Mais quelque chose au-delà des règles imposées semble avoir eu lieu dans cette rencontre contingente en dehors de leur trait commun.
Ils décident de fuir la forêt et de retourner dans le monde des couples, mais la directrice se rendant compte de leur trahison va rendre la partenaire de David aveugle grâce à une opération chirurgicale.
Plus de couplage possible. La parole, comme l’étoffe de l’amour, entre dans leur vie et alors tout se complique. Comme ils ne peuvent plus communiquer par l’entremise de leur langue inventée, ils sont obligés de se parler.
David après un moment d’oscillation décide de partir avec sa partenaire en ville, mais pour pouvoir rester avec elle il faudrait qu’il devienne à son tour aveugle.
L’amour étant une métaphore, selon Lacan, il est condamné à la chute, à la perte, à la séparation. David ayant traversé les deux mondes (celui des couples et celui des solitaires), se rend compte qu’il s’agit finalement du même système. Cette prise de conscience, d’une certaine façon, le fait changer d’avis, alors que pour sa partenaire la seule et unique condition pour qu’il reste compatible avec elle, c’est que lui-même se rende aveugle.
Si donner ce qu’on a, même ses propres yeux, ne fait pas preuve d’amour, et encore moins l’asservissement suprême, le sacrifice pour l’autre – proposition qui va à l’encontre du discours de Pausanie dans Le Banquet – David quant à lui, ce n’est pas parce qu’il ne l’aime pas, qu’il n’est pas « prêt à tout donner » pour elle, qu’il va choisir de partir.
Parce qu’il part. Même si cela reste en suspens dans le film, il serait naïf de croire qu’il s’est mutilé, comme si le destin de l’amour n’était que de nous rendre aveugles.
Le voile est tombé. David, et pas un autre Œdipe aveugle, voit enfin l’impossible nouage d’une femme et d’un homme pour faire Un. David, malgré la crainte de la ségrégation, va prendre le risque de choisir comme destin potentiel : « The lobster ».
Cette tentative d’amour qui est censée être par définition ratée, ne va ni le convaincre de se compléter à une solitude ni le faire renoncer à une vraie rencontre amoureuse.
Psychologue clinicienne.
Le drame du « petit homme » apparaît dans la culture russe au début du dix-neuvième siècle, notamment chez Pouchkine, Gogol, Tchekhov, Dostoïevski. L’attention que portent ces auteurs à la vie d’un homme ordinaire, dépourvu de toute qualité héroïque, signe le passage que fait la littérature russe du romantisme au réalisme. Ce ne sont plus des personnages romantiques qui animent le regard des écrivains : désormais, il s’agit de petits fonctionnaires aux revenus maigres avec peu de reconnaissance sociale, peu de force de caractère, mais inoffensifs et plutôt sympathiques. Cette tradition ne s’éteint pas avec le temps : le dernier film d’Andreï Zviaguintsev, « Léviathan », ne transfère-t-elle pas le drame tragi-comique du « petit homme » de la Russie pouchkinienne dans le contexte de la Russie contemporaine ?
Un homme simple, une fourmi sans importance face à la jouissance de l’Autre, Nikolaï, revit la souffrance de son précurseur biblique – Job. Assujetti dans l’acharnement fatal qui dépasse tout sens commun, Nikolaï entre dans une sorte de mutisme : les mots sont épuisés. Tout comme Job, il ne se plaint plus. « Je ne comprends rien », répond-il aux accusations du policier. Plongé dans l’alcoolisme et stagnant dans une position silencieuse quasi mélancolique, le protagoniste du film est poussé à accepter son être d’objet de la jouissance de l’Autre : du Léviathan. Mais de quel Léviathan s’agit-il ? S’agit-il de cette grosse machine de l’Etat hobbesienne qui, dans l’acte du pouvoir, est en mesure de détruire le « petit homme », tout comme le godet d’un excavateur détruit en quelques instants la maison de notre protagoniste à la fin du film ? Ou bien s’agit-il d’une puissance différente et, en quelque sorte, plus réelle dans le sens lacanien du terme ?
En regardant le film, nous assistons, sans doute, à une mise en scène comique de la Russie bureaucratique et corrompue, soulignée par le réalisateur dans un élan accusateur. A l’instar du réviseur gogolien, l’avocat moscovite arrive dans une petite ville provinciale avec son grand paquet de preuves censé brider « le monstre » établissant la loi singulière au profit de sa propre jouissance.
Or, le monstre se présente d’emblée comme castré : le maire de la ville est un homme d’apparence minable, souffrant d’un léger surpoids. Il a ses petits « péchés mignons » : un goût prononcé pour le bon buffet, pour la vodka. Il doute tout le temps de ses actes et a constamment recours à ses grands hommes qui l’autorisent à agir : le portrait d’Un père post-soviétique accroché au mur et ancré comme un Idéal, ou bien, le père d’Eglise qui lui rappelle que « tout pouvoir vient du Dieu » et que « le pouvoir c’est la force ». Il est d’ailleurs remarquable que les discussions existentielles avec un père de l’Eglise précèdent chaque acte de violence où le maire cherche à s’établir comme ayant le phallus : le phallus qu’il reçoit symboliquement du père inconscient. Coupées du reste du récit, ces rencontres qui s’accompagnent d’un bon buffet à la russe, renvoient clairement au livre de Job où le diable convainc Dieu d’envoyer les épreuves à Job.
La castration du maire que celui-ci dissimule derrière la parade virile, participe de cet effet comique. Au fond, le « monstre » provincial n’est qu’un semblant. Comme d’autres fonctionnaires de la ville, il est divisé par ses passions et le poste de maire lui donne un moyen de récupérer ce que Lacan appelle l’objet « plus-de-jouir ». С’est la jouissance singulière et non pas le code universel qui structure l’Autre social : un impératif de jouissance s’impose et instaure sa propre loi. Rappelons, à titre d’exemple, la voiture de service d’un représentant de l’Etat. Voici la scène comique : la caméra capte l’icône des trois femmes saintes, signifiant de la foi orthodoxe, qui trouve tout à fait sa place dans la voiture d’un policier. Or, la scène ne s’arrête pas là : la caméra descend pour attirer le regard du spectateur sur les trois corps dénudés de femmes de Playboy. Cette rencontre inattendue produit un effet comique. Comment prendre au sérieux la loi après cette référence directe à la castration et au manque phallique de son représentant ?
Déboussolés par l’arrivée de l’avocat moscovite, les fonctionnaires locaux ayant chacun « une lettre volée » à cacher, se rassemblent autour du maire afin de décider au mieux que faire avec cet intrus représentant une menace de castration pour eux tous. « Je pourrais le pressuriser légèrement, sans trop abuser du pouvoir, bien sûr », dit le supérieur de la police locale. Malgré le côté monstrueux du manque d’une loi quelconque qui poserait les limites à la jouissance de l’Autre, l’aspect gogolien de cette scène provoque un rire chez le spectateur mélangé à l’envie de dire : « Regardez ! Le roi est nu ! Le Léviathan est castré ! »
Cette machine monstrueuse, mais à la fois comique dans sa défaillance, cherche à écraser le « petit homme », notre protagoniste. « T’as jamais eu aucun droit, tu l’as pas et tu ne l’auras jamais » : cette parole du pouvoir réduit le sujet à rien en refusant toute reconnaissance de son être désirant. Seulement, ces paroles sont prononcées par le maire en état d’ivresse extrême, sur le point de tomber par terre. Ce même message que l’Autre du pouvoir adresse à notre héros apparaît dans le discours tenu par le tribunal. Représenté par les trois femmes incarnant la loi, telles des fileuses de destins humains, l’Autre rejette toute revendication de Nikolaï. La scène du tribunal dans le film se déroule en deux temps et l’énonciation du discours condamnatoire est toujours la même : la voix robotique appartenant à une belle femme lit la décision sans aucune émotion, sans pause qui laisserait une place à la dimension subjective. Or, il y a un contraste entre les deux temps du tribunal où le premier se dévoile comme risible tandis que le deuxième érige son côté monstrueux. Léviathan, cette machine de l’Etat, se présente ici, selon la formule de Bergson, comme « du mécanique plaqué sur du vivant »[1]. L’être humain réagit comme une machine et fait preuve de l’absence de toute « souplesse attentive et [de] la vivante flexibilité d’une personne »[2]. Cependant, nous ne pouvons rire qu’au cours du premier procès où Nikolaï a encore un atout phallique : son ami avocat porteur d’un dossier compromettant le maire. Dévoilé par la suite comme un véritable « ami de Job », celui-ci empêche jusqu’à un certain moment que notre protagoniste soit assujetti entièrement au caprice de l’Autre.
Quel est donc ce moment dans le film qui fait basculer la comédie vers la tragédie ? A quel moment le Léviathan, comique dans sa castration, se transforme-t-il en une créature mythique, création même du Dieu ? Une telle puissance primordiale, ce monstre océanique, n’est pas soumis à la castration signifiante. « Tireras-tu Léviathan avec un hameçon, et lui serreras-tu la langue avec une corde ? (…) Le prendras-tu toujours à ton service ? (…) L’attacheras-tu pour amuser tes filles ? »[3], dit Dieu à Job. Non, la fatalité de la castration ne concerne pas le monstre divin : en position d’exception vis-à-vis de l’ensemble, l’homme ne pourra jamais l’apprivoiser avec la chaîne signifiante. L’essence même de l’homme c’est de passer par cet hameçon qu’est le graphe du désir[4] pour pêcher les signifiants dans l’Autre du langage. Il y a des poissons-signifiants que le sujet retire et s’approprie à l’aide du crochet représentant le trajet du sujet de l’inconscient.
Or, le Léviathan surgit dans des moments bien particuliers lorsque la chaîne signifiante se rompt pour laisser justement place au réel comme indicible et non soumis à la parole et au langage. Quand le Léviathan en chair et en os apparaît-il dans le film ? La première fois où cette image surgit dans le film c’est le moment qui suit la rencontre du jeune garçon avec la jouissance féminine, celle de sa belle-mère. Ayant surpris l’acte sexuel entre elle et son père, il se sauve sur la côte pour se retrouver en face du squelette du monstre qui n’est, cependant, qu’un résidu mortifié d’une puissance mythique d’autrefois. Comment considérer cette image surréaliste sans introduire pour autant la question de la femme ?
Avec la théorie psychanalytique, on considère toute rencontre avec le sexuel comme traumatique dans la mesure où celle-ci dépasse le registre du signifiant et frappe le sujet dans son corps. Témoin de l’adultère de sa belle-mère, Roma est confronté à l’énigme du désir féminin qui vise un au-delà de ce que peut donner son propre père. Cette rencontre a, sans doute, une valeur traumatique. Le Léviathan n’apparait-il pas comme signe de ce traumatisme, comme résultat d’une mauvaise rencontre avec l’Autre féminin ? Cependant, le monstre océanique est mortifié : la jouissance féminine reste subordonnée au signifiant phallique. Comme on le sait avec Lacan, le mot c’est « le meurtre de la chose »[5].
Parlons maintenant de Lilya, la femme de Nikolaï et la belle-mère de Roma. Dans l’opposition de la figure de la femme et de celle de la mère, Lylia s’inscrit plutôt du côté femme. Il s’agit d’une femme manquante qui risque, à tout moment, de tomber dans un abîme sans que nul ne s’en aperçoive. Peu préoccupée par son beau-fils et malheureuse dans son mariage, elle se propose au bel avocat, probablement son ancien amant, dans un acte de désespoir pour s’accrocher au signifiant phallique comme objet du désir de l’Autre. C’est, peut-être, à ce moment que l’on se rend compte de la détresse profonde qu’éprouve Lilya : dans un silence absolu, elle se propose à un homme sans que le spectateur s’aperçoive pour autant du moindre signe d’amour ou de désir. Une autre tentative de s’accrocher au phallus qu’entreprend ce sujet féminin passe par la solution d’avoir un enfant. Lorsque Lilya retourne à la maison de son mari après la scène de trahison, elle joue la carte de la mère. « Est-ce que tu veux avoir un enfant ? », demande-t-elle à son mari lorsque son monde est sur le point de s’effondrer. Le mariage reste pour elle la seule solution qui la protégerait d’un abîme : elle s’accroche à le soutenir par la maternité. Comme le dit Markos Zafiropoulos, « ce n’est pas la femme qui, dans le conjugo cherche coûte que coûte à soutenir le mariage, mais bien la mère en elle »[6]. Le déclin se produit lorsque la parole du fils résonne pour Lilya : « Papa ! Je ne veux pas d’elle ! Fais-la partir ! » Désormais, elle n’a plus aucune place dans cette famille et sa construction illusoire de maternité s’effondre. En effet, le lendemain matin elle part à la rencontre du Léviathan. Elle franchit le cadre du fantasme et rejoint la mer à défaut de devenir une mère.
Très silencieuse, cette femme incarne le mystère. « Je ne dis rien », répond-elle aux remarques bruyantes de son mari et elle suit à la trace cette promesse jusqu’à sa mort tragique et peu claire. Elle est tout le contraire de son amie, femme expressive, et même bagarreuse. De la même manière, elle ne dit pas un mot là où Nikolaï s’exprime avec des mots grossiers… Enfermée dans son silence qui voisine avec une jouissance muette, l’héroïne du film s’adonne à son amant et ensuite à son mari. Dans ce même silence, elle s’adonne à la mort qui n’a aucun sens pour personne. « Elle a dû partir rejoindre son amant », telle est l’explication phallocentrique que donne tout l’entourage à sa disparition. Cette explication aurait fait sens : contrairement au « petit homme » Nikolaï, le bel avocat moscovite avec sa brillante carrière se présente comme ayant le phallus. Or, Lilya ne recherche pas le signifiant qui pourrait animer son désir : elle se tourne vers das Ding, la Chose réelle qui va au-delà du désir et l’inscrit du côté de la mort et non pas de la vie. Cette femme est la seule à avoir rencontré le Léviathan biblique : une puissance réelle, das Ding, que nul humain ne peut posséder. Juste avant sa mort, elle contemple les manœuvres terrifiantes de la créature divine. La rencontre avec la mort, n’est-elle pas la seule rencontre réussie ? Ainsi pourrait-on proposer une interprétation possible de cette scène fascinante : qu’elle fasse une rencontre mortelle avec sa propre jouissance sous la forme du Léviathan dans la mesure où celui-ci est vivant et non pas emprisonné dans la chaîne signifiante. Comme le dit Lacan dans le Séminaire Le sinthome, « La femme […] est un autre nom de Dieu »[7].
Reposons la même question qu’au début : quel Léviathan détruit le « petit homme » ? Est-ce le Léviathan dérisoire dans sa castration ? Ou bien, est-ce la rencontre avec l’énigme de l’Autre féminin ? Il ne s’agit pas du même pouvoir. L’adultère de sa femme est le point de bascule de la comédie à la tragédie. Tandis que le hors-sens de sa disparition pousse le sujet dans la seule solution possible qui lui reste, Nikolaï se précipite dans l’alcoolisme comme unique issue à sa souffrance.
Complètement abattu après la rencontre avec le corps inanimé de sa femme, il croise un homme religieux. Celui-ci lui parle du Léviathan en se référant au texte biblique. A l’instar de Job, notre protagoniste est un objet de l’acharnement fatal. Or, il n’obtient pas cent quarante années de vie comme « compensation » à sa souffrance comme cela a été le cas pour son précurseur biblique. Victime de la jouissance de l’Autre, et notamment de sa femme, il est accusé du meurtre de Lilya : oublié par le Dieu, Nikolaï est condamné à quinze ans d’emprisonnement.
Les trois Parques annoncent leur verdict. Désormais, le « petit homme » connaît la jouissance du pouvoir des femmes : son destin est de disparaître dans l’oubli total…
[1] H. BERGSON, “Le Rire. Essai sur la signification du comique”, dans Œuvres, Paris, Flammarion, 1964, p. 405.
[2] Ibid., p. 391.
[3] Livre de Job, ch. 40 : 25 -29.
[4] J. LACAN, Le Séminaire, Livre V, Les formations de l’inconscient, Paris, éditions du Seuil,1998, p. 124.
[5] J. LACAN, « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse», dans Écrits, Paris, éditions du Seuil, 1966 ; édition poche, Ecrits I, 1999, p. 317.
[6] M. ZAFIROPOULOS, La question féminine, de Freud à Lacan ou la femme contre la mère », PUF, Paris, 2010, p. 129.
[7] J. LACAN, Le Séminaire, Livre XXIII, Le Sinthome, Paris, éditions du Seuil, 2005, p. 14.
Si l’on admet généralement dans le champ psychanalytique que le discours de la science emporte avec lui la forclusion du sujet encore faut il rester attentif aux variations historiques de ce discours et l’on sera peut être alors surpris de s’apercevoir que la physique des quanta semble bien aujourd’hui tentée de réintroduire la théorie du sujet comme opérateur propre à résoudre les paradoxes qu’elle met à jour comme le montre cet article bien dans l’esprit de Sygne – Markos ZAFIROPOULOS
Christopher Fuchs décrit la physique comme l’interaction dynamique entre la narration d’une histoire et l’écriture des équations.
Aucun des deux termes l’histoire qu’on se raconte, le mythe que l’on crée en quelque sorte, et l’écriture des équations n’existe sans l’autre.
Et en effet, Fuchs, physicien à l’Université du Massachusetts, (Boston), a une histoire radicale à raconter. L’histoire est appelé QBism, et c’est quelque chose du genre :
Il était une fois une fonction d’onde mise en équation par Erwin Schrödinger.
Une fois posée l’équation de la fonction d’onde pour un système donné, et après bien des discussions au sein de divers congrès de physiques il fut annoncé que cette fonction d’onde décrivait complètement l’état physique du système considéré.
Prenons l’équation de la fonction d’onde d’une particule par exemple.
On dit que la forme de la fonction d’onde de cette particule, contient les probabilités pour tous les résultats de toutes les mesures qu’un observateur peut effectuer sur la particule.
Dans l’idée que jusqu’à présent les hommes se font des lois de la physique, la fonction d’onde serait une loi de la nature elle-même.
Pour dire les choses autrement, les hommes pensent que la fonction d’onde est une description objective d’une réalité objective indépendante de leur présence et du regard qu’ils portent sur cette réalité.
De même qu’ils pensent que la loi de la gravitation, les lois de l’électromagnétisme et celles de la relativité sont des descriptions objectives d’une réalité objective.
Mais quelque chose cloche dans cette croyance autour de la fonction d’onde et ce qui cloche est à l’origine de paradoxes si gênants, qu’après un siècle de débats on ne parvient toujours pas à s’entendre sur la signification profonde de toute cette histoire quantique.
On parvient d’autant moins à s’entendre sur la signification profonde de cette histoire que si elle est interprétée par certains comme la métaphore d’une difficulté à dire une vérité physique, le type de physique rendue possible par le mythe lui-même est d’une précision si redoutable dans ses prédictions et d’une efficacité tellement insurpassée dans ses applications, industrielles médicales ou bien militaires que se poser la question de son sens profond semble vain.
Autrement dit ça marche tellement bien pourquoi débattre de la question du sens ?
La réponse que donne Fuchs à cette interrogation est intéressante et on la retrouvera dans la toute première réponse de son interview.
On verra aussi que Fuchs attend d’une ontologie du sujet propre à la psychanalyse, une aide à la compréhension des fondements conceptuels de la théorie quantique de l’information.
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Avec deux autres théoriciens de la physique quantique, Caves Carlton et Rüdiger Schack, Fuchs a formellement établi, au milieu des années 90 les probabilités qui gravitent autour de la fonction d’onde comme des probabilités bayésiennes c’est à dire, comme des degrés de croyances subjectives placés sur le système observé.
Les Probabilités de Bayes (Mathématicien Anglais du 18eme) reprises et formalisées entièrement par Laplace au 19eme, peuvent être considérées comme des attitudes de jeu qui reviennent à placer des paris sur des résultats de mesure.
Les attitudes de jeux, c’est-à-dire ce que l’on parie sur tel ou tel résultat de la mesure en cours sont actualisées dès que des nouveaux résultats surviennent. Autrement dit, dès que la connaissance de ce qui peut advenir augmente ou diminue. Ce point est essentiel :
1/ C’est un pari dans lequel le choix personnel de ce qui est pertinent pour donner une valeur à la mise (la mise du pari) est l’élément décisif. Un peu comme si la construction de la réalité que j’observe se fait à partir de mes propres fantasmes que je réactualise en fonction de ce qui m’apparait réel au cours de mes expériences vécues.
2/ L’interprétation subjective des résultats me permet d’influencer le pari suivant.
En d’autres termes, Fuchs a promu l’idée selon laquelle, la fonction d’onde ne décrit pas le monde, la fonction d’onde décrit l’observateur face au monde (le parieur qui observe les tirages statistiques et cherche à mesurer une grandeur physique). « La mécanique quantique, » dit-il, « est une loi de la pensée. »
Quantum Bayesianism ou QBism tel que Fuchs nomme cette interprétation à présent, résout de nombreux mystères parmi les plus profonds de la théorie quantique.
Prenez, par exemple, «l’effondrement de la fonction d’onde ». Notion infâme selon laquelle les systèmes quantiques transitionnent inexplicablement à partir de plusieurs états simultanés dans une seule réalité. Paradoxe de la Superposition de plusieurs réalités qui se donnent à voir en une seule pendant que les autres disparaissent mystérieusement.
Selon QBism, « l’effondrement » de la fonction d’onde c’est tout simplement l’observateur qui remet à jour ses convictions après avoir fait une mesure.
Prenez ensuite l’Action fantôme à distance, dans laquelle la mesure effectuée par un observateur sur une particule située ici effondre instantanément la fonction d’onde d’une autre particule située là-bas.
Paradoxe de localité qui contredit la limite temporelle qu’impose la vitesse de la lumière aux interactions à distance.
Comment, est-ce que la mesure réalisée ici peut affecter instantanément le résultat d’une mesure qu’un second observateur fera là-bas? (Toujours le paradoxe de localité, qui apparait selon les interprétations non Bayésiennes de la Physique Quantique qui considèrent que la fonction d’onde est dans la nature, elle n’est pas une histoire qu’on raconte)
Pour Fuchs, en fait, cela ne se produit pas. Puisque selon QBism la fonction d’onde ne fait pas partie du système lui-même, chaque observateur dispose de sa propre fonction d’onde. Ma fonction d’onde n’a donc pas à s’aligner sur la vôtre. (Ma subjectivité est mienne). La mesure locale, fournit simplement des informations que l’observateur peut utiliser pour parier sur l’état de la particule lointaine s’il devait entrer en contact avec elle.
Lorsqu’un observateur effectue une mesure, cette mesure « effondre » instantanément la fonction d’onde dans un état possible. QBism fait valoir que cet effondrement n’est pas mystérieux. Il reflète tout simplement la connaissance mise à jour de l’observateur. La fonction d’onde ne permet pas de savoir où la particule était avant la mesure, la fonction d’onde indique une certaine probabilité, mais les probabilités sont elles aussi le résultat d’un mythe et l’effondrement de la fonction d’onde correspond au moment de la mesure a la détermination exacte de son état (position ou vitesse ou spin ou énergie…).
Une particule quantique peut être dans une gamme d’états possibles. Lorsqu’un observateur effectue une mesure, elle « effondre » instantanément la fonction d’onde dans l’un des états possibles. QBism fait valoir que cet effondrement n’est pas mystérieux. Il reflète tout simplement la connaissance mise à jour de l’observateur. Il ne savait pas où la particule était avant la mesure. Maintenant qu’il a mesuré il le sait parfaitement et de manière déterministe. Le déterminisme n’est pas dans la théorie, qui reste parfaitement probabiliste, le déterminisme est dans la mesure. Comme une construction qu’un sujet peut faire de la réalité reste un fantasme, jusqu’au moment où ce fantasme devient une réalité vécue par le sujet au moment où le sujet confronte son fantasme aux autres fantasmes sous forme de mythes que la société dans son ensemble a érigé en réalité.
Dans l’océan des multiples interprétations de l’étrangeté quantique, QBism est une solution très intéressante. Citons quelques-unes des interprétations les plus connues :
La traditionnelle «interprétation de Copenhague », celle qui est enseignée aux étudiants de maitrise et DEA, traite l’observateur extérieur en quelque sorte face à une nature étrange munie des pouvoirs mystérieux d’effondrement de la fonction d’onde.
Dans cette interprétation de Copenhague, l’observateur est lui régit par des lois de la physique qui sont différentes de celles qui régissent ce qui est observé, si il est clair que l’interaction avec ce qu’il observe effondre la fonction d’onde de la particule, l’interaction n’effondre pas la fonction d’onde de l’observateur lui-même.
Tout cela est bel et bon jusqu’à ce qu’un second observateur vienne observer le premier observateur. En effet, le système quantique « Observateur 1 + Objet observé » est vu depuis Observateur 2 comme ayant une fonction d’onde propre et donc une certaine densité de probabilité au moment de l’effondrement/mesure qui sera différente de celle de « Observateur 1 ».
Ça ne va plus du tout !!!!
Il n’y a pas de résultat d’observation indépendante de l’observateur. Les choses n’existent pas de la même manière selon qui est celui qui observe, fut-ce le même objet qui est observé par les observateurs au même instant !!!!
Et cela n’a rien à voir avec l’observateur relativiste qui voit un écoulement du temps différent selon qu’il est ou non au repos par rapport à ce qu’il observe.
L’observateur relativiste peut toujours se mettre à la place de ce qu’il observe grâce aux « transformations de Lorentz » qui lui permettent d’observer en quelque sorte par-dessus l’épaule du premier observateur dont nous parlons plus haut et de conserver les même lois de la physique entre ce qui est observé et celui qui observe.
Pour justifier cela l’observateur de Copenhague n’obéit pas aux mêmes lois physiques que celui qui l’observe et dans le monde de Copenhague, c’est absurde. Il ne peut y avoir durablement des lois physiques différentes pour les uns et pour les autres.
Pour résoudre ce paradoxe on a la très fameuse interprétation « Multi univers ou Multivers ».
L’interprétation « Multi Univers ou Multivers » prétend que l’univers et tous ses observateurs sont décrits par une fonction d’onde unique, géante qui jamais ne s’effondre.
Ainsi il existe une espèce de lieu de « grande unification », le Multivers, qui contient dans sa réalité d’existence tout, absolument tous les cas possibles de ce qui peut se passer. Notre univers n’est qu’un parmi les innombrables univers parallèles dans lesquels la réalité quantique se déploie. (Théoricien à l’origine de la théorie des Multivers est Hugh Everett, lui aussi doctorant de Wheeler).
Cela résout ainsi le fait que de multiples observateurs ne voient pas la même réalité puisque de toute façon selon cette interprétation :
Pour ceux à qui un ensemble de réalités parallèles infinis est un prix trop élevé à payer pour éviter l’effondrement de la fonction d’onde, il y a toujours l’interprétation de Bohm, qui cherche à restaurer une réalité plus concrète pour le monde en postulant l’existence d’une force de guidage de la fonction d’onde qui imprègne l’univers et régit le déterminisme grâce aux variables cachées non locales. Malheureusement, cette nouvelle réalité est toujours hors de portée de toute expérimentation scientifique puisque par nature elle comporte des variables cachées non locales, inatteignable donc par la mesure.
Ces interprétations ont toutes quelque chose en commun: Elles traitent la fonction d’onde comme une description d’une réalité objective partagée par plusieurs observateurs.
QBism, de son coté, traite la fonction d’onde comme une description de la connaissance subjective d’un seul observateur.
Il résout tous les paradoxes quantiques, mais au prix non négligeable de quelque chose que nous pourrions appeler «réalité» qui serait remplacée par « construction du réel ».
Et c’est peut-être ce que la mécanique quantique essaye depuis un moment de nous dire : Une réalité objective et singulière est une illusion.
QBism soulève par ailleurs une foule de questions nouvelles et toutes aussi mystérieuses.
Si la fonction d’onde décrit la psyché d’un observateur, l’observateur se doit-il d’être humain? Est-ce que l’observateur doit avoir une conscience, et que fait-on de l’inconscient ?
Et si la mécanique quantique ne décrit pas une réalité extérieure, qu’est-ce alors qui décrit cette réalité extérieure ?
Et comment une théorie qui ne décrit pas la réalité extérieure à l’observateur, mais sa psychè relativement aux observations qu’il effectue sur le monde, peut être si efficace dans ses applications effectives industrielles, médicales et militaires ?
Fuchs se débat avec ces questions, travaillant souvent à élaborer ses pensées sous la forme d’e-mails. Ses missives sont devenues légendaires. Depuis deux décennies Fuchs les a compilées dans des documents énormes les samizdats qui ont fait le tour de la communauté des physiciens et philosophes quantiques comme une sorte de manuscrit underground.
Après que Fuchs a perdu sa maison dans le grand incendie de Los Alamos en mai 2000, il a décidé de sauvegarder les samizdats en les publiant sur le site de prépublication scientifique arxiv.org. C’est un document massif.
Ils ont ensuite été publiés par Cambridge University Press en un livre de 500 pages. Un deuxième recueil samizdat a été émis 13 ans plus tard de 2.300 pages supplémentaires.
Les courriels révèlent l’esprit de Fuchs et son personnage à la fois haut en couleur et rigoureux chercheur. Comme le physicien David Mermin aime à le dire, «Si Chris Fuchs n’avait pas existé alors Dieu aurait été négligent en ne l’inventant pas. »
Quanta magazine : Vous avez dit « Je savais que je voulais devenir Physicien, non pour l’amour de la physique, mais pour l’absence de confiance que j’avais en cette science »
CHRISTOPHER FUCHS : Gamin j’étais un grand fan de science-fiction. J’ai grandi dans une petite ville du Texas et j’adorais l’idée des vols intersidéraux. Ça semblait inévitable, nous allions sur la lune, c’était juste la première étape. La science étant sans limite nous allions bientôt faire les mêmes choses que dans Star Trek: aller sur des planètes extra solaires, trouver de nouvelles créatures, avoir des aventures. Donc, j’ai commencé à lire des livres sur la physique et les Voyages dans l’espace, et c’est là que j’appris que le Voyage spatial serait difficile en raison des grandes distances entre les étoiles.
Comment résoudre cela?
J’ai appris de John Wheeler l’existence des trous noirs et des trous de ver, et que peut-être les trous de ver pourraient être une façon de contourner le problème de limite absolu de la vitesse la lumière. Ou alors nous pourrions aller au-delà de la limite de cette vitesse en utilisant des particules exotiques appelées tachyons. Je dévorais toutes ces choses dans la littérature. La plupart se sont avérées être assez improbables. Les trous de vers étaient vraiment une solution mathématiquement totalement instable et personne ne croyait vraiment aux tachyons. Finalement, le message pour moi était que la physique ne nous permettrait pas d’atteindre les étoiles.
Un peu comme une blague, je disais à mes potes, si les lois de la physique ne sont pas en mesure de nous permettre d’aller vers les étoiles, les lois de la physique doivent être fausses.
Quanta magazine : Vous avez fini par suivre les cours de John Wheeler
CHRISTOPHER FUCHS : La première fois que je suis allé à l’Université du Texas, il se trouve que le gars que j’avais lu des années auparavant, John Wheeler, était en fait un professeur de cette université. Je suis donc entré en fac de science et je me suis mis à lire certaines de ses publications les plus récentes, dans lesquelles il parlait de «loi sans loi. » Il disait des choses comme: « En fin de compte, la seule loi est qu’il n’y a pas de loi. » Il n’y a pas de loi ultime de la physique. Toutes les lois de la physique sont modifiables et la mutabilité elle-même est un principe de la physique. Il disait, il n’y a aucune loi de la physique qui n’ait pas été dépassée.
J’ai vu et parlé avec John, et j’avais en mémoire ma blague comme quoi les lois de la physique doivent être fausses, et je me suis senti immensément attiré par cette idée que peut-être en fin de compte il n’y a effectivement pas de lois de la physique.
Ce qu’il y a en place des lois, je ne sais pas. Mais si les lois ne sont pas à cent pour cent valides comme description du monde, peut-être alors, y-a-t-il une porte de derrière ouverte qui nous rapproche des étoiles. C’était tout un romantisme de jeunesse. A ce moment, Je n’avais même pas encore eu un cours de physique.
Quanta magazine : Dans un de vos documents, vous mentionnez ce que Erwin Schrödinger a écrit à propos de l’influence grecque sur notre concept de réalité, et qu’il y a une contingence historique dans le fait que nous parlions de la réalité sans y inclure le sujet de la personne qui produit ce discours sur cette réalité même. Êtes-vous en train d’essayer de rompre le charme de la pensée grecque?
CHRISTOPHER FUCHS : Schrödinger pensait que les Grecs avaient une sorte d’emprise sur notre mode de pensée. Ils furent les premiers à s’apercevoir que la seule façon de faire des progrès dans la réflexion sur le monde était d’en parler en excluant le «sujet connaissant» en elle.
L’interprétation QBist de la physique quantique va contre cette notion ou s’origine la pensée scientifique depuis les grecs, en disant que la mécanique quantique n’est pas un discours à propos du monde indépendamment de nous, au contraire c’est précisément à propos de nous dans le monde. Pas sur la façon dont le monde est sans nous; à la place, c’est précisément de nous, sujet pensant et effectuant des mesures dans le monde dont il s’agit. L’objet de la théorie quantique n’est pas le monde sans nous, mais nous-dans-le-monde, peut-être l’interface entre les deux.
Cette approche nous permet d’aborder de front tous les paradoxes et de les résoudre un à un. Le paradoxe de localité, de causalité et celui de réalité tout autant. Le seul paradoxe que ne résout pas QBism est celui posé par Wheeler « Pourquoi les Quanta ». Pourquoi avons-nous besoin des quanta pour décrire notre rapport au monde ? Car nous restons cohérents, si la théorie ne décrit pas la réalité mais nous dans la réalité alors les quanta ne sont pas la réalité ultime du monde, la théorie nous décrit nous les sujets parlant du monde et mesurant certaines grandeurs, et il se trouve que nous avons besoin des quantas pour parler du monde et le mesurer. Pourquoi ?
La réponse à cette question est sans doute anthropologique ou plus encore psychanalytique mais on ne trouvera certainement pas une réponse dans la physique.
Quanta magazine : C’est tellement ancré en nous de penser le monde en nous en excluant. La remise en cause de ce paradigme nous rappelle le questionnement d’Einstein sur l’espace et le temps – ces caractéristiques du monde qui semblaient si absolue que personne ne pensait même à les interroger.
CHRISTOPHER FUCHS : On dit que les civilisations antérieures, ne savaient pas très bien comment distinguer l’objectif du subjectif. Mais une fois que l’idée de séparer les deux fut admise, nous devions alors faire cette distinction, et en gros, le rôle de la science serait de s’occuper de l’objectif.
Maintenant que cela est fait, il est difficile de revenir en arrière. Je pense que la plus grande peur à propos de QBism est précisément ceci : son message est anthropocentrique.
En effet le sentiment est que nous avons fait un progrès avec Copernic, et cela serait un pas en arrière. Or je pense que si nous voulons vraiment un univers auquel on donne la possibilité d’un sans limites ultimes (Non Localité, Vitesse de la lumière, Distance etc…), cela est exactement là où vous devez aller.
Quanta magazine : Quel discours QBism porte sur ces limites?
CHRISTOPHER FUCHS : Une façon de voir les choses est que les lois de la physique ne disent rien sur les choses « là dehors ». Au contraire, ces lois sont les meilleures expressions, dans nos états les plus intimes, de ce que sont nos propres limites. Quand nous disons que la vitesse de la lumière est la limite ultime de toute vitesse, nous disons que nous ne pouvons pas aller au-delà de la vitesse de la lumière.
Mais tout comme nos cerveaux sont devenus plus volumineux grâce à l’évolution darwinienne, on peut imaginer que, finalement, nous évoluerons à un stade où nous pourrons tirer avantage de choses présentes dans l’univers dont il est impossible de tirer avantage maintenant. Nous pourrions appeler ces choses « changements dans les lois de la physique. »
Habituellement, nous pensons l’univers comme cette chose rigide qui ne peut pas être changé. Au lieu de cela, nous devrions méthodologiquement supposer tout le contraire: que l’univers est devant nous afin que nous puissions le façonner, qu’il peut être modifié, et qu’il nous contient. Nous comprenons nos limites en remarquant combien l’univers nous contient.
Quanta magazine : Parlons de probabilité.
CHRISTOPHER FUCHS : Les Probabilités n’existent pas! Bruno de Finetti, dans l’intro à ses deux volumes sur la théorie des probabilités, écrit dans toutes lettres et en majuscules, «PROBABILITIES DOES NOT EXIST. » Il dit qu’elles vont finir comme la phlogistique, les sorcières, les elfes et les fées.
Quand les fondateurs de la mécanique quantique se sont rendu compte que la théorie décrit le monde en termes de probabilités, ils ont pris cela comme voulant dire que le monde lui-même est probabiliste.
À l’époque de Pierre-Simon Laplace, les probabilités ont été pensées comme une déclaration subjective – vous ne savez pas tout, mais vous pouvez gérer en quantifiant vos connaissances.
Mais dans le courant de la fin des années 1800 et au début des années 1900, les probabilités ont commencé à surgir d’une manière qui semblaient objectives. Les gens se sont mis à utiliser des méthodes statistiques pour déterminer les choses qui pourraient être mesurées en laboratoire – des choses comme la chaleur.
Alors, les gens ont compris, si cette quantité se pose en raison de considérations probabilistes, et c’est un phénomène objectif, il faut que les probabilités soient objectives.
Ensuite, la mécanique quantique s’est pliée a cette exigence.
La bande des physiciens de Copenhague (Schrödinger, Bohr, Eddington, Heisenberg…) était convaincue de son interprétation car ils faisaient valoir la mécanique quantique comme une théorie complète, finie, fermée. Cette complétude a été souvent utilisée pour signifier que toutes les fonctions de la théorie devraient être des caractéristiques objectives de la nature.
Si états quantiques donnent probabilités, alors probabilités doivent également donner caractéristiques objectives de la nature.
De l’autre côté de la barrière, il y avait Albert Einstein, qui disait que la mécanique quantique ne pouvait être complètes. Quand il décrit les probabilités en mécanique quantique, il semblait les interpréter comme des déclarations de connaissances incomplètes, des états subjectifs.
Quanta magazine : Alors, quand vous dites que les probabilités n’existent pas, vous voulez dire qu’il n’y a pas de probabilités objectives.
CHRISTOPHER FUCHS : Oui, elles n’existent pas comme quelque chose dans le monde sans un acteur (généralement humain) dans le jeu.
Mais supposons que vous vous soyez vous-même convaincu que la bonne façon de comprendre les probabilités, la façon la plus communément diffusée, est la description de l’incertitude et de l’ignorance du phénomène observé.
Maintenant, il y a tout une gamme de positions que vous pourriez prendre. Selon le statisticien bayésien I.J. Bon, il y a 46 656 variétés (surfaces topologiques dans un espace de dimensions n).
Lorsque nous avons commencé à travailler sur le Bayesianism quantique, nous avons essayé de prendre position sur les probabilités en nous approchant de la position d’E.T Jaynes:
Nous admettrons que les probabilités sont dans nos têtes – mes probabilités sont dans ma tête, vos probabilités sont dans votre tête – mais si je fonde mes probabilités sur les mêmes informations que vous fondez les vôtres, nos résultats de calculs des probabilités doivent être les mêmes. Conditionnés sur l’information dont nous disposons, ils doivent être objectifs.
Dans le spectre des 46 656 variétés, cette position est appelée « Objectif Bayesianism. » Objectivité Bayésienne
À l’autre extrémité du spectre est Bruno de Finetti.
Il dit qu’il n’y a aucune raison que ce soit pour que mes probabilités et les vôtres correspondent, parce que les miennes sont basées sur mon expérience et les vôtres sont basées sur votre expérience. Le mieux que nous pouvons faire, dans ce cas, si nous pensons que les probabilités sont semblables à des attitudes de jeu, est d’essayer de rendre une cohérence interne à l’ensemble de nos attitudes de jeu personnel.
Je devrais le faire avec la mienne, et vous avec la vôtre, et c’est le mieux que nous puissions faire. Mettre en cohérence, c’est-à-dire nous donner des règles de conduite de jeu identiques.
Voilà ce que de Finetti voulait dire quand il dit qu’il n’existe pas de probabilité. Il voulait dire, prenons la position extrême. Au lieu de dire les probabilités sont pour la plupart dans ma tête, mais il y a quelques règles supplémentaires pour les ancrer encore au monde, il se débarrassa de l’ancre.
Finalement, mon collègue Rüdiger Schack et moi, sentions que, pour être cohérents, nous avons dû rompre les liens avec Jaynes et aller davantage dans le sens de de Finetti. Là où Jaynes s’est moqué de de Finetti, nous avons pensé, en fait, voilà où réside la vraie solution.
Quanta magazine : Est-ce à ce moment que le nom a changé pour passer de Bayesianism quantique à QBism?
CHRISTOPHER FUCHS : Quantum Bayesianism était trop imprononçable, donc j’ai commencé à l’appeler QBism. Dès que je commençai à l’appeler QBism, les gens ont lui ont marqué plus d’attention !
Mais mon collègue David Mermin a commencé à se plaindre en disant que QBism ne devrait vraiment pas signifier quantique Bayesianism car il y a beaucoup de bayésiens là-bas qui ne serait pas disposés du tout à accepter nos conclusions. Donc, il voulait l’appeler quantique Brunoism, pour Bruno de Finetti. Le problème avec cela est qu’il y a des parties de la métaphysique de QBism que même de Finetti ne serait pas disposé à accepter!
Quanta magazine : Si la mécanique quantique est un manuel de l’utilisateur, comme vous l’avez appelé, qui est l’utilisateur? Einstein a parlé des observateurs, mais un observateur en mécanique quantique est différent d’un observateur dans la relativité.
CHRISTOPHER FUCHS : L’autre jour, je parlais au philosophe Rob DiSalle. Il disait que l’observateur n’est pas si problématique que ça en relativité, car un observateur peut, pour ainsi dire, « regarder par-dessus l’épaule d’un autre observateur. » J’aime cette manière de dire. En d’autres termes, vous pouvez prendre ce que voit un observateur et utiliser les lois de transformation pour voir ce que l’autre observateur verra. Bohr a vraiment joué là-dessus. Il a joué des similitudes entre la mécanique quantique et la relativité, et il ne pouvait pas comprendre pourquoi Einstein n’acceptait pas la théorie quantique. Mais je pense que les problèmes sont différents.
QBism comprend un résultat de mesure quantique, comme une chose personnelle. Personne d’autre ne peut le voir. Je vois ou vous voyez.
Il n’y a pas de transformation qui permette le passage d’une expérience personnelle à l’expérience personnelle d’un autre. William James était tout simplement dans l’erreur quand il a essayé de faire valoir que «deux esprits peuvent connaître une même chose. »
Cela signifie-t-il, comme Arthur Eddington l’a dit que les choses du monde c’est les choses de l’esprit ?
QBism dirait, ce n’est pas que le monde se construise à partir de choses qui nous sont extérieures comme les Grecs auraient eu tendance à le dire. Ni qu’il se construit à partir de choses qui nous sont intérieures, comme les idéalistes, tels George Berkeley et Eddington, auraient dit. Plutôt, les choses du monde sont dans le caractère de ce que chacun de nous rencontre à chaque instant de sa vie – des choses qui ne sont ni en nous ni hors de nous, mais dans la notion même d’une coupure entre ces deux monde intérieur et extérieur.
Quanta magazine : Donc l’objectivité finalement arrive?
CHRISTOPHER FUCHS : Je l’espère. En fin de compte je considère QBism comme une quête pour pointer vers quelque chose dans le monde et dire, voilà ce qui est intrinsèque au monde. Mais je ne connais pas encore une réponse définitive. La mécanique quantique est une théorie mono-utilisateur, mais en disséquant, vous pouvez apprendre quelque chose sur le monde dans lequel nous sommes tous plongés.
Traiter la mécanique quantique comme une théorie mono-utilisateur résout beaucoup de paradoxes, comme l’action fantôme à distance.
Oui, mais d’une manière que beaucoup de gens trouvent troublante. L’histoire habituelle du théorème de Bell est qu’il nous raconte que le monde doit être non local. Qu’il y a vraiment une action fantôme à distance.
Donc, ils ont résolu un mystère en ajoutant un sacrément grand mystère! Quelle est cette non-localité? Donnez-moi une théorie complète de cela. Mes collègues QBists et moi pensons que ce que le théorème de Bell indique vraiment est que les résultats des mesures sont des expériences, pas la révélation de quelque chose qui est déjà là. Bien sûr, d’autres pensent que nous avons abandonné la science comme discipline, parce que nous parlons de degrés de croyance subjective. Mais nous pensons que cela résout tous les énigmes fondamentales. La seule chose que cela ne résout pas est la question de Wheeler, pourquoi le quantique?
Quanta magazine : Pourquoi le quantique?
CHRISTOPHER FUCHS : Je voudrais avoir plus d’une raison sensée à donner et capable de rendre compte de cette question fondamentale.
Je suis aujourd’hui fasciné par ces belles structures mathématiques appelées SIC, « Mesures Symétriques Informationnellement Complètes » – nom horrible, presque aussi mauvais que bettabilitarianism (Pariabilité). Elles peuvent être utilisées pour réécrire la règle de Born [la procédure mathématique qui génère des probabilités en mécanique quantique] dans une langue différente, selon laquelle il apparaît que la règle de Born permet, en quelque sorte profondément, une analyse du réel en termes de situations hypothétiques.
Si vous avez au fond de vous-même la certitude – et pas tout le monde a cette certitude – que le vrai message de la mécanique quantique est que le monde est mou au niveau des articulations, qu’il y a vraiment contingence dans le monde, qu’il ne peut y avoir vraiment de nouveauté dans le monde, alors le monde est toujours en terme de possibilités, tout le temps, et la mécanique quantique lie ensemble ces potentialités. Peut-être que 25 ans nous sépare de l’obtention des bonnes mathématiques, mais dans 25 ans nous allons avoir à nouveau cette conversation !
Analyste praticien, docteur en anthropologie psychanalytique.
La question de l’ouverture du mariage aux couples de même sexe est ici saisie dans une perspective socio-analytique et soulève une série de points sur la manière dont le débat public s’est cristallisé autour de cette question. Une double actualité guide notre propos. Premièrement, du 4 au 25 octobre 2015 la deuxième et dernière session du synode des évêques sur la famille s’est tenue à Rome où une part des débats a porté sur deux domaines sensibles : la situation des divorcés remariés et l’accueil des personnes homosexuelles au sein des communautés chrétiennes. Deuxièmement, le 29 octobre 2015, le mariage entre personnes de même sexe a été promulgué en Irlande cinq mois après une consultation historique où ce pays de tradition catholique est devenu la première nation au monde à l’autoriser par référendum. Du reste, depuis janvier 2015, l’adoption y est possible pour les couples mariés, les personnes célibataires et les couples de même sexe. En France, la loi ouvrant le mariage et l’adoption aux couples de personnes de même sexe a été publiée au Journal officiel du samedi 18 mai 2013. La séquence législative durant laquelle la proposition de loi a été examinée s’est déroulée dans un contexte particulièrement tendu où la sérénité des débats a été entachée par des prises de positions particulièrement clivées, haineuses, et analogues à celles ayant eu cours lors des débats sur le pacs à la fin des années 1990.
Lorsque nous examinons la manière par laquelle les autres pays ont légiféré sur cette question, nous mesurons l’urgence d’une analyse différentielle minutieusement contextualisée et datée tant les situations semblent, à première vue, brouillées[1]. Bien sûr, il n’est guère possible d’effectuer ici une telle analyse mais l’étude de législation comparée du sénateur Sueur intitulé « Mariage des personnes de même sexe et homoparentalité », portant sur 10 pays[2], offre une première synthèse. Même si les données collectées dans ce rapport de 2012 sont désormais pour partie obsolète tant les législations évoluent rapidement sur ces questions, il est intéressant pour la cartographie juridique proposée. Nous observons donc ceci : la très catholique Irlande a récemment légiféré sur l’adoption et le mariage pour les personnes de même sexe, mais la pratique de l’avortement reste pour l’essentiel illégale. A l’inverse, la non moins catholique Italie a légalisé le droit à l’avortement depuis 1978 mais ne reconnaît pas les unions entre personnes de même sexe ni l’accès à l’adoption pour les gays et les lesbiennes. L’Espagne, autre terre du catholicisme romain s’il en est, reconnaît le droit à l’avortement, le mariage et l’adoption pour les couples de même sexe, la procréation médicalement assistée pour toutes les femmes. Enfin, l’Argentine (qui a récemment offert un pape au monde), interdit l’avortement mais, depuis 2010 une loi pour le mariage et l’adoption pour les homosexuel(l)es a été votée et, en 2012, une loi sur l’identité de genre ouvre la possibilité de modifier le genre figurant à l’état civil sans avoir recours à des traitements hormonaux ou une chirurgie de réassignation sexuelle.
Si nous regardons les choses d’un point de vue historique, nous remarquons que la revendication du droit au mariage par les homosexuel(le)s dans l’aire occidentale ne date pas d’hier. Ainsi, en 1875, Heinrich Marx publie à Leipzig L’amour uranien qui propose la reconnaissance légale d’un troisième genre, « celui des hommes ayant une âme de femme », et comme conséquence, l’institution du mariage avec l’homme mâle de son choix. Malheureusement, l’ouvrage d’Heinrich Marx est réputé introuvable, l’auteur – qui n’est pas le fils de Karl Marx ! – est un inconnu dont nous ignorons jusqu’aux dates de naissance et de décès. L’historienne Laure Murat en a trouvé la trace chez François Carlier, chef de la Sûreté de Paris, connu par ailleurs pour ses travaux sur la prostitution, qui propose un résumé du texte de Marx et affirme avec clairvoyance qu’il s’agirait là « d’une révolution sociale ».[3]
Or c’est précisément cet anonymat qui est remarquable car il s’agit d’un élément crucial si l’on veut tenter de saisir les effets de la logique inconsciente ici à l’œuvre. Heinrich Marx l’inconnu est une ombre condamnée à l’oubli comme la plupart de celles et ceux qui ont œuvré pour la reconnaissance des unions de même sexe. Ce n’est pas tant que la mémoire de ces personnes s’est perdue, c’est plutôt qu’elle ne s’est jamais constituée car la question de l’ouverture du mariage aux couples de même sexe n’a été problématisée que très récemment. Nous en trouvons la preuve dans le fameux entretien entre Michel Foucault et plusieurs psychanalystes de l’Ecole Freudienne de Paris publié en juillet 1977[4] dont Guy Le Gaufey qui remarque ceci : « La sexualité des femmes ne les fait pas sortir des systèmes d’alliance reconnus, alors que celle des homosexuels les en fait sortir d’emblée. Les homosexuels sont dans une position différente vis-à-vis du corps social. » Réponse de Foucault qu’on a connu plus incisif : « Oui, oui. » Autrement dit, la demande d’une reconnaissance juridique pour les couples de même sexe n’est pas le fait d’intellectuels connus par ailleurs pour leurs travaux sur les sexualités minoritaires, qui à l’époque considèrent le mariage comme l’expression la plus étriquée du conformisme petit-bourgeois, ni de groupes politiques qui, non sans tergiversation, accepteront finalement de la relayer. Pour mémoire à la fin des années 1970, l’extrême gauche en France en est toujours à considérer l’homosexualité comme une déviation bourgeoise[5]. Autrement dit encore, à cette date et pour le dire vite, si les homosexuels font famille, c’est celle magnifique et lamentable des nerveux dont Proust dira « qu’elle est le sel de la terre. Tout ce que nous connaissons de grand nous vient des nerveux. Ce sont eux et non pas d’autres qui ont fondé les religions et composé les chefs-d’œuvre. »[6] Bref, il faudra attendre la rupture introduite par l’épidémie de sida à l’orée des années 1980 pour qu’émerge sur la scène publique une demande de reconnaissance juridique proposant une articulation entre libido homosexuelle et lien social qui ne se réduit pas au régime productif des sublimations. Cette demande de reconnaissance juridique sera formulée par celles et ceux qui auront à faire face collectivement à l’expérience de la maladie, de la perte et du deuil.
On a oublié la honte, le désarroi, le rejet dont furent victimes les premiers malades du sida et leurs proches durant les quinze premières années de l’épidémie, la violence inouïe des deuils à répétition, les expulsions locatives des conjoints survivants, l’impossibilité sociale de pleurer les morts. Or, dans ce contexte d’hécatombe ou certains, d’une manière outrancière – mais ici l’outrance signe l’horreur de ce qui est éprouvé -, ont pu comparer l’épidémie de sida frappant les homosexuels et les toxicomanes et les autres à l’Holocauste tant ce qui était alors vécu semblait démentiel, dans ce contexte donc, l’idée d’une reconnaissance juridique des couples homosexuels a émergé, largement portée par les militants de la lutte contre le sida pour faire face à l’urgence de la situation. A ce titre, la loi sur le pacs en 1999 apparaît comme la première solution sociale au choix d’objet homosexuel : elle lie par contrat les couples de même sexe et favorise la production de nouveaux rituels sociaux donnant une visibilité qui reflète un incontestable mouvement du corps social où – comme le note Judith Butler – « les lignes de partage du viable et du vivable dans la culture ont bougé ». Mais cette loi portée par une démarche communautaire a ceci de remarquable (au regard de ce qui se fera dans d’autres pays) qu’elle a un caractère universel. Le législateur a considéré à l’époque que le pacs constituait une troisième voie entre le mariage et le concubinage et ce, quelle que soit l’orientation sexuelle des contractants. D’ailleurs cinq ans après l’adoption du pacs, la gauche socialiste et la droite seront paradoxalement d’accord pour considérer cette loi suffisante, donc, qu’il n’y a pas lieu de débattre sur le mariage. La question s’impose véritablement dans le débat public le jour où Stéphane Chapin, aide-soignant et Bertrand Charpentier, magasinier, se présentent de leur propre chef à la mairie de Bègles pour être mariés, ce qui sera fait le 5 juin 2004. Bien sûr, il y a un contexte favorisant qu’a décrit le juriste Daniel Borrillo[7]. D’abord un fait divers : l’agression de Sébastien Nouchet, brûlé vif le 16 janvier 2004[8] parce qu’homosexuel, qui suscitera l’émotion de la classe politique. Ensuite, la publication dans Le Monde du 17 mars 2004 du Manifeste pour l’égalité des droits qui propose une articulation entre homophobie et discrimination à l’égard des couples de même sexe et des familles homoparentales. Mais les deux provinciaux ne sont pas des militants, ils n’ont pas un discours rodé, ils expliquent ainsi leur envie de noces officielles : « Les gens qui s’aiment se marient. Dans nos familles, c’est ce que tout le monde fait. »[9] Ces gens modestes ne sont pas un couple idéal mais actent par leur demande que ce qui jusqu’à présent était impensable, n’est que l’effet d’un impensé.
Par conséquent, à faire apercevoir, même à grands traits, les principales étapes qui ont conduit à l’ouverture du mariage aux couples de même sexe, nous en déduisons qu’au delà de l’intérêt, c’est bien le désir qui est une force de transformation sociale. D’Heinrich Marx l’inconnu aux mariés de Bègles en passant par la longue cohorte des militants de la lutte contre le sida, nous relevons avec Markos Zafiropoulos que « les solutions sociales de l’inconscient homosexuel »[10] fomentées par ceux et celles qui n’acceptèrent pas ce qui advenait, sont celles qui ont motivées le remaniement des règles de l’alliance et de la filiation en Occident ces vingt dernières années. Il n’est donc pas excessif de dire que l’épidémie de sida a défait, donc mis en évidence, des formes de parentés alternatives pré-existant à son apparition mais qui restaient inaudibles pour l’Autre social car publiquement inavouables et qui se trouvent désormais légitimées par le deuil et le droit[11]. Bref, l’inconscient homosexuel a produit un rapport à l’autre qui change l’Autre.
Du débat public sur le pacs à la loi autorisant le mariage pour les couples de même sexe et l’adoption, bon nombre de psychanalystes aussi bien affiliés à l’IPA que référés à l’enseignement de Lacan ont cru devoir prendre part – et partie – oubliant que la meilleure chose qu’un psychanalyste sache faire est d’abord de se taire. Il n’est pas utile ici de rappeler ni de discuter les propos tenus. D’une part parce que cela est déjà fait : on se reportera avec profit aux travaux de Laurie Laufer[12] ou de Thamy Ayouch[13] qui ont récemment développé des analyses interrogeant les termes du débat et les conséquences qui s’en déduisent pour la recherche en psychanalyse. D’autre part, même s’il est tentant de dénoncer encore et toujours des déclarations graveleuses, mesquines ou avilissantes, ne reconduit-on pas (malgré soi) en rappelant des positions déjà connues, ce qu’on dénonce ? En les constituant comme référence ou point initial du débat, n’est-ce pas une manière de donner crédit à des travaux dont la portée heuristique ne mérite pas une telle audience ? Plus fondamentalement, fait-on de la science lorsqu’on entre en débat avec des auteurs chez qui le jugement de valeur ou l’idéologie prennent le pas sur l’établissement des faits et la clinique ? Autrement dit, n’est-il pas préférable de porter l’attention – et la critique – sur des travaux qui visent, plutôt que les pleurnicheries affolées et haineuses sur le déclin du monde et le vide du ciel –, la transformation de ce que véhicule le champ freudien, le vidage des préjugés qui accompagnent l’acte analytique, la réflexion sur les conditions de production du savoir psychanalytique et les limites de ses conditions ? Bref, de s’inscrire dans le désir de Freud qui, pour reprendre une formule de Paul-Laurent Assoun, sut se mettre « en place de premier scripteur du réel inconscient ». A ce titre, il est utile de rappeler rapidement ce qui caractérise le positionnement de Freud vis-à-vis des homosexuels de son temps pour mesurer la portée du geste freudien qui se déduit de la radicalité de son positionnement épistémologique.
Premièrement, dès ses premiers travaux sur le thème, Freud problématise le fait homosexuel à partir de son rejet social[14]. Ce point est fondamental car c’est ce qui lui permet de se déprendre de ce que Foucault nomme « l’ensemble perversion-hérédité-dégénérescence » qui caractérise les attendus scientifiques de son temps. Autrement dit, Freud considère très tôt que s’il y a problème, ce n’est pas l’homosexualité mais son rejet social. Ce point, pourtant crucial, n’est pas vraiment aperçu par notre communauté. Ce positionnement épistémologique lui permettra principalement au cours de l’année 1910 de produire une définition du fait homosexuel qui ne se réduit pas au choix d’objet pour le même sexe[15]. Deuxièmement, Freud s’appuie sur les sciences affines à la psychanalyse pour isoler et liquider les préjugés qui le travaillent. « Dans la conception de l’inversion, les points de vue de la pathologie ont été relayés par ceux de l’anthropologie » déclare Freud dans les Trois essais sur la théorie sexuelle qui trouve dans cette discipline une ressource fondamentale pour penser la variation des sexualités et de leurs modalités, articulée au sexuel – principalement la disjonction entre la pulsion et l’objet. Mais, troisièmement, cette démarche qui engage la dénaturalisation de la sexualité trouve sa vérification par la clinique et – pour le dire vite – l’autoanalyse, soit, s’agissant des effets du fait homosexuel en lui, la manière par laquelle Freud nous revient dans toute la maîtrise de sa propre question homosexuelle pour en avoir reconnu sa part d’assujettissement. Par conséquent, à inscrire nos pas dans ceux de Freud, nous rencontrons aujourd’hui les études de genre dont un certain nombre de leur représentants travaillent à partir, notamment, du dit freudien : par exemple Judith Butler, Teresa de Lauretis ou Gayle Rubin qui avance dès les années 1980, cela mérite d’être souligné, que la psychanalyse est une théorie du genre. Bref, pour paraphraser la jolie formule de Fabrice Bourlez, ce ne sont pas les études de genre contre la psychanalyse, mais « tout contre » la psychanalyse.[16]
Enfin, il nous reste à porter l’attention sur les militants de « la manif pour tous », principal collectif d’associations à l’origine des plus importantes manifestations d’opposition au projet de loi, devenu parti politique depuis avril 2015. L’ampleur des manifestations, les dérapages divers qui les ont émaillés, la violence des propos méritent d’y porter attention. L’idéal familialiste et réactionnaire qui s’y déploie situe l’homosexualité comme arrêt du développement psychosexuel dont les conséquences affolantes pour le social signeraient la faillite des repères de notre modernité. S’agissant de l’homoparentalité, s’y décrète l’inévitable destin psychosé des enfants issus de couples homosexuels là où, à San-Francisco notamment, on en est à deviser sur l’ordinaire familial des parentèles homosexuelles entourées de leurs petits-enfants. La mal nommée « théorie du gender » convoquée comme idéologie au principe des évolutions délétères du droit français qu’ils entendent dénoncer, apparaît – nous somme plusieurs à le penser – comme une manière de nationaliser la polémique.
Un tel extrémisme, déclare le sociologue Jeffrey Weeks, peut aussi être vu comme l’aveu implicite qu’à l’échelle de la planète, dans ce monde global où nous vivons maintenant, certaines valeurs libérales (l’autonomie de l’individu, le libre choix de ses orientations) font définitivement partie de nos existences, et que les mouvements féministes ou LGBT sont définitivement parvenus à remettre en question nombre de ces ‘’valeurs traditionnelles’’ et de ces normes de comportement, d’identité ou de relation, qui, jusqu’alors, avaient force de loi. »[17]
Or, en portant l’attention sur les militants de la « Manif pour tous », il s’agit maintenant d’expliciter l’idée avancée préalablement selon laquelle l’inconscient homosexuel a produit un rapport à l’autre qui change l’Autre. Dès les années 1930, Lacan énonce qu’un opérateur de la structuration de la subjectivité psychique n’apparaît que quand celui-ci est dégradé[18]. Cette option épistémologique peut contribuer à comprendre les enjeux sous-jacents d’une mobilisation sociale qui ne peut se réduire à une querelle entre pro et anticatholiques, tant l’Eglise elle-même paraît divisée sur ce point : rappelons par exemple que la revue Témoignage chrétien a soutenu dans ses colonnes le projet de loi ouvrant le mariage aux homosexuel(le)s ou encore les travaux du Père dominicain Adriano Oliva qui déclare : « Les communautés chrétiennes et les fidèles manifestent aujourd’hui des compréhensions de l’homosexualité assez diversifiées, qui peuvent s’éloigner – parfois radicalement – de l’enseignement actuel du Magistère. »[19]
Or, comme le souligne Markos Zafiropoulos, « la fonction symbolique est au principe de la production des formations sociales et de leurs malaises ; (…) le sujet de la névrose, ou encore le sujet de l’inconscient, est déterminé par les institutions, les systèmes des idéaux, les rites et les mythes, les structures de la parenté et, plus généralement, les règles du langage et de la fonction symbolique. »[20] Quel est donc le changement symbolique produit par l’ouverture du mariage aux couples de même sexe, changement qui s’est traduit par une angoisse telle qu’elle jeta dans la rue des individus qui n’hésitèrent pas à manifester pour le maintien d’une discrimination ? L’ouverture du mariage républicain aux homosexuel(le)s signifie qu’ils ou elles accèdent, à la différence du pacs, à la mise en scène de l’union, à la parole performative du maire ou de son représentant, mais aussi à la solennité et la publicité officielle qui sont les conditions nécessaires au passage du contrat privé à l’institution[21]. Un livret de famille est remis aux contractants qui deviennent, de droit, parents s’ils ont des enfants. Or, comme le couple homosexuel est par essence infertile, l’ouverture du mariage aux couples de même sexe acte la disjonction entre filiation et procréation et renvoie la parenté, non à un processus naturel, mais à une construction juridique et sociale. Autrement dit, ce que nous apercevons désormais, du point de vue du symbolique, c’est que la parenté hétérosexuelle est un mythe. Par conséquent, ce qui est ainsi mis en lumière c’est ce que Bourdieu nomme le « processus complexe de ‘’socialisation du sexuel’’ »[22], c’est-à-dire l’ensemble des dispositifs organisant la répression pulsionnelle au service du lien social. Car sous nos latitudes comme ailleurs, tout fait organisateur du social se soutient d’un mythe – ici celui de la naturalité de la parenté, du reste, tout à la fois homologué et déconstruit par le discours de la science. Or, si nous vivons dans la douce évidence que nos parents sont… nos parents, le roman familial des névrosés foisonne de fantaisies où ni le père, ni la mère – contre tout évidence – ne sont les géniteurs : tel analysant se présente à moi en me racontant qu’il a été trouvé à la porte par ses parents qui venaient d’entendre le tintement de la sonnette ; tel autre qu’il a été choisi dans un supermarché à bébés ; du côté des mythes populaires il y a la sympathique cigogne qui apporte le petit d’homme délicatement emmailloté dans un linge, et puis il y a aussi ces histoires de choux et de roses, etc. Qu’apprenons-nous ici ? Que le mythe individuel tente de donner une origine à l’origine, que le sujet de l’inconscient n’est pas dupe, pour peu qu’il veuille en savoir quelque chose, des conditions symboliques de sa conception où l’argument biologique pèse finalement bien peu car il ne s’agit pas d’être géniteur pour être père ou mère. Autrement dit, la capacité procréative ne donne pas de compétences éducatives[23]. Or, nous en déduisons qu’avant son ouverture aux couples de même sexe, la loi sur le mariage, selon la logique de socialisation du sexuel que nous venons d’évoquer, oblitérait précisément cette disjonction entre filiation et procréation à l’aide d’une construction juridique : tout mari est le père de ses enfants dit la loi… fussent-ils engendrés par le laitier.
Nous pouvons donc désormais mieux comprendre en quoi l’accès des couples de même sexe au mariage participe d’une dégradation de la structuration de la subjectivité psychique. Bien sûr il ne s’agit pas de déclarer ici que l’ouverture du mariage aux couples de même sexe serait la forme dégradée d’une quelconque faillite civilisationnelle. Bien plutôt, il s’agit d’affirmer que cette ouverture révèle ce qui du sexuel restait jusqu’alors caché en venant troubler l’un des fondements du contrat matrimonial qui fait du mari le père, quel que soit le géniteur et les cas particuliers de l’adoption. Pour rappel en effet, la présomption de paternité consiste en l’attribution à l’époux de la paternité des enfants mis au monde par sa conjointe. Elle a été exprimée par l’adage du jurisconsulte Paul à savoir : « le père est celui que le mariage désigne ».
Bref, le « processus complexe de socialisation du sexuel » se trouve ici enrayé par un mouvement de « sexualisation du social » car sinon, comment comprendre l’angoisse de ces manifestants si ce n’est en présumant qu’ils et elles ne peuvent endosser l’idée d’une scène primitive homosexuelle ce que pourtant laisse entendre l’ouverture du mariage aux couples de même sexe ? Car, c’est bien de notre mythe des origines qu’il s’agit ici, mythe des origines riche désormais d’une nouvelle variante qui signe la fécondité du registre symbolique au cœur de notre modernité.
[1] V. DESCOUTURES, M. DIGOIX, E. FASSIN, W. RAULT, Mariages et homosexualités dans le monde. L’arrangement des normes familiales, Editions Autrement, 2008, 222 p.
[2] Mariage des personnes de même sexe et homoparentalité, législation comparée, rapport 2012, consultable sur : http://www.senat.fr/notice-rapport/2012/lc229-notice.html ; consulté le 11 novembre 2015.
[3] L. MURAT, La loi du genre, une histoire culturelle du « troisième sexe », Fayard, 2006, p. 131-132.
[4] M. FOUCAULT, « Le jeu de Michel Foucault », Dits et écrits 1954-1988, tome III 1976-1979, Gallimard, 1994, p. 322.
[5] « L’hétérosexisme sévit aussi à gauche », Les cahiers du GRIF, 1978, vol. 20, p. 44-47.
[6] M. PROUST, A la recherche du temps perdu, Gallimard, coll. La Pléiade, t. 2, p. 601.
[7] D. BORRILLO, « Histoire du mariage pour tous : les origines provinciales », Mediapart.fr, 29 janvier 2013, (consulté le 18/10/2015).
[8] Les circonstances dans lesquelles sont survenues les brûlures n’ont pas jamais été élucidées. Par conséquent, le 12 avril 2007, la cour d’appel de Douai prononcera un non-lieu définitif ; (source Wikipédia).
[9] « Stéphane et Bertrand, deux bagues à Bègles », Libération, édition du 28 janvier 2013.
[10] M. ZAFIROPOULOS, Du Père mort au déclin du père de famille. Où va la psychanalyse ?, PUF, 2014, p. 33.
[11] L. LE CORRE, « Homosexualité masculine et sida : entre impasse identitaire et héroïsme de la perte », Synapse, juin 2005, n°216, pp. 29-32.
[12] L. LAUFER, « Ce que le genre fait à la psychanalyse », Qu’est-ce que le genre ?, Payot, 2014, pp. 191-212.
[13] T. AYOUCH, « L’injure diagnostique. Pour une anthropologie de la psychanalyse », Cultures-Kairós, 2015, n°5, « L’inconscient freudien : débats et pratiques ». http://revues.mshparisnord.org/cultureskairos/index.php?id=1055
[14] L. LE CORRE, L’homosexualité de Freud. Première contribution à une anthropologie psychanalytique de l’homosexualité masculine, Université de Paris 7, 3 vol., thèse soutenue le 28 février 2015.
[15] Nous avons mis en évidence dans notre thèse que plus Freud condense son lexique pour dire le fait homosexuel au point de le réduire à un seul terme, plus celui-ci condense de significations. Voir op. cit.
[16] F. BOURLEZ, « L’Epistémologie du placard comme orientation pour un gay ça-voir », Subversion lacanienne des théories du genre (F. Fajnwaks et C. Leguil dir.), Editions Michèle, 2015, p. 89-106.
[17] J. WEEKS, Sexualité, PUL, 2014, p. 12.
[18] J. LACAN, « Les complexes familiaux », Autres écrits, Editions du Seuil, 2001, pp. 23-84. Pour un commentaire renouvelé de ce texte en ses assises anthropologiques, voir : M. ZAFIROPOULOS, Lacan et les sciences sociales, PUF, 2001, pp. 27-60.
[19] A. OLIVA, Amours. L’Eglise, les divorcés remariés, les couples homosexuels, Le Cerf, 2015, p. 75.
[20] M. ZAFIROPOULOS, op. cit., p. 33.
[21] W. RAULT, « Ce que le pacs fait au mariage gai et lesbien », Mariages et homosexualités dans le monde, op. cit., p. 118-119.
[22] P. BOURDIEU, Méditations pascaliennes, Editions du Seuil, coll. Points essai n°507, p. 239.
[23] M. IACUB, Le crime était presque sexuel, Epel, 2002, p. 215-227.
Professeur d’économie à l’Université de Paris-Dauphine.
Ce travail se nourrit de deux sources. D’un côté d’un master recherche en psychanalyse à Paris VII-Denis Diderot avec Markos Zafiropoulos et Paul-Laurent Assoun, et de l’autre des travaux dans l’histoire de la pensée économique sur Adam Smith. Les deux sources ont leur origine commune dans une conviction qui appartient à une autre vie dominée par la littérature et la sémiotique. Cette conviction est que la rupture des discours littéraires à la fin du 18e siècle, pour simplifier à l’extrême, la rupture entre le classicisme allemand et les Lumières françaises d’un côté vers un « sensibilisme » et divers romantismes de l’autre était le symptôme d’une restructuration psychique qui accompagne à la fois l’établissement d’une société de marché et les débuts d’une névrotisation qui donnera cent ans plus tard le matériel clinique nécessaire pour la psychanalyse.
De manière très primaire, c’est une période historique difficile pour les avatars physiques et imaginaires du père symbolique, roi, seigneurs et le Dieu de l’église. Il s’y joue dans un certain sens le remake du meurtre du père de la horde originaire qu’instaure une étape de refoulement supplémentaire. Cette étape, décrit en grand détail par Adam Smith, écarte l’Autre, qui chez Smith s’appelle le « spectateur impartial » en tant que référence normative directe pour établir les structures psychiques implicites qui président à un « inconscient construit comme un langage » et les normes légales explicites qui organisent la société de droit et l’économie de marché.
L’inconscient qui s’active dans le rapport transférentiel avec un analyste qui prend la place d’un Autre du langage, serait ainsi indissociable de l’émergence d’une économie de marché. Notre double hypothèse est alors qu’il est impossible (a) de penser les fondements psychiques d’une économie de marché sans postuler l’existence d’un inconscient et (b) qu’il est impossible de raisonner sur un inconscient structuré sans postuler des comportements qui soient directement compatibles avec des échanges marchands ou, pour le moins, directement traductibles dans le langage de la théorie économique.
La théorie économique en tant que discipline autonome avec des ambitions scientifiques, un passage qui est indissociable du nom d’Adam Smith, et la psychanalyse seraient donc nées, pour ainsi dire, dans le même lit. Économie et psychanalyse sont les filles de la même « dialectique de la raison », qui établit des articulations entre une rationalité opérationnelle, superficielle et une dynamique pulsionnelle qui en détermine les structures et le τέλοσ mais qui est absente de toute réflexion consciente.
L’économie serait ainsi la cartographie opérationnelle et la psychanalyse la clinique de cet être passionné, pulsionnel et névrosé qu’est l’ « homo œconomicus ». Le passage des pulsions sous le crible d’impératifs identitaires, moraux et sociaux, qui ne sont plus le reflet du souvenir d’un père mort mais le résultat de processus auto-organisateurs mimétiques, constitue la base anthropologique et le moteur d’une chasse au profit sans inhibition en utilisant les moyens les plus rationnels. Il s’y joue, pour citer le titre du Séminaire XVI de Lacan[1], le passage d’un Autre à l’autre.
La structure de notre exposé est comme suit. Nous commencerons notre exposé par un survol des travaux psychanalytiques ou associés sur l’échange avec Freud, Mauss et Lévi-Strauss, présenterons brièvement l’anthropologie de l’homme économique selon Adam Smith, préciserons la structure informationnelle de ce signifiant particulier qu’est une marchandise et son lien avec l’inconscient, oserons une excursion dans les théories du fétichisme et de l’objet a pour finir avec quelques remarques sur le sujet économique.
Les travaux d’inspiration ou de finalité psychanalytique sur l’échange font tous état d’une ambivalence foncière. D’un côté, la participation dans un échange des mots et des marchandises dont on partage le même sens de leur utilité présuppose une entrée dans le symbolique et ainsi une soumission à la Loi de l’interdit de l’inceste et l’instauration de l’exogamie. Cette Loi est toujours associée à un tiers qui valide les échanges et garantit leur réciprocité. Ce tiers chez Freud est le totem, héritier du père mort de la horde originaire, et ancêtre théorique du « père symbolique ». Le passage de la Loi du père vers les lois progressivement plus codifiées du totem est aussi le passage d’Abel à Caïn, du chasseur errant à l’agriculteur sédentaire, de la prédation à la propriété privée et à l’échange. La progression de ce processus entre deux pôles est captée par Mauss dans son Essai sur le don dont la forme paradigmatique est le potlatch. Ce dernier doit autant à la célébration des propres mânes et l’expression d’un désir de toute-puissance dans une communion avec le hau ou le mana des choses, la part de l’Autre qu’au calcul utilitariste.
Ceci nous mène à une première hypothèse : l’échange simple naît là où un chef de la horde primitive a été supprimé dans sa personne physique mais internalisé au niveau inconscient en tant que père symbolique comme nouveau garant d’un univers symbolique et un cadre de droit institutionnalisé. Pourtant pour capter le phénomène d’une économie de marché proprement dit, c’est-à-dire d’une économie basée sur des marchandises commoditisées il faut aller plus loin. La deuxième hypothèse est alors : l’économie de marché naît là où les avatars du chef de la horde (roi, seigneur, dignitaires religieux…) ont été supprimés dans leur dimension physique et imaginaire. C’est la mort du père symbolique en tant que garant de l’univers symbolique ou la deuxième mort du père de la horde. L’économie de marché naît là où le père symbolique n’intervient plus dans la structuration directe des comportements. Dans plus d’un sens Freud parle dans Totem et tabou d’une époque qui précède la nôtre.
Il s’agit donc d’un niveau supérieur de refoulement. L’univers symbolique est alors établi par mimétisme réciproque entre pairs ou frères, une sorte de « stade de miroir » permanent et sans cesse renouvelé, qui devient la base d’une « auto-organisation ». Ses caractéristiques principales sont la commensurabilité totale des marchandises échangées, l’iconicité de la signification ainsi que la préséance de la valeur d’échange sur la valeur d’usage.
Un tel univers d’échange marchand est basé sur une équivalence codifiable, une réciprocité immédiate. Cette équivalence comporte une auto-justification de la valeur des biens échangés dans un jeu de miroirs qui est orthogonal à l’axe symbolique du père mort. Plus l’échange se détache ainsi de son contexte culturel et symbolique, plus l’acte d’échange lui-même tend à la négation soit de l’existence, soit de la pertinence de ce tiers validant.
La conception de l’échange de Lévi-Strauss dans Les structures élémentaires de la parenté, qui est essentiellement échange de femmes, se situe entre les deux paradigmes de l’échange. Il reprend les liens entre échange, interdiction de l’inceste et exogamie esquissés par Freud. Comme chez ce dernier, l’échange et la réciprocité désignent ainsi le seuil entre nature et culture. La grande différence avec Freud reste cependant l’absence du père dans l’organisation sociale. Cette dernière est régie par un principe inné de partage et de réciprocité et portée par une fratrie qui se constitue sans référence commune à un père, fût-il mort, symbolique ou vivant. La place vide du père symbolique est remplie chez Lévi-Strauss par un devoir absolu, structurel et mécanique de réciprocité dans l’échange qui structure les sociétés dans un jeu d’équivalences et d’oppositions.
Heureusement l’axe symbolique n’est pas complètement absent dans l’œuvre de Lévi-Strauss. Dans son « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss », les grands textes marient toujours la forme et le contenu, Lévi-Strauss introduit un « signifiant flottant à valeur zéro ». La fonction de ce dernier était d’opérer en tant qu’aimant et amortisseur entre « le symbolisme, qui offre un caractère de discontinuité, et la connaissance, marquée de continuité. » Cette « ration supplémentaire » de signification aimante la paire signifiant/signifié pour dépasser leur incommensurabilité foncière dans chaque énonciation particulière, chaque « parole ». Lévi-Strauss précise :
« Nous croyons que les notions de type mana, aussi diverses qu’elles puissent être (…) représentent précisément ce signifiant flottant (…) En d’autres termes, et nous inspirant du précepte de Mauss que tous les phénomènes sociaux peuvent être assimilés au langage, nous voyons dans le mana, le wakan, l’orenda et autres notions du même type, l’expression consciente d’une fonction sémantique, dont le rôle est de permettre à la pensée symbolique de s’exercer »[2].
Suivant Zafiropoulos nous voyons ici la source du concept du nom du père de Lacan :
« Le repérage de la valeur linguistique et inconsciente du « signifiant flottant » qui permet à la pensée symbolique de s’exercer, est (…) une élégante définition de ce que Lacan dépliera à partir de 1953 sous la notion de nom du père »[3].
Tout n’est donc pas dans la structure et dans une réciprocité mécanique. Grâce au « signifiant flottant » il peut donc y a avoir une différence entre un échange de femmes, sources – on y compte – de désir et de flottement, et un échange de marchandises qui s’épuiserait dans l’équivalence pure. On avait le soupçon qu’une femme n’était pas une marchandise, mais le jeune Lévi-Strauss avait réussi à semer le doute.
Ce qui nous intéresse, c’est le processus de désymbolisation dans l’échange de marchandises commoditisées, c’est-à-dire de biens dés-individualisés et décontextualisés, dans l’économie de marché. La prochaine étape, à laquelle nous assistons aujourd’hui en live, c’est la virtualisation de ces marchandises. Le développement d’Internet et des réseaux sociaux renforce ultérieurement le formatage de valeurs « horizontal », par récursivité répétée entre pairs, à la place d’une transmission symbolique « verticale » garantie par un nom du père. Tous les phénomènes qui touchent à la « réalité virtuelle » promeuvent cette conflagration du signifiant et du signifié, définition d’une signification iconique où le signe vaut la chose et où l’espace entre signifiant et signifié, là où se niche le désir de l’Autre, se rétrécit irrémédiablement.
Dans cette apologie de la valeur d’échange pure, l’échange n’est plus vécu comme une soumission à la Loi d’un tiers symbolisant, mais, au contraire, comme la suspension de toute castration et l’érection de la marchandise en fétiche dans un sens qui doit autant à Baudrillard et Freud qu’à Marx. C’est le passage de l’organisation sociale par la loi symbolique vers l’auto-organisation chère aux économistes. Cette dernière n’implique pas forcément l’absence de toute référence au père symbolique mais elle implique bel et bien le postulat de l’absence de sa pertinence, la perte de sa fonction symboligène, quant aux affaires sociales et économiques.
Une tâche importante de notre travail est de bien caractériser la crête entre la soumission à la Loi et l’interdit de l’inceste dans l’échange et le défi à la pertinence du père symbolique qui caractérise tout participant dans un échange marchandisé. La même tension caractérise bien évidemment tout névrosé. Nous éviterons soigneusement tout jugement moral ou politique. La transparence historique de l’esquisse freudienne, les inclinaisons corporatistes d’un Mauss, les non sequitur d’un Lévi-Strauss, les ambiguïtés d’un Smith, les sens uniques d’un Marx incitent à une prudence extrême vis-à-vis de toute nostalgie qui chercherait à confronter un âge d’or de l’échange symboligène dans le sens de Mauss à la jouissance dans un mimétisme réciproque autour d’une icône fétichisée.
« La psychanalyse comme la bonne clinique du méchant capitalisme, au service de la figure du père symbolique malmenée par les forces du marché » serait une telle vue simplificatrice dont il faut se méfier. Il s’agit à tout moment d’insister sur l’ambivalence que maintiennent échange et économie de marché entre la référence constitutive au père mort et son défi, affirmation et négation de la brisure symbolique. Les poids respectifs des deux mouvements varient avec les effets psychiques associés mais l’ambivalence constitutive de l’échange demeure.
Adam Smith est une lecture indispensable pour saisir le double mouvement du déni du tiers validant et de sa substitution par une normativité intersubjective. Il s’agit de la transition de l’Autre vers un Autre social ou l’autre. L’Autre de l’économie de marché c’est l’autre. Ceci est parfaitement capté dans le titre du Séminaire XVI de Lacan D’un Autre à l’autre, qui commence dès les premières pages à parler d’économie. C’est un séminaire qui mériterait son propre séminaire, tellement il est important et encore peu exploité pour un discours psychanalytique de l’économique.
L’Autre du langage s’appelle chez le Smith de la Théorie des sentiments moraux (1759) le « spectateur impartial ». Le mécanisme coordinateur des autres s’appelle le mécanisme de la sympathie. Ce dernier est un processus de recherche d’appréciation sociale sur fond de mimétisme réciproque qui aboutit à une recherche de la maximisation de la richesse.
Smith présente les deux processus normatifs d’abord en concurrence pour finalement donner précédence au mécanisme de la sympathie qui permettrait un contrôle (refoulement) plus sûr des pulsions violentes, un formatage des préférences et des comportements plus net et une coordination sociale plus efficace. La substitution se joue d’ailleurs dans un chapitre dramatique dans la confrontation avec la figure tutélaire de Francis Hutcheson, enseignant de Smith et son prédécesseur à la Chaire de philosophie morale de l’université de Glasgow. A nouveau il faut souligner la convergence entre la forme et le fond.
Il est important de noter que Smith attribue au spectateur impartial lui-même la création du mécanisme de la sympathie et le désir de maximisation de la richesse qui en découle pour mieux assurer la poursuite de ses desseins qui sont le bien-être social et la procréation de l’espèce. C’est le mécanisme de la main invisible. Le père symbolique se retire donc de la structuration du désir des hommes tout en ayant mis en place un processus générateur successeur. Freud avait déjà noté l’accroissement du pouvoir du père après sa mort. Ce processus est doublé chez Smith. Tiré, aveuglement et mécaniquement, par les impératifs de reconnaissance sociale et d’enrichissement personnel, l’homo œconomicus n’est pas seulement un être intensément social mais au service des objectifs d’un spectateur impartial rusé qui s’est complètement effacé même de la scène intérieure pour mieux garantir la réussite de ses desseins.
Qu’est-ce qui est pourtant le mécanisme de la sympathie ? La sympathie est une adéquation progressive et réciproque des perceptions, des comportements et des valeurs entre « pairs » dans un mimétisme spéculaire.
« [Le mot] sympathie… peut être utilisée pour indiquer notre sentiment fraternel (fellowfeeling) avec n’importe quelle passion »[4].
« Quelle que soit la source de la sympathie (…) rien ne nous plaît plus que d’observer chez un autre homme le sentiment fraternel (fellowfeeling) avec toutes les émotions de notre propre sein »[5]. Radicalement, le désir est toujours le désir de l’autre.
« Quelle que soit la passion provoquée par un quelconque objet chez la personne principalement concernée, une émotion analogue surgit à la pensée de sa situation dans le cœur de tout spectateur attentif »[6].
Ajoutons que la richesse selon Smith est le meilleur moyen de s’attirer l’estime et la sympathie de ses pairs. La volonté débordante de maximiser sa richesse trouve ici son origine. Le corollaire est évidemment que la valeur d’échange prime toujours sur la valeur d’usage.
Logiquement, un homme devant choisir entre deux catégories de biens, la première composée de biens conférant une utilité d’usage et la deuxième composée de biens conférant une sympathie identificatoire c’est-à-dire une valeur d’échange, va nécessairement préférer la deuxième :
« S’il doit vivre en société, il n’y a pas d’hésitation car, dans ce cas comme dans tous les autres, nous prêtons toujours plus d’attention aux sentiments du spectateur qu’à ceux de la personne principalement concernée, et nous considérons plutôt la manière dont la situation de cette dernière apparaît aux autres que la manière dont elle lui apparaît à elle-même »[7].
La formation réciproque des préférences évoque évidemment l’image du miroir. A propos d’un être humain ayant grandi en dehors de la société, Smith dit ainsi : « transportez-la [la créature humaine] dans la société et elle sera immédiatement pourvue de ce miroir qui lui faisait jusque-là défaut »[8]. Cette relation spéculaire qu’entretient le sujet smithien avec autrui permet une mise en relation très naturelle de l’anthropologie smithienne avec les travaux de Lacan sur le stade du miroir dont certains passages se lisent comme un commentaire de Smith :
« Il y suffit de comprendre le stade du miroir comme une identification au sens plein (…) à savoir la transformation produite chez le sujet, quand il assume une image (…) L’assomption jubilatoire de son image spéculaire (…) nous paraîtra dès lors manifester en une situation exemplaire la matrice symbolique où le je se précipite dans une forme primordiale avant qu’il ne s’objective dans la dialectique de l’identification à l’autre »[9].
Smith déjà insiste sur la nature inconsciente de ce processus. Les agents économiques font le travail de la main invisible « sans le vouloir et sans le savoir ». L’image utilisée est celle d’une montre qui ne connaît rien de sa fonction finale d’indiquer l’heure mais qui est poussée mécaniquement par un ressort, le mécanisme de la sympathie au demeurant, pour avancer dans le sens conçu par le grand horloger dans le ciel. Dans une économie de marché basée sur le mécanisme de la sympathie, le « spectateur impartial » n’est donc pas complètement écarté mais renvoyé à un niveau infrastructurel, une sorte de code source qui ne détermine plus les préférences, les valeurs et les comportements au niveau inconscient dans le sens freudo-lacanien. Il se limite à fournir la matrice génératrice des structures inconscientes mais pas les structures elles-mêmes.
Ce « rendre inconscient » du comportement économique a trois conséquences majeures. D’abord il garantit un déplacement efficace des pulsions dans des activités socialement bénéfiques. C’est important. Le contrôle des pulsions, des passions originaires et violentes et la menace qu’elles font peser sur la vie sociale est à l’origine de l’enquête smithienne. Ensuite, la mécanisation des comportements associés permet dorénavant un traitement scientifique, formel et avec le temps mathématisé des actions économiques. Enfin, l’opération de refoulement qui accompagne la substitution du « spectateur impartial » par le « mécanisme de la sympathie » instaure une double normativité que Smith discute… à propos d’Œdipe, roi de Thèbes. Œdipe, dit Smith, est innocent mais hautement piaculaire (piacular). Il est innocent, selon Smith, quant aux lois des hommes car il a commis ses actes, (1) une autodéfense après une altercation routière et (2) mariage avec une belle reine veuve, sans savoir qu’il s’agissait de son père et de sa mère. Smith dit à ce propos :
« La détresse que sent une personne innocente conduite, par accident, à une action qui l’aurait justement exposée aux plus graves reproches si elle l’avait commise sciemment et à dessein, a suscité certaines des scènes les plus intéressantes du théâtre antique et moderne. C’est dans ce sens fallacieux de la culpabilité, si je peux dire, que consiste toute la détresse d’Œdipeet de Jocaste (…) Tous sont piaculaires au plus haut degré, bien qu’aucun ne soit au moindre degré coupable »[10].
Cependant Smith introduit ce mot particulier de « piaculaire ». Nous, lecteurs de Mauss, nous comprenons qu’agir de manière piaculaire veut dire « violer le mana des choses, la part qui appartient à l’Autre » :
« Comme dans les anciennes religions païennes où ce sol sacré qui avait été consacré à un dieu ne devait pas être foulé sauf à des moments nécessaires et solennels, l’homme qui, même sans le savoir, l’avait violé devenait piaculaire à partir de ce moment, et encourait la vengeance de cet être puissant et invisible auquel il avait été dédié, jusqu’à la réalisation d’une expiation appropriée (…) Un homme doté d’humanité, qui par accident et sans lemoindre degré de négligence blâmable, fut la cause de la mort d’un autre homme, se sentira [pour toujours] piaculaire, mais pas coupable »[11].
La déresponsabilisation pénale ou sociale s’attache donc à la coulpe mais pas au caractère piaculaire de l’acte. Être piaculaire signifie avoir contracté une dette symbolique vers l’Autre. Échapper à la police ou à la censure morale ne permet pas d’annuler les dettes devant le tribunal du spectateur impartial. Le basculement vers une économie de marché tolérante et permissive avec tout ce que cela promet en termes de jouissances sensibles et imaginaires peut créer sur un autre plan un malaise que seule une expiation, dont les formes sont encore à définir, peut guérir. En bref, Adam Smith est un formidable témoin pour notre hypothèse qu’une économie de marché crée la demande pour une clinique de l’âme. Ses agents qui peuvent tout se permettre, car jamais coupables, mais qui se sentent d’autant plus piaculaires, car déboussolés par l’absence de leur père symbolique, seront des clients fidèles de la psychanalyse.
L’échange économique est donc caractérisé par une ambivalence foncière de sa prégnance psychique à la suite d’un mouvement où le père symbolique passe progressivement la main à des processus intersubjectifs qui visent à se maintenir sans un signifiant flottant à valeur zéro. Sur cette base on peut développer deux aspects supplémentaires. (1) Cet effacement du signifiant flottant, qui est consubstantiel avec un 2e niveau de refoulement ou une 2e mort du père symbolique, impliquera une structure particulière du signe économique qui correspond à une « iconisation ». (2) L’objet a qui se soustrait à ce processus de codification permanente – où, mieux, qui en est le résultat, le résidu – chargera dorénavant la marchandise économique d’un pouvoir fétichisant.
Je voudrais commencer la partie sur la structure du signifiant économique avec la remarque suivante : « l’économie est la science sociale des enjeux bien codifiés. » Le discours économique proprement dit, à distinguer du discours méta-économique d’un Smith, nie l’existence de tout résidu, d’un non-dit, enfin d’un désir ou d’un inconscient qui pourrait avoir laissé une quelconque trace. Dans le discours économique, tout est toujours dit, de manière exhaustive, non équivoque et définitive.
Le modèle canonique de l’équilibre général développé par Kenneth Arrow et Gérard Debreu, reconnu comme l’apex de la théorie économique, accorde ainsi une importance primordiale à la définition de ce qui constitue un bien économique, une commodity, une marchandise. Une commodité Arrow-Debreu (pour reprendre cet anglicisme) est ainsi un bien si finement différencié qu’il n’y pourrait pas y avoir un autre bien dont l’échange pourrait améliorer le bien-être d’un agent. Ceci ne demande pas seulement la caractérisation exhaustive de la qualité et l’état d’un bien mais également la spécification du lieu, du moment et des circonstances de son échange. Bref, « une commodité est un bien ou un service complètement spécifié »[12].
Arrow et Debreu ne se sont pas trompés sur l’importance épistémologique de leur entreprise : l’économie est la science sociale des biens exhaustivement et définitivement codifiés. C’est une caractérisation nécessaire et suffisante pour distinguer l’économie des autres sciences sociales, telle la politologie, la sociologie, l’histoire ou encore la psychologie. Ceci mène d’ailleurs au problème de « l’impérialisme méthodologique » de l’économie. Dès qu’une autre science sociale se sent attirée par un discours « scientifique » et codifie ses enjeux de manière comparable, elle est illico intégrée dans le domaine de l’économique.
Cette hyper-codification du signe économique équivaut à une mutation de symboles en icônes. Je m’explique. Selon le fondateur de la sémiotique moderne, l’américain Charles Sanders Peirce nous pouvons distinguer trois catégories de signes : les « symboles » (par exemple, une croix qui symbolise la foi chrétienne), les « indices » (par exemple, une flèche qui indique une direction) et les « icônes » (par exemple, une photo qui est « comme » son objet). L’icône est définie par la convergence d’un signifiant, ici dans le sens saussurien, avec son signifié. Contrairement à un signifiant lacanien, qui ne peut dans aucun cas se signifier soi-même, c’est le propre d’une icône, toujours dans le sens peircien, de se signifier elle-même.
Dans une codification iconique le lien entre un signe, son sens et l’action qu’il provoque est dépourvu de toute ambiguïté, toute ouverture ou toute ironie. Cette surdétermination fait que le concept d’iconicité indique une frontière informationnelle plutôt qu’une expérience quotidienne. Pleinement réalisé, il correspondrait à la confusion du signe avec l’objet, définition freudienne de la psychose.
D’un autre côté, l’effort de l’individu économique de codifier ses perceptions de la valeur d’un bien à travers le mécanisme de la sympathie risque toujours d’être dérangé par le résidu d’une expérience individuelle et concrète de valeur d’usage dont l’excès ne peut pas être résorbé dans l’effort de codification socialisante et demande une symbolisation plus ouverte (c’est dans cette faille que se niche selon Lacan l’objet a, voir infra). La perception de cet écart entre un univers de la théorie économique pleinement codifié et une réalité marquée par l’irréductibilité d’une production symbolique plus ouverte est à la base de la plupart des critiques de l’économie standard qui considèrent cette dernière « peu réaliste ». Des telles critiques sont formellement correctes mais n’atteignent pas leur objet. Car la raison d’être de la rage codificatrice de représentation théorique de l’économie de marché n’est pas le réalisme descriptif. Sa raison d’être est de montrer comment la dynamique codificatrice de l’économie de marché rend possible des équilibres sociaux stables dans lesquels les informations et les perceptions de tous coïncident avec celles de tous leurs pairs. Une critique plus intelligente s’attaquerait à la désirabilité de tels équilibres et de leurs conditions.
En absence d’un Autre, la fonction de l’autre est déterminante pour le sujet pour éviter l’émiettement psychotique. Le sujet est ainsi prêt à faire de grands efforts pour se hisser à la hauteur du processus de codification partagée y compris au niveau de la structuration préalable de sa propre expérience perceptive :
« On peut maintenant parler d’un code iconique comme le système qui fait correspondre à un système de supports graphiques des unités perceptives ou culturelles codifiées, c’est-à-dire des unités pertinentes d’un système sémantique qui dépend d’une codification préalable de l’expérience perceptive. »[13]
Smith à propos de la sympathie dit à peu près la même chose… Le mécanisme de la sympathie, le mimétisme spéculaire ou le narcissisme secondaire structurent ainsi l’expérience perceptive même. Les perceptions qui en résultent aboutissent par la suite à des notions de la réalité parfaitement partagées et donc évidentes. L’individu économique aperçoit et traite le lien entre signe, image mentale et référent réel comme si ce lien était naturel et indissoluble. Que cette perception soit le résultat de conventions qui sont parfaitement aléatoires ex ante, ne change en rien le fait qu’elles soient parfaitement contraignantes ex post.
Le retrait du tiers validant, l’iconisation du signe économique, se manifeste également à travers de la notion d’équivalence. L’échange économique, le paradigme d’un acte économique, est défini par l’équivalence absolue de deux biens et l’absence de tout résidu ou de dette symbolique. Ceci définit la différence entre un échange marchand et un échange maussien. L’échange maussien reconnaît la dette symbolique envers un tiers, l’Autre, fondateur de la communicabilité et du social, et point focal d’une réciprocité des échanges dans le temps car la dette symbolique est inépuisable. L’échange marchand est instantané, auto-suffisant et clos. Cette absence d’un tiers validant dans l’acte marchand modifie le rapport au désir. Je cite Zafiropoulos :
« Le désir du sujet procède de cet Autre symbolique et pourtant du fait de la perception projective de son moi, c’est d’abord dans le miroir de son moi (ou dans l’image de son frère) qu’il croît localiser ce qui relève de ses vœux. D’où l’ombre portée par l’image spéculaire – sur la fonction symbolique – au seuil du monde visible. »[14]
C’est précisément le déroulement de cette dialectique du désir entre le symbolique et l’imaginaire, l’Autre et l’autre, qui se trouve modifié dans une économie de marché. Dans une économie de marché, la prépondérance de la vision sur les autres sens est criante. Ce serait un thème de recherche en soi. Pour le moment, nous chercherons à approcher ce nœud à l’aide de la notion de l’objet a.
Comme une relique dans le champs religieux, l’objet a est un reste. L’objet a est ce résidu incompressible de la pulsion qui n’a pas encore pu être absorbé dans le réseau symbolique de l’Autre. Je dis pas encore, car c’est un concept dynamique. L’axe entre l’objet a et l’Autre dans le schema L est fécond et dégage en permanence de nouvelles productions symboliques, portées à la fois par le désir de l’Autre et ses origines pulsionnelles.
Formellement, l’objet a est une réserve libidinale non liée à un objet précis. Même les cinq objets a canoniques « perdus » sont pertinents comme fixations imaginaires d’une pulsionnalité résiduelle plutôt en tant qu’opérateurs de leur propre chef. En fait, le surplus pulsionnel que Lacan appelle l’objet a demande en permanence l’identification de nouveaux objets désirables. L’objet a est alors ce résidu non codifiable, pas encore codifié mais inépuisable, qui reste le moteur du désir.
Contrairement à ce qu’on pourrait penser, la théorie économique possède ses propres objets a qui désignent les limites du marché mais qui en constituent le réservoir dynamique : les coûts de transaction, les externalités (l’environnement), la fonction entrepreneuriale, la complexité informationnelle, le risque non probabilisable, etc. Que ce soit l’école de Chicago et l’école autrichienne, hauts lieux du libéralisme contemporain, qui s’en soient fait les explorateurs principaux n’est pas un hasard. Comme en psychanalyse ce sont des notions dynamiques dont se dégagent les valeurs marchandes au fur et à mesure que le temps et les processus intersubjectifs de codification progressent sans jamais les épuiser.
L’objet économique n’est pas l’objet a. Il faut comprendre l’objet économique comme ce pansement qui se glisse devant le vide qu’a laissé la perte de l’objet a et dont la promesse jamais tenue est de le substituer. Cette déception mène à la répétition permanente du processus d’acquisition qui est associée avec le plus-de-jouir. Ce qui nous intéresse à la suite de Lacan dans l’objet a, l’objet imaginaire qui soutient le plus-de-jouir, c’est sa capacité d’intégrer un objet échangeable dans un circuit de désirs qui va augmenter sa valeur d’usage dans une valeur d’échange, de créer une plus-value. Lacan lui-même caractérise dans le séminaire X sur l’angoisse le ou les objets a comme des précurseurs de l’objet économique:
« Il y a deux sortes d’objets – ceux qui peuvent se partager, ceux qui ne le peuvent pas. Ceux qui ne le peuvent pas, je les vois quand même courir dans ce domaine du partage avec les autres objets, dont le statut repose tout entier sur la concurrence, fonction ambiguë qui est à la fois rivalité et accord. Ce sont des objets cotables, des objets d’échange. Mais il y en a d’autres.
Si j’ai mis en avant le phallus, c’est parce que c’est le plus illustre (…) mais il y a aussi les équivalents de ce phallus, parmi lesquels vous connaissez ceux qui le précèdent, le scybale et le mamelon (…) Ce sont en effet des objets antérieurs à la constitution du statut de l’objet commun, communicable, socialisé. Voilà ce dont il s’agit dans le a. »[15]
C’est la chute de l’objet a, le moment de son détachement, qui le constitue en tant qu’objet potentiel d’échange. Lacan continue le discours économique autour de l’objet a dans le séminaire XVI celui qui justement s’appelle d’un Autre à l’autre. Il commence, air du temps oblige, nous sommes en 1968, avec Marx : « C’est (…) à partir de Marx que je procéderai pour introduire aujourd’hui la place où nous avons à situer la fonction essentielle de l’objet a. »[16]
Le discours qui suit doit finalement peu à l’analyse marxienne générale mais rebondit, sans la nommer, sur la notion du fétichisme de la marchandise (voir infra). Ce qui intéresse Lacan et nous avec lui dans l’objet a c’est sa capacité de générer ce surplus entre la valeur d’échange, qui est une notion à la fois imaginaire et symbolique mais d’un symbolique appauvri et iconisé, et la valeur d’usage, une notion sensible touchant au réel. Ce surplus, il l’appelle en hommage à Marx et la notion de la plus-value (Mehrwert) le plus-de-jouir (ou la Mehrlust) :
« La plus-value, on l’appelle dans la langue originale où cette notion a été (…) découverte dans sa fonction essentielle, Mehrwert (…) Donc à cette plus-value j’ai accroché (…) la notion de plus-de-jouir (…) pour la rendre à la langue d’où m’en est venue l’inspiration, je l’appellerai (…) Mehrlust. »[17]
En synthétisant les remarques du Séminaire XVI on peut dire que le rebouclage avec l’objet a génère un « plus-de-jouir » qui est égal à la différence entre la valeur d’usage et la valeur d’échange qui correspond au prix du marché. L’objet a correspond donc à la différence entre le signifié d’une utilisation individuelle et la valeur psychique d’un signifiant universellement reconnue. Ce « plus-de-jouir » est ainsi la différence entre la jouissance induite par le signifiant attaché à une marchandise précise et le plaisir que nous retirons de son usage dans le réel. Dans l’échange, le sujet économique se reboucle dans une régression symbolique avec son objet a pour un plus-de-jouir dans un signifiant iconisé qui lui est constitué par sa propre image en miroir que lui fournit l’autre. Ce surplus est tout à fait réalisable en termes financiers dans l’échange. Demandez-le à n’importe quel publicitaire.
Le plus-de-jouir, la Mehrlust, se forme alors à partir d’une hallucination inconsciente autour de l’objet a et la représentation d’un ou plusieurs des objets « perdus » associés, le sein, le regard, la voix, le placenta ou la scybale. Dans l’échange, l’objet économique, la marchandise, se charge donc avec le surplus pulsionnel de l’objet a et ceci à cause de sa structure informationnelle, sa surdétermination, sa codification, son iconicité, qui impliquent tous l’absence d’une quelconque brisure symbolique, d’une castration, et qui le renvoient à un état d’avant la chute de l’objet quand le monde n’était qu’Un.
Il est important à rappeler que cette hallucination n’est soutenue que par la forme informationnelle particulière de l’objet économique ainsi que par l’acte d’échange lui-même qui en constitue la preuve. C’est seulement dans l’acte marchand en tant que tel quand les marchandises échangées sont, par définition, dépourvues de toute contingence personnelle ou sociale et que l’iconicité du signifiant économique et l’absence d’un Autre symboligène sont confirmées. Elles accèdent à ce moment précis au statut d’icônes dans le sens peircien et deviennent porteuses d’une pure valeur d’échange. L’usage de l’objet économique, son insertion dans un contexte personnel, après l’euphorie de l’achat, ira inévitablement de pair avec une déception qui va relancer le sujet à s’adonner avec encore plus de zèle à la répétition de l’échange.
Il faut distinguer le rebouclage permanent avec l’objet a qui caractérise la psychose et le rebouclage ponctuel, précis et contrôlé dans l’acte marchand. Comment alors caractériser cet état entre-deux de l’agent économique dans une économie de marché, libéré momentanément de la brisure symbolique et de la castration mais toujours évoluant dans un univers de signes ? C’est en effet la notion du fétichisme qui fut déjà employée par d’autres dans le contexte d’une économie de marché, notamment Marx et Baudrillard.
Commençons cependant avec Freud qui enseigne que le fétichiste nie la castration en érigeant le fétiche en phallus de la femme :
« Le fétiche est le substitut du phallus de la femme (de la mère), auquel le petit garçon a cru et auquel (…) il ne veut pas renoncer. »[18]
A propos du fétiche Freud souligne deux choses qui sont importantes dans notre contexte. D’abord Freud insiste sur la double nature du fétiche, son ambivalence entre le déni et l’affirmation de la castration. Le fétichiste affirme la castration en vertu du fait qu’il est évident pour tous, y compris pour lui-même, que le fétiche n’estpas le phallus. Dans le fétichisme il ne s’agit donc pas d’un acte de forclusion de la castration avec toutes les conséquences dramatiques qu’une telle forclusion réelle impliquerait, mais plutôt d’une forclusion ponctuelle, strictement limitée dans sa pertinence psychique, mise en scène par le fétichiste :
« Je dois mentionner qu’existent encore des nombreuses et importantes preuves de l’attitude ambivalente du fétichiste concernant la question de la castration de la femme. Dans des cas très raffinés c’est le fétiche même dans la construction duquel sont intégrés à la fois le déni et l’affirmation de la castration (…) Un tel fétiche, noué doublement à partir de deux contraires, se maintient en toute évidence particulièrement bien. »[19]
Le deuxième point soulevé par Freud, et je remercie Kévin Poezevara et Markos Zafiropoulos d’avoir attiré mon attention là-dessus, est la « fonction de la halte » du fétiche. Le fétiche est le dernier point d’arrêt avant la castration associée à l’évidence indéniable que la femme ne possède pas de pénis :
« Dans l’instauration du fétiche, il semble (…) que soit respecté un processus qui évoque l’arrêt du souvenir dans l’amnésie traumatique. Ici aussi l’intérêt fait en quelque sorte halte en chemin, la dernière impression avant l’inquiétant et le traumatique sera, par exemple, retenu comme fétiche (… ) ; les pièces de lingerie, si fréquemment élues pour être le fétiche, fixent le moment du déshabillage, le dernier pendant lequel on avait encore le droit de tenir la femme pour phallique. »[20]
Le fétiche à la fois voile l’expérience traumatique de la castration et renvoie vers elle, ce qui corrobore son ambivalence foncière. La structure psychique de l’acte marchand recèle précisément la même attitude ambivalente vis-à-vis de la castration quand l’existence d’un agent castrateur et symboligène est à la fois affirmée et niée au moment de l’échange. L’échange marchand évolue dans un univers de signes, mais c’est un univers qui réclame de pouvoir s’affranchir du signifiant flottant et du nom du père, vu que ce dernier a été substitué par des mécanismes auto-organisateurs.
Comme dans le fétichisme sexuel, le fétichisme économique « suspend » la castration plutôt que de la « forclore ». La castration est ainsi à la fois acceptée au niveau du comportement extérieur et niée au niveau de sa signification psychique. Au moment de l’échange avec l’établissement d’une égalité absolue entre deux objets désymbolisés, la pertinence de toute instance tierce qui validerait l’acte de communication entre deux agents est niée. Une fois que l’objet économique est codifié, la marchandise qui résulte de ce processus peut alors devenir fétiche. Paradoxalement, mais ce paradoxe est le revers de la fonction de la halte, l’acte d’échange lui-même est le meilleur rempart contre les ravages potentiels d’une dissolution des liens symboliques que le processus d’échange en économie de marché lui-même implique.
L’élément déclenchant pour qu’un bien fonctionne comme fétiche est sa structure informationnelle, donc sa haute codification et l’érection du bien en « icône », capable de s’insérer dans des circuits de communication et d’échange sans référence à un trésor de signifiants, un Autre, qui validerait le contenu sémantique véhiculé.
Cette codification n’est pas seulement une condition nécessaire du fétichisme de la marchandise, mais de tout fétichisme. Le fétichiste en niant la castration nie également l’opérateur de la castration, le père symbolique ou la fonction symboligène du père réel. Dans cette perspective, l’expression « fétichisme de la marchandise » est presque une tautologie. Un fétiche est toujours une « marchandise », un bien indifférencié et décontextualisé dont le contenu sémantique est compressé à son minimum absolu.
Le fétiche érotique établit cette ambivalence à travers un rapport métonymique ou métaphorique rudimentaire avec le phallus. Soit il s’agit d’un rapport de proximité physique avec l’endroit où est supposé se trouver le phallus (feuille de vigne, lingerie, chaussure…). Soit il s’agit d’une similarité de forme (cravache, pistolet…) ou de fonction (seringue, tuyau d’arrosage…). La métonymisation d’un rapport métaphorique est le propre de toute perversion.
La fétichisation de l’objet économique procède également par la suppression d’un rapport métaphorique et par une suspension de la castration. Mais contrairement au fétichisme érotique qui suspend la question de l’existence du phallus, le fétichisme économique suspend la question de l’existence de l’agent de la castration, du père symbolique, et nie l’existence d’une métaphore paternelle. C’est la structure sémantique de l’objet économique qui assure sa fétichisation.
L’objet économique assume la fonction de fétiche à l’instant de son iconisation. Cet instant est limité au moment de l’échange lui-même. Dès que l’objet est inséré dans un usage, sa résistance matérielle abîmera toute illusion iconique. Pourtant au moment de l’échange, fraîchement reconnu par la coïncidence des perceptions des participants à l’échange, en tant qu’objet détaché et isolé, il est investi par la force libidinale de l’objet a auquel il promet se substituer pour un glorieux instant.
Ce rétro-bouclage avec l’objet a ne fonctionne que dans la mesure où l’objet est une marchandise (commodity), un bien normé et indifférencié qui peut être échangé entre une multitude d’acheteurs et de vendeurs qui n’entrent en aucun contact particulier les uns avec les autres au-delà de l’acte d’échange. Toute personnalisation véritable de cette interaction, toute reconnaissance d’une dette dans le temps, introduirait une dimension symbolique explicite, et ainsi une réflexivité, qui mettrait en danger la suspension de la castration. Seul dans une économie de marché pure, la marchandise est un fétiche capable à fournir l’effet recherché, c’est-à-dire le plus-de-jouir (la Mehrlust) dans une suspension momentanée de la castration.
Il y a donc une profonde correspondance entre économie et psychanalyse qui thématisent toutes les deux, chacune à sa manière, la seconde mort du père symbolique. Dans ce temps post-totémique, le père symbolique n’a pas seulement quitté la Terre mais également le Ciel, même s’il en a encore laissé le plan. Aucun pouvoir sur Terre n’aura plus la légitimité d’imposer sa loi au-delà d’une garantie de l’indemnité physique du corps et, par extension métonymique, du respect de la propriété privée. Haro sur la culpabilité ! Rien n’empêche désormais la satisfaction des désirs et l’identification pleine et entière avec l’image au miroir.
Cependant, au lieu de patauger dans le bonheur, l’homo œconomicus se bat avec l’angoisse. Le trop-plein du rebouclage répété avec l’objet a use le corps et l’âme. Bienheureux ceux qui ont encore des symptômes repérables qui indiquent avec l’aide d’un spécialiste, sinon un chemin, une direction. Les alternatives sont une indifférence désensibilisée ou carrément l’éclatement.
On se libère du spectateur impartial à son défaut. Même si ce dernier a cédé sa force structurante à des processus récursifs entre pairs, le sentiment d’être piaculaire reste avec l’homo œconomicus. C’est pourtant un sentiment vague, peu structuré, qui ne permet que difficilement l’identification d’une dette symbolique caractérisée. En termes cliniques, il s’agit d’un relâchement de la confiance ainsi que d’un manque d’engagement dans des relations métonymiques et métaphoriques distinctes plutôt que d’un blocage structurant d’une ou plusieurs d’entre elles.
Évidemment il y a toujours la possibilité d’un prochain échange, d’un prochain deal, d’une prochaine insertion dans une chaîne communicative créatrice de valeurs communes. La force structurante de ces processus maintiendra la fonctionnalité psychique et sociale. C’est pourtant un service rendu à double tranchant. L’extrême codification et iconisation de chaque signifiant constituent aussi son isolation splendide. Ceci rend le travail du sujet laborieux, difficile et incertain. Car c’est bien le sujet qui lie un signifiant à un autre, qui fait l’aimant de la chaîne des signifiants, dans le sens où « un signifiant est ce qui représente un sujet pour un autre signifiant ».
Le sujet en économie de marché existe bel et bien, mais il est fragilisé et balloté par des processus intersubjectifs auxquels il participe de son plein gré, auxquels il doit participer pour préserver sa fonctionnalité psychique et sociale, mais qu’il ne maîtrise pas. Le sujet économique est un sujet fragile. Il a besoin de soutien et d’aide. Ce sont les archéologues de l’Autre, spécialistes du soutien au sujet et au désir, les psychanalystes, qui les lui fournissent. La vie d’un sujet de l’économie de marché est une vie post-héroïque ou peut-être la vie d’un héros du quotidien. C’est peut-être la fin de l’Histoire mais pas des histoires. Ces dernières auront cependant désormais besoin de spécialistes pour être reconstituées. Les accointances entre économie de marché et psychanalyse ont encore des beaux jours devant elles.
[1] J. Lacan, Séminaire XVI D’un Autre à l’autre, Paris, Seuil, 2006.
[2] C. Lévi-Strauss, « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss », dans M. Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1966, p. XLIX-L.
[3] M. Zafiropoulos, Lacan et Lévi-Strauss ou le retour à Freud, Paris, PUF, 2003, p. 181.
[4] A. Smith, Théorie des sentiments moraux, traduit par M. Biziou, C. Gautier et J. Pradier, Paris, Quadrige-PUF, 1759 (1999) p. 27.
[5] Idem, p. 27.
[6] Idem, p. 26.
[7] Idem, p. 254-255.
[8] Idem, p. 172.
[9] J. Lacan, « Le stade du miroir » dans Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 94.
[10] A. Smith, Théorie des sentiments moraux, op. cit., p. 167.
[11] Idem, p. 167.
[12] G. Debreu, Theory of Value: An Axiomatic Analysis of Economic Equilibrium, New Haven, Yale University Press, 1959, p. 32 (notre traduction).
[13] U. Eco, Trattato di semiotica generale, Milan, Bompiani, 1984, p. 274 (notre traduction).
[14] M. Zafiropoulos, Lacan et Lévi-Strauss ou le retour à Freud, Paris, PUF, 2003, p. 90.
[15] J. Lacan, Séminaire X L’angoisse, Paris, Seuil, 2004, p. 107.
[16] J. Lacan, Séminaire XVI D’un Autre à l’autre, Paris, Seuil, 2004, p. 16.
[17] Idem, p. 29.
[18] S. Freud, « Le fétichisme » (1927), La vie sexuelle, Paris, PUF, 1975, p. 383.
[19] Idem, p. 387.
[20] Idem, p. 385-386.