Le mythe de la parenté hétérosexuelle

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Le mythe de la parenté hétérosexuelle

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Le mythe de la parenté hétérosexuelle. Note sur l’alliance et la filiation depuis l’ouverture du mariage aux couples de même sexe


Lionel LE CORRE


La question de l’ouverture du mariage aux couples de même sexe est ici saisie dans une perspective socio-analytique et soulève une série de points sur la manière dont le débat public s’est cristallisé autour de cette question. Une double actualité guide notre propos. Premièrement, du 4 au 25 octobre 2015 la deuxième et dernière session du synode des évêques sur la famille s’est tenue à Rome où une part des débats a porté sur deux domaines sensibles : la situation des divorcés remariés et l’accueil des personnes homosexuelles au sein des communautés chrétiennes. Deuxièmement, le 29 octobre 2015, le mariage entre personnes de même sexe a été promulgué en Irlande cinq mois après une consultation historique où ce pays de tradition catholique est devenu la première nation au monde à l’autoriser par référendum. Du reste, depuis janvier 2015, l’adoption y est possible pour les couples mariés, les personnes célibataires et les couples de même sexe. En France, la loi ouvrant le mariage et l’adoption aux couples de personnes de même sexe a été publiée au Journal officiel du samedi 18 mai 2013. La séquence législative durant laquelle la proposition de loi a été examinée s’est déroulée dans un contexte particulièrement tendu où la sérénité des débats a été entachée par des prises de positions particulièrement clivées, haineuses, et analogues à celles ayant eu cours lors des débats sur le pacs à la fin des années 1990.

Sources et données

Lorsque nous examinons la manière par laquelle les autres pays ont légiféré sur cette question, nous mesurons l’urgence d’une analyse différentielle minutieusement contextualisée et datée tant les situations semblent, à première vue, brouillées[1]. Bien sûr, il n’est guère possible d’effectuer ici une telle analyse mais l’étude de législation comparée du sénateur Sueur intitulé « Mariage des personnes de même sexe et homoparentalité », portant sur 10 pays[2], offre une première synthèse. Même si les données collectées dans ce rapport de 2012 sont désormais pour partie obsolète tant les législations évoluent rapidement sur ces questions, il est intéressant pour la cartographie juridique proposée. Nous observons donc ceci : la très catholique Irlande a récemment légiféré sur l’adoption et le mariage pour les personnes de même sexe, mais la pratique de l’avortement reste pour l’essentiel illégale. A l’inverse, la non moins catholique Italie a légalisé le droit à l’avortement depuis 1978 mais ne reconnaît pas les unions entre personnes de même sexe ni l’accès à l’adoption pour les gays et les lesbiennes. L’Espagne, autre terre du catholicisme romain s’il en est, reconnaît le droit à l’avortement, le mariage et l’adoption pour les couples de même sexe, la procréation médicalement assistée pour toutes les femmes. Enfin, l’Argentine (qui a récemment offert un pape au monde), interdit l’avortement mais, depuis 2010 une loi pour le mariage et l’adoption pour les homosexuel(l)es a été votée et, en 2012, une loi sur l’identité de genre ouvre la possibilité de modifier le genre figurant à l’état civil sans avoir recours à des traitements hormonaux ou une chirurgie de réassignation sexuelle.

Si nous regardons les choses d’un point de vue historique, nous remarquons que la revendication du droit au mariage par les homosexuel(le)s dans l’aire occidentale ne date pas d’hier. Ainsi, en 1875, Heinrich Marx publie à Leipzig L’amour uranien qui propose la reconnaissance légale d’un troisième genre, « celui des hommes ayant une âme de femme », et comme conséquence, l’institution du mariage avec l’homme mâle de son choix. Malheureusement, l’ouvrage d’Heinrich Marx est réputé introuvable, l’auteur – qui n’est pas le fils de Karl Marx ! – est un inconnu dont nous ignorons jusqu’aux dates de naissance et de décès. L’historienne Laure Murat en a trouvé la trace chez François Carlier, chef de la Sûreté de Paris, connu par ailleurs pour ses travaux sur la prostitution, qui propose un résumé du texte de Marx et affirme avec clairvoyance qu’il s’agirait là « d’une révolution sociale ».[3]

Le désir comme force de transformation sociale

Or c’est précisément cet anonymat qui est remarquable car il s’agit d’un élément crucial si l’on veut tenter de saisir les effets de la logique inconsciente ici à l’œuvre. Heinrich Marx l’inconnu est une ombre condamnée à l’oubli comme la plupart de celles et ceux qui ont œuvré pour la reconnaissance des unions de même sexe. Ce n’est pas tant que la mémoire de ces personnes s’est perdue, c’est plutôt qu’elle ne s’est jamais constituée car la question de l’ouverture du mariage aux couples de même sexe n’a été problématisée que très récemment. Nous en trouvons la preuve dans le fameux entretien entre Michel Foucault et plusieurs psychanalystes de l’Ecole Freudienne de Paris publié en juillet 1977[4] dont Guy Le Gaufey qui remarque ceci : « La sexualité des femmes ne les fait pas sortir des systèmes d’alliance reconnus, alors que celle des homosexuels les en fait sortir d’emblée. Les homosexuels sont dans une position différente vis-à-vis du corps social. » Réponse de Foucault qu’on a connu plus incisif : « Oui, oui. » Autrement dit, la demande d’une reconnaissance juridique pour les couples de même sexe n’est pas le fait d’intellectuels connus par ailleurs pour leurs travaux sur les sexualités minoritaires, qui à l’époque considèrent le mariage comme l’expression la plus étriquée du conformisme petit-bourgeois, ni de groupes politiques qui, non sans tergiversation, accepteront finalement de la relayer. Pour mémoire à la fin des années 1970, l’extrême gauche en France en est toujours à considérer l’homosexualité comme une déviation bourgeoise[5]. Autrement dit encore, à cette date et pour le dire vite, si les homosexuels font famille, c’est celle magnifique et lamentable des nerveux dont Proust dira « qu’elle est le sel de la terre. Tout ce que nous connaissons de grand nous vient des nerveux. Ce sont eux et non pas d’autres qui ont fondé les religions et composé les chefs-d’œuvre. »[6] Bref, il faudra attendre la rupture introduite par l’épidémie de sida à l’orée des années 1980 pour qu’émerge sur la scène publique une demande de reconnaissance juridique proposant une articulation entre libido homosexuelle et lien social qui ne se réduit pas au régime productif des sublimations. Cette demande de reconnaissance juridique sera formulée par celles et ceux qui auront à faire face collectivement à l’expérience de la maladie, de la perte et du deuil.

On a oublié la honte, le désarroi, le rejet dont furent victimes les premiers malades du sida et leurs proches durant les quinze premières années de l’épidémie, la violence inouïe des deuils à répétition, les expulsions locatives des conjoints survivants, l’impossibilité sociale de pleurer les morts. Or, dans ce contexte d’hécatombe ou certains, d’une manière outrancière – mais ici l’outrance signe l’horreur de ce qui est éprouvé -, ont pu comparer l’épidémie de sida frappant les homosexuels et les toxicomanes et les autres à l’Holocauste tant ce qui était alors vécu semblait démentiel, dans ce contexte donc, l’idée d’une reconnaissance juridique des couples homosexuels a émergé, largement portée par les militants de la lutte contre le sida pour faire face à l’urgence de la situation. A ce titre, la loi sur le pacs en 1999 apparaît comme la première solution sociale au choix d’objet homosexuel : elle lie par contrat les couples de même sexe et favorise la production de nouveaux rituels sociaux donnant une visibilité qui reflète un incontestable mouvement du corps social où – comme le note Judith Butler – « les lignes de partage du viable et du vivable dans la culture ont bougé ». Mais cette loi portée par une démarche communautaire a ceci de remarquable (au regard de ce qui se fera dans d’autres pays) qu’elle a un caractère universel. Le législateur a considéré à l’époque que le pacs constituait une troisième voie entre le mariage et le concubinage et ce, quelle que soit l’orientation sexuelle des contractants. D’ailleurs cinq ans après l’adoption du pacs, la gauche socialiste et la droite seront paradoxalement d’accord pour considérer cette loi suffisante, donc, qu’il n’y a pas lieu de débattre sur le mariage. La question s’impose véritablement dans le débat public le jour où Stéphane Chapin, aide-soignant et Bertrand Charpentier, magasinier, se présentent de leur propre chef à la mairie de Bègles pour être mariés, ce qui sera fait le 5 juin 2004. Bien sûr, il y a un contexte favorisant qu’a décrit le juriste Daniel Borrillo[7]. D’abord un fait divers : l’agression de Sébastien Nouchet, brûlé vif le 16 janvier 2004[8] parce qu’homosexuel, qui suscitera l’émotion de la classe politique. Ensuite, la publication dans Le Monde du 17 mars 2004 du Manifeste pour l’égalité des droits qui propose une articulation entre homophobie et discrimination à l’égard des couples de même sexe et des familles homoparentales. Mais les deux provinciaux ne sont pas des militants, ils n’ont pas un discours rodé, ils expliquent ainsi leur envie de noces officielles : « Les gens qui s’aiment se marient. Dans nos familles, c’est ce que tout le monde fait. »[9] Ces gens modestes ne sont pas un couple idéal mais actent par leur demande que ce qui jusqu’à présent était impensable, n’est que l’effet d’un impensé.

Par conséquent, à faire apercevoir, même à grands traits, les principales étapes qui ont conduit à l’ouverture du mariage aux couples de même sexe, nous en déduisons qu’au delà de l’intérêt, c’est bien le désir qui est une force de transformation sociale. D’Heinrich Marx l’inconnu aux mariés de Bègles en passant par la longue cohorte des militants de la lutte contre le sida, nous relevons avec Markos Zafiropoulos que « les solutions sociales de l’inconscient homosexuel »[10] fomentées par ceux et celles qui n’acceptèrent pas ce qui advenait, sont celles qui ont motivées le remaniement des règles de l’alliance et de la filiation en Occident ces vingt dernières années. Il n’est donc pas excessif de dire que l’épidémie de sida a défait, donc mis en évidence, des formes de parentés alternatives pré-existant à son apparition mais qui restaient inaudibles pour l’Autre social car publiquement inavouables et qui se trouvent désormais légitimées par le deuil et le droit[11]. Bref, l’inconscient homosexuel a produit un rapport à l’autre qui change l’Autre.

Les études de genre « tout contre » la psychanalyse

Du débat public sur le pacs à la loi autorisant le mariage pour les couples de même sexe et l’adoption, bon nombre de psychanalystes aussi bien affiliés à l’IPA que référés à l’enseignement de Lacan ont cru devoir prendre part – et partie – oubliant que la meilleure chose qu’un psychanalyste sache faire est d’abord de se taire. Il n’est pas utile ici de rappeler ni de discuter les propos tenus. D’une part parce que cela est déjà fait : on se reportera avec profit aux travaux de Laurie Laufer[12] ou de Thamy Ayouch[13] qui ont récemment développé des analyses interrogeant les termes du débat et les conséquences qui s’en déduisent pour la recherche en psychanalyse. D’autre part, même s’il est tentant de dénoncer encore et toujours des déclarations graveleuses, mesquines ou avilissantes, ne reconduit-on pas (malgré soi) en rappelant des positions déjà connues, ce qu’on dénonce ? En les constituant comme référence ou point initial du débat, n’est-ce pas une manière de donner crédit à des travaux dont la portée heuristique ne mérite pas une telle audience ? Plus fondamentalement, fait-on de la science lorsqu’on entre en débat avec des auteurs chez qui le jugement de valeur ou l’idéologie prennent le pas sur l’établissement des faits et la clinique ? Autrement dit, n’est-il pas préférable de porter l’attention – et la critique – sur des travaux qui visent, plutôt que les pleurnicheries affolées et haineuses sur le déclin du monde et le vide du ciel –, la transformation de ce que véhicule le champ freudien, le vidage des préjugés qui accompagnent l’acte analytique, la réflexion sur les conditions de production du savoir psychanalytique et les limites de ses conditions ? Bref, de s’inscrire dans le désir de Freud qui, pour reprendre une formule de Paul-Laurent Assoun, sut se mettre « en place de premier scripteur du réel inconscient ». A ce titre, il est utile de rappeler rapidement ce qui caractérise le positionnement de Freud vis-à-vis des homosexuels de son temps pour mesurer la portée du geste freudien qui se déduit de la radicalité de son positionnement épistémologique.

Premièrement, dès ses premiers travaux sur le thème, Freud problématise le fait homosexuel à partir de son rejet social[14]. Ce point est fondamental car c’est ce qui lui permet de se déprendre de ce que Foucault nomme « l’ensemble perversion-hérédité-dégénérescence » qui caractérise les attendus scientifiques de son temps. Autrement dit, Freud considère très tôt que s’il y a problème, ce n’est pas l’homosexualité mais son rejet social. Ce point, pourtant crucial, n’est pas vraiment aperçu par notre communauté. Ce positionnement épistémologique lui permettra principalement au cours de l’année 1910 de produire une définition du fait homosexuel qui ne se réduit pas au choix d’objet pour le même sexe[15]. Deuxièmement, Freud s’appuie sur les sciences affines à la psychanalyse pour isoler et liquider les préjugés qui le travaillent. « Dans la conception de l’inversion, les points de vue de la pathologie ont été relayés par ceux de l’anthropologie » déclare Freud dans les Trois essais sur la théorie sexuelle qui trouve dans cette discipline une ressource fondamentale pour penser la variation des sexualités et de leurs modalités, articulée au sexuel – principalement la disjonction entre la pulsion et l’objet. Mais, troisièmement, cette démarche qui engage la dénaturalisation de la sexualité trouve sa vérification par la clinique et – pour le dire vite – l’autoanalyse, soit, s’agissant des effets du fait homosexuel en lui, la manière par laquelle Freud nous revient dans toute la maîtrise de sa propre question homosexuelle pour en avoir reconnu sa part d’assujettissement. Par conséquent, à inscrire nos pas dans ceux de Freud, nous rencontrons aujourd’hui les études de genre dont un certain nombre de leur représentants travaillent à partir, notamment, du dit freudien : par exemple Judith Butler, Teresa de Lauretis ou Gayle Rubin qui avance dès les années 1980, cela mérite d’être souligné, que la psychanalyse est une théorie du genre. Bref, pour paraphraser la jolie formule de Fabrice Bourlez, ce ne sont pas les études de genre contre la psychanalyse, mais « tout contre » la psychanalyse.[16]

Le mythe de la parenté hétérosexuelle

Enfin, il nous reste à porter l’attention sur les militants de « la manif pour tous », principal collectif d’associations à l’origine des plus importantes manifestations d’opposition au projet de loi, devenu parti politique depuis avril 2015. L’ampleur des manifestations, les dérapages divers qui les ont émaillés, la violence des propos méritent d’y porter attention. L’idéal familialiste et réactionnaire qui s’y déploie situe l’homosexualité comme arrêt du développement psychosexuel dont les conséquences affolantes pour le social signeraient la faillite des repères de notre modernité. S’agissant de l’homoparentalité, s’y décrète l’inévitable destin psychosé des enfants issus de couples homosexuels là où, à San-Francisco notamment, on en est à deviser sur l’ordinaire familial des parentèles homosexuelles entourées de leurs petits-enfants. La mal nommée « théorie du gender » convoquée comme idéologie au principe des évolutions délétères du droit français qu’ils entendent dénoncer, apparaît – nous somme plusieurs à le penser – comme une manière de nationaliser la polémique.

 Un tel extrémisme, déclare le sociologue Jeffrey Weeks, peut aussi être vu comme l’aveu implicite qu’à l’échelle de la planète, dans ce monde global où nous vivons maintenant, certaines valeurs libérales (l’autonomie de l’individu, le libre choix de ses orientations) font définitivement partie de nos existences, et que les mouvements féministes ou LGBT sont définitivement parvenus à remettre en question nombre de ces ‘’valeurs traditionnelles’’ et de ces normes de comportement, d’identité ou de relation, qui, jusqu’alors, avaient force de loi. »[17]

Or, en portant l’attention sur les militants de la « Manif pour tous », il s’agit maintenant d’expliciter l’idée avancée préalablement selon laquelle l’inconscient homosexuel a produit un rapport à l’autre qui change l’Autre. Dès les années 1930, Lacan énonce qu’un opérateur de la structuration de la subjectivité psychique n’apparaît que quand celui-ci est dégradé[18]. Cette option épistémologique peut contribuer à comprendre les enjeux sous-jacents d’une mobilisation sociale qui ne peut se réduire à une querelle entre pro et anticatholiques, tant l’Eglise elle-même paraît divisée sur ce point : rappelons par exemple que la revue Témoignage chrétien a soutenu dans ses colonnes le projet de loi ouvrant le mariage aux homosexuel(le)s ou encore les travaux du Père dominicain Adriano Oliva qui déclare : « Les communautés chrétiennes et les fidèles manifestent aujourd’hui des compréhensions de l’homosexualité assez diversifiées, qui peuvent s’éloigner – parfois radicalement – de l’enseignement actuel du Magistère. »[19]

Or, comme le souligne Markos Zafiropoulos, « la fonction symbolique est au principe de la production des formations sociales et de leurs malaises ; (…) le sujet de la névrose, ou encore le sujet de l’inconscient, est déterminé par les institutions, les systèmes des idéaux, les rites et les mythes, les structures de la parenté et, plus généralement, les règles du langage et de la fonction symbolique. »[20] Quel est donc le changement symbolique produit par l’ouverture du mariage aux couples de même sexe, changement qui s’est traduit par une angoisse telle qu’elle jeta dans la rue des individus qui n’hésitèrent pas à manifester pour le maintien d’une discrimination ? L’ouverture du mariage républicain aux homosexuel(le)s signifie qu’ils ou elles accèdent, à la différence du pacs, à la mise en scène de l’union, à la parole performative du maire ou de son représentant, mais aussi à la solennité et la publicité officielle qui sont les conditions nécessaires au passage du contrat privé à l’institution[21]. Un livret de famille est remis aux contractants qui deviennent, de droit, parents s’ils ont des enfants. Or, comme le couple homosexuel est par essence infertile, l’ouverture du mariage aux couples de même sexe acte la disjonction entre filiation et procréation et renvoie la parenté, non à un processus naturel, mais à une construction juridique et sociale. Autrement dit, ce que nous apercevons désormais, du point de vue du symbolique, c’est que la parenté hétérosexuelle est un mythe. Par conséquent, ce qui est ainsi mis en lumière c’est ce que Bourdieu nomme le « processus complexe de ‘’socialisation du sexuel’’ »[22], c’est-à-dire l’ensemble des dispositifs organisant la répression pulsionnelle au service du lien social. Car sous nos latitudes comme ailleurs, tout fait organisateur du social se soutient d’un mythe – ici celui de la naturalité de la parenté, du reste, tout à la fois homologué et déconstruit par le discours de la science. Or, si nous vivons dans la douce évidence que nos parents sont… nos parents, le roman familial des névrosés foisonne de fantaisies où ni le père, ni la mère – contre tout évidence – ne sont les géniteurs : tel analysant se présente à moi en me racontant qu’il a été trouvé à la porte par ses parents qui venaient d’entendre le tintement de la sonnette ; tel autre qu’il a été choisi dans un supermarché à bébés ; du côté des mythes populaires il y a la sympathique cigogne qui apporte le petit d’homme délicatement emmailloté dans un linge, et puis il y a aussi ces histoires de choux et de roses, etc. Qu’apprenons-nous ici ? Que le mythe individuel tente de donner une origine à l’origine, que le sujet de l’inconscient n’est pas dupe, pour peu qu’il veuille en savoir quelque chose, des conditions symboliques de sa conception où l’argument biologique pèse finalement bien peu car il ne s’agit pas d’être géniteur pour être père ou mère. Autrement dit, la capacité procréative ne donne pas de compétences éducatives[23]. Or, nous en déduisons qu’avant son ouverture aux couples de même sexe, la loi sur le mariage, selon la logique de socialisation du sexuel que nous venons d’évoquer, oblitérait précisément cette disjonction entre filiation et procréation à l’aide d’une construction juridique : tout mari est le père de ses enfants dit la loi… fussent-ils engendrés par le laitier.

Nous pouvons donc désormais mieux comprendre en quoi l’accès des couples de même sexe au mariage participe d’une dégradation de la structuration de la subjectivité psychique. Bien sûr il ne s’agit pas de déclarer ici que l’ouverture du mariage aux couples de même sexe serait la forme dégradée d’une quelconque faillite civilisationnelle. Bien plutôt, il s’agit d’affirmer que cette ouverture révèle ce qui du sexuel restait jusqu’alors caché en venant troubler l’un des fondements du contrat matrimonial qui fait du mari le père, quel que soit le géniteur et les cas particuliers de l’adoption. Pour rappel en effet, la présomption de paternité consiste en l’attribution à l’époux de la paternité des enfants mis au monde par sa conjointe. Elle a été exprimée par l’adage du jurisconsulte Paul à savoir : « le père est celui que le mariage désigne ».

Bref, le « processus complexe de socialisation du sexuel » se trouve ici enrayé par un mouvement de « sexualisation du social » car sinon, comment comprendre l’angoisse de ces manifestants si ce n’est en présumant qu’ils et elles ne peuvent endosser l’idée d’une scène primitive homosexuelle ce que pourtant laisse entendre l’ouverture du mariage aux couples de même sexe ? Car, c’est bien de notre mythe des origines qu’il s’agit ici, mythe des origines riche désormais d’une nouvelle variante qui signe la fécondité du registre symbolique au cœur de notre modernité.

 

[1] V. DESCOUTURES, M. DIGOIX, E. FASSIN, W. RAULT, Mariages et homosexualités dans le monde. L’arrangement des normes familiales, Editions Autrement, 2008, 222 p.

[2] Mariage des personnes de même sexe et homoparentalité, législation comparée, rapport 2012, consultable sur : http://www.senat.fr/notice-rapport/2012/lc229-notice.html ; consulté le 11 novembre 2015.

[3] L. MURAT, La loi du genre, une histoire culturelle du « troisième sexe », Fayard, 2006, p. 131-132.

[4] M. FOUCAULT, « Le jeu de Michel Foucault », Dits et écrits 1954-1988, tome III 1976-1979, Gallimard, 1994, p. 322.

[5] « L’hétérosexisme sévit aussi à gauche », Les cahiers du GRIF, 1978, vol. 20, p. 44-47.

[6] M. PROUST, A la recherche du temps perdu, Gallimard, coll. La Pléiade, t. 2, p. 601.

[7] D. BORRILLO, « Histoire du mariage pour tous : les origines provinciales », Mediapart.fr, 29 janvier 2013, (consulté le 18/10/2015).

[8] Les circonstances dans lesquelles sont survenues les brûlures n’ont pas jamais été élucidées. Par conséquent, le 12 avril 2007, la cour d’appel de Douai prononcera un non-lieu définitif ; (source Wikipédia).

[9] « Stéphane et Bertrand, deux bagues à Bègles », Libération, édition du 28 janvier 2013.

[10] M. ZAFIROPOULOS, Du Père mort au déclin du père de famille. Où va la psychanalyse ?, PUF, 2014, p. 33.

[11] L. LE CORRE, « Homosexualité masculine et sida : entre impasse identitaire et héroïsme de la perte », Synapse, juin 2005, n°216, pp. 29-32.

[12] L. LAUFER, « Ce que le genre fait à la psychanalyse », Qu’est-ce que le genre ?, Payot, 2014, pp. 191-212.

[13] T. AYOUCH, « L’injure diagnostique. Pour une anthropologie de la psychanalyse », Cultures-Kairós, 2015, n°5, « L’inconscient freudien : débats et pratiques ». http://revues.mshparisnord.org/cultureskairos/index.php?id=1055

[14] L. LE CORRE, L’homosexualité de Freud. Première contribution à une anthropologie psychanalytique de l’homosexualité masculine, Université de Paris 7, 3 vol., thèse soutenue le 28 février 2015.

[15] Nous avons mis en évidence dans notre thèse que plus Freud condense son lexique pour dire le fait homosexuel au point de le réduire à un seul terme, plus celui-ci condense de significations. Voir op. cit.

[16] F. BOURLEZ, « L’Epistémologie du placard comme orientation pour un gay ça-voir », Subversion lacanienne des théories du genre (F. Fajnwaks et C. Leguil dir.), Editions Michèle, 2015, p. 89-106.

[17] J. WEEKS, Sexualité, PUL, 2014, p. 12.

[18] J. LACAN, « Les complexes familiaux », Autres écrits, Editions du Seuil, 2001, pp. 23-84. Pour un commentaire renouvelé de ce texte en ses assises anthropologiques, voir : M. ZAFIROPOULOS, Lacan et les sciences sociales, PUF, 2001, pp. 27-60.

[19] A. OLIVA, Amours. L’Eglise, les divorcés remariés, les couples homosexuels, Le Cerf, 2015, p. 75.

[20] M. ZAFIROPOULOS, op. cit., p. 33.

[21] W. RAULT, « Ce que le pacs fait au mariage gai et lesbien », Mariages et homosexualités dans le monde, op. cit., p. 118-119.

[22] P. BOURDIEU, Méditations pascaliennes, Editions du Seuil, coll. Points essai n°507, p. 239.

[23] M. IACUB, Le crime était presque sexuel, Epel, 2002, p. 215-227.