« Sortir du confort de la pensée occidentale »* – Entretien avec Abdellah Taïa par Lionel LE CORRE

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« Sortir du confort de la pensée occidentale »* – Entretien avec Abdellah Taïa par Lionel LE CORRE

VARIA

*Entretien avec Abdellah Taïa

 

 

Né à Rabat en 1973, Abdellah Taïa a publié aux Editions du Seuil plusieurs romans, traduits en Europe et aux USA : « L’Armée du Salut » (2006), « Une mélancolie arabe » (2008), « Le Jour du Roi » (Prix de Flore 2010), « Infidèles » (2012), « Un pays pour mourir » (2015) et « Celui qui est digne d’être aimé » (janvier 2017). Il a réalisé en 2014 son premier film, « L’Armée du Salut », d’après son roman éponyme. Il vit en France depuis 1999. L’entrevue a été réalisée le 28 juillet 2017.

 

Lionel LE CORRE : Il y a dix ans tu as fait la couverture de la revue marocaine Tel Quel sous l’intitulé « Homosexuel, envers et contre tous ». A l’époque ce coming out a fait événement et propos au Maroc et ailleurs. Qu’est-ce que ça a changé pour toi ?

Abdellah TAÏA : Pour l’individu que je suis, cet acte n’a absolument rien changé. Ce n’est pas ce coming out qui m’a libéré ou bien aidé à avancer dans ma façon de penser le monde. Pas du tout. Mon émancipation, je l’ai faite à l’âge de 12 ans, au Maroc, mais sans le dire aux autres. J’ai décidé à ce moment-là que je n’avais pas besoin de la bénédiction des autres pour exister et que, pour continuer à vivre sans être rejeté, violé, il me fallait être plus intelligent que les autres. Plus malin. Et, aussi, plus dur. En 2006, face à la question de la journaliste marocaine de Tel Quel, « Êtes-vous homosexuel ? », j’ai compris qu’il me fallait inventer quelque chose pour dire la vérité homosexuelle. Pas seulement la mienne. Il fallait donner du sens à ce monde, celui des homosexuels marocains, arabes, musulmans. Des mots justes. Politiquement justes. Pas des mots qui vont dans le sens de l’Occident. Pas des mots binaires. Pas des mots qui rejettent ma mère, mes sœurs, les pauvres comme nous. C’était cela le défi : faire que ce coming out ne concerne pas uniquement ceux qui sont déjà piétinés, tués. Il fallait faire grandir cette notion de coming out, la réinventer. Prendre ce que j’ai en moi et le donner au monde d’une manière digne. Ecrire digne. Parler digne. Ne pas tomber dans les pièges du Maroc et encore moins dans ceux de la France.

 

LLC : Deux après la une de Tel Quel, tu fais paraître un texte intitulé « l’homosexualité expliquée à ma mère ». Comment ta famille a-t-elle réagit ?

AT : J’ai écrit ce texte pour dire l’attachement et non pas pour dire un « je » égoïste qui ne pense qu’à lui-même. Cette lettre toute entière ramène la question de l’homosexualité au cœur même de la famille, du monde. Elle dit le besoin d’être compris par ceux qui, à un moment, ont laissé les autres vous salir, vous rabaisser, vous traiter comme le pauvre que vous êtes déjà. Je suis homosexuel et je suis pauvre. Pauvre comme ma mère, mes copains, et pleins d’autres gens à qui on ne pense pas au Maroc. Je voulais dire à ma mère que mon combat est son combat. Et son combat est mon combat. Une solidarité absolue. ABSOLUE. Vivre à Paris n’a pas fait de moi quelqu’un qui s’aveugle. Penser mon homosexualité c’est penser le monde, penser les classes sociales, penser la politique, penser le Nord et le Sud. Etre homosexuel n’est pas une façon de vivre à part. Etre homosexuel c’est penser aux autres qui sont rejetés. Ma famille n’a pas compris cette lettre à sa publication. Ils avaient encore peur. Ce n’est que deux ans plus tard, après la mort de notre mère, qu’ils ont compris. Et, même si cela m’avait fait mal, j’ai toujours estimé qu’ils avaient le droit de réagir mal. Je respecte cela.

 

LLC : Le coming out est un acte ambigu. S’il permet de dégager un espace de parole, il entraine la répétition de son énoncé (lorsqu’on change de travail, lorsque la famille se transforme etc.) Par certains aspects, cette répétition est un enfermement voire une normalisation. Le coming out est aussi une prise de risque vis-à-vis de la violence d’autrui. Que penses-tu de ton coming out dans l’après coup ? As-tu fait l’expérience du rejet ou de la stigmatisation en France ou au Maroc[1] ?

AT : J’entends régulièrement des phrases comme : « Mais tu ne parles que d’homosexualité ! », « Passe à autre chose ! Il n’y a pas que l’homosexualité dans la vie », etc. D’une part, je pense que certains ont mal lu mes livres. Et, d’autre part, ces réactions confirment à quel point l’homophobie est encore dominante dans ce monde, même à Paris, même à New York. Il y a la façade de l’ouverture d’esprit et il y a le fond de la pensée de certaines personnes (des millions et des millions de personnes…). A moi d’éviter les pièges et de ne surtout pas les laisser m’enfermer dans ce qu’ils croient être une pensée libre… Je n’ai pas eu du tout peur de Paris quand j’ai réussi à y venir, en 1998. Je savais ce qu’il fallait faire sans trop trahir qui je suis. Je n’ai pas eu honte de cette ambition (folle quand même) : devenir écrivain à Paris, être publié à Paris. Malgré le racisme envers les Arabes, une certaine France blanche n’a pas réussi à m’arrêter ni à me transformer en un homosexuel arabe présentable, c’est-à-dire un Arabe qui dit ce que les Français ont envie d’entendre…

 

LLC : A la suite de l’article de Tel Quel, ta mère t’aurait dit par téléphone : « As-tu perdu la tête pour nous faire ça. Pour dire toutes ces choses qu’on ne dit pas ». Cette formule me semble bien caractériser ton travail d’auteur, les romans comme les articles de presse. Que signifie pour toi cette position de celui qui dit ces choses qu’on ne dit pas ?

AT : Ma mère, analphabète, a élevé onze enfants. Elle avait une parfaite connaissance du monde et des enjeux de la société où elle vivait. Elle savait nous protéger. Elle ne nous mentait pas sur la nature du monde, des êtres humains. Elle était réaliste et n’enjolivait jamais la réalité. Elle nous disait qui étaient nos ennemis et elle nous ordonnait de leur mentir pour se protéger. Il n’y avait que cela comme moyens de survie. Quand le pouvoir ne vous protège pas, alors, il ne mérite pas de connaître votre vérité. La vérité est vue comme une faiblesse dans la société (pas seulement au Maroc). Donner à voir de son plein gré ses propres faiblesses est une faute très grave. Dire mon homosexualité, la révéler au monde, c’est, selon la logique parfaitement compréhensible de ma mère, donner à l’autre des arguments pour vous enfermer davantage, vous cracher dessus et vous jeter dans le feu. Ma mère était une pessimiste en guerre contre le monde. En permanence en guerre. J’ai un peu hérité cela d’elle. Et, je crois, qu’il serait vraiment malhonnête de ma part d’essayer de présenter au monde ma mère comme une femme qui ne comprenait pas justement le monde parce qu’elle ne savait pas qui étaient Descartes et Michel Foucault. Ma mère n’a pas eu besoin de ces deux penseurs pour savoir la vérité historique. Elle n’a attendu la bénédiction de personne pour agir. Pour crier. Attaquer. Elle n’était pas particulièrement gentille comme femme. Je n’étais pas du tout son fils préféré. Mais je dois avouer que c’est elle qui avait raison. Plus que raison. Elle me manque. Même sa cruauté et sa dictature me manquent. Elle est décédée en 2010. Aujourd’hui, je vois clairement qu’elle n’était pas homophobe. Les pauvres ne sont pas homophobes. C’est le système qui veut qu’ils le soient, qu’ils le deviennent. L’homophobie est installée, nourrie politiquement au Maroc par le pouvoir.

 

LLC : Ton travail d’auteur montre aussi que les milieux populaires ne sont pas moins travaillés que d’autres par la question homosexuelle mais selon des formes d’homosocialité spécifiques. Je pense par exemple au moussem de Sidi Ali près de Meknès qui vénère Lalla Aïcha[2] qui montre qu’il existe, dans le cadre de ce pèlerinage, une solution sociale au choix homosexuel. Pourrais-tu en dire un peu plus sur ce moussem ou d’autres formes d’homosocialité qui travaillent la société marocaine ?

AT : L’Occident ne pense à l’homosexualité qu’à travers ses propres critères, ses propres codes. Cela ne lui traverse pas l’esprit que d’autres façons de vivre l’homosexualité existent ailleurs dans le monde. Ce qui se passe dans les mausolées marocains prouve qu’une libération autre est possible. Depuis longtemps possible. Bien avant que les puissances occidentales n’arrivent en Afrique, ces modes de vie, de résister, existent. Et, crois-moi, ils sont très inspirants. Mais, il y a un problème : l’Occident a largement réussi à folkloriser les cultures populaires au Maroc et en Algérie (entre autres). Certains marocains ont aujourd’hui honte de ces traditions : ils les voient comme quelque chose d’inférieur, de pauvre, de sans intérêt, et ils ne se rendent pas compte que, en portant un tel regard sur leur propre culture, à quel point ils sont encore colonisés. Quand j’étais petit, j’allais dans ces mausolées avec ma tante, mes sœurs, mon père. Et je voyais bien qu’il s’y passait quelque chose de mystérieux, d’effrayant, de beau et de très transgressif. Je crois que la première fois que j’ai vu un homme homosexuel (habillé d’une djellaba verte) qui assumait devant les autres ce qu’il était, cela s’est passé là : dans un mausolée marocain. Un lieu traditionnel et libre. Un lieu pour remettre en question l’ordre du monde. Il s’est lancé, devant nos yeux fascinés, dans une transe magnifique et libératrice. Tout ce que j’ai écrit dans mes romans porte les traces et les souvenirs de ces lieux. La modernité est là aussi, chez cet homme en djellaba, chez ces gens écrasés et qui résistent avec ce qu’ils ont. Rien. Dire mon homosexualité c’est porter avec moi ces gens aussi et ne pas répéter toujours des termes et des concepts inventés en Occident. Le monde est grand, riche, cruel. A moi de faire en sorte de ne pas devenir de nouveau un esclave. Un consommateur dominé par d’autres puissances. Un gay futile qui se prosterne devant le néo-colonialisme.

 

LLC : Plus que du Maroc, tu es d’abord l’écrivain d’un lieu, le quartier où tu as grandi, Hay Salam à Salé. En quoi est-ce déterminant pour toi d’écrire et de parler à partir de ce lieu coincé entre un aéroport et une prison ? Pourquoi faire de Salé un objet d’écriture ?

AT : Je ne l’ai absolument pas décidé. Cela s’est imposé à moi dès le départ, dès que j’ai commencé à écrire, au Maroc, dans un journal intime en français. J’avais alors 18 ans. Je rêvais de Paris. Et je ne maîtrisais pas la langue de Molière. Hay Salam, ses espaces, ses gens, ses cris, ses crimes, sa sexualité, sa terre, son ciel, sa sexualité débordante, ses pauvres abandonnés par le pouvoir marocain, tout cela est sorti. Voulait sortir. Je n’ai fait que suivre cette voix intérieure. Plus exactement, ces voix intérieures. Tout est en moi. Encore et encore. D’une certaine façon, tout cela est logique : on ne peut jamais échapper au lieu où on a vu le jour. On reste à tout jamais attaché à la terre où on a grandi. On ne change pas, au fond.

 

LLC : Dans ton lexique pour dire l’homosexualité, tu revendiques le terme « homosexuel », dans les livres et articles on croise aussi les termes « mathali » et « nouiba », ainsi que les termes « zamel » et « pédé » entendus eux comme des injures. On ne trouve jamais le terme « gay », non plus « homoérotisme », « homosocialité » etc. Pourquoi cet usage quasi exclusif du terme « homosexuel » qui est parfois pensé du côté du pathologique ? Le terme « homosexuel » s’est-il imposé à toi ou y places-tu une intention politique ?

AT : Dans mes livres, j’essaie d’être fidèle à mes propres définitions qui ne rencontrent pas forcément celles des autres. L’homosexuel ne vit pas seul. Il est dans le monde. Avec les hétérosexuels qui, même s’ils continuent de l’opprimer, l’influencent énormément. Pour moi, l’homosexualité n’est pas une case ou un placard. C’est plutôt quelque chose qui évolue. Il est très important de ne pas écrire ce que les autres attendent de vous, surtout quelqu’un comme moi qui vient d’un pays arabe, musulman. Il est très important de dire sa propre vérité et non pas celle qui domine, qui est à la mode, qui célèbre la liberté selon les codes occidentaux. On est là pour apporter une complexité et non pas pour se faire bénir par tel ou tel intellectuel.

 

LLC : Il y a dans tes écrits une politisation de la question homosexuelle. C’est-à-dire que tu te sers de ton homosexualité comme d’un dissolvant des rapports de domination, notamment postcoloniaux, que ceux-ci concernent ou non des homosexuels… Selon toi qu’est-ce que l’homosexualité permet d’apercevoir qui sinon reste dans l’ombre ?

AT : Tous les homosexuels ne sont pas forcément libres. Je dirai même qu’il y a en ce moment un courant très conservateur chez les homosexuels occidentaux. Où est Jean Genet ? Où est James Baldwin (le vrai révolutionnaire, pas celui qui fait son retour d’une manière très lisse, très fashion, depuis un an) ? Certains jours, je trouve que les homosexuels ont renoncé, ils se sont embourgeoisés. Ils ont oublié que le combat homosexuel ne concerne pas que les homosexuels. Il doit aussi impliquer les autres rejetés, les autres opprimés. Certains jours, l’homosexualité paraît si vide. Il n’y a que chez les transsexuelles que je vois, parfois, une lumière d’une révolte vraie. D’une insoumission réelle et très inspirante. Nous vivons dans une époque où tout se banalise. Les vrais combats (forcément politiques) sont mis de côté. On est dans le buzz. On est dans de nouvelles prisons et on se croit tellement libre. On est dans ce qui va nous conforter, nous lécher, nous endormir, nous abrutir. Les homosexuels demandent la même chose que les autres aujourd’hui.

 

LLC : Dans Être homosexuel au Maghreb[3], Eric Fassin pointe un paradoxe : comment je peux me dire homosexuel dans le Maghreb en tant que maghrébin, et comment le Maghreb pense la question homosexuelle – qui n’est pas pensée comme en Occident. Il me semble que ton écriture tire son efficace de ce paradoxe pour cette raison que tu es précisément placé à ce point où tu fais de ton symptôme un savoir. Qu’en penses-tu ?

AT : Il est clair que je suis entre deux mondes. Ecartelé. Mais, je le dis et je le redis, ma fidélité première va aux Arabes, aux musulmans, même quand ils me rejettent. Un écrivain doit être à la hauteur d’une certaine vérité historique. Il doit parler pour lui et pour les autres. Je suis un émigré en France et je vois tous les jours le racisme que les Français d’origine musulmane subissent dans ce pays. En Occident, d’une manière générale. L’homosexuel que je suis a le devoir de porter ces vies aussi, les écrire, les révéler et même, je dirai, les aider à mieux exister face aux autres et leur ignorance scandaleuse. Je ne peux pas rester dans le confort de la pensée occidentale. Et je ne peux pas devenir l’arabe gay de service. Jamais de la vie. Ecrire c’est se révolter. Pas seulement contre ma mère, contre ma famille. C’est aussi se révolter contre la pensée occidentale qui continue de tout faire pour ignorer l’autre quand il est par exemple musulman. Nous vivons une époque très dangereuse et il est hors de question d’oublier l’Histoire. Notre Histoire. La nécessité de réparer ce qui a été cassé. Etre d’une manière juste dans une temporalité qui permet de bien réfléchir le monde, mieux le porter, mieux le critiquer.

 

LLC : Ce qui m’intéresse dans tes prises de position lors du Printemps arabe, c’est que tu rappelles que ces mouvements révolutionnaires nous indiquent qu’on est encore dans l’histoire (même si certains disent qu’on en est sorti et d’autres, que le sujet africain n’y est même pas entré). Donc, non seulement on n’est pas sorti de l’histoire et ce qui s’est passé lors du Printemps arabe est bien la preuve qu’il y a des mouvements de mobilisation qui s’organisent par des voies qui leurs sont propres. Peux-tu me dire le regard que tu portes sur cet événement débuté il y a cinq ans ?

AT : C’est un événement majeur. MAJEUR. Certains croient que c’est déjà fini. Ils se trompent. Le Printemps Arabe est encore dans les consciences arabes. Il est encore un projet vivant. Très vivant. Il est la preuve même que les Arabes ne dorment pas. Il nous rappelle aussi à quel point ce peuple a résisté depuis la fin de la colonisation aux dictateurs arabes (soutenus très largement par l’Occident). Et continue de le faire.

 

LLC : Dernière question : dans Le rouge du tarbouche, tu évoques Abdallah, le funambule de Genet, son dernier amant, en promettant une biographie. Où en est ce projet ?

AT : Ce projet a évolué. Il n’est plus question de biographie mais plutôt de roman. Sur deux Abdallah. Ça sera aussi l’occasion d’écrire enfin sur Jean Genet. Cet homme manque énormément aujourd’hui. Sa radicalité, sa poésie, ses révoltes, son regard dur et juste sur la France et le monde, tout cela nous manque beaucoup. Beaucoup. Jean Genet est la figure homosexuelle dont je me sens le plus proche. De plus en plus proche.

 

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[1]                     L’article 489 du code pénal du Maroc du criminalise « les actes licencieux ou contre nature avec un individu du même sexe ». L’homosexualité est illégale au Maroc, elle est punissable de 6 mois à 3 ans d’emprisonnement et d’une amende de 120 à 1200 dirhams.

[2]                     F. CORBISIERO, « L’homosexualité au Maroc : un ‘’mythe’’ d’apparition et de disparition qui habite Sidi Ali », Etre homosexuel au Maghreb (M. LACHHEB dir.), IRMC-Karthala, 2016, p. 115-130.

[3]                     E. FASSIN, « Préface », op. cit., p. 11-14 p.