« L’EVEIL DU PRINTEMPS » : UNE AFFAIRE D’EPOQUE ? – KEVIN POEZEVARA

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« L’EVEIL DU PRINTEMPS » : UNE AFFAIRE D’EPOQUE ? – KEVIN POEZEVARA

 

 

l y a onze ans, après avoir découvert L’Éveil du printemps au Théâtre de La Colline j’ai utilisé une des répliques de la pièce comme titre pour mon mémoire de master recherche : « Si masqué soit-il, il est au moins cela ». A l’époque, deux de mes enseignants (Jacques André et François Richard) venaient de gentiment s’escrimer autour de la question « la psychanalyse d’adolescent existe-t-elle ? »[1] et je crois que je tentais, comme jeune clinicien qui travaillait déjà avec des adolescents, de me positionner dans ce débat. Simplement, je ne pouvais pas encore l’exprimer comme je le peux maintenant, après plus de dix ans passés au contact de Markos Zafiropoulos, soit en retournant la question pour passer de « la psychanalyse d’adolescents existe-t-elle ? » à « L’adolescent existe-t-il pour la psychanalyse ? »

Depuis que je me suis engagé à vous parler de L’Eveil du printemps, un ouvrage a été publié, intitulé Lacan avec Wedekind – une autre lecture de l’adolescence[2]. Il m’était dès lors difficile de proposer sur la question autre chose qu’une note de lecture dudit ouvrage… Qu’à cela ne tienne, ouvrons le pour lire à la première page de la préface, le jugement que Sidi Askofaré prononce à l’égard du commentaire qu’a donné, non pas Lacan d’abord, mais Freud de la pièce qui nous occupe : « Reconnaissons-le :ce commentaire à lui tout seul, de réduire l’œuvre de Wedekind à un “document valable d’histoire de la civilisation”, aurait peu contribué à lui donner la place qui est devenue la sienne dans la “bibliothèque idéale” du psychanalyste. »[3] Dans la bibliothèque idéale du psychanalyste, et à peu de choses près dans la bibliothèque du psychanalyste idéal… qui aux yeux de Sidi Askofaré ne doit sans doute pas faire partie du CIAP, puisque pour ces gens-là l’avis de Freud sur un texte qu’il considère comme un document valable d’histoire de la civilisation, ce n’est pas à qualifier de « réduction » et à balayer en à peine quatre lignes de préface. Surtout quand l’objectif est clairement d’opposer l’intérêt de la note de Freud à celui de celle de Lacan, alors que ce dernier, Lacan, s’y dit être « orthodoxe quant à Freud ».

D’ailleurs ça commence comme ça :

« Ainsi un dramaturge aborde en 1891 l’affaire de ce qu’est pour les garçons de faire l’amour avec les filles, marquant qu’ils n’y songeraient pas sans l’éveil de leurs rêves. Remarquable d’être mis en scène comme tel : soit pour s’y démontrer ne pas être pour tous satisfaisant, jusqu’à avouer que si ça rate, c’est pour chacun. Autant dire c’est du jamais vu. Mais orthodoxe quant à Freud j’entends : ce que Freud a dit. »[4]

Pour ce qui nous occupe aujourd’hui, le plus important dans ce passage c’est le « c’est du jamais vu », parce quand il y a du « jamais vu » chez un dramaturge cela génère, plus que ça ne les reflètent, des créations psychologiques. Une thèse que Lacan a soutenu « sans ambigüité » en 58, tout en se disant être, sur ce point, « dans la ligne de Freud ». 

Seize ans plus tard, Lacan est donc toujours « orthodoxe quant à Freud », même si cette expression est sans doute à prendre avec des pincettes, puisqu’on peut aussi y entendre (ce que Lacan nous invite d’ailleurs à faire : « j’entends : ce que Freud a dit »), à y entendre – au-delà de ce qu’on y lit – une première occurrence du néologisme du séminaire sur Le sinthome qui, deux ans plus tard, verra Joyce qualifié d’affreux sujet « a-Freud ». Ce qu’on pouvait donc déjà entendre dans cet « orthodoxe quant a-Freud » … Mais passons pour l’instant.

Donc pour Lacan, ce qu’avance Wedekind en1891, c’est du jamais vu et surtout du pas encore vu par Freud, puisque, comme il l’écrit, « le dramaturge [à cette date], anticipe Freud et largement. »

« Puisqu’on peut dire qu’à ladite date, Freud cogite encore l’inconscient, et que pour l’expérience qui en instaure le régime, il ne l’aura pas même à sa mort mise encore sur ses pieds. »[5]

Là Lacan fait un peu plus son affreux, et poursuit même en disant qu’il lui sera « resté de le faire avant que quelque autre » ne prenne la relève. Un autre qui – ajoute-t-il – ne sera peut-être pas plus juif qu’il ne l’est… Alors pourquoi cette précision ? Pourquoi précise-t-il que lui-même n’est pas juif au moment de se mettre en scène comme un des Pères destinés à laisser sa place dans la grande succession de l’orthodoxie psychanalytique ? Il y a une part de boutade, en réponse au fait que Lacan (il le confesse dans sa préface) ait d’abord supposé que Wedekind était juif. François Regnault, à qui l’on doit la traduction française de L’Éveil, explique comment il a corrigé ce qu’il appelle cette « invention » de Lacan, en lui disant que la biographie de Wedekind « montre qu’il n’a jamais été juif » mais qu’il a par contre, à un moment, rêvé, fantasmé, par identification à ces exclus de la société allemande, être lui-même juif. Donc Lacan lecteur de Wedekind a peut-être inventé qu’il était juif, mais vu que « commenter un texte c’est comme faire une analyse »[6], Lacan lecteur de Wedekind n’était donc pas tout à fait à côté de la plaque.

Au-delà de la boutade, la remarque est d’autant plus importante que Lacan insiste, quelques lignes plus loin : « Mais Wedekind c’est une dramaturgie. Quelle place lui donner ? Le fait que nos juifs (freudiens) s’y intéressent on en trouvera l’attestation dans ce programme ». Les Juifs encore, qui se sont donc regroupés chez Freud un mercredi pour commenter L’Éveil du printemps et qui, comme Lacan, se sont interrogés sur ce qui aura permis au dramaturge d’y voir si clair, bien avant eux. « Peut-être est-ce un signe des temps. Peut-être les temps sont-ils mûrs » pose Freud, et Reitler (qui pour le coup n’était pas juif) fait le rapprochement avec Jensen, et sa capacité remarquée par Freud de produire intuitivement sur le symptôme un discours profane en accord avec tant la clinique que la théorie. Si sur ce point Lacan insiste pour qualifier les freudiens de Juifs et Wedekind de simple hanovrien, cela tient je crois à la reprise d’une de ses vieilles questions – dont je pense on remerciera longtemps Markos Zafiropoulos de l’avoir mise en lumière –, qui date des Complexes familiaux, à l’époque où il soutenait qu’il fallait bien être un juif bourgeois de la Vienne fin XIXe pour réagir au supposé déclin de la famille patriarcale. Réagir comment ?  En tentant, comme l’écrit Roudinesco, grâce à l’invention de la psychanalyse, de « revaloriser symboliquement le père ».  Donc quand Lacan écrit en 74 : « Car j’en ai d’abord, il faut que je l’avoue, inféré que Wedekind était juif », l’aveu pourrait bien concerner sa plus lointaine erreur, lorsque, avant 53, il était encore durkheimien, et pensait là aussi que c’était une affaire d’époque, qui aura permis à un Juif viennois de repérer, au moment de sa supposée ruine, l’importance de la figure du père.

Pourquoi m’attarder là-dessus au lieu de vous proposer – ce qui serait bien plus aimable – une énième récitation de ce que raconte Wedekind ? Parce qu’à mon sens Lacan n’ouvre pas sa préface là-dessus par hasard, ce qui est d’autant plus sûr quand on voit qu’il y propose ensuite une sorte de point d’étape de là où il en est de sa théorie du père. Ce qui je l’espère pourra peut-être redorer quelque peu le blason de ce petit texte aux yeux de Markos Zafiropoulos, qui éprouve à son égard – je le sais – quelques réticences, dues au fait que Lacan le conclut en évoquant Robert Graves et sa Déesse Blanche. Et – comme Paul-Laurent Assoun le sait bien – le meilleur moyen de se disputer avec Markos Zafiropoulos reste de le lancer sur la question du statut du matriarcat[7].

La Préface à L’Éveil ne saurait être étudiée sans être rapprochée du séminaire intitulé par Lacan Les Non-dupes errent. Ce titre, il le cite directement dans la Préface, dont il est important de noter qu’elle a été écrite le 1er septembre 1974, soit comme une sorte de résumé post-estival des épisodes précédents, après l’arrêt dudit séminaire le 11 juin de la même année. Le séminaire s’était ouvert en novembre 73 sur la question de la passe : Lacan y disait que la valeur de la passe c’est qu’elle donne l’occasion de voir tout d’un coup avec un certain relief ce que l’on a pu faire jusqu’ici, et que le titre Les non-dupes errent exprime exactement ça pour ce qui le concerne. Pour ceux qui sont durs d’oreille, il signale en effet que ça sonne « strictement de la même manière que les Noms-du-Père », à savoir ce dont il a promis de ne jamais plus parler. En effet, revanchard comme on le sait à l’égard de ceux qui « au nom de Freud », dit-il » l’on fait suspendre (il y a donc une face morbide de l’orthodoxie quant à Freud), il dit continuer de leur refuser « le réconfort de ce qu’il aurait pu leur apporter », à savoir de les aider à identifier certains de ces “Noms-du-Père” qu’ils ignorent parce qu’ils les refoulent et qui aurait pu leur servir[8].

Eh bien le séminaire sur les Non-dupes errent passé, Lacan va finalement lever un coin du voile et révéler une part de ce qui aurait pu être dit dans celui sur les Noms-du-Père, et il fait ça dans sa préface à Wedekind, en disant lire dans la fin du drame ce qu’il a expressément refusé « à ceux qui ne s’autorisent que de parler d’entre les morts » (autre façon donc de désigner ceux qui l’ont excommunié au nom de Freud) : « Soit de leur dire [il finit donc par lever son silence] que parmi les Noms-du-Père, il y a celui de l’Homme masqué. » La suite a déjà été on ne peut plus commentée :

« Mais le Père en a tant et tant qu’il n’en a pas Un qui lui convienne, sinon le Nom de Nom de Nom. Pas de Nom qui soit son Nom-Propre, sinon le Nom comme ex-sistence. Soit le semblant par excellence. Et l’“Homme masqué” dit ça pas mal. »[9]

A propos de ce passage Alain Vanier a pu écrire, en conclusion d’un texte sur l’adolescence, qu’il témoigne de la poursuite du travail de Lacan, dans le sens de la « déconstruction du père »[10]. Donc malgré les clins d’œil à sa thèse désuète de l’invention de la psychanalyse comme réponse au supposé déclin de la figure paternelle, pas de marche en arrière de la part de Lacan qui plus que jamais ici pointe l’insignifiance nécessaire de ce signifiant, qui ne vaut que d’exister comme tel.

L’autre point, développé dans son séminaire, sur lequel Lacan revient à la faveur de cette préface, c’est la question de l’initiation. Et c’est heureux qu’il reprenne cette question au moment de commenter un texte qui parle des affres du passage adolescent. Il faudrait compter – je n’en ai pas eu le courage – le nombre de fois où Lacan insiste pour dire que ce qu’il y a à retenir de son séminaire cette année-là, il l’a posé dès la deuxième leçon en disant que le malheur, « c’est que de nos jours, il n’y a plus trace, absolument nulle part, d’initiation ». Deux semaines plus tard il revient à la charge et cette fois ne pose plus qu’il n’y a plus d’initiation mais dit cette fois qu’il « n’y a pas d’initiation », ce qui de son point de vue, revient à dire « qu’il n’y a pas de rapport sexuel » … Entre il n’y a plus et il n’y a pas, faut-il trancher ? Une semaine plus tard, il remet ça et précise :

« Dans mon deuxième séminaire, qu’on appelle ça, j’ai commencé par dire qu’il n’y a pas d’initiation [ce qui est faux, il a dit qu’il n’y avait plus d’initiation…]. Il n’y a pas d’initiation, je veux dire qu’il n’y a que le voile du sens, qu’il n’y a de sens que ce qui s’opercule, si je puis dire, d’un nuage. […] Il n’y a rien d’autre derrière que ce en quoi il faut s’en tenir, au support du semblant »[11].

Quand il dit qu’il n’y a plus ou qu’il n’y a pas d’initiation, le terme initiation ne désigne donc pas la même chose : d’un côté il désigne la pratique en elle-même, qui aurait donc disparu de l’organisation sociale, et de l’autre l’objet promis à ceux qui en passerait par la pratique initiatique elle-même. D’un côté la promesse, qui ne ferait plus florès (Lévi-Strauss a tout de même montré qu’il en existe quelques reliquats, ne serait-ce qu’avec le jeu de dupe annuel autour du Père-Noël[12]), et de l’autre, l’objet de cette promesse qui ne pouvait se révéler être autre chose, de toute manière, qu’une place vide, à moins de faire comme à l’époque des Mystères grecs et d’y dresser quelque phallus qui fera office de faire « sans-blanc ». Toute l’astuce est là : comme avec le Père-Noël, ce qui fait que l’initié en est un, c’est qu’il sait qu’il n’y a pas d’autre initiation que de savoir qu’il n’y a rien à savoir d’autre qu’il n’y a rien d’autre à savoir qu’il n’y a rien à savoir d’autre, etc., etc. Une mise en abyme qui n’est pas autre chose que ce que Lacan indique en parlant du « Nom de Nom de Nom », et à propos de laquelle le monde se diviserait entre d’une part les dupes et d’autre part les non-dupes. Non-dupes dont on peut cliniquement (voir politiquement) remarquer qu’ils se divisent eux-mêmes en deux factions :

  • Vous avez d’un côté ceux qui tiennent à vendre le pot-au-rose, qui beuglent “Dieu est mort !” (ils sont plutôt de gauche), malheureusement, comme Zarathoustra en a fait l’amère expérience, les gens du marché sont rarement enclins à leur tendre l’oreille,
  • et de l’autre côté, ceux qui tiennent à ce que le voile d’Isis reste bien occultant, et qui en bout de course finissent souvent par redevenir dupes de leur propre mascarade, à l’image de tous les conspirationnistes des romans d’Umberto Eco, ou bien du fameux Quesalid, rendu célèbre par Lévi-Strauss avec son texte « Le sorcier et sa magie », qui voulait mettre à jour la supercherie du chamanisme mais n’a réussi qu’à devenir chaman à son tour.

Cette mise en abyme, Wedekind la met admirablement en scène avec son Homme masqué, non pas seulement dans le rôle qu’il lui donne à la fin du drame, de « sauver Melchior des griffes de Moritz », mais dans la manière qu’il a de lui dédier sa fiction, dit Lacan, « tenue pour nom propre ». Wedekind dédie en effet sa pièce « à l’Homme masqué » et insiste en signant cette dédicace, non pas de son nom propre mais en écrivant simplement « l’auteur ».

« à l’homme masqué. L’auteur. »

Il faut savoir que l’auteur en question, Wedekind, jouait lors des premières représentations l’Homme masqué lui-même. Au-delà du fait que l’on ait pu affubler l’Homme masqué d’un masque de femme, c’est à mon sens, surtout dans ce petit jeu-là, où l’auteur se dédie à lui-même sa propre œuvre, que l’on touche à quelque chose de l’ordre de la perversion. Et plus précisément du fétichisme, qui n’est jamais absent des affaires de création de biens culturels. Enfants compris. Heureusement, quand il s’agit d’adolescence, le fétichisme est le plus souvent temporaire. Annie Birraux, dans son Eloge de la phobie, commençait en disant « Il n’y a pas d’adolescence sans phobie »[13]. Je crois que l’on peut dire qu’il n’y a pas d’adolescence sans dimension fétichiste. Ce qui je crois revient au même, mais on pourrait en débattre. Il n’y a pas d’adolescence sans flirt avec cette dimension de centration sur l’objet ou sur le corps. Sans ce jeu avec le registre du semblant.

Ce qui nous amène, pour finir, à la scène finale de la pièce : loin de la meute, Melchior se réfugie donc dans un cimetière. Au début de la scène il incarne ce rapport structurel à la marge, cette fonction psychique de l’errance qui agite toute véritable adolescence ; je vous renvoie à l’excellent De l’adolescence errante d’Olivier Douville. Melchior court le risque de mettre un pied dans cette zone de l’entre-deux et d’y rencontrer Moritz, ce suicidé de la société, ce non-dupe qui erre au « royaume des morts ». Et Moritz, en bon héraut de la jouissance et de la pulsion de mort, va tout faire pour tenter de séduire Melchior.

« Donne- moi la main ! Si tu me donnes la main, tu t’écrouleras de rire qu’à ressentir comment tu me la donnes… »[14] En psychiatrie on appelle ça un rire immotivé.

Moritz le mort, l’exclu, l’acéphale, tente de faire décompenser Melchior. Mais voilà qu’intervient, in extremis, L’Homme masqué. Zorro est arrivé ! En narratologie on appelle ça un Deus ex machina et c’est normalement une sorte d’aveu de faiblesse de la part de l’auteur. Sauf qu’ici ça fonctionne ! Pourquoi ? Car Wedekind, l’auteur, assume de révéler qu’il est l’homme derrière le masque. Nous sommes ici en présence d’une figure de style que l’on peut qualifier, à la suite de Genette, de métalepse. Soit, comme j’ai pu le montrer ailleurs, d’une sorte d’équivalent littéraire de la suppléance.

Le jeu ontologique provoqué par l’irruption de l’auteur dans sa propre œuvre provoque une mise en abyme, une fuite en avant métonymique, dont on ne peut sortir que par une injection de sens, une greffe symbolique. Comme l’ont bien montré les spécialistes de la linguistique et de la narratologie, John Pier en tête, la métalepse offre en effet une troisième voie à côté de la métonymie et de la métaphore, une voie combinatoire puisque la métalepse se présente en dernière analyse comme une métonymie à valeur de métaphore.

En attendant revenons à la scène : face à la figure mystérieuse de l’Homme masqué, dont Melchior réclame de connaitre l’identité, très vite la tentative de séduction de Moritz défaille et le non-dupe de reconnaitre que ce qu’il a à offrir ne fait pas le poids : « J’ai fait le fanfaron. Laisse-le s’occuper de toi, et sers-toi de lui. Si masqué soit-il, il est au moins cela ! » On peut faire l’hypothèse, je ne suis pas le premier à le faire, que c’est ici que Lacan prélève ce qui deviendra, deux ans plus tard, la fameuse formule du séminaire sur le sinthome : le fameux, « à condition de s’en servir ». En effet, quand on lit cette histoire de « fiction tenue pour nom propre », on se dit que Lacan, lecteur de Wedekind, avait déjà Joyce en tête.

Il est temps de conclure.

A part lorsqu’il dit, en 72, que ce que l’on évite mal, lorsque l’on a 14 ans, c’est « le savoir de la castration »[15], Lacan a peu disserté sur la question adolescente. Comme je l’ai dit, s’il aborde régulièrement la question de l’initiation dans son séminaire de 73, c’est d’abord à propos de la passe. A vrai dire, Lacan, dans sa préface à L’éveil du printemps, parle-t-il de l’adolescence ? Je ne crois pas. Le titre de la pièce rapproche le passage adolescent et celui des saisons, et comme l’a montré l’anthropologue Van Gennep, les rituels qui accompagnent ces temps liminaires sont structurés de la même façon. Comme je l’ai dit, Lacan profite de ce que met en scène la pièce de Wedekind pour revenir sur la question de l’initiation et en dernier lieu, je crois, non sur la question de l’adolescence mais sur la question de la formation des analystes et de la passe.  « Le savoir de la castration » c’est quelque chose que l’on évite mal à 14 ans, mais également que l’on évite mal dans une analyse qui mérite son nom. Et c’est cette conjonction qui, je crois, rend la question de la psychanalyse de l’adolescent si délicate.

J’ai commencé mon intervention sur la question « La psychanalyse d’adolescent existe-t-elle ? », je conclurai sur une autre : « L’adolescence est-elle “analysable” ? » Cette fois le titre est d’Octave Mannoni. Dans ce texte, Mannoni commente celui, fameux, que consacre Winnicott en 1962, à la question adolescente. Il reprend cette idée développée par Winnicott qui fait de l’invention du concept d’adolescence, le fruit de la disparition d’un certain rituel, celui du service militaire. On retrouve cette idée que l’on trouve chez Lacan, au moins sous la forme d’un lapsus, qu’Il n’y a plus d’initiation, nulle part… On apercevra, je l’espère, arrivé à la fin de mon intervention, ce que cette thèse (plus que reprise) a d’identique avec celle qui fait de l’invention de la psychanalyse le fruit d’un déclin de la figure paternelle… Heureusement, tant chez Winnicott, que chez Mannoni, il n’y a pas de pessimisme lié à l’idée du déclin du rite initiatique. Pour Winnicott, il en va même de la santé d’une société qu’elle soit en mesure de laisser du temps pour qu’advienne le processus adolescent. Le seul remède à l’adolescence : Le temps. Et le psychanalyste là-dedans peut être celui qui va aider à ce que le temps passe. A ce propos, Mannoni pousse même le curseur un peu plus loin, et s’accorde, ce sera ma thèse aujourd’hui, avec la proposition de Lacan, lorsqu’il rapproche le processus adolescent et le processus analytique. Pour lui, le temps de l’adolescence est une mue. Je le cite : « Les oiseaux qui muent sont malheureux. Les humains aussi muent, au moment de l’adolescence leurs plumes sont des plumes empruntées. »[16]

Il y a dans la crise d’adolescence quelque chose qui, structurellement, ressemble au processus analytique. Dans cet effeuillage identificatoire qui peut laisser l’homme nu. C’est d’ailleurs ce qui fait, comme le disait cette fois Maud Mannoni, que « l’adulte mis en cause par l’adolescent peut, avec quelques chances, en sortir “remanié” comme dans une analyse »[17].

« Dans une analyse d’adolescent, concluait Octave Mannoni, l’analyste n’arrivera pas à grand-chose s’il reste du côté de son savoir, lequel savoir fait partie du monde que l’adolescent conteste. Ce qu’il devrait obtenir, c’est qu’on puisse jouer le jeu de la contestation [quitte à jouer les hommes masqués] ce qui est le seul moyen de se retrouver dans un monde où on puisse s’accorder , mais cela reste fort obscur, car l’analyse n’est pas un jeu. Mais quand Winnicott dit que l’espace analytique c’est l’espace transitionnel, il dit l’essentiel. »[18]

 

[1] J. André, C. Chabert, La psychanalyse de l’adolescent existe-t-elle ?. Paris, Puf, 2010.

[2] D. Bernard (dir.), Lacan avec Wedekindune autre lecture de l’adolescence. Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2019.

[3] S. Askofaré, « Préface », Lacan avec Wedekind – une autre lecture de l’adolescence, op. cit., p. 9.

[4] J. Lacan, Préface à L’Éveil du Printemps. Paris, Gallimard, 2009 (1974), p. 9.

[5] Ibid., p. 10.

[6] J. Lacan, Le séminaire Livre I, Les écrits techniques de Freud (1953-1954), Paris, Le Seuil, 1975, p. 87.

[7] M. Zafiropoulos (dir.), La question féminine en débat, Paris, Puf, 2013.

[8] J. Lacan, Le Séminaire, Livre XXI, Les Non-dupes errent (1973-1974), 13 novembre 1973, inédit.

[9] J. Lacan, Préface à L’Éveil du Printemps. op. cit., p. 12.

[10] A. Vanier, « Un retour sur l’adolescence ». Adolescence, 2016, 342, p. 251-260.

[11] J. Lacan, Les Non-dupes errent, op. cit., leçon du 18 décembre 1973.

[12] Cl. Lévi-Strauss, « Le Père Noël supplicié », Les Temps Modernes, no 77, mars 1952, p. 1572-1590.

[13] A. Birraux, Éloge de la phobie, Paris, Puf, 1994, p. 7.

[14] F. Wedekind, L’Éveil du Printemps, Paris, Gallimard, 1974, p. 92.

[15] J. Lacan, « Discours de conclusion au Congrès de l’École Freudienne de Paris sur La technique psychanalytique », Lettres de l’École freudienne, 1972, n°9, p. 513.

[16] O. Mannoni, « L’adolescence est-elle “analysable” ? », La Crise d’adolescence, Paris, Denoël, 1984, p. 35.

[17] M. Mannoni, La Crise d’adolescence, op. cit., 1984, p. 16.

[18] O. Mannoni, op. cit., p. 39-40.