LES TRAGEDIES ET LA QUESTION FEMININE CHEZ LACAN (LES LEÇONS D’ANTIGONE) – MARKOS ZAFIROPOULOS

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LES TRAGEDIES ET LA QUESTION FEMININE CHEZ LACAN (LES LEÇONS D’ANTIGONE) – MARKOS ZAFIROPOULOS

 

Pour ce dossier concernant les sources littéraires de Lacan nous avons choisi de nous focaliser sur l’usage que fait Lacan des héros tragiques pour des tas de raisons, mais notamment parce qu’à l’époque de ce que j’appelle ses mythologiques (1957-1962)[1], Lacan mobilise les caractères tragiques (notamment Œdipe et Antigone) pour mettre au jour ce qui dans l’acte héroïque et résolutif du drame, frappe les trois coups d’une modification subjective, conduisant à la chute de la tragédie. Et ceci de manière strictement homologue à ce qu’il en est de l’acte ouvrant à l’issue de l’expérience psychanalytique qui accouche in fine d’un psychanalyste. C’est pour le dire plus directement de rien moins ici que de la question de la passe qu’il s’agit, car c’est bien elle (la passe) qui motive – au moins de mon point de vue –, la recherche de Lacan s’engageant dans l’analyse des mythes ou des grands textes de la culture occidentale. En effet Lacans’engage dans cette recherche sur laquelle j’insiste dans les deux derniers volumes de mes Mythologiques[2], non pas pour quelque intérêt littéraire ou mondain qui aurait pu le conduire à rendre compte à son tour des tragédies au motif d’un savoir supplémentaire sur quelque complexe découvert par l’expérience freudienne, mais tout au contraire, il le fait parce que le sujet occidental, sa structure inconsciente comme son évolution, se déduisent, selon lui, de l’émergence de ces grands textes et de leurs évolutions historiques.

 

D’où le fait que la chute ou l’issue, voire quelques points d’inflexion des grands textes, soient homologues, à ce qui se répète dans l’expérience même d’une cure menée jusqu’à son terme. Et d’où aussi cette citation rappelée en tête de mon premier volume intitulé La prison de verre du fantasme : « Je soutiens et, je soutiendrai sans ambiguïté et, ce faisant, je pense être dans la ligne de Freud – que les créations poétiques engendrent, plus qu’elles ne les reflètent les créations psychologiques. »[3]

Alors si Lacan est bien ici dans la ligne de Freud, il me paraît devoir être situé plus précisément à l’envers de cette ligne, car il met l’accent non pas sur l’analyse des complexes au ressort de tragédies (comme le voulait Freud), mais sur cette idée proprement bouleversante, selon laquelle les mythes ou les tragédies engendrent les créations subjectives qui constituent l’objet même de la psychanalyse. Et c’est donc par l’analyse du développement de ces mythologies que Lacan rend compte du processus d’engendrement du monde inconscient du sujet occidental (et de son histoire).

Loin de répondre aux exigences d’une sorte de contrainte externe au champ psychanalytique, c’est bien donc une exigence épistémologique interne à l’expérience freudienne elle-même qui motive notre Lacan mythologue. Pas moyen de faire l’impasse sur l’analyse de la mythologie en Occident pour saisir le mode de structuration du sujet de l’inconscient occidental (et son évolution), puisqu’il s’agit de l’objet même de l’expérience psychanalytique, et qu’il lui faut, relève-t-il, pallier le défaut dans lequel nous laisse, du point de vue de l’nalyse des mythes, l’œuvre de Lévi-Strauss. Œuvre largement consacrée aux mythes amérindiens et pas (ou peu) à la mythologie occidentale. C’est donc ce défaut qui motive aussi sa recherche. Mais c’est bien en louchant une nouvelle fois sur l’œuvre de Lévi-Strauss que Lacan opère alors dans une logique proprement structuraliste, pour notamment mettre au jour – lors d’une brillantissime étude comparative entre les textes Œdipe Roi et Hamlet –, tout ce qui oppose le caractère tragique d’Œdipe décidé dans son acte, et les embarras du prince de Danemark reportant sans cesse l’acte résolutoire de meurtre par lequel la loi, l’ordre et la décence sont appelés à revenir dans la cité, via l’acte du fils, perpétré au nom du père. Sur ce point Lacan oppose clairement l’indécision d’Hamlet dont il fait le paradigme de l’homme moderne, à l’acte droit du héros antique (Œdipe).

Et pourquoi donc cette dysharmonie historique ?

Parce que, selon Lacan, d’Œdipe à Hamlet vingt-deux siècles ont passé et que la révélation chrétienne en a fini avec le polythéisme des dieux grecs, laissant l’homme moderne à un monde où la mort des dieux laisse le fils de la mythologie occidentale aux affres de la névrose qu’il juge donc ipso facto comme historiquement déterminé dans son existence même : « Le désir du névrosé, dirai-je, est ce qui naît quand il n’y a pas de Dieu »[4].

Cette formule est un peu résumative indique Lacan, mais pour y insister rapidement je souligne ici que c’est bien du fait de l’éloignement du divin dans la mythologie occidentale que la relation au père se serait de son point de vue quelque peu dégradée, et que dès lors, le fils de la modernité chrétienne rechignerait à l’acte résolutif. Acte résolutif de castration perpétré au nom du père et que le fils de la modernité est beaucoup moins prompt à réaliser que le fils de l’Antiquité (le roi de Thèbes) qui d’un seul coup d’un seul, aveugle sa propre face, à la différence d’Hamlet qui rechigne à endommager l’être phallique qu’il se plaît à incarner aux yeux de sa Gertrude de mère. Bref, l’homme moderne recule face à la castration ou mieux dit face à son automutilation. Et dans cette marche vers la castration, l’homme moderne exige selon Lacan une sorte de rançon que le psychanalyste appelle objet (a). Objet d’abord défini comme une image moi idéale typique du sujet. Image [i(a)] organisant le caractère indestructible du fils mais qui se referme aussi sur lui comme ce que j’ai appelé dans mes Mythologiques la prison de verre du fantasme organisant sa névrose. Au désir décidé du héros antique succède donc historiquement, selon Lacan, l’impuissance de l’homme moderne arrêté par la viscosité de son fantasme. Dispositif du fantasme dans lequel il trône, disons-le rapidement, comme le phallus de sa mère. Dispositif qui l’enferme mais qu’il a pourtant maçonné de ses propres mains.Dès lors on comprend notamment que Lacan n’a jamais eu l’idée folle de diagnostiquer la fin de l’Œdipe, mais qu’il cherche à analyser les déboîtements de la mythologie occidentale qui, sur la longue durée (plus de vingt siècles d’Œdipe à Hamlet), ont vu émerger en Occident cette sorte de sujet embastillé dans des murs de verre qu’il revient à l’expérience analytique d’abattre pour obtenir cette sorte d’issue favorable par laquelle l’homme moderne émergerait enfin à la vie libre hors de son fantasme.

Tout ceci vaut d’abord pour le garçon. Pour les filles c’est un peu différent puisque, quoi qu’on veuille, l’œdipe des filles n’est pas tout à fait celui des garçons. Et disons, pour aller vite, que si les tragédies sophocléennes (Œdipe Roi et Œdipe à Colone) ou shakespearienne (Hamlet) sont au principe de la structuration inconsciente des fils de l’Occident (et de son évolution) via l’émergence historiquement déterminée du fantasme, c’est le caractère d’Antigone que Lacan choisit d’étudier – toujours sous l’œil averti de Lévi-Strauss auquel il demande aide et confirmation –, pour mettre au jour le processus de production de l’inconscient au féminin. Inconscient informant plus généralement ce que j’ai appelé La question féminine de Freud à Lacan [5] dans mon ouvrage éponyme avec son sous-titre : « la femme contre la mère ». Tout est dit. Depuis ce texte je mets donc l’accent sur une répartition des genres qui me semble vraiment très éclairante pour l’analyse clinique du cas mais aussi pour l’analyse du collectif, en distribuant grossièrement les ressorts du féminin du côté de l’être, tandis que j’assigne ceux du masculin du côté des avoirs.

Être ou avoir il faut choisir pourrait donc d’abord affirmer Lacan face aux louables efforts de ceux qui tâtonnent vers une sorte de bouleversement des  paradigmes de la psychanalyse, en rejoignant notamment la démarche du  philosophe queer Paul B. Preciado[6] cherchant à  faire émerger du fluide, et de l’au-delà à l’idéal du binaire. Nonobstant, à cette première répartition (être et avoir côté fille versus garçon) j’ai capitonné une autre disjonction (elle aussi établie par Lacan comme analyste du féminin) et qui distribue dans l’univers – disons donc du féminin –, le désir qu’il classe côté être (être l’objet du désir). Désir qu’il revient à la femme comme femme d’incarner et qui s’oppose de manière strictement antagoniste avec ce que Lacan appelle la satisfaction fétichiste de la mère que je classe donc logiquement du côté des avoirs. Le féminin est pas-tout, comme on le répète beaucoup et à juste titre, en se précipitant volontiers vers les tableaux de la sexuation[7] sans toujours bien apercevoir la sorte de genèse clinique de ce pas-tout qui pourrait bien tenir ses racines historiques de notre Lacan mythologue.

Le féminin est pas-tout, car la jouissance de la mère ou sa « satisfaction instinctuelle » (dit Lacan) trouve à se réaliser par la production d’un avoir de plus. Un enfant offert au mâle ou à la culture. Et du coup, l’émergence de la mère dans le féminin détourne la fille du registre de l’être pour la conduire par la maternité dans celui des avoirs. Et – clinique du social – cette transsubstantiation de la fille vers la mère se fait depuis toujours (mais il arrive que ce soit maintenant un peu différent) par la voie de l’alliance par laquelle (je force le trait) un mâle prend une vierge pour en faire une épouse. Une épouse et une mère dès lors fixée dans cette sorte de domestication où la mère-épouse va s’affairer par des tas de moyens à reproduire de manière élargie les avoirs de la maison (dont les enfants). Maison où prime toujours peu ou prou la domination masculine. D’où mon idée soutenant que la mère est au service de la domination masculine. Côté féminin on voit qu’en opposition à l’idéal peut-être le plus abouti de la femme comme femme  – à savoir celui de la vierge qui est à situer du côté du rien et donc de l’incarnation de l’être du désir, voire comme la cause même du désir située en place du rien depuis Platon –, l’épouse et la mère reconduisent la domestication des filles et la logique des avoirs, où règne la domination masculine via les règles de l’alliance où les sociétés se constituent en accouchant chacune à leur tour des règles du droit. Droit qui est un opérateur de régulation de la jouissance des biens ou des avoirs. Autrement dit et au plan très général, l’alliance qui se fait entre la jouissance de l’épouse, la mère et le mâle reconduit la domination non pas seulement des mâles mais la domination des avoirs, qui va contre la part qu’une société laisse non pas ou pas seulement aux filles mais plus généralement à l’être, et donc à l’être-rien comme cause du désir qui exclut logiquement le champ des avoirs. Alors dans notre actualité, et faute peut-être d’avoir correctement saisi cette dialectique entre la jouissance des biens et l’être du désir, il y a comme une guerre des sexes (hommes/femmes) qui atteindra peut-être une sorte de point de rupture lorsque les mères-épouses objecteront à leur domestication de manière plus ou moins radicale ou, pour rester dans l’ambiance des mythologiques, lorsqu’elles opteront massivement pour la stratégie de Médée. Médée d’abord décomplétée par sa maternité grâce aux bonnes œuvres du dénommé Jason et qui retrouve sa position de femme (comme femme) après son infanticide qui met un terme à sa maternité ou à son alliance avec les avoirs du traître. Cet acte par lequel Médée s’arrache à son époux, à la maternité et aux avoirs la qualifie du point de vue de Lacan comme la vraie femme dans son entièreté de femme, où l’on constate au passage d’ailleurs que l’infanticide de la mère est aussi un cas de matricide. Pour la guerre des sexes disons qu’il y a encore peu de chances d’apercevoir une épidémie de Médée véritablement déferlante, tant la jouissance de la mère reste puissante – ce que l’on aperçoit bien dans les analyses de femme devenues mères[8]. Mais disons aussi pour alléger l’atmosphère qu’après tout, et pour ce qu’il en est du désir et donc du rien, rien justement n’est jamais perdu tout à fait puisqu’une fille domestiquée au profit de la domination masculine ou de la domination des biens, une fille devenue mère peut toujours, comme on le voit avec Médée, faire le chemin inverse et se reconstituer – mais au prix de l’holocauste des biens de la maison – comme femme en tant que femme. C’est-à-dire que toute femme devenue mère peut toujours se reconstituer dans le registre de l’être où, libérée des biens, elle peut de nouveau venir occuper la place du rien causant dès lors de nouveau le désir. Elle redevient alors une vraie femme dans son entièreté de femme. Rien n’est donc jamais perdu pour la femme comme femme.

Au total j’indique donc que les trois tragédies (Œdipe roi, Œdipe à Colone et Antigone) que je mets en série dans le second volume de mes Mythologiques intitulé Œdipe assassiné ? traitent au moins pour une large part de cette délicate question de la distribution entre l’être et l’avoir. Ou de l’antipathie structurale de ces catégories qui permettent au mieux de situer la reconduction de la jouissance des biens de la cité des mâles, des mères et des épouses contre la place à faire au registre de l’être qu’il revient aux femmes (comme femmes) d’incarner.

Antigone de ce point de vue a fait un choix clair et sacrificiel quant aux biens. Un choix pour l’être et la virginité dédaignant le choix pour la mère-épouse qu’elle aurait pu devenir. Elle quitte les ors de Thèbes pour d’abord devenir le seul soutien de son Œdipe de père (et de frère) dont l’errance le conduit vers Colone. De Thèbes à Colone c’est la passe d’Œdipe qui s’écrit. Mais pour Antigone c’est très exactement ce choix pour le rien qui l’oppose au roi de la cité, le dénommé Créon à qui elle s’oppose dans la tragédie éponyme, au motif qu’elle ne peut en aucun cas laisser sans sépulture son frère Polynice alors que le Polynice en question a tout de même résolument trahi sa propre cité (celle de Thèbes) contre laquelle il a levé une armée ; raison pour laquelle Créon le roi de Thèbes ordonne de laisser son cadavre au dehors de la cité et donc livré aux chiens et aux oiseaux.

De ce point de vue, Créon – souvent simplement présenté comme le roi des cons – est le roi qui fait valoir le service des biens et du bien de la cité. De ce point de vue il est tout à fait dans son rôle, mais Antigone, elle, elle refuse au nom de la particularité sacrée de son frère. Son axiome éthique est très simple. Mon frère est mon frère et quoi qu’il ait pu faire contre la cité, il y a un au-delà du bien de la cité et de ses règles, c’est l’empire de la loi des dieux d’en bas qui réclament que tout être nommé doit au moment du trépas les rejoindre dans les entrailles de la terre.

Que dire de ce point de vue ?

Eh bien que Créon est – il faut le reconnaître – parfaitement irréprochable puisqu’il fait en toute chose prévaloir les droits de la cité. Et il rappelle par exemple à son fils Hémon l’importance de la discipline qu’il veut voir régner dans la cité dont il est le roi, comme dans sa propre maison. Créon plaide au nom du père de famille :

« Oui voilà bien mon fils la règle à garder au fond de ton cœur : se tenir là toujours derrière la volonté paternelle. C’est pour cela justement que les hommes souhaitent avoir à leur foyer des fils dociles sortis d’eux (…) l’homme qui se comporte comme il le doit avec les siens se montrera également l’homme qu’il faut dans la cité (…) il n’est pas en revanche fléau pire que l’anarchie »[9].

D’où l’on vérifie que Créon parle du point de vue du père de famille et du maître de la cité.

Raison pour laquelle j’indique être en désaccord sur ce point avec Pierre Vidal-Naquet affirmant de manière générale que « la tragédie exprime cette tension entre l’oikos et la cité »[10] et qui, de ce point de vue, ajoute qu’ « Antigone est l’exemple le plus célèbre de cette tension ».

Je ne le crois pas puisque Créon plaide au nom de la maison et de la cité car il plaide de manière plus générale du point de vue du service des biens.

Antigone, je l’ai dit, a fait un autre choix. Elle recouvrira le corps de son frère de la poussière de Thèbes car elle n’agit pas au nom de la cité ni vraiment au nom de la famille. Mais au nom des dieux et des morts.

« Ma vie depuis longtemps j’y ai renoncé afin d’aider les morts » dit-elle en signalant donc l’existence de l’au-delà, ou de l’en deçà du service des biens, qui seul vaut pour le héros antique. Et ce lieu s’appelle chez Lacan celui de l’entre-deux-morts.

Mais dans la dispute tragique s’agit-il d’une affaire de genre, Créon contre Antigone, ou directement d’une affaire de femme contre la domination masculine ?

Pas vraiment, puisque la sœur d’Antigone, Ismène, tout aussi fille qu’Antigone a choisi comme Créon le service des biens. Elle refuse d’accompagner Antigone dans son acte et répond à sa proposition de s’y joindre en ces termes : « Mais, malheureuse, si l’affaire en est là, que puis-je moi ? J’aurai beau faire, je n’y gagnerai rien (…) J’entends obéir aux pouvoirs établis ».[11]

On voit qu’il ne s’agit pas directement d’une affaire de genre où seraient assignés les protagonistes, mais de l’opposition radicale entre l’être et l’avoir qui n’est pas totalement disjointe de l’opposition entre les sexes, loin de là, mais qui ne s’y résume pas.

Avec la tragédie on aperçoit Antigone et Ismène. Deux filles, deux sœurs, deux éthiques. Ismène a choisi le service des biens et ses actes doivent lui rapporter. Elle doit y gagner quelque chose. L’intraitable Antigone a choisi coûte que coûte « les lois non écrites, inébranlables des dieux », bref, les lois qui surclassent celles de la cité et du service des biens. Les lois des dieux ou les lois que Lacan identifie aux lois du signifiant d’où se déduit le caractère sacré de l’engendrement du sujet de l’inconscient. Inconscient qui s’avoue avec Lacan comme le fils des lois de la parole et du langage. Sujet de l’inconscient qui entre en analyse par le biais du langage et qui veut très précisément dans le dispositif même être reconnu et entendu comme tel.

Pour Antigone en tout cas – et dès lors pour nous tous –, la valeur de son frère Polynice, est « essentiellement de langage » :

« Hors du langage, elle ne saurait même être conçue, et l’être de celui qui a vécu ne saurait être aussi détaché de tout ce qu’il a véhiculé comme bien et comme mal, comme destin, comme conséquences pour les autres, et comme sentiments pour lui-même. Cette pureté, cette séparation de l’être de toutes les caractéristiques du drame historique qu’il a traversé, c’est là justement la limite, l’ex nihilo autour de quoi se tient Antigone. Ce n’est rien d’autre que la coupure qu’instaure dans la vie de l’homme la présence même du langage. »[12]

Fils de la coupure, voilà ce qu’est le sujet de l’inconscient selon Lacan. Et Antigone s’en fait le garant au prix de sa vie même, puisqu’elle rejoindra son père dans le rien de la mort où Œdipe s’est précipité à Colone, enseveli dans un tombeau dont le lieu est soustrait au savoir de tous.

Œdipe comme Antigone en fin de parcours tragique rejoignent donc l’espace tant désiré du rien. Tous deux se déprennent de la souveraineté des biens pour choisir le camp de l’être. Être rien. Et de ce point de vue, il suffit pour s’y retrouver, de lire quelques ultimes paroles énoncées à Colone par le vieil Œdipe adressant à Antigone cette ultime découverte : « C’est donc quand je ne suis plus rien que je deviens vraiment un homme ».

Découverte interprétée par Lacan comme la découverte terminale de la passe d’Œdipe qu’il fallait donc suivre de Thèbes, où il a laissé les ors de son pouvoir, jusqu’à ce rien qu’il devient à Colone. Passe que le choix d’Antigone pour la mort reconduit et qui désigne au total, et du point de vue de Lacan, l’horizon de l’éthique de la psychanalyse. Horizon de la psychanalyse qui ne saurait, selon lui, s’accorder avec le service des biens ou des avoirs. Laissons cela à Créon. Pour les psychanalystes la solution est bien du côté de l’être rien, car pour eux il ne s’agit pas, indique Lacan, de se faire :

« Les garants de la rêverie bourgeoise (…) Il ne s’agit pas du bonheur des générations futures (…) La fonction du désir doit rester dans un rapport fondamental avec la mort (…) la terminaison de l’analyse, la véritable, j’entends celle qui prépare à devenir analyste, ne doit-elle pas à son terme affronter celui qui la subit à la réalité de la condition humaine ? (…) La détresse où l’homme dans ce rapport à lui-même qui est sa propre mort (…) n’a à attendre d’aide de personne »[13].

Et il poursuit :

« Œdipe ayant renoncé au service des biens, rien pourtant par lui n’est abandonné de la prééminence de sa dignité sur ces biens mêmes, et [il convient d’explorer] où, dans cette liberté tragique, il a affaire à la suite de ce désir qui l’a porté à franchir ce terme et qui est le désir de savoir. Il a su, il veut savoir plus loin encore (…) Lear comme Œdipe nous montrent que celui qui s’avance dans cette zone, qu’il s’y avance par la voie dérisoire de Lear ou par la voie tragique d’Œdipe, s’y avancera seul et trahi »[14].

 

Bon, nous voilà au moins introduit une nouvelle fois à Œdipe, Antigone, Hamlet mais aussi au Roi Lear dont va traiter Alain Vanier. Et en attendant j’espère que le lecteur a pu mesurer combien l’éthique de la psychanalyse pour Lacan est tragique et combien le choix du titre de notre dossier scientifique fut judicieux. Mais pour conclure maintenant sur Antigone, j’ajoute qu’à exiger qu’une part soit faite non pas directement à la femme mais à l’être ou à la loi des dieux, elle n’est pourtant pas marginale à la cité antique, puisqu’elle emporte du même mouvement l’adhésion lyrique du coryphée, et l’amour éperdu du fils de Créon qui se perce le corps de son épée, tandis qu’Antigone, rejoignant le geste qui la qualifiera une nouvelle fois comme une vraie femme, se pend. Elle se pend car les femmes de la Grèce antique se donnent la mort de cette façon-là, comme d’ailleurs l’avait fait avant elle Jocaste qui, découverte dans sa jouissance maternelle illicite, s’était in fine elle aussi, et au dernier mouvement de l’intrigue de Thèbes, saisi de la corde et du fléau de la mort pour séparer l’horrible mélange entre la femme et la mère qui l’avait conduite (en toute conscience) à jouir de son Œdipe de fils. Elle aussi donc aura trouvé sa voie de retour par la mort, retour à la femme comme femme. Mais ce fut bien à partir de sa jouissance incestueuse de mère que se déchaîna le malheur des Labdacides car Jocaste savait qu’elle couchait avec son fils. Elle savait. Comme quoi le savoir ne suffit pas toujours à arrêter la jouissance. Ce qui se vérifie assez souvent dans l’expérience psychanalytique dès lors en impasse. Mais sur la culpabilité de Jocaste, Antigone là encore est inflexible, puisque lorsque le chœur veut rehistoriciser son funeste destin, en convoquant « les fautes paternelles que paye ici son épreuve », elle l’arrête. Et en bonne lacanienne dans la passe, elle s’insurge contre l’inculpation de son père (Œdipe) en ces termes : « Tu touches là au plus cruel de mes soucis, au sort lamentable, cent fois ressassé, de mon père, et, du même coup, à tout notre destin, à nous les nobles Labdacidès »[15]. Et elle situe enfin clairement la cause du malheur de sa famille dans la figure de l’hymen infernal qui surplombe le destin de sa lignée et plonge ses racines dans cette sorte d’alliance originaire polarisée par la chose maternelle. « Ah ! fatal hymen d’une mère ! incestueuse étreinte qui au bras de mon père ont mis ma mère infortunée »[16] articule enfin Antigone. La clairvoyance d’Antigone est sans faille. Elle désigne la cause du malheur dans l’être même de l’alliance émergeant dans le désir incestueux que Jocaste aura reconduit au prix d’un rejet de savoir embarquant Œdipe dans sa destinée d’infortune.

En cela elle est vraiment lacanienne car c’est bien la jouissance de la mère qui in fine est inculpée par Sophocle, comme elle l’est dans ce que j’appelle la révolution du phallus[17] par laquelle Lacan indique qu’il faut analyser les sources du désir incestueux en les logeant là où il faut. Non pas du côté de l’enfant mais du côté de la mère. Et c’est bien côté fille, et contre cette jouissance maternelle, que la femme comme femme se défend par le rien au risque par exemple du refus anorexique. Refus par lequel la figure de la vierge maigre devient volontiers l’héroïne tragique du désir, du rien et de l’être dans notre modernité. Les garçons de ce point de vue, se faisant plus volontiers les serfs de leur propre fantasme qu’ils érigent contre la jouissance maternelle. Fantasme, le cas échéant de l’avare, qui les rivent volontiers du côté des biens. Mais bref et au total, on voit tout l’intérêt épistémologique qu’il y a pour développer une clinique du cas, comme du social ou du politique d’opter pour une démarche d’analyse guidée par l’opposition être et avoir qui surclasse dans sa fécondité et de très loin une simple logique des genres. Au moins pour ce qu’il en est du point de vue psychanalytique, car c’est bien cette opposition-là (être et avoir) qui nous aide au mieux à nous y retrouver, dans la logique des grands textes dont nous restons quoi qu’on veuille les inconscients héritiers.

Voilà en tout cas l’hypothèse centrale qui a guidé mon analyse des tragédies de Sophocle : Œdipe Roi, Œdipe à Colone et Antigone.

 

 

 

 

[1] Période où je situe la révolution du phallus et ses effets. Période où l’on trouve le Livre V du séminaire, Les formations de l’inconscient ; le Livre VI, Le désir et son interprétation qui est selon moi un séminaire sur le fantasme et le Livre VII, L’éthique de la psychanalyse qui est un séminaire sur la sublimation. Cette période 1957-1963 se clôt sur la mise en réserve du séminaire annoncé sur Les Noms du Père.

[2] M. Zafiropoulos, Les Mythologiques de Lacan, vol. 1 : La prison de verre du fantasme : Œdipe Roi, Le diable amoureux, Hamlet, Toulouse, Erès, 2017 (traduction en espagnol : La carcel de cristal del fantasma, Œdipo Rey, El diablo enamorado, Hamlet, Buenos Aires,  ed. Logos Kalos, 2018) et vol. 2 : Œdipe assassiné ? Œdipe Roi, Œdipe à Colone, Antigone ou l’inconscient des modernes, Toulouse, Erès, 2019.

[3] J. Lacan, Le Séminaire Livre VI, Le désir et son interprétation (1958-1959), Paris, Ed. La Martinière, 2013, 4 mars 1959, p. 295-296.

[4] J. Lacan, op. cit., p. 541.

[5] M. Zafiropoulos, La question féminine de Freud à Lacan ou la femme contre la mère, Paris, Puf, 2010. (Traduit en langue chinoise, Shanghai, éd. Fujian Education Press, 2016 et en langue espagnole La cuestion femenina de Freud a Lacan, Buenos Aires, ed. Logos Kalos, 2017).

[6] P. B. Preciado, Je suis un monstre qui vous parle : rapport pour une académie de psychanalystes, Paris, Grasset, 2020, p. 93.

[7] J. Lacan, Le Séminaire Livre XX, Encore (1972-1973), Paris, Seuil, 1975, p. 73.

[8] Au plan des masses on voit comment la lutte pour l’avortement rentre dans cette guerre des sexes puisqu’après une cinquantaine d’année de légalité les juges de la cour suprême américaine sont revenus sur cette légalité. Cette cour compte trois femmes et six hommes très à droite car nommés par le Président Trump.

[9] Sophocle, Antigone, édition bilingue, Paris, Les Belles Lettres, 2006, p. 89.

[10] Oikos, du grec ancien : la maison, le patrimoine. Préface à Sophocle, Tragédies, Folio, Paris,1973.

[11] Antigone, op. cit., p. 86.

[12] J. Lacan, Le Séminaire, Livre VII, L’éthique de la psychanalyse (1959-1960), Paris, Seuil, 1986, p. 325.

[13] J. Lacan, op. cit. p. 350-351.

[14] Ibidem, p. 352-353.

[15] Antigone, op. cit., p. 114.

[16] Ibid.

[17] M. Zafiropoulos, « La révolution du phallus dans l’enseignement de Jacques Lacan, Figures de la psychanalyse, 2012/1, n°23.