L’EMERGENCE D’UN MYTHEME LESBIEN ? – Kevin POEZEVARA

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L’EMERGENCE D’UN MYTHEME LESBIEN ? – Kevin POEZEVARA

Résumé des épisodes précédents

En 2016, dans le n°1 de cette même revue, j’avais proposé un texte intitulé Superman ou les conditions d’émergence d’un mythe dans la modernité. Il s’agissait du commentaire d’un texte de feu Umberto Eco, à propos de ce qu’il appelait la figure mythopoïétique « carrément géniale »[1] du super héros. En deux mots : le motif de l’identité secrète du héros masqué est une trouvaille qui permet de faire tenir ensemble les registres inconciliables que sont le romanesque et le mythologique, trouvaille qui n’a donc rien à envier aux productions de la pensée sauvage[2] qui brillent toujours d’être à la fois amalgamiques (point de condensation et d’équilibre des signifiants inconciliables) et agalmatiques (ombilic rayonnant qui s’offre comme source autant que portée du désir). On pensera notamment aux fameux masques à volets kwakiutl décrit par Lévi-Strauss, à leur « don dithyrambique de synthèse » qui permet de réunir « dans leurs figurations la sérénité contemplative des statues de Chartres ou des tombes égyptiennes, et les artifices du Carnaval. »[3] Dans son célèbre La Geste d’Asdiwal, véritable manifeste de ses Mythologiques à venir, Lévi-Strauss mettait en série les types de médiateurs mythiques en faisant des dioscures (du « dioscurisme ») le résultat d’un affaiblissement, relégué « en queue de liste » des valeurs régulatrices : en effet, « après le messie (qui unit les contraires) » en une seule et même figure, après « le décepteur ou trickster (qui les juxtapose dans sa personne) », « la paire dioscurique » ne fait qu’associer les signifiants contraires, tout en les laissant individuellement distincts :

Le passage d’un médiateur unique à une paire dioscurique témoigne donc d’un affaiblissement de la fonctions médiatrice, d’autant plus net que, peu après leur apparition sur la scène mythique, les jumeaux [pour le coup les petits-fils du fameux Asdiwal] périssent en territoire inexploré, sans avoir joué aucun rôle.[4]

On notera que c’est l’année même de la publication de La Geste d’Asdiwal dans la revue Les Temps modernes — en 1962 — qu’Eco a prononcé son exposé sur « le mythe de Superman » où il pointait la production dans la modernité d’un nouveau type de médiateur mythique à ajouter à la série dégringolante de Lévi-Strauss, soit une possible conjonction des mythèmes dioscurique et messianique. Le fort de la trouvaille mythopoïétique de l’identité secrète c’est de permettre l’émergence dans la modernité d’une figure mythique traditionnelle (ce que j’ai proposé d’appeler une figure Omphallique[5], érection centrale d’un pivot, signe et support des rencontres arbitraires) sans avoir à se priver du plaisir romanesque (pour certains un brin coupable) qu’offrent toujours les histoires de jumeaux terribles. Je vous renvoie à ce propos, à un autre article d’Eco (« L’agnition : note pour une typologie de la reconnaissance »), où il soutient que la révélation de l’identité masquée du personnage « constitue un artifice mercantile justifié par l’idéologie consolatoire du roman populaire »[6]. Dans le même ordre d’idée nous avons donc Superman alias Clark Kent, jumeau de lui-même, à la fois statue indéboulonnable du mythe et personnage ouvert aux aléas rocambolesques de tombée des masques et de chute du voile.

On retrouve la même structure chez Wonder Woman (à propos de laquelle il m’a aussi été donné d’écrire, cette fois pour le n°0 de cette même revue) à un détail près : dans le cas de la célèbre amazone, la filiation d’avec le mythe traditionnel semble moins encrypté. Pour le dire autrement, il semblerait qu’avec Wonder Woman le récit se fasse pour partie l’interprète de sa propre structure. Fallait-il qu’une femme soit prise dans le mythe super héroïque pour que surgisse dans le fil de l’histoire la mise en scène de sa filiation omphallique ? Ou bien peut-on y voir un effet de clairvoyance de son auteur, William Moulton Marston, dont on sait qu’il était titulaire d’un doctorat en psychologie obtenu à Harvard ?

Wonder Woman, fille unique d’Hippolyte, reine des Amazones, s’appelle à l’origine Diane, en hommage à sa marraine la déesse de la lune et de la chasse. Née sur Paradise Island, une île qui porte bien son nom de n’avoir jamais été foulée par aucun homme, elle a été conçue par un procédé de modelage auquel Aphrodite a ensuite insufflé la vie. Du propre aveu de l’auteur, Wonder Woman devait être une « propagande psychologique pour le nouveau type de femmes qui devrait un jour dominer le monde ». Icône féministe donc, qu’il disait directement inspiré de sa femme, la psychologue Elizabeth Holloway Marston, si ce n’est de ses femmes, puisque les Marstons pratiquaient le polyamour, partageant leur vie avec Olive Byrne, dont on notera au passage qu’elle était la fille d’Ethel Byrne et la nièce de Margaret Sanger, les fondatrices du planning familial américain.

Émergeant donc d’un contexte résolument féministe (même s’il est important de garder en tête qu’elle reste l’œuvre d’un homme), Wonder Woman était loin de faire, à ses débuts, l’unanimité du public : pour s’en convaincre il suffit de relire la description qu’en donnait le tristement célèbre Docteur Wertham, au début des années 50, dans son ouvrage Seduction of the innocent : aux yeux du brave psychiatre, Wonder Woman, « la super femme », avec sa « super poitrine » qui case après case « s’avance » et « s’impose », est « toujours une figure horrifique »[7]. Exemple paradigmatique de la séduction morbide de son médium, la super héroïne est « une figure terrifiante pour les garçons et un idéal indésirable pour les filles ». Il poursuit, ce qui nous permet d’aborder enfin, après cette longue introduction, le véritable sujet de cet exposé : cette « cruelle femme phallique »[8] est en dernière analyse pour Wertham une figure fasciste, futuriste et castratrice qui, lorsqu’elle rit des hommes faibles entourée de sa suite de filles / sœurs lesbiennes, soutient une propagande strictement anti-masculine. Une double « accusation » de lesbianisme et de misandrie qui a résonné dès les premières publications de Wonder Woman et à laquelle Marston a vite répondu (selon certaines sources à l’initiative d’Elisabeth) par un pied de nez, en accordant à son héroïne une expression favorite : lorsqu’elle est dans une mauvaise passe il lui arrive en effet de jurer en en appelant à la « Great Héra », mais le plus souvent Wonder Woman s’exclame « Suffering Sappho ! », « Sappho la souffrante ! »

Les rebelles du fétiche

Il y a un point sur lequel j’ai plus de mal à me désaccorder de l’analyse de Wertham : lorsqu’il fait de Wonder Woman une figure fétichiste.

Si je n’aborde pas ce terme comme le faisait le psychiatre (qui le met en rapport avec une éventuelle promotion par Marston de la pratique du bondage), je pense en effet qu’il touchait là — sans le vouloir c’est sûr — à quelque chose de la structure qui sous-tend l’histoire même de Wonder Woman, si ce n’est de tout récit héroïque. Comme je viens de le dire, la princesse Diane est avant tout une enfant fétiche, figure façonnée d’argile qui éprouvera les plus grandes difficultés à échapper à l’emprise de son île maternelle pour s’envoler vers le pays des hommes. L’angoisse exprimée par Wertham face à cette figure féminine, m’avait permis, dans l’article cité ci-dessus, de le diagnostiquer du côté de ceux que je propose d’appeler les « rebelles du fétiche », et dont un des prototype pourrait être Paul de Tarse, qui pointait déjà du doigt une vierge de pierre bien connue (notamment chez Freud) sous le nom de Grande Diane des Ephésiens, là aussi pour en dénoncer la double séduction : à la fois spirituelle et mercantile. Si, comme j’ai tenté de le démontrer tout au long de mon travail de thèse, notre ambivalence à l’égard de la figure héroïque nous vient du fait qu’elle ne parvient jamais à incarner, sans que cela se sente ou que cela se sache, l’arbitraire du Signe, on comprendra que ses versions féminines puissent donner quelques sueurs froides à ceux qui, parmi les spectateurs s’avèrent un peu trop sensibles dans leur approche de la question de la castration. Autrement dit, une héroïne dira toujours un peu trop le rapport que pourtant toute figure héroïque entretient, en tant que tentative de médiation mythico-imaginaire, avec la castration prévue au contrat du fait symbolique.

Ce rapport, un joli petit mythe grec[9] l’illustre à la perfection : Pan, depuis sa montagne, voit passer Héraclès et Omphale et tombe fou amoureux de cette dernière. Il descend pendant que les deux amants s’arrêtent pour la nuit dans une grotte où, selon le jeux coquin qu’on leur connaît, ils s’amusent à échanger leur vêtements. Pan entre finalement dans la grotte plongée dans l’obscurité et avance à tâtons à la recherche de la belle. Il touche d’abord la peau du lion de Némée et fait demi-tour devant celui qu’il pense, en toute logique, être Héraclès. Il effleure finalement un bout de soie fine, et ravi d’avoir atteint son but, soulève prestement la jupe… Quel n’est pas sa surprise lorsqu’au lieu d’un joli manque phallique il tombe nez à nez avec le membre (que l’on imagine conséquent) du héros. Depuis ce jour, humilié, Pan a en horreur tous les vêtements et demande donc qu’on se présente à ses autels dans le plus simple appareil.

Pourquoi citer ici ce mythe ? Car c’est un mythe anti-fétichiste[10]. Qui illustre bien l’attitude de ceux qui s’en prennent à l’étoffe dont on couvre les héros à défaut de pouvoir s’en prendre à ce que l’on trouve en dessous. Les rebelles du fétiche vont toujours reprocher à la trouvaille imaginaire le manque qu’elle était simplement censé devoir masquer. Au nom du malaise « au pays de la culture » ils vont incriminer « les coquillages multicolores »[11], ceux-là même qui étaient censé le leur faire supporter. Le malaise.

« C’est quand même chaud ! »

Je pense maintenant à un jeune lycéen rencontré au CMP qui associait à propos de l’homosexualité d’une de ses amies. Pour lui, ce serait « super difficile d’être gay ». D’ailleurs quand il est arrivé au lycée professionnel, et qu’il a vu qu’il n’y avait que des mecs, il m’explique avoir eu « peur de devoir devenir homosexuel » … en effet, à ses yeux, être homo « c’est quand même chaud ! ». C’est comme au cinéma, où il a remarqué qu’il y avait de plus en plus d’homosexuels dans les films quoique jamais de « héros gay ». « Un héros gay qui serait un vrai héros ! Genre super balèze et tout, mais gay ». Et là il se fait songeur : « Ah ouais mais c’est chaud… Il faudrait qu’on voie le héros embrasser des mecs ! Oh non ! C’est trop chaud ! » Il frissonne et secoue la tête pour faire disparaître l’image. « C’est pas pareil avec les filles… dit-il. Enfin si, si c’est deux moches qui s’embrassent, nooooon, là aussi c’est trop chaud !! Alors que si c’est Beyoncé et Rihanna, là ! Là y’a pas de problème ! ». Il jubile et de mon côté, intérieurement je cite Freud : a glance, un regard. L’article sur Le fétichisme : « La ‘’brillance sur le nez’’ était à vrai dire un ‘’regard jeté sur le nez’’ […] fétiche auquel le patient conférait du reste à son gré cette brillance lumineuse particulière que d’autres ne pouvaient percevoir »[12]. Il y avait quelque chose d’une lumière comparable dans l’évocation par ce jeune de la rencontre fantasmatique des deux divas. Des deux stars. Quelque chose d’également éblouissant, suffisamment pour l’aveugler provisoirement et lui permettre d’échapper à la confrontation d’une autre scène, plus chaude par bien des côtés.

C’est la collusion entre cet instantané clinique et le souvenir que m’a laissé le film La vie d’Adèle qui m’aura donné l’image séminale (pour reprendre un terme d’Eco) à l’origine de cet écrit. Moins le film en lui-même au final, que la polémique qui auréola sa sortie et son succès cannois. Pour moi-même j’ai d’ailleurs commencé par appeler cet article « le charivari des vagins en plastique » : souvenez-vous de la bataille par presse interposée entretenue pendant de longues semaines entre le réalisateur et ses actrices et de cette demande de précision insistante de la part des journalistes qui ont finalement levé le voile sur le truc derrière les désormais fameux ébats cinématographiques d’Adèle Exarchopoulos et de Léa Seydoux. A la question pressante concernant le caractère simulé ou non des scènes de sexe, on a fini par apprendre que les actrices portaient des sortes d’étuis vaginaux, moulures siliconées plus vraies que nature. Ou pour citer Télé loisir : des « prothèses de vagin, faites sur mesure, recouvertes de faux poils pubiens et peintes couleur chair. Tout ça grâce au savoir-faire du maquilleur Pierre-Olivier Persin ». L’autre polémique a concerné les choix opérés par Kechiche, dans son adaptation de la bande dessinée originelle, Le Bleu est une couleur chaude. Choix parfaitement respectés par Julie Maroh, l’auteur de la BD qui dit lui avoir accordé une liberté totale… A aucun moment elle n’a critiqué le parti pris ou la vision propre au réalisateur, si ce n’est sur un détail qui est justement la forme prise par les scènes d’amour. Je cite un passage de son blog :

En tant que lesbienne…

Il me semble clair que c’est ce qu’il manquait sur le plateau : des lesbiennes.

Je ne connais pas les sources d’information du réalisateur et des actrices (qui jusqu’à preuve du contraire sont tous hétéros), et je n’ai pas été consultée en amont. Peut-être y a-t-il eu quelqu’un pour leur mimer grossièrement avec les mains les positions possibles, et/ou pour leur visionner un porn dit lesbien (malheureusement il est rarement à l’attention des lesbiennes). Parce que — excepté quelques passages — c’est ce que ça m’évoque : un étalage brutal et chirurgical, démonstratif et froid de sexe dit lesbien, qui tourne au porn, et qui m’a mise très mal à l’aise. Surtout quand, au milieu d’une salle de cinéma, tout le monde pouffe de rire. Les hétéronormé-e-s parce qu’ils/elles ne comprennent pas et trouvent la scène ridicule. Les homos et autres transidentités parce que ça n’est pas crédible et qu’ils/elles trouvent tout autant la scène ridicule. Et parmi les seuls qu’on n’entend pas rire il y a les éventuels mecs qui sont trop occupés à se rincer l’œil devant l’incarnation de l’un de leurs fantasmes.[13]

Elle conclut avec fournissant un lien vers une vidéo mettant en scène des lesbiennes (des vraies) dont on a filmé les réactions alors qu’on leur projetait des scènes de porno dit « lesbien ». Et les véritables lesbiennes de s’offusquer du caractère invraisemblable des pratiques mises en scène, signe d’une adresse résolument masculine. « C’est pas du tout comme ça qu’on fait ! » s’offusque l’une d’elle. Pour peu on se retrouverait presque face à une nouvelle version du mythe de Tirésias, avec un report de la question du plaisir féminin sur la seule population lesbienne, devenu l’ultime bastion du mystère de la jouissance au féminin.

Mademoiselle(s)

C’est un autre film qui me permettra de faire le pas suivant, celui-là même qui me fit délaisser ma première idée de titre pour celui de l’émergence mise en question d’un éventuel mythème lesbien.

Comme La vie d’Adèle, Mademoiselle de Park Chan-Wook est un film adapté (par un homme donc) d’une œuvre littéraire rédigée par une auteure homosexuelle. Présenté lui aussi à Cannes le film est reparti sans prix et surtout sans avoir fait autant de vagues. Si les scènes de sexe n’ont rien à envier à celles mises en scène par Kechiche, la presse a unanimement saluée la tension érotique qui s’en dégageait, sans jamais utiliser le terme qui toujours revenait pour décrire celles de La Vie d’Adèle : la crudité. Au contraire tous les critiques ont salué l’esthétique particulièrement léchée (sans mauvais jeu de mot) du film… Pour ma part, il aura en tout cas fallu ce recours à plus de sublimation et de contraste pour me permettre de finalement saisir ce qui jusque-là m’échappait de la structure du récit de Kechiche. Par bien des côtés Mademoiselle semble constituer une ré-imaginarisation à gros traits du complexe avec lequel composait plus crûment La Vie d’Adèle. C’est donc en toute logique lévi-straussienne que je me suis appliqué à interpréter l’un par le biais de l’autre.

Pour commencer (et pour légitimer en partie ma longue introduction rétroactive), on notera que la structure tricéphale de Mademoiselle n’est pas sans rappeler le faux triangle amoureux mis à jour par Eco dans sa lecture du mythe de Superman, à un détail près c’est qu’elle en renverse l’ensemble des termes : lorsque le vaudeville obsessionnel qu’engendre la trouvaille du mythème de l’alter ego super-héroïque empêche qu’advienne tout rapport sexuel (pour rappel, Lois Lane n’a d’yeux que pour Superman, qui lui ne peut s’offrir à elle que dissimulé derrière les binocles peu séduisantes de Clark Kent), au contraire le complexe jeu de dupe de Mademoiselle, conditionne non plus l’échec mais bel et bien l’avènement d’une rencontre sexuelle, cette fois entre deux femmes. Si chez Superman vous avez une femme et un homme qui ne peuvent se rencontrer du fait de la secrète division de ce dernier entre deux alter ego que tout oppose, dans Mademoiselle, vous avez la rencontre amoureuse secrète de deux femmes que tout oppose mais qui dans le mouvement de cette union (qui porte bien son nom) finissent par se ressembler comme deux gouttes d’eau, rencontre que précipite et légitime la référence à un troisième terme masculin, strictement exclu de la scène.

En ayant recours à deux héroïnes si radicalement opposées — une riche japonaise, mélancolique et lascive, face à sa servante, trépidante fille des rues coréenne — et en ne laissant (par ses choix de mise en scène) aucun doute sur la pente spécularisante de leur relation (je pense à la scène préliminaire à la première rencontre sexuelle, où les rôles s’inversent et où c’est la maîtresse qui habille et coiffe — à son image — la servante, jusqu’à ce point où elles finissent par se tenir l’une en face de l’autre comme face à un miroir, avant de se déshabiller mutuellement dans une chorégraphie à la symétrie parfaite), en ayant recours à ces motifs résolument marqués, Park Chon-Wook grossit les traits et rend donc (au moins pour moi) plus visible une articulation déjà présente dans La Vie d’Adèle. Ceux qui ont vu le film de Kechiche se souviennent peut-être de ces deux scènes disposées en miroir, inédites par rapport à la BD, ces deux repas familiaux strictement antagonistes où d’un côté on sert un lourd plat de spaghettis bolognaise et de l’autre des huîtres arrosées de bon vin blanc, où d’un côté on peine à comprendre l’envie de stabilité salariale d’Adèle alors que de l’autre on disserte sur le risque que représente le choix d’une vie d’artiste. En dernière analyse, la question posée par La Vie d’Adèle ce n’est donc pas « Comment est-ce que deux femmes peuvent être ensemble ? » mais « Comment est-ce que peuvent l’être deux sujets issus de milieux sociaux si différents ? »[14] Et pour ce qui est du tiers masculin qui, malgré son éviction, légitime la rencontre de ces deux extrêmes qui finissent par s’unir dans la jouissance, il n’est pas à trouver cette fois dans le film lui-même (qui d’ailleurs se termine, contrairement à celui du coréen, sur l’échec de l’histoire d’amour), mais bien plutôt dans le discours quasi légendaire qui a été tenu sur le film lui-même et plus particulièrement sur son making of. Une façon, à mon sens d’expliquer la dérogation demandée et obtenue par le jury de Cannes pour que ce ne soit pas seulement Kechiche, mais le trio composé du metteur en scène et de ses deux actrices qui soit récompensé par la Palme.

Conclusion

Pour résumer, je propose donc de repérer l’émergence d’un mythème qui, en récupérant la scène lesbienne, nous promet une joyeuse réunion des contraires, une heureuse retrouvaille entre les pôles antagonistes de la paire dioscurique. Au moins le temps de la jouissance partagée (assurément dans ce mythe, il y a un rapport sexuel), la servante coréenne et sa maîtresse japonaise, la banlieusarde et l’artiste aux cheveux bleus, se trouvent réunies en une seule et même figure esthétique, qui sera monstrueuse pour certains et messianique pour d’autres… Et entre ceux que cette rencontre excite, ceux qu’elle angoisse et ceux qui ironisent à son propos, commence dans la salle le grand charivari, le grand vacarme, comparable à l’ensemble de ces « rites tintamarresques »[15] qu’immanquablement les hommes ont mis en place chaque fois qu’il fallait marquer le coup, face à une union maritale inadéquate ou (ce qui du point de vue du mythe revient au même) une conjonction astronomique insolite. Autrement dit, Le Soleil a rendez-vous avec la Lune et à chaque éclipse c’est une nouvelle Manif pour tous !

Plus sérieusement, il faut s’interroger sur les raisons qui causent une telle émotion, et sur ce point je vais être à nouveau très lévi-straussien : si, comme il le posait (pas tout à fait en ces termes) dans Histoire de Lynx, la santé mythologique dépend du maintien d’un certain « déséquilibre dynamique »[16] entre des pôles signifiants opposés (le soleil et la lune, le masculin et le féminin, l’exogamie et l’endogamie, le Coyote et le Lynx, bien distincts chacun de leur côté), la conjonction de ces antagonistes sera toujours l’occasion d’une orgie ou d’une débâcle (ce qui pour certain revient au même). Pourquoi ? En dernière analyse, la rencontre des opposés qu’est-ce que ça signifie ? Ça signifie la chute, l’évanouissement, le déclin, de ce qui les maintenait à bonne distance. Ce qui brille par son absence (a glance !) au moment — angoissant pour certains, jubilatoire pour d’autres — de la rencontre c’est l’existence d’un objet censé assurer une fonction résolument inverse à celle du point de capiton, je veux parler d‘un médiateur, d’un étai dont la rigidité devait nous assurer contre le risque de collapsus. C’est ainsi que l’on pourra interpréter la texture particulière donnée dans notre mythe lesbien à l’éviction du masculin qui, encore une fois, brillant par son absence, est mis en place de légitimer la rencontre. Légitimer, parce que c’est toujours à ça que servent en définitive les mythes.

En termes plus lacaniens on pourrait dire que la contrepartie à cet instant de jouissance qui se précipite au lieu de la rencontre (avant ça impensable), le prix à payer c’est l’aphanisis du tuteur phallique, celui-là même qui jusque-là maintenait tout ce beau monde à distance respectable et donc maintenait vif la portée du désir. Et c’est la marque de cet évanouissement qui provoquera les réactions différentielles : d’un côté vous avez donc les « rebelles du fétiche », avec parmi eux ceux qui, face à deux femmes enlacées, y verront toujours le signe d’une dégradation de l’étalon phallique (souvenez-vous Wertham et son horreur des héroïnes phalliques castratrices), de l’autre côté ceux qui y trouvent de quoi soutenir leur désir (Marston et son goût du ménage à trois).

Pour conclure on pourra alors se reporter à la scène finale de Mademoiselle, qui articule élégamment une bonne part des points développés au cours cet exposé : les deux amantes sont en fuite, et malgré les douaniers ayant pour ordre d’arrêter toutes les femmes voyageant ensemble, elles parviennent à passer la frontière, au prix du travestissement de l’une d’elles. Enfin seules, elles se débarrassent des oripeaux masculins et l’ancienne maîtresse dégaine un chapelet de boules de Geisha qui n’est pas sans rappeler l’instrument punitif avec lequel son terrible beau-père lui tapait sur les doigts quand elle était petite. L’instrument de dressage du corps devient, en changeant de main, source de volupté. Les corps s’emmêlent, la caméra se détourne. La lune, seule, surplombe la scène, l’image se fige et se transforme en estampe… L’image se transforme en estampe et je vous propose d’y voir plus qu’un simple détail esthétique, plutôt un ultime pied de nez du réalisateur qui, à n’en point douter, sait ce qu’il fait quand il finit donc par nous assimiler à celui-là même que les deux femmes tentaient (vainement donc) de fuir, à ce beau-père fétichiste que l’on avait vu tout au long du film en admiration béate devant sa riche collection d’aquarelles pornographiques.

[1] U. ECO, « Le mythe de Superman », De Superman au Surhomme, Paris, Le livre de poche, 2005, p. 114.

[2] Cl. LEVI-STRAUSS, La pensée sauvage, Paris, Plon, 2014.

[3] Cl. LEVI-STRAUSS, La voie des masques, Paris, Plon, 2009, p. 11.

[4] Cl. LEVI-STRAUSS, « La geste d’Asdiwal », Anthropologie Structurale II, Paris, Pocket, 2009, p. 200.

[5] K. POEZEVARA, Étude sur l’héroïsme – incidences culturelles et cliniques de la lutte contre l’inertie, Thèse de doctorat en psychanalyse et psychopathologie, Université Paris 7, UFR d’études psychanalytiques, CRPMS, 2015.

[6] U. ECO, « L’agnition : note pour une typologie de la reconnaissance », De Superman au Surhomme, Paris, Le livre de poche, 2005.

[7]  F. WERTHAM, Seduction of the innocent, New-york, Mainroadbooks inc., 2004, p. 34.

[8] Ibid, p.101.

[9] OVIDE, Fastes chant II.

[10] Voir l’analyse plus détaillée que j’en fais ici : K. POEZEVARA, « L’omphalos delphique. Apport psychanalytique à une hypothèse archéologique », Cliniques méditerranéennes, vol. 101, n°1, 2020, p. 259-271.

[11] F. NIETZSCHE, Ainsi parlait Zarathoustra, Paris, Le livre de poche, 2010, p. 119.

[12]  S. FREUD, « Fétichisme », Œuvres complètes. Psychanalyse, Paris, Puf, tome XVIII (1926-1930), p. 125.

[13] J. MAROH, “Le bleu d’Adèle”, 27 mai 2013 [Article de blog]. Consulté sur http://www.juliemaroh.com/2013/05/27/le-bleu-dadele/

[14] Ce mythème « émergeant » n’est en cela pas si neuf que ça, puisque comme le rappelait Lacan, « qui ne sait, depuis que Platon l’a dit, que l’Amour est fils de Poros et de Penia ? ». J. LACAN, Le Séminaire. Livre VIII : Le transfert, (1960-1961), Paris, Le Seuil, 2001, p. 149.

[15]  Cl. LEVI-STRAUSS, Le cru et le cuit, Mythologiques tome 1, Paris, Plon, 2009, p. 306.

[16] Cl. LEVI-STRAUSS, Histoire de Lynx, Paris, Plon, 2009, p. 13.