LACAN ET « LE ROI LEAR » – ALAIN VANIER

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LACAN ET « LE ROI LEAR » – ALAIN VANIER

 

Un bref rappel, tout d’abord : Le Roi Lear commence avec la décision de celui-ci de renoncer à la direction de son royaume, à ses fonctions royales au profit de ses héritières, ses trois filles, Goneril, Regan, et Cordelia. Chacune doit pour cela l’assurer de son amour et recevra alors un tiers du royaume ainsi divisé, tiers conçu de telle façon qu’il ne puisse y avoir aucune jalousie, c’est-à-dire avec le projet de faire taire toute rivalité entre elles. Françoise Dolto voyait là une illusion majeure[1]. La justice n’étant pas de ce monde, disait-elle, si un enfant avait le sentiment d’être moins aimé qu’un frère, il fallait lui dire que c’était possible, mais que c’était comme ça et qu’on ne pouvait rien y faire. Ce rêve d’une justice absolue n’est-il pas celui d’une extinction du désir ? Le jouet désiré, entre divers semblables, est celui que l’autre possède, que son désir rend « vivant », qui figure une complétude imaginaire avec l’Autre. Lear veut un partage parfait, sans reste, au-delà du désir, bien qu’il ne soit pas sans savoir qu’un quelque chose en plus, un petit rien, intervient dans cette distribution.

En même temps, les trois filles du Roi Lear reçoivent un époux, un duc, sans prévalence de titre.

Les deux premières, Goneril et Regan, disent les mots qu’il faut pour s’assurer leur part d’héritage. Quant à la troisième, Cordelia, la plus jeune, qui est aussi la plus belle et la préférée du roi, elle ne peut rien dire d’autre que :

« J’aime Votre Majesté

Comme notre lien le veut ; ni plus, ni moins. » (I, 1, 86)

« I love your majesty

According to my bond ; no more nor less. »[2]

Cette phrase ne satisfait pas le roi. Lear a demandé quelque chose en plus, qui est ce qui va circuler dans toute la pièce et va mouvoir tous les protagonistes.

En fait, la réponse de Cordelia est précédée d’une précision : elle aura un tiers égal aux autres, mais avec un rien de plus, un tiers plus opulent, lui dit Lear (« a third more opulent than your sisters » I, 1, 80). Cette marque la laisse sans voix ; à la question de son père sur son amour, elle répond : « Rien », car elle est sûre que son « amour (…) pèse plus que (s)a langue », il la rend muette (I, 1, 72). C’est le rien de Cordelia qui déclenche tout, car ce rien est aussi son savoir sur la demande. « Rien ne vient de rien », « Nothing will come of nothing », si l’on veut bien distinguer ces deux « rien », est la formule de la pièce, du « rien » de Cordelia viendra le rien de l’anéantissement final.

Le roi la déshérite et partage le royaume en deux parts. Elle perd ainsi et sa part d’héritage et le duc qui lui était destiné ; mais gagne un roi étranger, celui de France, et disparaît ainsi, pour un temps, de l’histoire.

Lear, par ce contrat, avait demandé que les héritières se partagent la charge de l’entretenir ainsi que sa suite qu’il avait prévue conséquente, et d’assurer ainsi la conservation de son titre. Il perdait le pouvoir mais il restait le roi. Cette distinction est bien au-delà du partage médiéval entre l’autorité et le pouvoir, car il ne souhaite conserver de son rang que le signe.

La suite est connue : les sœurs trouvent que sa demande est excessive. Elles en viennent ainsi à diminuer son équipage, son train de vie, et la dépense qui lui est due. Il est peu à peu réduit à rien et devient « fou ». Dans ce chemin, dans cet enfoncement dans la nuit de la folie, il est accompagné par deux personnages, d’une part son fou qu’il ne cesse de réclamer, et d’autre part Kent, le duc de Kent qui apparaît déguisé, lui aussi banni, lui aussi désolidarisé du signifiant de son rang, de son origine.

Une autre intrigue se noue parallèlement qui concerne les enfants du duc de Gloucester. Edgar et Edmond, l’aîné légitime et l’enfant adultérin sont au cœur de cette phase de l’histoire. Il convient de relever que c’est la seule tragédie de Shakespeare à introduire une intrigue subordonnée, mais quasiment parallèle à la principale, la redoublant en quelque sorte. L’enfant adultérin du duc de Gloucester, Edmond, celui qui est véritablement le fils du désir paternel, conçu dans un déduit particulièrement réussi, ravivera la rivalité mortifère des deux sœurs aînées, Goneril et Regan. Elles s’entre-tueront. Cordelia viendra reconquérir le royaume et rétablir le roi, la bataille sera d’une certaine façon perdue, mais gagnée à un autre niveau, tout ceci se terminant par la mort de Cordelia et celle de Lear.

Freud trouvait tout à fait invraisemblable le thème du Roi Lear. Mais après tout, à partir de prémisses improbables, l’auteur a « le droit d’édifier un développement tout à fait fidèle à la vie »[3]. Mais il y reviendra en lui donnant un développement plus large. On peut lire, à un premier niveau, le Roi Lear comme deux sages leçons selon lesquelles on ne doit pas de son vivant renoncer à ses biens et à ses droits, ni prendre la flatterie pour argent comptant. Mais on peut aussi y repérer cette opposition entre un premier temps où Lear, semblant sain d’esprit, fait un acte déraisonnable, puis un deuxième où il n’est jamais aussi sensé que lorsqu’il paraît fou – « Reason in madness » (IV, 5, 161) – thème emprunté à Montaigne, en particulier à l’Apologie de Raymond Sebond (Essais, II, 12), dont l’influence est sensible dans la pièce.

La pièce se déroule en trois temps. Un premier temps d’exposition qui met en place ces prémisses que Freud qualifie d’improbables, un deuxième temps de folie, folie nocturne, hors tout repère, puis un troisième temps d’apaisement avec un retour à l’ordre, ordre perturbé au départ.

Le mouvement du Roi Lear est celui d’une régression. Elle devient inévitable dès l’instant où Lear, le père, le roi, n’assume plus sa place dans le Symbolique. Par ce renoncement à son titre et à sa fonction, il s’opère quelque chose qui est comme une éjection de ce registre, qui déclenche, qui engage le mouvement régressif autour duquel est construit l’action et ouvre à la sorte de folie qui traverse la partie centrale de la pièce. Comme Œdipe, semble-t-il, il renonce au service des biens, aux devoirs royaux. Mais en fait il ne renonce à rien, dans un premier temps, car il veut une « vie de fête avec cinquante chevaliers, la rigolade jusqu’au terme »[4].

Un roi, c’est quelqu’un qui dans un groupe social constitué comme un ensemble fini, un royaume, a pour fonction d’assurer la cohésion du groupe social, c’est-à-dire la clôture symbolique du groupe. C’est une figure de ce Un d’exception toujours nécessaire pour que le groupe puisse tenir. Une jouissance sans limite lui est imaginairement prêtée, mais il doit en connaître la limite, puisqu’il est à la fois celui qui se trouve au-delà et celui qui l’incarne. Car c’est un privilège mais c’est aussi une charge. Ce que Lear veut, c’est renoncer à la charge et garder le privilège. Il est dès lors non plus le roi dans sa figure symbolique, mais le roi dans ses atours purement imaginaires, le despote, his majesty the baby, le roi imaginaire d’un royaume d’enfance. Ainsi la scène du début où Lear revient de la chasse, alors qu’il est l’hôte de sa première fille, apparaît comme une réunion d’enfants, un enfant avec ses compagnons de jeu.

À ce moment-là, ce qui lui reste comme fonction royale va lui être retiré. Un serviteur de sa fille le bouscule, ne le reconnaît plus et lui signifie qu’il n’a plus droit aux honneurs qui lui étaient dus jusque-là. Quand Lear lui demande : « Qui suis-je ? » question clé du mouvement de la pièce, le serviteur au lieu de répondre le roi, répond « le père de madame » (I, 4).

On remarquera que la scène est ponctuée, à chaque fois que défaille quelque chose de ce qui soutient son identité, par les appels que Lear profère à l’égard de son fou. Et c’est Kent qui surgit, qu’il ne reconnaît pas, Kent banni, qui apparaît comme le témoin, le corrélat de sa place symbolique, telle qu’elle a disparu. Ce que Kent lui dit et que le roi n’entend pas, c’est qu’il veut le servir, c’est-à-dire le rétablir, car il a l’autorité d’un roi. Or, tous les bons personnages ont un trait commun, la fidélité, ce qui ne leur réussira pas. Ce que Lacan commentera : « au niveau de Lear, mais au niveau de tous ceux qui sont des gens biens dans la pièce, que nous voyons l’absolue condamnation au malheur de tous ceux qui se fondent sur la seule fidélité et sur le pacte d’honneur ».

« Who am I, sir ? » et la réponse « my lady’s father », le père de madame, apparaît comme un renversement dans la logique symbolique de la filiation. Il tient son identité de sa fille. La vérité vient de la bouche du fou, qui dira que la folie de Lear est d’avoir fait de ses filles ses mères.

Le roi Lear peut ainsi se lire à un premier niveau comme un drame de la fonction paternelle et de la transmission. Lorsque ce qui fonde le repérage et l’ordre symbolique du monde défaille, il n’y a plus d’élément qui permette de repérer l’identité. Le fou peut ainsi le manifester, lui qui en permanence dit au roi : « tu es moi et moi je suis toi ». C’est la réversion imaginaire. Les références à cette folie dans la filiation émaillent tout le texte, puisque le roi appelle régulièrement son fou mon neveu.

En 1913, Freud fait référence au Roi Lear dans « Le motif du choix des coffrets »[5] (1913f). Si ce texte peut se lire comme écrit par un devin, guidé par un sens qui serait de l’ordre de l’inspiration poétique, Freud, pour autant, comme le soulignera Lacan, n’est jamais dans la référence à un ineffable, au contraire il est, jusqu’au point le plus obscur, à la recherche du sens.

Ce motif du choix des coffrets est l’étude d’un thème. Il apparaît comme l’analyse structurale d’un mythe au sens de Lévi-Strauss. Freud remarque qu’un thème constant qu’il isole d’abord dans Shakespeare – dans Le Marchand de Venise – mais aussi dans de nombreuses autres figures littéraires ou folkloriques, apparaît comme récurrent : un homme est amené à choisir entre trois femmes. C’est une structure mythologique, mais ce n’est pas un archétype. Freud l’analyse comme ayant la valeur d’un mythe. Il le retrouve aussi bien dans Cendrillon, dans le choix que Pâris doit faire entre les trois déesses, prélude à la Guerre de Troie, etc.

Le silence de Cordelia, ce qu’elle ne peut pas dire, est le véritable amour. À la limite, son silence est le gage d’authenticité de son amour. Elle ne répond pas à la demande de son père et par son silence, manifeste la vérité mortelle de celle-ci. L’amour rend muet, il est au-delà des mots, il manque à se dire, ou plutôt il manque à dire ce qu’il y a de désir en lui. Cela, Lear le méconnaît. Pour Freud, ce drame est celui de l’homme confronté à la mort, qui est l’une des faces de l’amour. Il note que c’est toujours la troisième, Cendrillon, Cordelia, Vénus, qui est choisie. C’est toujours la troisième qui est d’une part la plus belle et d’autre part muette. Cordelia « aime et se tait ».

Mais Cordelia est celle qui à défaut d’avoir un duc aura un roi, le roi de France, c’est-à-dire la seule qui pourra soutenir les emblèmes de la fonction qu’occupait son père. Les choses se calmeront, quand elles rentreront dans l’ordre, quand il retrouvera ses coordonnées symboliques, c’est-à-dire lorsque sa troisième fille venue faire la guerre le rétablira dans sa fonction. Elle l’honorera, le traitant à nouveau en roi. À ce moment-là, il retrouve sa place et le signifiant qui la subsume, mais aussi la mort.

Pour Freud, le mythe se décompose ainsi : tout d’abord, un homme doit faire un choix entre trois femmes ; deuxième séquence, il choisit toujours celle qui est muette ; enfin, cette caractéristique est, dans les rêves, une représentation usuelle de la mort.

Le silence est, à un premier niveau, du registre mortifère de l’imaginaire. Cette femme muette est d’une part la plus belle, celle qui capte le regard, celle qui emplit le voir, et d’autre part celle qui se tait, là où défaille toute parole. La beauté est forme de la vérité et résonne toujours pour nous en rapport avec la mort.

Cette mort a donc à voir avec le regard. C’est la dimension captivante de cette image saisie dans le miroir, de ce maître absolu qu’est la mort, captation de cette image pour laquelle on est aimé, sans savoir pourquoi. En même temps, de cette image, le sujet est dépossédé par l’amour même auquel il est assujetti. Pour assumer cette image, il faut le signifiant, mais c’est lui qui, en même temps, nous la confère et nous en dépossède. « Avant d’avoir à jouir, l’être humain est aimé : sa servitude, l’amour, c’est ce qui répond à la demande d’amour »[6], celle que Lear fait à ses filles, et à Cordelia en particulier.

Freud repère l’origine du mythe dans une figuration ancienne qui est celle des Parques, des Moires ou des Nornes suivant les différentes traditions. Et si la troisième des sœurs est la déesse de la mort, elle s’appelle Atropos, ce qui veut dire l’inexorable, qui associe le a privatif à tropos qui veut dire tourner, mouvoir, fléchir. Cette figure ternaire est une figure unique, car, à l’origine, les Moires n’étaient pas trois. Une déesse unique, Moïra, personnifiait le destin en tant qu’inéluctable.

Ces Parques sont les gardiennes de la loi naturelle et de l’ordre sacré qui fait que dans la nature « le même revient toujours selon un ordre immuable ». Ce retour, Lacan l’identifiera comme une des figures du Réel, ainsi le retour des astres à la même place pour les Anciens. Ce conflit de la Nature et de la coutume est évoqué dès le début du roi Lear par Edmond, fils naturel de Gloucester (I, 2). Mais la culture qui semble s’opposer à l’accomplissement du désir est aussi son fondement.

Ces déesses incarnent le réel de la mort, la séparation. Freud avance un paradoxe : le choix entre ces femmes est libre, mais tombe, à chaque fois, sur la mort que personne n’a choisie. Le sujet en est victime parce qu’il y a une substitution qui remplace la mort par l’amour, vice-versa. Les trois coffrets sont, en effet, le lieu d’une confusion entre désir et demande. Si le phallus est l’objet de la demande, dans le coffret, c’est « un phallus mort, car l’objet est mort »[7]. Dans le coffret, ce n’est pas l’objet correspondant à la demande qui s’y trouve, mais c’est l’objet du désir[8]. Or, c’est une demande d’amour que fait Lear, car il « croit qu’il est fait pour être aimé, ce vieux crétin »[9]. Cette demande est aussi question sur le désir de l’Autre que le sujet pose en toute méconnaissance, car ce à quoi il se refuse, c’est à la castration, comme condition du désir. Le paradoxe de la demande est de viser le désir tout en s’y refusant.

Ce lien entre amour et mort est rencontré dans le miroir, dans la perfection mortifère de cette image narcissique, pour laquelle le sujet se pense aimé, image qui lui est extérieure, étrangère, qui ne peut signifier pour le sujet que sa propre mort.

Ce mouvement est donc pour Freud une régression. Elle renvoie à l’archaïque. D’une part, celui du mythe, car, à l’origine, les déesses de la fécondité, de l’amour et de la mort étaient les mêmes, mais aussi à cette identité archaïque de la préhistoire du sujet.

Lear est en quelque sorte un rebelle, il refuse de se soumettre à la loi de la mort, à la castration. Pour Freud, c’est une inversion du désir, puisque le choix apparent et forcé, celui de Cordelia, Lear s’y refuse. Le choix est une illusion, puisque le sujet ne peut choisir que celle qui, évidemment, est la plus belle et la préférée.

Le personnage de Kent soutient cet ordre d’un bout à l’autre de la pièce, il en est le témoin et le vestige déguisé. Et c’est lui qui accompagnera Lear à la mort en disant : « Ne cherchez pas à le ranimer, véritablement il va là où il a à aller » (V, 3).

Freud nous indique qu’on ne peut pas voir triomphe plus éclatant de l’accomplissement du désir. On choisit là où, en réalité, on obéit à la contrainte, à la contrainte du désir. Lear n’assume pas ce désir qu’il rencontre, qui, en dernier lieu, est un désir pour la mort. Il n’assume pas ce choix bien qu’il l’ait déjà fait dans son esprit. Lear n’est pas qu’un vieillard mais, pour Freud, littéralement un moribond. Les prémisses ne sont alors pas incroyables et le partage du royaume peut se comprendre.

Mais le mouvement s’inverse car, si Lear peut renoncer aux biens de ce monde, il ne veut pas renoncer à l’amour de la femme, au désir le plus archaïque, celui d’être aimé. Dès lors, cette mise à mal de l’ordre symbolique, ce choix qui « arracha la structure de mon être à ses fondements » (I, 4, 221), est aussi mise à mal du désir comme défense face à la jouissance. Le désir suppose la fonction phallique comme canalisant la jouissance. Dès l’instant où celle-ci n’opère plus, c’est une autre jouissance sans limite qui entre en scène. À la « rigolade » du début succède la destruction, qui gagne et ravage tous les personnages, et les mène à la mort. À mesure que l’action progresse c’est le thème du regard qui devient prévalent, comme la cécité de Gloucester qui lui permet de voir la vérité, « Quand je voyais, j’ai trébuché » (IV, 1, 19). L’objet a ne prend son statut que de l’angoisse de castration, de sa phallicisation qui est aussi séparation. Faute de cette indexation, c’est sa face de rebut réel, sa dimension d’horreur qui émerge. La jouissance du regard est aveuglement.

Lacan voyait dans le roi Lear une version dérisoire du tragique d’Œdipe, écart qui peut se concevoir comme effet d’époques distinctes. « Est-ce que, pour me faire comprendre, il faut que j’évoque une autre figure tragique, sans doute plus proche de nous, c’est à savoir le Roi Lear ? » . Mais :

 

 

« Cette topologie qui est la topologie tragique en l’occasion, je vous en ai montré l’envers et la dérision, parce qu’elle est illusoire, parce que ce pauvre Lear n’y comprend rien, et fait retentir, pour avoir voulu entrer, lui, d’une façon bénéfique avec l’accord de tous, dans cette même région, l’océan et le monde, pour nous apparaître toujours n’ayant rien compris, tenant morte dans ses bras l’objet, bien entendu méconnu par lui, de son amour. » [10]

Le dérisoire de Lear est de la nôtre, de ce que Lacan repérait comme affaiblissement de l’imago paternelle dans notre culture et qui se présentera chez Claudel comme père humilié. Mais Œdipe comme Lear sont amenés à un franchissement, qui les conduit dans « cette zone, voie dérisoire de Lear, voie tragique d’Œdipe, [où quiconque] s’y avancera seul et trahi »[11].

À la rencontre du chariot du temps, Lear se rebelle. À la fin du parcours, il devra renoncer à l’amour et choisir la mort. Sa folie est sa lucidité, comme écrivait Montaigne : « Qui ne sçait combien est imperceptible le voisinage d’entre la folie avecq les gaillardes elevations d’un esprit libre », elle est assomption de la limite nécessaire à la jouissance, sans quoi il n’y a que mort. « Ils me disaient que j’étais tout ; c’est un mensonge. Je ne suis pas à l’abri d’une fièvre » (IV, 5, 99).

Ces figures de la mort sont des figures de femmes, de ce désir sans limite, « ô étendue incommensurable du désir d’une femme ! » (IV, 5, 257). Ces trois figures de la femme accompagnent toute vie. La première est la génitrice ; la deuxième, la compagne ; et enfin la troisième est destructrice et mort. On se souviendra de ce tableau de Hans Baldung Grien intitulé Les Trois Âges de la Femme et la Mort que l’on peut voir au Prado, et qui reprend un thème fréquent dans la peinture de cette époque. Il représente ces trois âges sous la forme de trois femmes, trois femmes plus un, le bébé, le nourrisson, son objet ; une femme peut-être enceinte, une vieillarde et enfin un cadavre. Le nourrisson rencontre ces trois personnages, la génitrice, la compagne et la destructrice. Ces trois femmes, rappelle Freud, sont peut-être aussi celles par lesquelles passe pour un sujet l’image de la mère au cours de la vie.

 

 

 

 

« La mère elle-même, l’amante qu’il choisit à l’image de la première ; et pour terminer la terre-mère qui l’accueille à nouveau en son sein. Mais c’est en vain que le vieil homme cherche à ressaisir l’amour de la femme, tel qu’il l’a reçu d’abord de la mère ; c’est seulement la troisième des femmes du destin, la silencieuse déesse de la mort qui le prendra dans ses bras » (Freud, 1913f)[12].

Voir et regarder. Tentative dérisoire de Lear de ressaisir ce point d’où il est et se veut regardé à travers la captation de l’image qu’il voit. Dans la quête de cet objet, Lear le devient, mais déphallicisé, réduit à son être de déchet, à ce rien qui a engagé l’action (cf. IV, 6). Or, ce point a aussi un lien mystérieux avec la féminité, avec le champ de l’Autre où il s’inscrit. Si la coupure des deux instaure le temps inéluctable qui le rattrape, la confusion des deux est précisément la mort elle-même, c’est-à-dire l’anticipation de la fin.

[1] F. Dolto, « Conflits entre les enfants d’une même famille », Les étapes majeures de l’enfance, Paris, Gallimard, 1994 (1946), p. 83.

[2] Les citations proviennent de deux éditions bilingues, qui ne se réfèrent pas exactement au même texte anglais, puisque l’établissement de celui-ci a posé de nombreux problèmes : W. Shakespeare, La Tragédie du roi Lear, trad. J. Derocquigny, Paris, Les Belles Lettres, 1931, et W. Shakespeare, Le roi Lear, trad. G. Monsarrat, Paris, Robert Laffont, 1995.

[3] S. Freud, Le délire et les rêves dans la Gradiva de W. Jensen, Paris,  Gallimard, 1986 (1907a), p. 183.

[4] J. Lacan, Le Séminaire, Livre VII, L’éthique de la psychanalyse (1959-1960), Paris, Seuil, 1986.

[5] S. Freud, « Le motif du choix des coffrets », L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, 1985 (1913f).

[6] J. Lacan, De ce que j’enseigne, conférence à L’Évolution psychiatrique (23-01-1962), 1962, Inédit.

[7] J. Lacan, op. cit., 1962.

[8] J. Lacan, Le Séminaire, Livre IX, L’Identification (1961-1962), inédit.

[9] J. Lacan, op. cit., (1959-1960).

[10] J. Lacan, op. cit., (1959-1960), 29 juin 1960.

[11] J. Lacan, op. cit., (1959-1960).

[12] S. Freud, op. cit.,1913f.