« LA POESIE N’EST PAS UN EXIL MAIS UNE PATRIE » ENTRETIEN AVEC ANOUAR RAHMANI A PROPOS DE « LA VILLE DES OMBRES BLANCHES » – LIONEL LE CORRE

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« LA POESIE N’EST PAS UN EXIL MAIS UNE PATRIE » ENTRETIEN AVEC ANOUAR RAHMANI A PROPOS DE « LA VILLE DES OMBRES BLANCHES » – LIONEL LE CORRE


« Quel effet ça vous fait d’être un problème ? » Cette question non formulée dont pourtant W. E. B. Du Bois[1] nous dit qu’elle hante toutes ses relations sociales même les moins racialisées, il convient de la poser également à l’écrivain et journaliste Anouar Rahmani, 28 ans, qui supporte, depuis de nombreuses années, l’acharnement du régime algérien.

 

Qu’on en juge ici : interdiction de quitter le territoire, vexations répétées contre lui et ses proches, interrogatoire plusieurs heures durant au commissariat de Tipaza… Ses livres publiés au Caire sont interdits de diffusion en Algérie pour « blasphème » et « atteinte à la religion ». Ainsi, lors du Salon International du livre d’Alger en 2017, un représentant du ministère de la culture, accompagné de policiers, a fait saisir ses livres[2]. Enfin, son implication dans le Hirak — mouvement populaire qui ébranle depuis plus d’un an le régime algérien — lui vaut d’être poursuivi pour « outrage aux corps constitués ». Sous le coup d’une peine de prison, son procès est actuellement suspendu pour cause d’épidémie à COVID-19.

Que peut bien écrire Anouar Rahmani qu’il paye d’un prix si élevé ? Les causes qu’il soutient impressionnent : défense des droits humains, des droits des minorités religieuses, des droits

 

LGBT+ – il a été le premier en Algérie à réclamer le mariage pour tous ; mais aussi, soutien aux familles de disparus de la décennie noire ou aux berbérophones (Amazigh) dans leur combat identitaire, etc. Alors pourquoi s’obstiner quand tant d’autres, de lassitude en reniements, renoncent à porter les luttes affines ? Réponse d’Anouar Rahmani : « J’écris pour crier ». Et criant, il incarne surtout le désir d’une génération, la nouvelle, qui, de ce côté-là d’une Méditerranée devenue cimetière, n’accepte plus le joug suppliciant et l’indifférence ingrate d’une société qui ne la reconnait pas.

 

            Lionel Le Corre : La Ville des ombres blanches est l’histoire d’un retour sur la terre natale : cinquante ans après l’indépendance, Jean-Pierre rentre à Alger et écrit son propre roman où il évoque la vie d’avant l’exil. Ton roman est dédié au poète Jean Sénac. Dans sa Lettre à un jeune Français d’Algérie[3] en 1956, Sénac s’adresse aussi à un autre Jean-Pierre dont on ne connait que le prénom. Ton projet n’est-il pas de donner vie à ce Jean-Pierre dont la jeunesse et les amours sont retracées au fil du roman ? Peux-tu nous rappeler qui était Jean Sénac, son importance pour l’Algérie et la leçon qu’il lègue ?

 

Anouar Rahmani : Oui, certainement, je voulais donner une vie nouvelle à Jean Sénac / Yahia Louahrani – son nom de résistant — l’un des constructeurs de la révolution pour l’indépendance en Algérie, un poète qui a tant donné à son pays et qui n’a rien reçu. Un homme engagé qui a choisi d’être Algérien et qui a défendu la cause nationale. Mais à la fin, il a été trouvé mort dans la cave où il vivait, tué par un régime qui a tout fait pour l’effacer de la mémoire du peuple algérien parce qu’il était homosexuel.

 

Jean-Pierre, c’est effectivement le Jean-Pierre de Jean Sénac. Je voulais écrire une biographie mais je n’avais pas assez de matériel car en Algérie, on a effacé les traces de Jean Sénac. D’habitude, on efface les traces du crime, ici c’est une victime qui a été effacée… on ne veut pas faire de Jean Sénac une victime. J’ai donné un corps à Jean-Pierre pour qu’il ait une chance de se défendre, de parler de lui et, bien sûr, il y a une proximité entre Jean-Pierre et Jean Sénac… c’est mon cadeau à Jean Sénac.

 

Je voudrais rappeler une phrase que Jean Sénac a prononcée, à la radio algérienne, après l’indépendance : « Ce pauvre corps aussi / Veut sa guerre de libération »[4]. A la suite de ça, il a perdu son travail et sa maison. Il a évoqué la question de la liberté du corps après l’indépendance. C’est un moment très important car cette philosophie évoquée par un Algérien qui appelle à la libération des corps, c’est un fait primitif, basique… mais cette idée de la libération des corps, c’est une nécessité. Cette parole résonne encore aujourd’hui car l’Etat algérien a lutté contre la libéralisation des corps par le contrôle politique. Dans le roman, j’ai utilisé un lexique très courant en arabe, banal, volontairement non littéraire, j’ai nommé les choses par les mots qu’utilisent les Algériens. J’ai été très direct, très sexuel, par exemple lorsque je raconte la naissance de la sœur de Jean-Pierre… J’évoque aussi la liberté avec des mots de tous les jours ou des choses qu’on ne peut pas dire dans la littérature arabe — chier par exemple — où on a affaire à des personnages supérieurs à la nature. Mais pas mes personnages, ce sont des êtres humains à part entière… je n’aime pas masquer, couper l’être humain en morceaux pour qu’il soit beau. Je préfère une littérature naturelle plutôt que parfaite.

 

J’ai essayé d’évoquer la sexualité comme étant un fait lié à l’histoire de l’Algérie. Les Algériens ne sont pas des robots et la sexualité est importante dans la vie des personnes. Or, l’Etat algérien a tout fait pour massacrer la vie sexuelle des Algériens, hétéros comme homos. C’est un contrôle très fort, c’est une guerre contre la nature, l’Etat veut des enfants ou des anges, c’est une relation de type patriarcal. Les seuls qui jouissent ce sont ceux qui dirigent l’Etat.

 

  1. L. C. : J’ai noté également que tu es né le 9 mars 1992 et que tu as publié La Ville des ombres blanches en 2016. Or, Jean-Pierre est né le même jour que toi en 1938. Autrement dit, à peu de choses près, au moment où tu publies ton livre sur un retour d’exil, tu as le même âge que ton personnage lorsqu’il quitte l’Algérie… quel est ton lien avec le héros du livre ?

 

  1. R. : Jean-Pierre c’est un peu moi aussi, avec son amour, ses rêves, ses idées, sa bouche. C’est moi avec mes envies et ma vision de la vie : je déteste le racisme et j’aime la différence, la diversité. Comme Jean-Pierre, je danse seul chaque nuit dans ma chambre et, moi aussi, j’attends l’amour depuis ma fenêtre.

 

Quelle est la valeur de ce signal ? J’ai écrit ce roman avec ma force d’âme. Jean-Pierre est le premier et le seul personnage à avoir le même jour de naissance que moi. Il dit, il fait et il a vécu des choses que je voulais vivre… ce n’est plus Jean-Pierre, mais Anouar. Il est en contradiction avec sa société et sa terre. On a les mêmes envies, les mêmes sentiments, les mêmes idées. Je pense que Jean-Pierre est une fusion entre Anouar et Jean Sénac… lui a été effacé du passé algérien, moi, du présent.

 

  1. L. C. : « La poésie n’est pas un exil mais une patrie ». Cette phrase très forte, très belle caractérise ton écriture à la fois lyrique, poétique et politique… en quoi la poésie est-elle un acte politique, particulièrement dans ce roman où tu multiplies les références à l’indépendance algérienne : le Mémorial du martyr, la rue d’Isly, etc. ?

 

  1. R. : En plus d’être écrivain et journaliste, je suis poète aussi, et il est clair que lorsque j’écris des romans, je dessine un personnage, je rentre dedans et je m’oublie, mais je refuse de le faire pour écrire, pour le plaisir de le faire. Pour moi, l’écriture n’est qu’un engagement, une patrie qu’on construit pour vivre et non pour fuir. On invente la littérature et on survit avec. Moi, j’ai toujours un message à transmettre, j’écris pour crier.

 

L’écriture n’est pas seulement un art sensuel, c’est un art politique. C’est une façon d’intégrer l’écrivain dans le processus historique où il vit. C’est obligatoire et nécessaire pour le développement de la conscience sociale ou personnelle. L’écriture est liée à ce qu’on vit. Ce n’est pas seulement un imaginaire qu’on construit, encore que cet imaginaire soit déjà collé à ce qu’on voit, ce qu’on pense, ce qui nous entoure. On ne peut pas imaginer une couleur qui n’existe pas. On écrit sur ce qu’on a déjà et on le formule. L’écriture permet de modifier ce qui est déjà en quelque chose de plus actuel, en quelque chose qui apporte un peu plus de liberté. Donc, je pense que l’écriture n’est pas un fait indépendant car on vit dans un monde très politique… on ne peut pas le négliger. La poésie n’est pas un refuge où on peut se sauver. C’est un lieu où on grandit, on vit, on se construit. La poésie n’est pas un complément circonstanciel de lieu mais d’existence… On n’écrit pas pour prouver notre existence mais pour exister.

 

Le message politique du roman est triple. J’ai parlé des trois tabous détestés par la société algérienne : la religion, la politique / l’histoire et le sexe. Par mon roman, j’ai essayé de faire revivre les questions oubliées en Algérie… Ces pages où Jean-Pierre raconte son histoire, ses souvenirs, son enfance à Alger avant l’indépendance, ce qui a existé, ce qui n’existe plus aujourd’hui, qui a été effacé des mémoires, les choses qui devraient être plus faciles à vivre. Par exemple, les Pieds-Noirs, ces Algériens d’ascendance européenne, ont été effacés de l’histoire de l’Algérie. On a effacé leur appartenance à l’Algérie par un fait politique. Or, pour moi, celui qui est né en Algérie, qui y a vécu, est Algérien quels que soient les tressauts de l’histoire… le souvenir est le meilleur attachement à une terre. Les Pieds-Noirs et les Harkis qui le veulent, devraient retrouver la nationalité algérienne car ils n’ont jamais cessé d’être Algériens. Être Algérien c’est avoir un sentiment d’appartenance à l’Algérie. Je ne crois pas aux frontières. C’est imaginaire, elles sont créées par l’homme. L’humanité n’a pas à être condamnée par des frontières imaginaires. Dans le roman, Jean-Pierre, né de parents français, reste Algérien car il a combattu pour l’Algérie mais il l’a quittée en juillet 1962. Comme Franz Fanon ou Maurice Audin qui ont aussi combattu pour l’Algérie. Jean-Pierre a beaucoup d’amour pour l’Algérie et il reste Algérien même s’il a dû fuir. On ne peut pas effacer l’appartenance à une terre par un fait juridique ou politique. C’est naturel l’appartenance à une terre, la nature est supérieure aux hommes.

 

Mon roman est aussi une critique du régime algérien qui s’est construit sur des bases racistes, sexistes et religieuses… toute cette méchanceté est présentée comme de la bonté… le régime algérien a su convaincre les Algériens que cette méchanceté était le bon chemin et la bonne voie pour construire une Algérie nouvelle… or, c’est un mensonge établi sur une base falsifiée.

 

  1. L. C. : La nature est très présente dans La Ville des ombres blanches. Dès les premières pages, le héros se rend au jardin d’Essai à Hamma. Cette scène condense le thème du roman car ce jardin où furent acclimatées les plantes les plus utiles au projet colonial, c’est au fond l’histoire de Jean-Pierre, fils de colons qui s’acclimateront à la terre algérienne jusqu’au déracinement de l’exil… pourtant, écris-tu, Jean-Pierre est plus Algérien que les traîtres et les opportunistes qui jouissent de la révolution… Tu proposes donc une théorie complexe de l’identité où ce n’est pas celui qui dit qui est …

 

  1. R. : Ce n’est pas complexe de vivre sa diversité, l’homme est divers par nature ou par choix, et c’est une liberté, une bénédiction de voir le monde par une vision démultipliée. Je le redis : Jean-Pierre est Algérien, comme tous les autres, et ici, j’évoque la question des Pieds-Noirs Algériens qui étaient et resteront toujours, pour moi, des Algériens. Personnellement, je défends l’idée de permettre aux Pieds-Noirs d’avoir le droit à la nationalité algérienne. La peur n’est pas un argument pour les empêcher d’accéder à leur identité algérienne, la majorité de ceux qui ont quitté l’Algérie, l’ont quittée par peur de l’autre et de sa vengeance.

 

Je ne suis pas nationaliste, je suis universaliste. C’est pourquoi je dis qu’un Etat c’est toujours un projet à renouveler, en transformation, comme on dit qu’on ne peut pas se baigner dans la même rivière deux fois… L’Etat désigne à la fois l’organe juridique d’un peuple sur un territoire donné et aussi une manière d’être comme lorsqu’on parle de l’état des choses… c’est une situation qu’on vit, un événement qui passe dans notre vie. Or, l’Etat ne vient pas avant l’être humain et l’Etat doit changer avec la naissance de chaque être humain car, de fait, cela le transforme. Il doit s’adapter en permanence. Donc, c’est toujours un nouvel Etat. C’est pourquoi le régime actuel n’a rien à voir avec l’Algérie du passé. Il y aussi une Algérie juridique qui se transforme pour arriver à contenir ses habitants… d’où le recours aux deux sens du mot Etat…

 

  1. L. C. : L’homosexualité est très présente dans ton roman : il y a les amours tumultueuses de la pianiste, Melle Nancy, le rêve érotique de Jean-Pierre qui décrit une scène de masturbation collective entre camarades… il y a aussi une esthétique très proche des artistes Pierre et Gilles (p. 118). Mais, ce qui retient l’attention c’est l’histoire d’amour entre Jean-Pierre et Khaled, son ami d’enfance qui devient l’un des martyrs de l’indépendance algérienne… Là aussi tu proposes une théorie complexe puisque, premièrement, Jean-Pierre, pour se faire aimer de Khaled imagine devoir se travestir en Sarah ; deuxièmement, en trouvant l’amour avec Khaled, c’est finalement l’amour de son père mort qu’il retrouve…

 

  1. R. : Jean-Pierre est un homosexuel qui aime un certain Khaled, un arabe, par hasard. Albert Camus a choisi de tuer un arabe, par hasard. Kamel Daoud, lui a donné une vie, moi, je l’ai aimé. Je lui ai donné une chance de faire son coming out. Un arabe, un Algérien, un Berbère, un Français, tout le monde a le droit d’aimer et d’être aimé. Jean-Pierre et Khaled sont deux visages d’une seule vérité naturelle : on peut tous aimer, par hasard, par choix, par coïncidence ou par mémoire… l’amour c’est un droit, même dans les moments de guerre.

 

La mentalité algérienne a perdu son aspect émotionnel et artistique… l’amour n’est pas abordé comme tel, directement… comme si on avait peur de l’amour, d’écrire sur l’amour. Les auteurs qui abordent l’Algérie de façon historique l’abordent de façon très violente, comme si l’Algérien était un être coincé dans un seul angle, barré par des barrières de fer, très limité. Dans l’imaginaire algérien, on n’a pas le droit d’aimer et d’être aimé, l’arabe c’est un être qui tue. Or ce sont avant tout des êtres humains… tous les Algériens sont multiples, variés, avec une très grande capacité d’aimer. C’est donc très important de dessiner un personnage qui peut se masturber, baiser, aimer, s’habiller en femme. C’est lui donner une nouvelle liberté à cet être emprisonné. Mon but, c’est de casser le mur des semblants pour voir la réalité. Donc, écrire de cette façon directe, forte, sans limiter le langage, c’est une force de frappe contre le mur des convenances, ces murs, ces frontières, ces prisons qui nous entourent. Je suis Algérien et je dis que je ne suis pas emprisonné, limité, donc j’ai le droit d’aimer, de boire, de lire le journal, de me masturber, de baiser, d’avoir une opinion… d’exister.

 

Dans le roman, Jean-Pierre ne se déguise pas pour recevoir l’amour de Khaled. Il se déguise chaque nuit, dans sa chambre, pour son propre plaisir… et soudain, Khaled le surprend… Jean-Pierre a honte, il ne sait pas quoi faire… il se présente comme Sarah, son déguisement lui sert à se sauver. Il a peur du rejet de Khaled, pourtant Khaled sait bien que Sarah, c’est Jean-Pierre. Mais comme Khaled espère être aimé il accepte ces conditions. D’une certaine façon, lui aussi se déguise devant Jean-Pierre en faisant semblant de croire en Sarah, de lui exprimer son amour alors qu’au fond Khaled est amoureux de Jean-Pierre. Devant Jean-Pierre déguisé en Sarah, Khaled camoufle son amour pour Jean-Pierre. Ce sont deux joueurs qui font semblant… C’est Khaled qui le premier, est amoureux de Jean-Pierre… il n’a pas trouvé l’occasion, il le guette à sa fenêtre, il attend, il espionne Jean-Pierre… Quand il le voit déguisé en femme, il a le courage de franchir toutes les limites : celle de la fenêtre qui les sépare et celle de l’interdit que représente l’amour entre deux hommes auquel il accède en faisant semblant… ensuite Khaled danse avec Sarah/Jean-Pierre, c’est une scène innocente, un amour pur… Jean-Pierre est très heureux alors car il ressent auprès de Khaled une protection paternelle. Il n’a pas connu d’autres affections masculines après la mort de son père… et là avec Khaled, il retrouve cette protection qui lui donne de la force, un modèle… donc pour lui, l’amour pour Khaled est aussi l’amour d’un fils pour son père… comme un sugar daddy… parfois le langage gay utilise le lexique paternel pour dire l’amour entre hommes… il y a un manque d’affection paternelle chez une partie des gays. Jean-Pierre se sert du lien au père pour trouver l’amour comme un sugar daddy… d’ailleurs Khaled est plus beau que lui, plus fort, plus grand. La base primaire de l’amour de Jean-Pierre c’est son père. Dans mon autre roman, Dieu pisse debout, le lien au père passe par son meurtre : le héros tue son père pour pouvoir aimer.

 

J’ai commencé à écrire La Ville des ombres blanches en 2015, j’avais 22 ans… je ne l’ai pas fait comme un professionnel, j’ai juste essayé d’écrire un roman… Les critiques ont dit que c’était un livre vulgaire parce que j’utilise la langue parlée par les Algériens pour parler de sexe ou de dieu.

 

Concernant le couple lesbien formé par Melle Nancy et son amie, je voulais varier les orientations sexuelles dans le roman… montrer toutes les orientations. Mais on trouve aussi dans le roman l’amour fort des parents de Jean-Pierre… Avec le personnage de Melle Nancy, je voulais aussi donner une chance au corps féminin d’apparaitre homosexuel. L’appréciation du corps masculin ne se fait pas aux dépens de la beauté du corps féminin. Les deux sont appréciables. Ce n’est pas nécessairement une décision radicale d’être homosexuel, on peut apprécier la beauté de l’autre sexe car la beauté n’a pas de sexe.

 

  1. L. C. : En quoi la lecture de La Ville des ombres blanches peut-elle éclairer le lecteur français sur le Hirak qui depuis un an secoue l’Algérie ?

 

  1. R. : Que l’Algérie n’est pas seulement une terre de l’histoire passée, mais aussi du présent et de l’avenir. Mon histoire avec le régime algérien peut résumer la manière dont l’Etat algérien se comporte avec son peuple… ça donne une image claire du régime algérien : nous ne sommes que des êtres mineurs, même si on est intellectuel ou âgé et avec de l’expérience… nous restons des enfants pour eux. Ce régime regarde son peuple avec mépris. Il méprise l’intelligence de son peuple. Il limite cette intelligence et l’enferme dans un cadre religieux et militaire. C’est un crime contre l’Etat car, ainsi, ce régime arrête le processus d’avancement des mentalités et le développement du cerveau social. Le régime fait ça par volonté… c’est vexatoire… au fond, le régime veut garder le peuple algérien sous la formule de l’indigénat… des indigènes qui ne pensent qu’à se nourrir au jour le jour ou qui se demandent où ils vont dormir cette nuit… le régime veut que ce soit là les seules questions que se posent les Algériens.

 

Or, les artistes et les écrivains sont une chance de soulever d’autres questions, et de proposer des réponses nouvelles… c’est comme ça que les sociétés avancent… c’est seulement ainsi qu’on pourra faire une Algérie qui n’a jamais existé car elle a été écrasée. Donc, je dis que l’Algérie est toujours colonisée… sous la garde d’un régime qui garantit seulement sa reproduction. Ce qui s’est passé avec moi est porteur de vérité : comme moi, il y a des Algériens porteurs d’un héritage arabo-musulman et qui sont aussi de plain-pied dans la modernité… je défends la diversité des droits humains… donc ça peut aussi contribuer à modifier les stéréotypes des Européens sur le monde arabo-musulman… je demande, par ce roman, le droit à ma société d’exercer son droit à l’intelligence, de penser, d’avoir des écrivains, des philosophes. C’est un droit plus important que le droit à l’indépendance car l’individu est plus important que l’Etat ou toute autre plateforme politique… l’être humain est un fait réel, l’Etat n’est qu’un fait juridique.

 

Alger – Paris, mars 2020.

Ouvrages, nouvelle et articles disponibles en français :

[1] W. E. B. DU BOIS, Les Âmes du peuple noir, Paris, Editions La Découverte, 2007, p. 9.

[2] R. MOUSSAOUI, « Algérie. Anouar Rahmani, une plume contre l’inquisition », L’Humanité, jeudi 20 février 2020, en ligne : https://www.humanite.fr/algerie-anouar-rahmani-une-plume-contre-linquisition-685007 ; voir aussi : A. TAÏA, J.-Ph. CAZIER, « Pour Anouar Rahmani », Diacritik, 15 février 2020, en ligne : https://diacritik.com/2020/02/15/abdellah-taia-pour-anouar-rahmani/

[3] J. SENAC, « Lettre à un jeune Français d’Algérie », Esprit, n°3, mars 1956, p. 335-339.

[4] J. SENAC, Œuvres poétiques, Actes Sud, 2018, 840 p.