La femme contre la mère* – Gabriel LOMBARDI

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La femme contre la mère* – Gabriel LOMBARDI

VARIA

*Suites logiques chez Lacan du livre de Markos Zafiropoulos : La question féminine, de Freud à Lacan ou la femme contre la mère, PUF Paris, 2010.

 

« Il y a une corrélation entre l’âge, appelons-le capitaliste, et l’extension de ce discours analytique. Et le progrès qui en résulte est certainement d’un autre ordre que celui de la connaissance : il est de celui de ce que j’appellerais la rigueur logique ».

Lacan, « La psychanalyse dans sa référence au rapport sexuel », 1973.

 


  1. Retours


La lecture du livre La question féminine de Freud à Lacan ou la femme contre la mère de Markos Zafiropoulos[1] m’a beaucoup aidé dans la suite de ma recherche actuelle qui porte sur le même sujet : la question féminine dans l’œuvre de Lacan. J’ai suivi sa question, les apories qu’il relève et les hypothèses qu’il promeut par sa recherche concernant le passage de Freud à Lacan et aussi le retour de Lacan à Freud. Malgré les différences quant à la méthode employée par Markos Zafiropoulos dans son cadre de lecture – l’anthropologie psychanalytique –, ses résultats sont convergents avec les miens, plutôt inscrits dans la logique sur laquelle Lacan appuie sa démarche théorique et pratique dans les années qui suivent les deux périodes considérées par Zafiropoulos. Pour son archéologie critique de l’œuvre de Lacan Zafiropoulos distingue trois périodes séparées par la théorie du père : la première est celle du jeune Lacan qui cherche des solutions du côté de la sociologie française (Durkheim et Le Play) où le père est le père de famille[2]; la seconde prend son départ de la rencontre du psychanalyste avec Claude Lévi-Strauss[3]. En cette seconde période le père devient un signifiant d’exception (le Nom-du-Père) et pour la troisième que Zafiropoulos appelle celle des Mythologiques de Lacan[4], le père devient une métaphore à retrouver dans la mythologie occidentale.

 

En effet, dans son « retour à Freud », Lacan chausse les lunettes de Claude Lévi-Strauss pour relire l’œuvre théorique et les cas cliniques de Freud, en focalisant spécialement sa recherche sur deux points cruciaux, bien isolés par l’anthropologue : la théorie du signifiant d’exception incarné par le Nom-du-Père, et celui de la femme en tant que disjointe de la mère, voire située contre elle. Markos Zafiropoulos jette sur ces deux thèmes des lumières qui rendent sa démarche très convaincante et fondée sur l’analyse des textes des auteurs fondamentaux de la psychanalyse.

 

Pour ma part, la lecture de La femme contre la mère m’a permis de discerner un autre retour à Freud articulant ces deux thèmes cruciaux relus non pas cette fois avec les lunettes de Lévi-Strauss mais avec celles de Kurt Gödel – à savoir celui qui réussit à fort bien manier logiquement « le dire de Cantor », et donna sa bénédiction à la machine formelle de Turing fournissant en quelques décennies un nouveau support à l’existence de l’homme. Cette machine est la matrice du langage de la programmation et de tous les réseaux – sociaux ou non – qui en dérivent.

 

En effet, avec sa relecture logicienne de Totem et tabou, Lacan tente de passer du mythe et de l’ambiguïté religieuse du père dans les échanges symboliques relevée par Markos Zafiropoulos, au père réel en tant qu’opérateur structural. Ce père réel, dit Lacan en 1970, en parfaite cohérence avec ce moment où l’influence de Lévi-Strauss sur ses recherches est la plus forte, « (…) il est strictement exclu de le définir d’une façon sûre, si ce n’est comme agent de la castration »[5]. Et c’est dans la position intenable d’être celui qui posséderait « toutes » les femmes, que Lacan situe ce nouveau visage du père comme terme de l’impossible. C’est-à-dire qu’il lui confère une ex-sistence venant à la place de son statut mythique sans éliminer toute relation avec le mythe. « Le réel du père c’est absolument fondamental dans l’analyse. Le mode d’existence du père tient au réel. C’est le seul cas où le réel est plus fort que le vrai. Disons que le réel, lui aussi, peut être mythique », dira-t-il en 1975, à la Columbia University[6]. L’entêtement de Freud avec Totem et tabou et Moïse et le monothéisme fait retour avec le dernier Lacan. Mais à quelle nécessité logique (et non biologique) répond ce retour ?

 

Entre ces deux références, Lacan lit entre autres choses les Analytiques d’Aristote orienté par Jan Lukasiewicz et Jacques Brunschwig. Cette lecture lui permet d’articuler les deux thèmes étudiés par Markos Zafiropoulos d’une manière très nouvelle et cohérente avec les intuitions et les hypothèses antérieures de Zafiropoulos le conduisant à promouvoir le père et la femme comme termes clefs dans l’analyse du désir et des jouissances. Et ceci d’une manière telle qu’une étrange opposition devienne possible comme nous le développons aux deux points suivants.


  1. Coté père – mère – phallus – castration


Dans son texte L’étourdit, le phallus φ – signifiant de la jouissance hors-corps et prototype universel du semblant -, devient pour Lacan une fonction précise : la fonction d’extraction de la jouissance du corps pour le parlêtre mâle (on pourrait alors appeler ce dernier mâlêtre, de par son rapport à la jouissance). Pour ce malêtre alors, il n’y a rien d’autre que la castration (« x φx), sauf s’il se situe en position d’exception (Ǝx ¬φx) comme il en fut par exemple du cas Schreber, un cas de psychose, pour qui la jouissance fait retour du semblant vers le corps, ou encore s’il impute au père une jouissance, hors semblant phallique[7]. De ce côté, « Il y a donc deux dit-mensions pour pourtouthomme, celle du discours dont il se pourtoute, et celles des lieux où ça se thomme »[8]. Ainsi, cet homme se coupe dit Lacan (en un jeu de mots avec le grec τέμνω, qui veut dire couper), et il se coupe de manière diverse : soit il le fait du côté des discours qui s’assurent de l’impossible et qui le démembrent entre semblant/vérité/travail/plus-de-jouir, soit il se coupe dans la confrontation corps à corps avec l’Autre sexe, hors de tout discours et dans le passage à l’acte sexuel selon les conditions que la psychanalyse met au jour à savoir celles du non-rapport sexuel.

 

On peut apercevoir dans cet hommage au père et dans ce thomage, l’équivoque qui permet à Lacan de lire Freud pour le côté mâle, avec des instruments logiques rénovés pour situer de manière au fond très classique la position de la femme en tant qu’objet de désir et d’échange dans les discours qui font liens sociaux, versus ce qu’il en est de la mère dont le désir père-vers se soutient de son enfant-fétiche et qui est l’unique forme de perversion que Lacan reconnaisse pour ce qu’il en est des femmes.


  1. Côté femme


Mais « contre la mère », et pour passer de cette première configuration qui est celle de la dialectique père – mère – castration – phallus à celle de la femme, la logique des prédicats du premier ordre, dont la consistance a été démontrée par Gödel dans sa thèse de doctorat de 1929[9] ne suffit pas. N’ayant pas ici la place de le faire il me faut sauter le pas intermédiaire de l’isolement par Lacan de l’Objet (a) et du « j’aime en toi quelque chose plus que toi » qui pourrait garantir une certaine consistance logique et j’en viens au second retour à Freud dont je parle et dans lequel Lacan engage deux autres directions de recherche à inclure dans une logique qu’Aristote non seulement n’a pas développée, mais qu’il a abandonné ou interdit de tout le poids de son autorité, respectée jusqu’à Georg Cantor, c’est-à-dire durant deux millénaires.

 

La première direction consiste à opposer à l’universel phallique la logique du prédicat qui inclut la négation du quanteur universel, (¬ »x φx), c’est-à-dire que cette ligne fait fonds sur un particulier minimal (au sens de Brunschwig), qui, de s’approcher toujours plus de l’universel ne l’atteint jamais. Pas tout x est φx. On pourrait reformuler cela en disant « pas tout signifiant, en tant que substance jouissante, est hors corps ». C’est le premier abord encore relativement fragile de Lacan pour approcher une théorie de la jouissance féminine qui, de n’être pas toute phallique revient sur le corps dans une sorte d’hétérogénéité radicale à l’Un et à ses résonnances phalliques. L’Autre est le corps, avait d’ailleurs formulé Lacan quelques années auparavant et ce que la castration veut dire c’est que la libido phallique a été extraite du corps.

 

La deuxième ligne de recherche peut être plus féconde, c’est celle qui établie une corrélation entre l’extension de la psychanalyse et l’âge du capitalisme[10], corrélation encore d’autant plus aigüe qu’il s’agit de la forme actuelle du capitalisme numérique et informatique. C’est en effet dans cet autre versant de sa recherche que Lacan lit « le dire de Freud » (expression présente plusieurs fois dans L’étourdit), avec les mêmes lunettes que « le dire de Cantor » (L’étourdit, cité trois fois). L’instrument qui lui permet de situer plus solidement la jouissance pastoute, ce sont les lunettes de Kurt Gödel , le fondateur de la logique la plus rigoureuse de l’histoire de la science, permettant du même coup l’étude de l’extension (mais aussi des limites) de toute formalisation logique possible de l’arithmétique (étant entendu que l’arithmétique est la discipline qui traite des raisons ou des effets réels du langage que l’on appelle les nombres, et qui échappent à la logique des prédicats de premier ordre).

 

Rappelons que Cantor fut le premier mathématicien à développer au milieu du XIXème siècle une théorie des nombres libres de la limitation imposée par Aristote à la science, celle de ne pas pouvoir travailler avec des ensembles ou nombres infinis actuels, comme par exemple « l’ensemble de tous les nombres entiers positifs ». Une fois ouverte par Cantor la possibilité d’admettre des ensembles infiniment étendus, une autre arithmétique s’impose, une autre logique est possible, et les deux se conjuguent dans la théorie axiomatique des ensembles de Zermelo-Fraenkel, qui constitue la manière la plus fréquente de présenter les fondements des mathématiques. Dans ce cadre-là on peut alors montrer facilement que :

  • Chaque ensemble est inférieur ou égal à l’ensemble de ses sous-ensembles [Potenzmenge]. D’où surgit le corollaire immédiat selon lequel il n’y a pas de « tout », parce que chaque « tout » est toujours inferieur à l’ensemble de ses parties. Les conséquences quant à la conception de l’universel phallique sont alors évidentes : hors de l’univers phallique ou de tout autre univers, il ex-siste Encore d’autres choses.
  • Le plus simple des axiomes de l’infini de la théorie des ensembles affirme l’existence de nombres inaccessibles. Qu’un nombre n soit inaccessible veut dire qu’on ne peut pas l’atteindre par addition ou par multiplication d’un nombre plus petit de nombres plus petits que n. Et il est très important pour nous de retenir ce que Gödel explique en 1947, à savoir qu’il y a un et seulement un nombre entier positif fini qui est fortement inaccessible, c’est le nombre 2. En effet, on ne peut arriver au nombre 2 ni par multiplication ni par addition d’un nombre plus petit de nombres plus petites que n  [11]. Si on écrit 1+1 = 2 on a déjà mis deux uns pour arriver à 2.

 

Lacan saura tirer les conséquences de cette particularité extrême du 2 pour expliquer les assises logiques actualisées selon lesquelles le parlêtre est arrivé à cette étape de la civilisation où est démontré la non-existence d’un rapport sexuel qui puisse être inscrit entre un corps 1 et un corps 2. C’est donc avec plus de deux éléments que l’on doit suppléer à ce non-rapport. Et Lacan montre, en jouant d’une question à la fois précise et équivoque de quelle manière le français sait reconnaître la difficulté de savoir ce qu’est le 2 (d’eux) : est-ce d’eux qu’il s’agit ? énonce – t-il. Le nombre inaccessible étant alors volontiers remplacé par une mutiplicité toujours en puissance et toutes sortes de suppléances fictionnelles peuvent alors venir suppléer à cette inaccessibilité du 2.

 

Au niveau du sexe, on connaît la multiplicité des jouets, des corps tierces et des quators échangistes, des additions disciplinaires, des soustractions hystériques, des bouts de corps sadiquement prélevés à l’Autre et aussi des divisions perverses du partenaire entre autres techniques qui aident le mâlêtre à s’apparier timidement au 2 du sexe. On peut aussi tenter une solution via le mode homosexuel contradictoire avec le 2 du sexe Hétéros, qui est radicalement Autre. Certes de nos jours qui ne sont plus ceux de Kirkegaard on méconnaît le joyeux oxymore qu’implique le terme « homosexuel », « Gay » en effet se déduit de « gai ».


  1. Introduction des bases logiques du sexe


Avec la théorie des ensembles, les équivoques du langage envahissent et altèrent le réel du nombre. Ce mouvement constitue l’arithmétique de manière plus puissante et plus prolifique, plus féconde en théorèmes mais aussi en paradoxes. La théorie des ensembles n’est pas stérile, énonçait avec humour Poincaré car elle engendre l’antinomie, et comme on le sait les énoncés paradoxaux de Russell et d’autres logiciens sont lourds d’une prolifération impossible à stopper comme il en est par exemple de l’énoncé très connu évoquant l’ensemble de tous les ensembles qui ne se contiennent pas eux-mêmes et dont on se demande s’il se contient lui-même ?

 

Une formalisation logique de la théorie des ensembles s’imposait donc au début du XXème siècle, pour éviter (spécialement lorsqu’il parle de lui-même) que le langage mathématique puisse se nier, se contredire, et importer les équivoques de lalangue et de l’agrammaire dans la logique : la phrase « je ne dis pas la vérité », peut-elle être fausse ? peut-elle être vraie ? les deux choses à la fois ? Et alors quelle serait la valeur de vérité de ce dernier énoncé ?

 

Whitehead et Russell avec leur Principes des Mathématiques ont essayé d’éviter de telles contradictions en interdisant laborieusement qu’un énoncé puisse parler de lui-même, voire qu’un langage puisse le faire. Dans ce cadre, il faudrait toujours parler d’un langage à partir d’un autre qui est dit alors métalangage. Mais une telle solution ôtait au dire de Cantor toute la puissance libertaire qu’il avait importée du langage ordinaire pour étendre et déplier le langage mathématique jusqu’aux nombres actuels et infiniment grands, les transfinis. Cette solution de Whitehead et Russell n’en a pas été une, et elle fut plutôt un retour sans futur au discours du maître antique et aux interdictions par lesquelles il s’est maintenu depuis l’Antiquité jusqu’au XXème siècle.

 

Ce qu’a fait Kurt Gödel, par contre, a été de montrer en 1931 qu’il n’est pas nécessaire d’interdire puisque dans un système entièrement formalisé de la théorie des nombres on peut démontrer l’existence de quelques impossibles. Par exemple, si un système est complet il est inconsistant, c’est à dire qu’il démontre des vérités en excès ; dans le même système on peut alors démontrer l’affirmation et la négation du même théorème et donc de n’importe quel théorème. Et si au contraire le système est consistant, c’est parce qu’il y a des théorèmes de la théorie élémentaire des nombres qui restent en dehors du système, sans démonstration. Même s’ils paraissent vraisemblables, ils restent indécidables, vrais peut-être mais indémontrables dans le système logico formel en question. Il fallait donc commencer à séparer radicalement la question de la vérité de l’ordre du démontrable ou du dérivable à partir des axiomes préalablement acceptés[12].

 

À partir du cadre des impossibles tracé par Gödel, Alan Mathison Turing, déjà débarrassé du problème de la vérité et de la sémantique des théorèmes, a trouvé en 1936 un système pour computer tout ce qui est effectivement computable démontrable ou dérivable, et qui deviendra la matrice logique du software, des logiciels à partir desquels on commence dans les années 1940 à fabriquer les premiers ordinateurs. Très rapidement, en un demi-siècle, la « machine de Turing » a transformé les communications, a robotisé la fabrication des engins divers, a permis de développer l’internet, les moteurs de recherche, les smartphones, et aussi la globalisation des civilisations du parlêtre. Robertson choisit de situer précisément ici le début d’une quatrième étape de l’histoire des civilisations étant entendu que les trois antérieures sont pour lui, celle du langage, de l’écriture et de l’imprimerie[13].

 

La machine valable pour tous les hardwares, est l’idée de Turing publiée en 1936 et soutenue par Gödel qui a relu le texte très en détail avant qu’il ne soit envoyé pour publication aux Proceedings of the London Mathematical Society, en y trouvant d’ailleurs deux petites erreurs qui ont été corrigées par Turing avant la publication[14].

 

Cependant Turing remarque avant 1950 que cette machine, qui est, au moins théoriquement, entièrement programmable, c’est-à-dire capable d’obéir à ce qui a été commandé avant qu’elle exécute, n’a pas d’intelligence, pas d’initiative, pas de désir. Elle ne peut non plus arrêter volontairement le procès programmé qu’elle a commencé à exécuter et qui n’est pas encore terminé. À ce moment-là, Turing se demande ce qu’il faudrait fournir à la machine pour qu’elle puisse non seulement obéir, mais aussi avoir l’initiative, qu’elle puisse être intelligente, assez bonne pour interpréter le désir du partenaire. Faudrait-il qu’elle désire chatouiller la jambe d’une « lady computer machine » ? L’idée, ébauchée en 1948 devant des autorités scientifiques et dans le contexte politico-militaire de l’époque, n’a pas été si bien reçue que ses contributions antérieures, qui apportaient des techniques d’informatisation, de déchiffrage, de communication, voire de fabrication automatique de tout type d’engins.

 

L’approche turingienne de la machine intelligente fut présentée formellement dans son article de 1950, Computing machinery and intelligence, où il propose une ébauche de tout ce qui sera « l’intelligence artificielle » qui inonde le monde actuel, voire remplace les PDG des entreprises les plus modernes s’interrogant sur les effets bureaucratiques de la hiérarchie et son obsolescence.

 

L’article de 1950, étrangement espiègle, ludique et très éloigné de la rigueur gödelienne de son article de 1936, commence par se demander si les machines peuvent penser[15]. Comme c’est une question trop difficile dit l’auteur, il propose de la remplacer par une autre, qui peut s’exprimer en des mots « relativement non équivoques » [relatively unambigous words]. Il pose alors le problème dans les termes d’un jeu d’imitation, dans lequel interviennent trois personnes : un homme, une femme et un troisième humain qui pose des questions en ne pouvant recevoir que par écrit les réponses des deux premiers. Turing affirme que l’homme peut être considéré comme « intelligent » s’il peut mentir afin de convaincre la troisième personne qu’il est la vraie femme. Il suffirait de mettre la machine au lieu de l’homme pour tester son intelligence. Peut-elle convaincre le troisième – le juge – qu’elle est la vraie femme ?

 

Somme toute, une machine est intelligente que si elle peut tromper le partenaire, si elle peut se faire passer pour une vraie femme. Pour y arriver, elle devrait ne pas répondre en obéissant au software ou à son logiciel qui lui aurait laissé la liberté de prendre des décisions. Par exemple, en lui permettant de donner une réponse aléatoire, comme un caprice qui vienne au lieu du désir. « Sometimes such a machine is described as having free will », écrit Turing en laissant l’énonciateur en troisième personne, la non-personne dont parlent Heidegger et Benveniste.

 

Cette deuxième machine de Turing sera aussi la cause de la prolifération des textes de science- fiction comme ceux, précurseurs, de Philipp K. Dick qui met en scène la multiplication des réplicants rebelles dans le style Blade Runner, le film de Scott fondé sur une de ses nouvelles. C’est aussi bien par ce biais que Mark Zuckerberg explore, d’un point de vue extérieur, la structure des liens sociaux, pour les répliquer dans sa machine bien connue, qui permet les mensonges au partenaire au niveau des mots, des images, des positions dans la vie, et en matière de sexe, voire pour ce qui concerne les suffrages présidentiels aux États-Unis. C’est ce que l’on appelle les « réseaux sociaux », qui ne sont pas vraiment des discours formateurs de lien social au sens lacanien du terme mais des effets de l’association du capitalisme avec la programmation turingienne engendrant des effets nouveaux, certainement incertains, dans l’ordre des discours et des liens sociaux.

 

En ce moment se développe de manière exponentielle le mouvement #MeToo et sa chasse aux sorcières chiasmatique, où les inquisiteurs sont des femmes et les sorcières une série de petits pervers qui ont osé exiger une rétribution, un service pour promouvoir une femme au statut d’actrice d’Hollywood, d’athlète olympique ou de femme au foyer. Ce qui était naturalisé depuis l’Antiquité à l’aide du caractère « arrangeant » des femmes[16], a été subverti par ces nouveaux dispositifs qui permettent de mettre en scène en temps réel ce que Euripide (Les Bacchantes) et Aristophane (L’Assemblée des femmes) avaient imaginé il y a plus de 2.000 ans. Ce furent des fictions sans succès, du fait de la fermeté du discours du maître antique qui, associé à l’homosexualité grecque, puis arabe, eucharistique, catholique, a su maintenir les femmes dans l’isolement. Isolement brisé par le New York Times et les autres moyens de communications politiquement corrects et turingiens qui ont réussi à faire entendre les cris des femmes auparavant confinées dans les limites du foyer ou réduites au silence.


  1. Compacité, continuité, contigüité


La clameur des femmes trouve aujourd’hui la possibilité de se faire entendre, c’est un des succès très actuel de la civilisation du parlêtre où, comme compensation au manque de rapport sexuel, il y a le « dire de Cantor » et ses effets, le « dire de Freud » et les siens, par lesquels la psychanalyse non seulement coexiste mais se développe avec le capitalisme numérique.

 

C’est donc après avoir chaussé les lunettes de Gödel pour lire Freud et ayant prévu l’incidence de cette nouvelle logique, que Lacan peut proférer dans une de ses leçons de son séminaire Encore : « Je pense à vous ; ça ne veut pas dire que je vous pense », pour souligner le caractère indirect de son appel, particulièrement quand il est adressé aux femmes.

 

Dans ce séminaire, Lacan situe d’un côté de la sexuation la jouissance marquée par un trou qui ne laisse pas d’autre voie que la jouissance phallique. Puis il pose la question : « De l’autre côté, quelque chose peut-il s’atteindre qui nous dirait comment ce qui jusqu’ici n’est que faille, béance, dans la jouissance, serait réalisé ? »[17] Son appel immédiat à l’espace de la jouissance comme quelque chose qui doit s’interroger avec une topologie qu’il a essayé de faire équivaloir à la structure, le renvoie à la notion de compacité en mathématiques.

 

« Rien de plus compact qu’une faille »[18], dit-il, se référant ainsi à ce que Cantor le premier avait su entrevoir avec son « ensemble triadique », qui est en même temps le premier exemple de fractale connu et bien défini un siècle avant que ce terme n’ait été proposé par Mandelbrot[19]. L’ensemble triadique de Cantor est un ensemble de mesure nulle au sens de Lebesgue, qui se produit par ablation du tiers central d’un intervalle entre deux nombres « naturels » tels que 0 et 1, et puis par retirement itératif du tiers central de chaque partie restante. Sa mesure est nulle, et pourtant, il a la puissance du continuum tel qu’un nombre transfini. On l’appelle aussi « la poussière de Cantor ». Il s’agit d’une faille compacte, de mesure nulle et de cardinalité inaccessible, c’est le lieu que Lacan attribue topologiquement à l’Autre du sexe. Son inaccessibilité permet de laisser de côté qu’il s’agit d’eux, la multiplicité sérielle avec laquelle la philosophie du temps du capitalisme numérique répond à la question du féminin à travers la pluralisation des genres déplaçant et dégradant ce qu’il en est de l’hétéros vers la pluralité. Ce n’est plus d’eux phalliques du père-vers, mâle ou mère, qu’il s’agit donc, c’est de la faille compacte et inaccessible qui s’incarne dans une femme en tant que telle.

 

Cette indication topologique coïncide avec l’idée de la sexualité féminine qu’avait déjà Lacan en 1960, lorsqu’il relève l’hétérosexualité foncière de la jeune homosexuelle de Freud : « C’est sur la féminité que porte l’intérêt suprême », et dans la même page :

Peut-être se découvre-t-il par là l’accès qui mène de la sexualité féminine au désir même. Bien loin que réponde en effet à ce désir la passivité de l’acte, la sexualité féminine apparaît comme l’effort    d’une jouissance enveloppée dans sa propre contiguïté (dont peut-être toute circoncision indique-t-elle la rupture symbolique) pour se réaliser à l’envi du désir que la castration libère chez le   mâle en lui donnant son signifiant dans le phallus.[20]

 

Cette approche du féminin par la contiguïté et en même temps la compacité d’une faille, radicalement inaccessible à la mesure naturelle entièrement étrangère à la logique de la coupure, est l’abord original que Lacan propose et par lequel la psychanalyse d’une femme pourrait devenir analyse tout court, sans fictions ni mascarades.


  1. Le retour d’eux


Le fait que l’information démasque les classiques détenteurs du secret qui, philosophes ou non, ont toujours été au service du maître antique, ouvre le champ à cette tardive « libération des femmes », bien postérieure à d’autres mouvements de libération. Cependant, il ne faut pas méconnaître que le plus puissant facteur pour la libération des femmes, comme celle antérieure des esclaves et des serfs ou de la plèbe a été l’introduction de ce qui peut les remplacer. Dans la première révolution industrielle, les machines à tisser et autres engins produits par la mathématisation de la physique ont libéré les serfs. Liberté plutôt négative, comme le suggère Marx, liberté de crever de faim dans beaucoup de cas, liberté de devenir prolétaire dans des dispositifs de plus en plus aliénants et moins sociaux. Les temps modernes de Chaplin montrent bien les caractéristiques d’une telle libération.

 

Dans la révolution technologique actuelle, la femme devient libre, à partir de cette machine numérique qui nous offre la possibilité de l’imiter, de la remplacer, de la modéliser logiquement et de donner réalité (virtuelle) à l’accès à sa jouissance pastoute, celle qui trouverait sa source dans l’inaccessibilité du 2 ou de l’ensemble triadique de Cantor. Au-delà de tous les progrès culturels et idéologiques, elle devient libre de pouvoir être imitée aujourd’hui par tous les software ou hardware, « que vous pouvez acheter » (expression chère à Turing, qui aimait jouer avec les objets transfinis comme s’ils étaient quelque chose que l’on peut trouver sur le marché).

 

Bien sûr, le « truc » de Cantor-Gödel-Turing a été rapidement employé par les nombreux mâles châtrés qui aspirent à la jouissance de l’Autre Sexe, qui envient la jouissance du corps, génitif subjectif, par opposition à la jouissance phallique, qui est hors-corps et qui doit se nourrir de tous les fantasmes psychiques que la grammaire propose pour alimenter la confusion proposée par le génitif objectif de jouir du corps.

 

Bien avant Judith Butler il est formidable de voir comment des philosophes tels que Deleuze et Guattari ont profité des dires mentionnés de Cantor et de Freud pour construire des théories non hiérarchisées, dites fractales, rhizomiques ou extraterritoriales pour donner son statut au féminin. C’est le retour de la multitude sadienne (d’eux) qui se proposent au lieu du 2 inaccessible – inaccessible pour le mâle, pas pour elles qui y existent de par les conditions structurelles (qui n’exclue pas l’anatomie) de leur émergence au corps parlant –. Pour ces philosophes il n’y a pas 2 sexes, ils nous l’expliquent, écoutons-les :

C’est cela, les machines désirantes ou le sexe non humain : non  pas un ni même deux sexes, mais n.… sexes. La schizo-analyse est  l’analyse variable des n.… sexes dans un sujet, par-delà la représentation anthropomorphique que la société lui impose et qu’il se donne lui-même de sa propre sexualité. La formule schizo-analytique de la révolution désirante sera d’abord : à chacun ses sexes[21].

 

 On voit comment le philosophe devient une fois de plus le bouffon du maître, anticipant en ce cas les avantages que trouvent Facebook® ou d’autres entreprises dans l’énorme prolifération des genres : pour la publicité–cible.

 

Même chez les féministes les plus lucides qui regardent ces auteurs avec sympathie, tout ombre de hiérarchie leur semble l’ennemi le plus dangereux. Judith Butler combat Rosi Braidotti parce que celle-ci parle encore de la différence sexuelle, donc elle serait hétéronormative ! Le 2 de la femme, son inaccessibilité étant toujours plus difficile à supporter, du moins dans la théorie, que la pluralité d’eux, de tous les genres et de tous les queers du monde qui sont donc mis dans le même ensemble que les femmes : LGBTQQI etc. On trouve déjà beaucoup plus de 50 genres qui viennent à dissoudre ce qu’il en est du 2 du sexe réel, avec la multiplicité des mensonges déjà prévus par Turing dans sa conception de la deuxième machine. On pourrait y ajouter le genre zombie, bien situé entre l’éros et la mort dans les fictions infantiles de notre époque.


  1. Le dire de Lacan


Quelle distance y a-t-il entre ces bouffonneries et ce que Lacan propose avec la psychanalyse comme sortie personnelle du capitalisme qui rejette l’amour, la castration et le corps ! Lui disait simplement ceci :

Que le sexe ça soit réel, ceci ne fait pas le moindre doute. Et sa  structure même, c’est le duel, le nombre « deux ». Quoi qu’on en pense, il y en a deux : les hommes, les femmes, dit-on, et on s’obstine à y    ajouter les auvergnats ! [Rires] C’est une erreur ! Au niveau du réel il n’y a  pas d’auvergnats[22].

 

Le sexe n’est pas une question de hiérarchie, mais de différence radicale et inéliminable. La femme de Markos Zafiropoulos, celle qui est effectivement contre la mère, est cohérente avec la structure du parlêtre. Il s’agit d’une position logique très bien repérée par le psychanalyste anthropologue qui résiste à la mesure phallique et aux suppléances plus ou moins queer, qu‘elles soient de singularité sans pair, ou d’orgueil des particularités auparavant combattues et aujourd’hui dépourvues, hélas, de leur sacré secret. Ces secrets ont déjà été démasqués avec la législation capitaliste, avec la démédicalisation pharmacologique avec les fantaisies philosophiques évoquées plus haut et avec le porno virtuel de tous les genres auquel tous nous avons accès.

 

Le remplacement du féminin prend aujourd’hui de nouvelles formes, plus radicales que l’humble perversion ; il trouve ses modèles dans la schizophrénie ou dans la folie maniaco-dépressive, dans la Hamletmaschine de Heiner Müler ou dans le 4.48 psychose de Sarah Kane. Il y a des nouveaux modèles de transgression des limites avec lesquels on « aborde » maintenant la femme, mais il faut se souvenir qu’il y a deux siècles le Woyzeck de Georg Büchner montrait déjà ce qu’il en était de l’avancée de la prolétarisation sur sa femme qu’il finissait par tuer avec ces mots : « Tu sais, Maria, tu es tellement belle que s’en est un péché… ; Est-il possible que le péché mortel soit si beau ? ».

 

Déjà pour les deux premières périodes étudiées par Markos Zafiropoulos il résultait de l’enseignement de Lacan qu’un psychanalyste en tant que tel, et pas en tant que citoyen ne peut soutenir la parité et encore moins la pluralisation des sexes s’il admet l’hétérogénéité du féminin comme élément central du désir de l’analyste qui n’est pas si aveugle que cela.

 

Je crois qu’à partir de ce mouvement de lecture qui est le mien et qui tente de répéter celui de Markos Zafiropoulos nous pouvons déduire qu’il existe un « dire de Lacan » qui subsiste dans les différents moments de son œuvre et que malgré ses différentes références théoriques, son style de retour à Freud en chaque époque ne contredit en rien les périodes qui précèdent bien qu’à chaque fois ce retour se réalise depuis des perspectives différentes.

 

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[1] M. ZAFIROPOULOS, La question féminine, de Freud à Lacan ou la femme contre la mère, Paris, Puf, 2010. La cuestión femenina de Freud a Lacan, Buenos Aires, Ed. Logos Kalos, 2017.

[2] M. ZAFIROPOULOS, Lacan et les sciences sociales ou le déclin du père, Paris, Puf, 2001. Lacan y la ciencias sociales, Buenos Aires, Ed. Nueva Vision, 2002.

[3] M. ZAFIROPOULOS, Lacan et Lévi-Strauss ou le retour à Freud, Paris, Puf, 2003. Lacan y Levi-Strauss, Buenos Aires, Ed. Manatiales, 2006.

[4] M. ZAFIROPOULOS, Les mythologiques de Lacan , Toulouse, Erès, 2017. Las mythologicas de Lacan, Buenos Aires, Ed. Logos Kalos, 2018 (à paraître).

[5] J. LACAN, Le Séminaire. Livre XVII. L’envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1991, p.149.

[6] J. LACAN, « Columbia University », Scilicet 6/7, Paris, Seuil, 1976, p. 45.

[7] J. LACAN, « L’étourdit », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 460.

[8] Ibidem.

[9] Simplifié par Leon Henkins. Voir : L. HENKINS, « The Completeness of the First-Order Functional Calculus », Journal of Symbolic Logic, n° 14, 1949, p.159–166.

[10] J. LACAN, « La psychanalyse dans sa référence au rapport sexuel », Lacan in Italia (1953-1978) – En Italie Lacan, Milano, La Salamandra, 1978.

[11] K. GÖDEL, « What is Cantor’s continuum problem ? », Collected Works. II : Publications 1938–1974, Oxford, Oxford University Press, 1990.

[12] K. GÖDEL, « Über formal unentscheidbare Satze der Principia Mathematica und verwandter Systeme », Monatshefte Math. Phys., vol 38, 1931, p. 173-198.

[13] D. ROBERTSON, The New Renaissance. Computers and the Next Level of Civilization. New York, Oxford Univ. Press. 1998 (NDRL).

[14] A. M. TURING, « On computable numbers, with an application to the Entscheidungsproblem », Proceedings of the London Mathematical Society, vol. 43, 1937, p. 230-265.

[15] A. M. TURING, « Computing Machinery and Intelligence », Mind, vol. 49, 1950, p. 433-460.

[16] J. LACAN, « Télévision », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 540.

[17] J. LACAN, Le Séminaire. Livre XX. Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 14.

[18] Ibidem.

[19] G. CANTOR, « De la puissance des ensembles parfaits de points », Acta Math., vol. 4,‎ 1884, p. 381-392.

[20] J. LACAN, « Propos directifs pour un congrès sur la sexualité féminine », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 735.

[21] G. DELEUZE, F. GUATTARI, L’Anti-Oedipe, Paris, Les Editions de Minuit, 1972, p. 356.

[22] J. LACAN, Le Séminaire. Livre XIXbis. …ou pire, Paris, Seuil, 2011, p 154-155.