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Figures du héros et logiques de l’inconscient, de Freud à Lacan – Markos ZAFIROPOULOS


Le héros et le sujet de l’inconscient


 

Pour aborder du point de vue de la psychanalyse l’élucidation de cette figure du héros, il convient d’abord de rappeler l’existence des tout premiers textes consacrés à cette question dans le champ psychanalytique et donc d’abord celui d’Otto Rank, intitulé Le Mythe de la naissance du héros, publié en 1909[1] avec une courte préface de Freud de quatre pages, préface qui trouvera ensuite son autonomie et sa célébrité sous son propre intitulé : « Le roman familial des névrosés. »[2] L’étude de la question que nous reprenons un siècle plus tard a donc fait son entrée dans le champ psychanalytique sous les auspices d’un Freud de cinquante-trois ans, réalisant un point de capiton inaugural entre son syntagme – le roman familial du névrosé – et l’étude du mythe de la naissance du héros, rédigée par un jeune psychanalyste de vingt-cinq ans, Otto Rank. Ce qui permet tout de suite d’apercevoir que l’analyse du mode de production mythologique du héros (sa naissance) demande à être lue, du point de vue de Freud lui-même, avec l’analyse du roman familial du névrosé ; ou, mieux dit, que l’analyse du roman familial du névrosé est l’interprétation freudienne du mythe de la naissance du héros.

 

Bref, pour Freud (et pour Rank, son jeune lecteur), la clé de la légende de la naissance du héros est à chercher dans le roman familial du névrosé. Autant dire que pour Freud – et donc pour Rank – c’est le névrosé qui fait le héros, ce qui implique donc que le mythe doit être interprété par la névrose.

 

Voilà grossièrement rappelée la classique option épistémologique dans le domaine, ainsi que le bon ordre d’entrée en scène des objets : la névrose est première et le mythe est second.

 

Quant à la succession historique des textes, si l’on peut raisonnablement imaginer que la préface de Freud vient après le texte de Rank, il faut aussi savoir que la notion de roman familial avec son poids d’universalité émerge en premier, c’est-à-dire, comme le rappellent les traducteurs de ses Œuvres complètes, dès le 20 juin 1898 dans une lettre à Fliess : « Tous les névrosés forgent ce que l’on appelle le roman familial (qui dans la paranoïa devient conscient) qui est, d’une part au service du besoin de grandeur, d’autre part au service de la défense contre l’inceste », écrit Freud[3].

 

Tous les névrosés forgent ce qu’on appelle le roman familial…

 

Nous sommes donc dans l’universel de la névrose, comme nous y sommes en 1899, lorsque Freud analyse « Les rêves typiques de la mort de parents chers[4] » et indique que :

 

« Si le roi Œdipe n’est pas moins capable de bouleverser l’homme moderne qu’il ne le faisait pour le Grec, son contemporain, la seule solution pourrait bien être que l’effet de la tragédie grecque ne réside pas dans l’opposition entre le destin et la volonté humaine, mais est à chercher dans la particularité du matériau dans lequel cette opposition se révèle. »[5]

 

À savoir l’accomplissement des souhaits de notre enfance : abattre son père et épouser sa mère.

Au total et du point de vue de Freud, on peut donc conclure que l’existence de la figure du héros du mythe ou de la tragédie (Œdipe, Hamlet, etc.) trouve ses ressorts dans le moteur inconscient et universel de la névrose infantile. Il y a donc d’abord les souhaits de l’enfance, la névrose infantile, puis le mythe, la tragédie, etc.

 

D’où la légitimité du jeune Rank d’engager, selon ses propres termes, « une tentative d’interprétation des mythes à partir de la psychologie. »[6]

 

Celui qui il y a un siècle s’acharna à rendre compte dans notre champ du mythe de la naissance du héros fut donc un lecteur de Freud – dont les démêlés avec son propre père sont célèbres[7]. Mais lecteur qui, pour en rester au plan épistémologique, s’est autorisé à chercher et donc à trouver, du point de vue de l’engendrement névrotique, ce qu’il y a de commun dans la particularité des récits de naissance des dix-huit héros qu’il sélectionna, en partant de Sorgon Ier, le fondateur de Babylone jusqu’à Scéaf, le héros d’une légende anglo-lombarde, en passant par les plus connus dans notre champ : Moïse, Œdipe, Hamlet, Jésus, etc.

 

De l’examen de cet impressionnant corpus, Rank isole dans l’objet de recherche, le mythe, les traits communs de ce qu’il appelle la légende type de la naissance du héros organisée selon le modèle suivant :

  1. l’enfant est né de parents éminents ;
  2. sa naissance est précédée de grandes difficultés ;
  3. un présage arrive avant la naissance et annonce un grave danger pour le père ;
  4. l’enfant est exposé et destiné à la mort ;
  5. il est sauvé par des animaux ou des personnes de basse extraction ;
  6. il retrouve ses nobles parents, se venge de son père, est reconnu et parvient à la gloire ou à la renommée[8].

 

L’unité du modèle type se déduit de la névrose qui l’engendre, ou encore de ce cristal de névrose que se trouve être le roman familial du névrosé isolé par Freud.

Alors, peut-on se satisfaire d’une telle démarche ?

 

Oui et non.

 

Oui, parce que le travail de Rank est celui d’un pionnier de l’anthropologie psychanalytique, qu’il est à la fois précis, plein d’érudition et qu’il cherche à saisir un universel de l’objet ; et non, parce que cet universel semble très rapidement lui échapper des mains, étant donné qu’il aperçoit très vite tout ce qui dans la pluralité du matériel ethnologique n’entre pas vraiment dans le cadre de son modèle type. Du coup, le voilà conduit à donner plusieurs versions de son texte (republié en 1913, puis en 1922) en surajoutant des fragments ou des cas de figure contredisant la logique du modèle, comme pour ce qu’il en est du cas où, au lieu de se venger du père, le héros pourrait bien le sauver – selon la logique, dit-il, d’un fantasme pubertaire. De même, fort de l’exemple de la mère animale qui, sous les traits de la louve, vient recueillir Romulus et Remus, et après avoir lu le Totem et tabou de Freud (1912-1913), le voilà qui propose sous les auspices cette fois de l’inévitable Bachofen[9], l’érection d’une mère totémique encore plus primitive que le père de Totem et tabou, occupant bientôt une place très envahissante dans le sauvetage du héros, etc.

 

Bref, une louve n’y retrouverait pas ses petits. Et plus il tente de refermer la main sur son idéal-type et plus celui-ci implose, lui imposant sans cesse d’y revenir sous le regard quelque peu dubitatif de ses contemporains.

 

« Force nous est de constater que les spécialistes en la matière auxquels ce livre devait rendre service ne lui ont apporté jusqu’ici que bien peu de compréhension. Du moins l’auteur n’a-t-il perçu aucune voix qui prouverait le contraire », constate ainsi amèrement Otto Rank dans sa préface à la seconde édition très augmentée de 1922.

 

Cela sent le raté…

 

Et pourquoi donc ?

 

Rien n’empêche évidemment de convoquer l’inusable résistance contre la psychanalyse pour expliquer la panne, mais enfin je proposerai plutôt dans cet Essai d’aller au cœur de la question épistémologique.

 

En effet, s’il y a ici une sorte de raté inaugural, c’est probablement aussi – selon moi – qu’il faut réexaminer de près le bien-fondé de la logique de l’épistémè de Rank, forgée sur l’axiome d’une construction voulant déduire la logique des mythes de celle de la névrose.

 

En effet et reprenons : ce qui paraît fonder chez Rank la certitude de refermer la main sur l’unité d’un idéal-type de la légende est d’abord l’idée qu’il y aurait un idéal-type de la névrose dont il se déduirait, et disons-le clairement : un idéal-type de la névrose œdipienne en tant qu’universelle et refermant en son cœur le roman familial du névrosé.

 

Alors, est-ce si sûr ?

Eh bien non, parce qu’en fait d’universel, il s’agit ici à l’évidence d’abord de l’idéal-type de la névrose au masculin et du coup, ce qui ici crève les yeux, c’est que ce qui brille encore par son absence dans cet essai de psychologie des masses n’est rien d’autre que la femme en sa figure héroïque qui pourtant émerge bien de manière polymorphe aux sources mêmes de la culture occidentale chez les Grecs, sous le visage par exemple d’Antigone, de Médée, de Lysistrata, etc. Je remarque d’ailleurs que dans ces quatre pages sur le roman familial du névrosé qui, du point de vue de Freud, je l’ai dit, interprète le mythe de la naissance du héros, Freud relève comme en passant que « l’activité de fantaisie des filles peut, sur ce point, s’avérer beaucoup plus faible. »[10]

 

Bien, mais si les filles – ces Pénélope – se trouvent, selon Freud, démontrer ici si peu d’entrain pour tisser le roman familial fantasmatique d’où elles pourraient surgir comme autant d’héroïnes mythiques, est-ce à dire qu’Antigone, Médée, Lysistrata et leurs sœurs seraient, quant à leur naissance, sans légende ?

 

Non, bien sûr. Mais ces légendes sont-elles, elles-mêmes, réductibles à une légende type ? Et si oui, cette légende type est-elle la même que celle du héros mâle ? On voit qu’il y aurait là un beau travail, encore à écrire, sur la légende de l’héroïne.

 

Mais pour en rester à Rank, ce qui est sûr, c’est qu’en fait d’universalité, son travail manque ici la moitié du monde, tant au plan du sexe de l’héroïne qu’au plan de la névrose de la fille, et de son roman familial dont on se demande si, même dans sa modestie attestée par le diagnostic de Freud, il pourrait, ou non, déboucher sur la production d’un mythe de la naissance de l’héroïne.

 

Il y a là encore donc, je l’ai dit, une recherche à faire dans une perspective comparative entre les sexes qui mériterait bien mieux que le silence assourdissant de Rank sur cette question, recherche qui pourrait interroger, du point de vue de ce que j’ai appelé La Question féminine, la remarque de Freud concernant, cette fois, la relative faiblesse des filles à produire l’étoffe fantasmatique de l’héroïne. Cette recherche aurait le mérite de relancer les enjeux de cette question féminine[11] reprise par le biais de la figure héroïque propre à permettre d’examiner à nouveaux frais la délicate question de l’idéal de la femme du point de vue de la femme dans la culture occidentale, où il est au moins certain que cet idéal s’incarne de manière polymorphe (Médée, Lysistrata, Antigone, Athéna, etc., mais aussi bien Blanche Neige, Cendrillon, etc.). Quoi qu’il en soit, et ce qui est sûr pour la recherche de Rank, c’est qu’en fait de héros, la diversité du genre n’est pas prise en compte, pas plus que celle du roman familial du névrosé que Freud semble pressentir comme différent selon les sexes. D’où une première difficulté n’autorisant pas à simplement endosser la thèse de Rank fondée sur une légende type, un type de névrose et un roman familial… du seul sexe masculin.

 

« De près et de loin », c’est-à-dire du point de vue des variations culturelles, il faut renoncer encore un peu plus à l’adhésion spontanée à la thèse de Rank en demandant si au-delà même de la différence entre les sexes il y a ou pas une universalité de la névrose permettant de supposer, comme l’a fait Rank, de pouvoir refermer la main sur un idéal-type de la légende, même lorsque l’on s’en tient au masculin.

 

Eh bien, c’est précisément ce que met en doute le jeune Lacan de 1938, d’emblée très réticent à admettre l’universalité de l’Œdipe, de même que dix-huit ans plus tard, le Lacan lévi-straussien du Séminaire sur « Les psychoses » (1956) soutient encore l’hypothèse qu’il pourrait bien exister des névroses hors « de la pensée religieuse qui nous a formés », pensée religieuse au fond de laquelle, dit-il, gît l’idée « de nous faire vivre dans la crainte et le tremblement », et qui explique « que la coloration de la culpabilité est si fondamentale de notre expérience psychologique des névroses, sans qu’on puisse préjuger pour autant de ce qu’elles sont dans une autre sphère culturelle. »[12]

 

Ainsi, il pourrait bien y avoir des névroses non œdipiennes, non articulées autour de la crainte de Dieu et qui se déduisent d’autres mythes beaucoup plus riches que ce trognon de mythe œdipien organisant la subjectivité de notre modernité occidentale, indique Lacan. D’où l’idée d’une complexité ethnologique qui, ajoutée à la réintroduction de la différence des sexes dans la recherche, rend très improbable la pertinence de l’hypothèse de Rank voulant rendre compte de l’unité du mythe par celle de la névrose œdipienne. De même cette hypothèse se trouve-t-elle très en défaut si l’on y ajoute encore l’histoire, c’est-à-dire ici l’évolution des mythes du héros qui menace de toujours déborder un peu plus l’unité de l’idéal-type de Rank devenu dès lors véritablement introuvable.

 

Alors j’ai dit qu’il pourrait bien exister pour Lacan des névroses qui se déduisent d’autres mythes que de l’Œdipe. Oui, car du point de vue de Lacan, il n’est pas vraiment pertinent de chercher à déduire le mythe de la névrose puisque, pour lui, c’est plutôt de l’inverse qu’il s’agit, à savoir que c’est plutôt la névrose qui se déduit du mythe, tant pour son existence même que pour son évolution, ou encore pour ce qui concerne l’évolution historique de la subjectivité inconsciente du héros névrotique.

 

Ainsi formule-t-il clairement dans Le Séminaire, livre VI, Le Désir et son interprétation (1958-1959) :

« Qu’est-ce que c’est que ces grands thèmes mythiques sur lesquels s’essaient au cours des âges les créations des poètes, si ce n’est une espèce de longue approximation qui fait que le mythe, à être serré au plus près de ses possibilités, finit par entrer à proprement parler dans la subjectivité et dans la psychologie. Je soutiens et je soutiendrai sans ambigüité – et, ce faisant, je pense être dans la ligne de Freud – que les créations poétiques engendrent, plus qu’elles ne les reflètent, les créations psychologiques »[13].

 

La position de Lacan est donc sans ambiguïté, au moins quant à l’objet, et pour lui il faut donc admettre que ce n’est pas tant le récit mythique qui se déduit de la névrose, mais que c’est bien la vie d’âme de l’individu (pour parler comme Freud) qui se déduit du mythe.

 

De Freud à Lacan, il semble bien qu’il y ait donc là un renversement capital qu’il convient d’apercevoir parce qu’il permet de mieux situer l’impossible qui objecte à l’ambition sans issue de Rank, de même et plus généralement que ce renversement décisif permet de mieux s’y retrouver quant à ce qu’il en est de ce qui nous intéresse plus directement comme psychanalystes, à savoir la délicate question de l’évolution des névroses ou encore de la subjectivité inconsciente.

 

Arrêtons-nous un peu pour faire le point et scander :

  1. si la pluralité des mythes engendre celle des névroses, alors on comprend que Rank ne puisse refermer la main sur un universel, une légende type qui ne peut exister puisqu’elle est forcément plurielle selon les sexes, les cultures, etc. D’où l’impossible motivant les tourments de Rank, son symptôme et sa nécessité de réécrire sans cesse son texte ;
  2. mais si c’est bien de la pluralité des mythes que se déduit la pluralité des névroses, comme celle de leurs romans familiaux éventuels (qui ne sont pas tout à fait les mêmes selon le sexe, l’enveloppe culturelle, etc.), alors il faut bien embrasser d’abord la pluralité des mythes pour rendre compte de la pluralité des névroses ;
  3. si c’est bien de l’évolution des mythes dans une même aire culturelle pour le même sexe que se déduit l’évolution du sujet de l’inconscient dans cette aire-là, alors c’est bien de l’analyse de l’évolution historique des mythes qu’il faut partir pour rendre compte de l’évolution des figures inconscientes du héros de la névrose.

 

D’où le fait que Lacan – ayant opéré son renversement axiomatique qui peut s’énoncer comme suit : ce n’est pas la névrose qui fait le mythe mais le mythe qui fait la névrose –, poursuive son raisonnement dans Le désir et son interprétation pour, non plus chercher à réunir les traits communs unissant les deux versions d’un même mythe (Hamlet et Œdipe), mais pour isoler tout au contraire ce qui les différencie, au point exact par exemple de la place du savoir quant à la mort du père. Car si dans Œdipe roi, relève Lacan, le héros tragique tue son père sans savoir qu’il tue son père, et si Laïos ne sait pas qu’il est assassiné par son fils, ni qu’il est mort, il n’en va évidemment pas de même pour Hamlet.

 

Autrement dit, si le père et le fils sont dans Œdipe roi radicalement séparés du savoir quant à la mort du père, non seulement le père d’Hamlet sait qu’il est mort, mais le roi du Danemark sait aussi qu’il a été trahi par l’alliance incestueuse de son propre frère Claudius avec le désir insolemment génital de sa propre épouse, qu’il demande d’ailleurs à son fils d’épargner, comme lui-même l’a fait de son vivant, tant il idéalisait cette femme que ne devait atteindre le moindre souffle de vent.

 

Disons-le grossièrement : chez Œdipe, à la différence d’Hamlet, pas d’atermoiement car pas de savoir et donc pas de complexe, ni de fantasme.

 

Je ne développe pas ici plus avant sur ce point, mais cela suffit, je crois, pour comprendre pourquoi et comment, une fois son renversement axiomatique opéré, Lacan doit poursuivre en isolant d’un geste chirurgical ce qu’il appelle les différentes fibres des mythes pour en isoler les différences et enfin accéder aux particularités subjectives du héros moderne occidental qui reste figé dans son acte parce qu’il est « pris en masse » dans le registre de l’êtrification imaginaire ; et qu’il ne peut que reconduire cet étrange dialogue avec lui-même le conduisant à sans cesse différer l’acte, tandis que le héros antique est lui séparé du savoir, et qu’il va donc droit à l’acte[14]. On comprend, du coup, que c’est bien Hamlet qui entre en analyse et pas Œdipe, qui n’en a pas besoin, et l’on comprend que la psychanalyse est aussi une clinique de l’acte, de même enfin que l’on comprend combien il est exigible, pour ce qui concerne la construction d’un objet de recherche dans le champ d’une anthropologie psychanalytique d’option lacanienne, de ne pas contourner la diversité de l’objet : ici le héros. Objet variable quant au genre, aux pluralités culturelles et à l’évolution historique, je l’ai déjà souligné. Toutes choses à partir de quoi se fomente, du dedans de l’Autre de la culture ou du symbolique (le trésor des signifiants), la logique constitutive de la névrose ou du sujet de l’inconscient dont seule la psychanalyse peut rendre compte.

 

Alors, Freud s’en tient-il à rappeler ce qu’il y a de commun entre les tragédies ?

 

Eh bien pas du tout, puisque dès L’interprétation du rêve (1900), il met lui-même l’accent sur les différences opposant Œdipe roi et Hamlet quant à l’inhibition du prince, que l’on ne retrouve pas chez Œdipe. Mais il indique aussitôt que :

« Dans le traitement modifié du même matériau se révèle toute la différence, existant dans la vie d’âme, entre les deux périodes très éloignées l’une de l’autre : la progression au cours des siècles du refoulement dans la vie affective de l’humanité. »[15]

 

Pour Freud, s’il ne faut donc pas voir uniquement ce qu’il y a de commun entre les tragédies d’Hamlet et d’Œdipe, reste qu’elles sont ici clairement présentées comme des révélateurs de l’évolution de la vie d’âme – dont ici l’aggravation du refoulement – et que c’est donc bien la névrose infantile (son roman familial, l’ampleur du refoulement aggravé) qui rend compte du mythe et de son évolution, tandis que c’est l’inverse chez Lacan. De même Freud indique-t-il que ce qui motive Hamlet en tant que version d’Œdipe, « ce ne peut être bien sûr que la propre vie d’âme du poète. »[16]

 

D’où l’on peut conclure au total que si Freud n’endosse pas vraiment la théorie de l’idéal-type caractérisant l’hypothèse de Rank, la méthode et donc les attendus épistémologiques de l’impasse de Rank, il n’en demeure pas moins que c’est dans le corpus freudien antérieur à celui de Rank que semble bien émerger l’axiome voulant déduire l’organisation des mythes de celle de la névrose ; et il faudra donc bien attendre le Lacan structuraliste pour qu’advienne enfin le renversement majeur de cette axiomatique affirmant que le mythe fait la névrose, ou plus simplement, que c’est Hamlet qui explique Shakespeare et pas l’inverse.

 

Ce pourquoi, au total, je reste très réservé sur la protestation de Lacan quant à sa fidélité épistémologique à Freud : « Je crois être dans la logique de Freud… ».

 

Mais je laisse ceci pour le débat épistémologique tout en prônant la solution par Lacan qui commande donc d’emprunter ce qui fut, il y a un siècle, négligé par Rank, à savoir les chemins de la différence des sexes, de la pluralité des cultures, de l’évolution historique de l’Autre du symbolique d’où se déduit pourtant, en effet, le sujet de l’inconscient – forcément héroïque par quelque côté –, mais il faudrait ici encore rappeler à la discipline de la diversité des structures, parce qu’après tout il ne serait pas juste non plus de s’en tenir aux affinités électives liant les figures du héros à celles de la névrose, en excluant du même coup tout ce qui s’y retrouve dans la perversion et dans la psychose.

 

D’où, fidèle à mon épistémologie critique, l’idée selon laquelle le héros n’existe pas dans le champ freudien relu par Lacan, et qu’il faut là encore déconstruire l’unité factice de la notion pour s’engager dans une clinique différentielle tenant compte de l’histoire, de la culture, de la structure subjective, etc.[17]

 

Enfin, je souhaite par cet Essai faire mieux apercevoir, à nouveau, tout ce que l’idée de la déshérence de l’Autre du symbolique, qui caractériserait nos sociétés, interdirait de penser, si nous l’endossions sans critique, ce qui concerne l’analyse de la modernité tardive dont les organisations sociales ne sont pas sans figures héroïques, sans mythologies, sans névroses, sans roman familial, etc.

 

Je terminerai par deux remarques rapides.

  1. Si j’ai dit que l’Œdipe, du point de vue de Lacan, n’est pas forcément universel, c’est parce qu’il faut savoir situer le registre de l’universalité là où il est, c’est-à-dire au plan de la fonction symbolique elle-même. Et cette universalité, je l’ai déjà dit, est exigible pour que l’ethnologue comme le psychanalyste puisse s’y retrouver quand à la diversité culturelle, sexuelle, historique de son objet.

 

« Tout esprit d’homme est un lieu d’expérience virtuel pour contrôler ce qui se passe dans des esprits d’homme quelles que soient les distances qui les séparent », écrivait Lévi-Strauss[18] car, en effet, ce qui est universel, ce n’est pas tel ou tel mythe, tel ou tel rite, telle ou telle langue, c’est la fonction symbolique elle-même qui inclut les rites, les structures de parenté, les langues, les régimes juridiques et naturellement les mythes (dont l’Œdipe) d’où se déduisent les névroses… qui ne sont donc pas nécessairement toutes à contenu œdipien.

 

Et je dis cela pour que l’on évite les faux débats concernant l’universalité de l’esprit de l’homme, qui, si elle est convenablement située, comme je viens de le dire, n’est pas à mettre en doute, alors qu’inversement le doute peut – à bon droit épistémologique – être reçu pour ce qui concerne l’universalité de telle ou telle figure historiquement contingente de la fonction symbolique, comme il en est par exemple de la figure mythique d’Œdipe dont se déduit en Occident le roman inconscient de la névrose.

 

  1. Enfin manque au plan des structures évoquées (névrose, psychose, perversion) la perversion au sens freudien du terme, et pourtant j’ai déjà dit l’importance de ce que j’ai appelé le héros homosexuel dans l’analyse des modifications morphologiques que peut connaître notre modernité quant aux nouvelles règles de l’alliance, du mariage ou de l’homoparentalité qui sont au cœur de notre actualité. Sachons simplement que je n’exclus pas, tout au contraire, cette position subjective du champ de la recherche sur le héros.

 

Mais si l’évolution historique de la névrose occidentale oppose pour une part les atermoiements d’Hamlet aux actes catastrophiques par lesquels Œdipe frappe mortellement son père et « laboure » sa mère jusqu’à ce qu’en un geste d’automutilation il paye, de ses yeux jetés à terre, la sorte d’aveuglement qui jusque-là surplombait son destin, reste que ce qui différencie les deux héros est la manière dont ils s’arrachent (ou pas) à cette place de fétiche de la mère dans laquelle ils se trouvent au même titre que chaque enfant. Ce qui nous conduit à cette question qui fait le titre de mon prochain Essai : Qu’est-ce qu’un enfant ?[19] et… complétons, qu’est-ce qu’un enfant dans la culture occidentale d’aujourd’hui, où nous l’apercevrons d’abord sous le visage innocent de l’enfant devenu roi par la grâce du christianisme, jusqu’à ce que Freud crût dans sa Vienne fin de siècle devoir désigner aux ressorts de la phobie du jeune souverain l’inconscience des vœux d’Œdipe qui le qualifierait comme le malheureux responsable de ses propres tourments ; jusqu’à ce que Lacan, Lacan – ce champion du retournement – n’impute enfin les tourments de l’enfant fétiche à la perversion instinctuelle de sa mère dès lors chassée – et quoi qu’on en veuille – de l’espace de la femme idéalisée où foisonnent les vierges.

 

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[1]. Otto Rank, Le Mythe de la naissance du héros, préface à la deuxième édition de 1922, Paris, Payot, coll. « Sciences de l’homme », 2000.

[2]. Sigmund Freud, « Le roman familial des névrosés » [1909], in Œuvres complètes, vol. VIII, PUF, Paris, 2007, p. 227.

[3]Ibid.

[4]. Sigmund Freud, « L’interprétation du rêve » [1900], in Œuvres complètes, vol. IV, Paris, Puf, 2004, p. 295 et suivantes.

[5]Id., p. 302.

[6]. Otto Rank, Le Mythe de la naissance du héros, préface à la deuxième édition de 1922, op. cit., p. 25.

[7]. Fils d’un père réputé alcoolique, le jeune Rosenfeld change de nom à 19 ans pour choisir celui de Rank en référence au docteur Rank, personnage d’Une maison de poupée d’Ibsen. Changer de patronyme est une modalité de meurtre du père congruente avec la théorie de son ouvrage.

[8]. Otto Rank, Le Mythe de la naissance du héros, op. cit., p. 95.

[9]. Voir notre Essai VIII « Qu’est-ce que le matriarcat ? », in Du père mort au déclin du père. Où va la psychanalyse ?, op. cit., p. 183 et suivantes.

[10]. Sigmund Freud, « Le roman familial des névrosés » [1909], in Œuvres complètes, vol. VIII, op. cit., p. 254.

[11] Voir Markos Zafiropoulos, La Question féminine. De Freud à Lacan ou la femme contre la mère, PUF, Paris, 2010, et Markos Zafiropoulos (dir.), La Question féminine en débat, Paris, Puf, 2013, ouvrage collectif reprenant les débats et les contributions à la journée d’étude consacrée à ce thème en janvier 2012 par le Cercle international d’anthropologie psychanalytique. Sur La question féminine on peut lire notre échange avec Paul–Laurent Assoun du 21/01/2012 publié en vidéo sur Dailymotion.

[12] Jacques Lacan, Le Séminaire, livre III, Les Psychoses, Seuil, Paris, 1981, p. 324.

[13] Jacques Lacan, Le Séminaire, livre VI, Le Désir et son interprétation, Ed. de La Martinière, Paris, 2013, p. 295-296.

[14] Sur ce point voir Markos Zafiropoulos, Les Mythologiques de Lacan, la prison de verre du fantasme : Œdipe,le diable amoureux, Hamlet, ed érès, Toulouse(à paraître en 2016).

[15] Sigmund Freud, « L’interprétation du rêve » (1900), in Œuvres complètes vol. IV, PUF, Paris, 2004, p. 305.

[16] Id., p. 306.

[17]. Pour ce qui concerne la place du héros dans notre actualité je renverrai volontiers le lecteur à la thèse, soutenue en 2015 sous ma direction, de Kevin Poezevara à l’université Denis-Diderot concernant en particulier la figure du super-héros dont la présence dans l’actualité de l’univers culturel des enfants et des adolescents en Occident est attestée comme un opérateur très actif. Ce qui dément une nouvelle fois la grande faiblesse de la recherche des évolutionnistes d’autant plus prompts à déclarer obsolète la fonction symbolique dans la postmodernité qu’ils ignorent la modernisation polymorphe de la mythologie occidentale, voire sa simple reconduction comme le prouve encore par exemple une autre thèse que j’ai dirigée et qui étudie en particulier du point de vue de l’anthropologie psychanalytique la question des femmes franc-maçonnes. Voir sur ce point Ingrid Chapard, « Psychopathologie et idéal. Quand les femmes, du profane au sacré, des mystiques aux franc-maçonnes, interrogent les structures psychiques et sociales », université Denis Diderot, thèse soutenue le 2 décembre 2011.

[18]. Claude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, Paris, Pocket, coll. « Agora », 1990.

[19] Markos Zafiropoulos, Du père mort au déclin du père de famille : où va la psychanalyse ?, op. cit.

 

 

 


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Nommer différemment les invariants

 

La manière de décrire, de nommer les troubles mentaux ainsi que les paradigmes théoriques dominant la psychiatrie diffèrent profondément d’une époque à une autre.

 

Au bout d’un certain temps d’usage les mots employés pour désigner les pathologies mentales s’usent et sont remplacés par d’autres, par exemple la démence précoce laisse place à la schizophrénie. Ces changements dans le lexique de la langue psychiatrique ne reflètent nullement une quelconque avancée scientifique mais plutôt une évolution des mœurs, une modification  du regard social sur le normal et le pathologique ou un abandon de paradigmes dont il a été fait un mésusage.

 

Il est remarquable en soi pour une discipline médicale que les mots employés pour désigner une pathologie soient tributaires de l’évolution de la langue, du langage courant mais surtout cette mobilité linguistique comporte  elle-même plusieurs aspects distincts.

 

Pendant longtemps jusqu’au milieu du siècle dernier les parties prenantes à cette évolution de la langue psychiatrique étaient essentiellement composées de médecins psychiatres considérés comme des maîtres en psychiatrie qui mettaient leur génie clinique classificatoire au service d’une œuvre nosographique tout imprégnée de théories implicites empruntées à des théories scientifiques de leur époque ou plutôt à des idéologies scientifiques comme l’hérédo-dégénérescence par exemple. Ces maîtres ne faisaient en fait que décrire avec d’autres mots des tableaux invariants observés de longue date  mais présentés autrement : que l’on  songe à la folie circulaire de Jean-Pierre  Falret devenue psychose maniaco-dépressive chez Emil Kraepelin ou à la démence précoce de Emil Kraepelin devenue la schizophrénie de Eugen Bleuler.

 

Bien sûr, ces changements d’appellation n’étaient pas seulement le reflet d’une orientation nominaliste, dans le sens où ils n’étaient pas dénués d’idées théoriques ou culturelles avec lesquelles les nouveaux noms pouvaient à l’évidence présenter des affinités électives, par exemple l’idée de Spaltung ou dissociation, issue des théories philosophiques de la conscience, dans le mot schizophrénie s’opposant et venant se substituer  à la conception dégénérative dominante de la démence précoce.

 

 

Les modes diagnostiques

 

Mais parallèlement à ce phénomène d’évolution sémantique au sein de la nosographie psychiatrique, on constate un fait récurrent d’une autre nature : les épidémies psychiatriques ou plus exactement les modes diagnostiques.

 

Tout au long de l’histoire des maladies mentales des théories fantaisistes apparaissent pour prétendre expliquer et soigner une soi-disant nouvelle maladie qui apparaît contagieuse car tout d’un coup de plus en plus de personnes semblent en souffrir, puis l’épidémie s’arrête, fait long feu et cette nouvelle maladie, ce nouveau diagnostic “catch all” ou attrape-tout à la mode rentre dans le rang ou bien disparaît aussi brutalement et soudainement qu’il était apparu.

 

Les conditions d’apparition et de diffusion de ces diagnostics à la mode sont très variables, allant de l’avènement d’une idée séduisante ou simplement raisonnable et plausible à l’annonce d’un remède miraculeux ou encore à la sortie d’un best-seller qui contribue à propager un nouveau diagnostic.

 

Nous ne sommes plus tout à fait au temps de la possession démoniaque, du vampirisme, de la danse de Saint-Guy, de la fièvre de Werther ou même de l’hystérie de Charcot-Breuer-Freud mais au temps du DSM, des neurosciences, de “Big Pharma” et des associations d’usagers. Ces quatre derniers contribuent chacun leur manière à déclencher des épidémies très contagieuses de fausses maladies. Il y aurait beaucoup à dire sur la manière dont les neurosciences contribuent à donner une assise scientifique à des lubies, à des concepts boiteux répertoriés dans le DSM et pour lesquels on prétend qu’il existe un traitement, mais il me semble plus éclairant de prendre comme illustration de ces diagnostics à la mode l’exemple du TDA/H, acronyme du Trouble Déficitaire de l’Attention avec ou sans Hyperactivité, qui épouse les valeurs de la société dite hyper-moderne ou post-moderne.

 

Pourquoi le TDA/H est-il le diagnostic à la mode ?

 

Le TDA/H est une “maladie” qui prend certes la suite ou qui est dans la postérité de l’instabilité ou de l’hyperkinésie décrites de longue date par des cliniciens comme Bourneville ou Wallon et qui concernaient les enfants. Mais dans sa forme actuelle, telle qu’elle est exposée dans le DSM 5, le TDA/H ne met plus l’accent sur l’agitation ou la motricité mais sur l’attention. C’est avant tout un trouble de l’attention et c’est ce ciblage sur  l’attention qui lui vaut un tel succès de mode. Pourquoi ?

 

Tout d’abord parce que l’attention est une valeur économique : en effet obtenir l’attention du client potentiel, du consommateur potentiel, du lecteur potentiel, du téléspectateur potentiel, etc., est une nécessité pour de nombreuses entreprises ou prestataires de services surtout à l’heure des milliards de sollicitations par le Web. Or, dans notre société libérale tout ce qui a une valeur économique constitue une sorte de pôle attractif auquel on s’intéresse au-delà de la sphère de l’économie ou de sa valeur commerciale.

 

L’attention est une valeur pédagogique et professionnelle. Dans tout enseignement il est essentiel de capter l’attention de ceux qui reçoivent cet enseignement, que ce soient des professionnels, des étudiants, des lycéens, des collégiens ou des enfants du primaire. Il fut un temps où l’école tout au moins en France se chargeait d’aider les enfants, de leur apprendre à soutenir leur attention, il semble maintenant que l’attention soit devenue une sorte de condition pré-requise pour pouvoir suivre. Tous ceux qui ne remplissent pas cette condition sont passibles d’un diagnostic de TDA/H. Le TDA/H est devenu le premier motif de consultation en pédopsychiatrie. Le diagnostic de TDA/H est évoqué le plus souvent par des intervenants à l’école qui remarquent les difficultés de l’enfant et qui jouent le rôle de filtre pré-diagnostic. Dans le cadre de la formation professionnelle la sélection par l’attention se pratique également et se développe au fur et à mesure que l’épidémie de TDA/H se répand chez les adultes.

 

L’attention est une valeur neuro-psychologique.

 

 L’attention n’est pas un concept scientifique, on ne peut pas mesurer l’attention comme on mesure la tension artérielle. L’attention est un concept de la psychologie ou plutôt de la neuro-psychologie. Les examens et tests pratiqués pour “mesurer” l’attention donnent en fait un profil et pas une mesure exacte et ne peuvent éliminer qu’en partie les biais que constituent l’absence de motivation, de désir, ou l’angoisse. Les différents types d’attention (attention immédiate, soutenue, divisée, etc.) sont requis pour l’exercice de toutes les fonctions exécutives ce qui fait de l’attention une notion clé en neuro-psychologie.

 

Or, dans notre société hypermoderne la neuro-psychologie tend de plus en plus à se substituer à la psychologie classique dans la démarche diagnostique car elle semble plus scientifique et plus “up to date”.

 

Il y a un médicament qui marche.

 

Habituellement, les nouveaux diagnostics sont soutenus par l’idée d’un remède miracle et c’est le cas du TDA/H. Un certain nombre de molécules amphetamines like sont sur le marché et ont un impact incontestable sur la concentration à court terme de tout à chacun, qu’il soit supposé normal ou porteur d’un TDA/H. Mais l’astuce “psychomarketting” a consisté dans le fait de vendre le TDA/H comme une maladie et les amphetamines like comme un traitement. Ces amphetamines like peuvent aider comme dopant scolaire ou comme dopant pour la concentration avant un examen, un concours, un entretien d’embauche ou n’importe quel challenge professionnel. Leur caractère dopant est attesté par les usages abusifs dont ils sont l’objet comme les drogues, ce qui n’est pas le cas des psychotropes comme les neuroleptiques ou les antidépresseurs.

 

Le ciblage sur l’attention permet d’inclure de nouvelles populations dans le TDA/H comme les filles, plus volontiers distraites qu’agitées sur le plan moteur ou les adolescents ou encore bien sûr les adultes.

 

Pour toutes ces raisons le TDA/H va devenir la maladie au goût du jour car il est supposé “guérir” l’échec scolaire au prix d’ouvrir l’école au marché de Big Pharma, de permettre d’adapter les adultes au monde hypermoderne qui réclame de l’autonomie et de la flexibilité tout en permettant de mettre un mot sur la souffrance des adultes qui “souffrent… de la condition humaine” au risque de provoquer de nouvelles conduites addictives et tout cela en supplément des effets secondaires de la médication elle-même. En effet les signes d’inclusion dans le TDA/H adulte sont si peu spécifiques et si proches de la normale qu’il n’est presque pas abusif de dire que nous sommes tous TDA/H, que l’on songe aux signes négatifs du TDA/H comme l’instabilité sentimentale ou les troubles de l’humeur qui sont d’une grande banalité, ou aux signes positifs comme la créativité et l’esprit d’initiative si valorisés à l’époque hypermoderne.

 

Ce diagnostic a vocation à être surdiagnostiqué — la prévalence atteint plus de quinze pour cent de la population mâle de sept à dix sept ans dans certains états des États-Unis — et à entraîner une surprescription.

 

L’an dernier les médications anti TDA/H dans le monde ont représenté un marché de plus de dix milliards de dollars alors qu’il n’était que de quatre-vingt millions de dollars il y a vingt ans.

 

Le TDA/H est un fourre-tout qui englobe les enfants normaux, les enfants immatures, les enfants à haut potentiel, les enfants provisoirement perturbés pour toute sorte de raisons familiales, biologiques ou sociales, parfois réunies, des psychotiques non dépistés et des enfants présentant un syndrome hyperkinétique.

 

Quant aux adultes l’inclusion est très large, le seuil d’entrée dans le TDA/H étant très bas et abaissé à chaque nouvelle édition du DSM.

 

Alors ce diagnostic au goût du jour disparaîtra un jour, mais ses promoteurs ont réussi à vendre une production du discours du maître avec un semblant scientifique comme étant une vraie maladie à dépister le plus tôt possible, touchant une grand partie de la population et susceptible de recevoir un vrai traitement.

 


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SYGNE N° 0/2016 – Les auteurs

Paul-Laurent ASSOUN : Professeur de psychopathologie à l’Université Paris-7 Diderot, Analyste Praticien adhérent d’Espace Analytique (APaEa).

Thémis GOLEGOU : Analyste praticien, psychologue clinicienne.

Isabelle GUILLAMET : Analyste praticien, psychologue clinicienne, docteur en psychopathologie et psychanalyse.

François JAEGLE : Ingénieur.

Maria KARZANOVA : Psychologue clinicienne.

Emmanouil KONSTANTOPOULOS : Psychanalyste praticien, psychologue clinicien, docteur en anthropologie psychanalytique.

Jan Horst KEPPLER : Professeur d’économie à l’Université de Paris-Dauphine.

Lionel LE CORRE : Analyste praticien, docteur en anthropologie psychanalytique.

Elisa dos MARES GUIA : Psychologue clinicienne, doctorante en psychopathologie et psychanalyse à l’Université Paris-7 Diderot.

Maria OTERO ROSSI : Psychologue clinicienne, docteur en psychopathologie et psychanalyse.

Gérard POMMIER : Analyste Membre d’Espace Analytique (aMEa), Professeur émérite des universités.

Johan POEZEVARA : photographe.

Kevin POEZEVARA : Psychologue clinicien, docteur en psychopathologie et psychanalyse.

Markos ZAFIROPOULOS : Directeur de recherches au CNRS, Analyste Membre d’Espace Analytique (aMEa).


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Maria OTERO ROSSI

Psychologue clinicienne, docteur en psychopathologie et psychanalyse.


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« Le symptôme et l’esprit du temps… »


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Markos ZAFIROPOULOS, « Le symptôme et l’esprit du temps… »

Maria OTERO ROSSI

Markos Zafiropoulos nous propose dans ce deuxième volet[1] un travail sur la spécificité des troubles de la modernité à partir d’une clinique qui cherche à confirmer la permanence des structures cliniques freudiennes. Le symptôme et l’esprit du temps : Sophie la menteuse, la mélancolie de Pascal… et autres contes freudiens est le résultat d’une recherche qui part de la clinique du cas pour arriver à la clinique de la culture, tandis que son premier essai était dédié à la clinique de la culture en se basant sur des données précises issues de la sociologie et d’autres sciences sociales.

Dans le premier volume donc, l’auteur réfutait avec des arguments issus d’une démarche méthodologique rigoureuse la théorie dite « évolutionniste » qui prétend rendre compte de « nouveaux symptômes » en ayant recours à l’explication – jamais prouvée par l’anthropologie, la démographie ou l’histoire – du déclin du père et donc, du symbolique. Ici, l’auteur nous rappelait la place privilégiée que conserve le père mort dans la modernité tardive, et qui se trouve au ressort des institutions et de leur fonctionnement dans les domaines du politique, du religieux et des crimes de masse, toujours perpétrés au nom du père et d’une bien triste actualité.

Ce courant de la psychanalyse « évolutionniste », en proposant des conceptions qui supposent la disparition de structures freudiennes du sujet de la modernité, rendent au total obsolète la théorie de Freud. Le risque étant alors de céder sur l’optique de Freud et de remplacer de cette manière les catégories freudiennes par des catégories issues du discours social.

Et nous voici au cœur de cette nouvelle publication, qui répond à la nécessité de contester ce discours. Nous trouvons ici les arguments majeurs qui prouvent par l’objet d’étude – la clinique du cas dans l’actualité – toute la fécondité et l’actualité heuristique de la théorie freudienne des structures subjectives : névrose, psychose et perversion. Structures reprises et relues par Jacques Lacan et qui rendent compte des formations de l’inconscient du sujet.

En suivant la clinique du cas, Markos Zafiropoulos actualise dans le champ analytique la lecture des manifestations symptomatiques – formations toujours structurées par les lois du champ de la parole et du langage – qui portent en elles « l’esprit du temps » de la culture. Esprit du temps qui se manifeste dans ses modes de présentation, ce que Lacan appelait « l’enveloppe formelle » du symptôme qui peut être toujours rapportée aux mécanismes inconscients formulés par Freud et qui se trouvent à l’origine de sa clinique différentielle.

Ce deuxième volume vient donc compléter le premier en montrant toute l’actualité du corpus freudien a contrario de ce qui est proposé par une certaine lecture du malaise actuel. Voilà pourquoi l’analyse de l’usage de drogues vient en premier lieu, car il est considéré par l’évolutionnisme comme un paradigme des nouveaux symptômes qui viendraient illustrer la prolifération d’états limites dans nos sociétés.

En suivant la tradition de recherche en sciences sociales qui est la sienne, Markos Zafiropoulos, avec une rigueur méthodologique qui est bienvenue en ce temps, réfute cette prolifération en resituant l’usage de drogues comme objet de recherche. Il opère une transformation lexicale qui déplace la notion de toxicomanie à celle de « manie-des-toxiques » répondant à une organisation névrotique plutôt qu’à une hypothétique existence des états-limites. Si du côté masculin l’auteur identifie une mélancolisation comme envers de la manie des toxiques, il aborde ensuite la question féminine de l’usage des drogues, plus volontiers traitée par les antidépresseurs.

En proposant un exemple très clair de déconstruction épistémologique des catégories issues du discours social, l’auteur affirme : « le toxicomane n’existe pas », et invite le lecteur à concevoir :

– la consommation des drogues comme un symptôme, dont la place dans l’économie libidinale du sujet est à lire dans le cadre du transfert et à rapporter à « l’agencement des structures subjectives comme à celles des formations sociales »,

– à déchiffrer le point où le symptôme se trouve noué à la structure subjective du sujet et à son univers symbolique.

Suivent des essais cliniques, fruits d’une expérience forte de plus de trente ans. Ainsi, comme un bel exemple de dialogue scientifique, nous pouvons lire l’envers inconscient des études biologiques sur le sommeil. Si de son côté la biologie explique les particularités de l’architecture du sommeil chez le sujet déprimé, l’optique freudienne explique quant à elle les troubles mélancoliques que produisent les insomnies et les cauchemars des sujets déprimés. Dialogue scientifique très fécond donc, qui montre qu’il est vain d’opposer la science à la psychanalyse.

Après avoir déconstruit la structure spécifique du toxicomane (usage de drogues que l’on peut rencontrer aussi bien chez des sujets névrosés que psychotiques, tel que le rappelle l’auteur) et qui démontre à partir de l’analyse de la place de la drogue dans deux cas de névroses (dont l’analyse du recours massif aux psychotropes du côté féminin) et dans un cas de psychose, Markos Zafiropoulos nous présente – avec le cas de Sébastien – la clinique du masochisme. Avec l’analyse de Sophie, et surtout de sa mère Espion, l’auteur nous montre les motivations inconscientes – et collectives – d’un genre littéraire bien particulier : le journal intime.

Enfin, l’analyse de la culture, où l’on trouve les ressorts fétichistes de la production d’objets, est illustrée par l’analyse du cas de Gaël et sa passion pour l’alcool et l’odeur du cuir. En suivant la logique de la fabrique d’objets de la culture (dont le paradigme est la production de fétiche) l’auteur fait le point sur la différence entre l’objet de la phobie et celui de la perversion. Est également traitée dans cet ouvrage la question de la naissance du héros à partir de l’analyse initiale d’Otto Rank, analyse qui a donné l’opportunité à Freud de formaliser le fantasme repéré chez des névrosés, le roman familial, ainsi que les différentes interprétations qu’en fera Jacques Lacan. Le dernier essai est dédié à la question du transfert lue par Lacan, qu’il situe dans « l’école de l’amour grec ».

C’est avec des exemples bien précis que Markos Zafiropoulos nous rappelle que d’un point de vue épistémologique, le symptôme n’est naturellement ni médical, ni religieux ni psychanalytique mais que c’est le lieu d’adresse du symptôme qui lui donne son statut.

En tentant de faire valoir au sein même de la particularité du cas le jeu de la structure, Markos Zafiropoulos postule avec force l’actualité heuristique que gardent les structures subjectives qui organisent le fonctionnement du sujet définies par Freud : l’hystérie, la névrose obsessionnelle, la psychose et les perversions. C’est donc à partir de l’analyse de la structure que la psychanalyse peut assurer sa place parmi les autres sciences sociales.

[1] M. ZAFIROPOULOS, Du Père mort au déclin du père de famille. Essais d’anthropologie psychanalytique I, PUF, Paris, 2014.


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la Terreur de retour à Saint-Denis

d905972ec52d1349a1565b1663982aeaKévin POEZEVARA, Décembre 2015


 

« Or la seule façon, dis-symbolique, de « finir » la Révolution qui s’impose, dans la logique terroriste, c’est de tuer, maintenant ou jamais, les rois ayant régné depuis toujours… » 

« La logique terroriste »… C’est avec le surgissement de ce terme que s’achève « Tuer le Mort », le nouveau texte commis par Paul-Laurent Assoun. Une expression qui au vu de l’actualité la plus brûlante donne toute son ampleur à cet essai, exemplaire (pour le coup) pour ce qui est de valoriser l’apport qu’offre le coup d’œil analytique sur la chose historique. Sans même la coïncidence qui a fait de Saint Denis le lieu du retour de la Terreur, difficile de lire aujourd’hui « Tuer le mort » sans qu’entrent en résonance l’analyse de cette anecdote horrifique (la profanation en 1793, par la horde des frères révolutionnaires, du tombeau des Pères de la France monarchique) et celle des attentats qui ont frappé la région parisienne au mois de Novembre.

Bien des points, parmi ceux que déploie Paul-Laurent Assoun dans cet essai pour produire l’analyse du sac révolutionnaire, peuvent contribuer à nous armer pour une lecture analytique de cette « logique terroriste » qui nous est tristement contemporaine. A commencer par l’insistance qu’il met à confronter, au lieu même de cet acte (qu’il ne néglige pas de nommer par moment « attentat »), la tenue d’une coalition paradoxale entre élan sacrilège et fécondité toujours vive du sacré :

« La Terreur se présente assurément comme déliaison, mais aussi comme la tentative effrénée de réaliser l’idéal envers et contre tout. »

Si la Terreur révolutionnaire cherchait à purger le sol national de toute engeance royaliste et légitimait son « attentat » contre le Totem en invoquant les « crimes de lèse-nation » ou encore « les attentats commis directement contre les droits du corps social » (dixit Robespierre), la Terreur que cherche à mettre en place Daesh s’articule certes moins d’une Révolution que d’une volonté de Restauration. Cela mis à part on voit que dans les deux cas le sujet à attenter est toujours qualifié d’être perverti, à qui l’on reproche son goût du faste, son goût du jouir. Dans les deux cas (qu’il touche au Roi soleil mort ou au noctambule bon vivant) l’attentat terroriste intervient en réponse à ce qui a été vécu comme un attentat à la pudeur :

« Il s’agit bien par cette dissection sauvage improvisée, de faire éclater ce qui fait « tenir les chairs », donc de porter atteinte à l’intégrité spéculaire de l’effigie royale, en « effilochant » ce corps réduit à une marionnette ou à une poupée grotesque. » « C’est bien l’intégrité du corps royal qui est visée, comme s’il s’agissait de ne pas le laisser entier jusque dans la fosse, de peur qu’il n’emportât ce masque de défi dans l’au-delà ».

La Terreur (et l’attentat qui va avec) c’est du Symbole contre Symbole mais aussi de la Jouissance contre de la Jouissance. Au-delà de la question de l’Autre commanditaire de l’acte se pose celle des enjeux économiques qui sous tendent sa mise en place effective et subjective: Sur ce point aussi le texte de Paul-Laurent Assoun peut être éclairant, notamment lorsqu’il met en tension les enjeux mélancoliques et maniaques de la Terreur. On trouve chez Assoun, à propos de la grande « fossoyerie » de 1793, à peu de choses près la même idée que propose Markos Zafiropoulos depuis quelques semaines, lorsqu’il commente les tueries de 2015 soit l’existence d’une « manie de la terreur », cette Terreur avec un grand « T » qui à jubiler dans le meurtre tend à mettre de côté sa réalisation suicidaire. Lorsqu’Assoun s’offre le luxe d’une digression sur l’esthétique de la ruine, isolant sa valeur de sublimation mélancolique, on ne peut s’empêcher de penser que dans leur genre, les terroristes de tout poils, sont avant tout d’efficaces producteurs de décombres. Les terroristes excavateurs de St Denis comme ceux du Stade de France visent l’intégrité monumentale autant que l’atteinte faite à l’unité du corps de celui qui l’habite. De nombreuses fois d’ailleurs, tout au long de son texte, Paul-Laurent Assoun insiste pour nous faire remarquer que le démembrement du cadavre royal par les révolutionnaire correspond justement au sort réservé jusque là aux régicides. Un terme qui connaît ces jours ci un retour en grâce par le biais du discours journalistique, lorsqu’on nous parle, à longueur de JT, du travail difficile des enquêteurs confrontés aux « corps démembrés des terroristes ».

J’arrêterais là cette courte note de lecture qui ne se voulait pas faire la liste exhaustive des liens qu’il est possible de faire entre la Terreur d’hier et celle d’aujourd’hui. Mon but était simplement de faire valoir l’actualité des problèmes soulevés par l’analyse de cet événement vieux de deux siècles et du même coup rendre compte de l’importance du travail que nous présente aujourd’hui Paul-Laurent Assoun avec son Tuer le Mort. Une nouvelle fois, ce texte donne la mesure de l’importance des études psychanalytiques consacrées à notre histoire, essentielles pour ce qui est de pouvoir lire les enjeux de notre contemporanéité.


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Johan POEZEVARA

photographe.


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« He’s my baby »

Johan POEZEVARA

 

 

Marie-Rose en miss elvis il y a 30 ans

Marie-Rose en miss elvis il y a 30 ans


Marie-Rose a 69 ans.

Avec son mari Albert, ils habitent un petit appartement de Saint-Gilles où elle laisse libre cours à sa passion spatiophage pour Elvis Presley. Ce qu’elle considère comme un musée (livre d’or à l’appui) semble, lorsqu’on s’y penche un peu plus, constituer une véritable carte tridimensionnelle du cerveau du King.

On y trouve toutes sortes d’objets, liés de près ou de loin aux chansons, aux animaux de compagnie ou aux pêchés mignons de son idole. Il s’articulent les uns au autres de façon synaptique par le biais des fleurs en tissu, elles aussi omniprésentes. Dans tout ce capharnaüm, « il y a tant à faire tomber », les photos de familles arrivent tout juste à se ménager une place.

Boudée par le fan club bruxellois pour son extrême dévotion à Elvis, le gros de sa collection se constitue de cadeaux faits par sa famille, ses amis ou des anonymes ayant entendu parler d’elle, chinés d’un peu partout parfois même depuis Graceland, Memphis.

Graceland, c’est LA terre promise de Marie-Rose, son eldorado fantasmé.

Ce pèlerinage jusqu’au tombeau du Roi, elle ne le fera jamais, la faute à sa maigre pension de femme de ménage. Elle l’a reconstituée dans une pièce secrète, dans laquelle elle se rend chaque année pour très pieusement y allumer un cierge.

Sa passion prend chaque jour un peu plus de place dans sa vie depuis la mort de son père, foudroyé au même âge et d’une même crise cardiaque que le King, lorsqu’elle avait 12 ans.

Devant de vieux reportages gravés sur DVD, sur cette télévision happée par les bibelots, Marie-Rose passe d’instants d’euphorie; chantante, dansante, risquant à tous moments de faire tomber ses précieuses reliques, à une putain de mélancolie, lui arrachant des larmes au fil des couplets de «unchained melody ».

Bien qu’elle soit en repos forcé par son médecin, elle continue de nettoyer et dépoussiérer sa collection entre deux rendez-vous à la clinique. Elle en avait alors déjà 15 de prévus pour le début de l’année 2015.


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Marie-Rose émue aux larmes

Marie-Rose émue aux larmes

 

 

L'un des derniers lives du king

L’un des derniers lives du king

 

 

Detail des bagues d'albert

Detail des bagues d’albert

 

 

 

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Elvis et ses parents

Elvis et ses parents

 

 

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Aris TSANTIROPOULOS

Anthropologue.


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Emmanouil KONSTANTOPOULOS

Psychanalyste praticien, psychologue clinicien, docteur en anthropologie psychanalytique.