DANS LA CAGE : FANTASME ET SUBLIMATION (DE GIDE A FOUCAULT)
Lionel LE CORRE
Mon intervention ce jour s’inscrit dans le travail porté par la lecture de l’ouvrage de Markos Zafiropoulos, Lacan presque queer, travail qui poursuit l’effort engagé lors de notre séminaire de recherches cliniques et théoriques le 12 décembre 2023[1]. Le mois dernier, mon intervention était centrée sur les rapports entre champ freudien et études queers en insistant sur le fait que des ponts existaient entre les deux disciplines, ponts parfois difficiles à emprunter certes, mais ponts dont le franchissement me paraissait désormais d’autant plus nécessaire qu’il me semble plus facile à la lecture de Lacan presque queer, spécialement sur la dimension clinique à quoi ouvre notamment la lecture du séminaire VII, L’Ethique de la psychanalyse relu par Markos Zafiropoulos.
Le travail que je vais vous présenter aujourd’hui présente un caractère mal ficellé et parcellaire qui est le style de mes textes depuis plusieurs années où je cherche, comme le peintre établi devant l’horizon, le bon point de vue avant de poser le chevalet. Je voudrais donc tenter aujourd’hui de porter l’attention sur quelques éléments qu’on pourrait dire cliniques et qui concernent l’écrivain André Gide et le philosophe Michel Foucault. Il s’agit ici de mettre au travail quelques unes des propositions de Lacan (éclairé par le travail de Markos Zafiropoulos) concernant la logique du fantasme et de la sublimation – car c’est la même logique – pour essayer de serrer d’un peu plus près la valeur heuristique et l’actualité des avancées lacaniennes à l’orée des années 1960 concernant la refonte du complexe d’OEdipe et toute une série de conséquences qui s’en déduisent tant pour la logique du cas que celle des masses selon ce point de vue qui nous est cher, ici, au CIAP. L’idée du titre de cette conférence m’est venue à la lecture de deux phrases, l’une de Madeleine Gide à propos de l’écrivain et l’autre, prononcée par Michel Foucault à l’Université de Berkeley (Californie) où il assurait un séminaire. C’est donc un pari que je vous propose ici, pari qui consiste à dégager pour la clinique quelques éléments déduits de plusieurs effets de lecture : celle de Lacan lisant Freud, celle de Zafiropoulos lisant Lacan et la mienne lisant Lacan presque queer.
De Foucault, je vous dirai peu aujourd’hui car le temps m’a manqué pour traiter convenablement ce dossier. Pour autant, la phrase de Foucault qui m’intéresse est celle-ci :
« Ce qui m’étonne, c’est le fait que dans notre société l’art est devenu quelque chose qui n’est en rapport qu’avec les objets et non pas avec les individus ou avec la vie ; et aussi que l’art est un domaine spécialisé fait par des experts qui sont des artistes. Mais la vie de tout individu ne pourrait-elle pas être une œuvre d’art ? Pourquoi une lampe ou une maison sont-ils des objets d’art et non pas notre vie ? »[2]
« La vie de tout individu ne pourrait-elle pas être une œuvre d’art ? » Cette interrogation de Foucault est extraite d’un entretien en avril 1983 alors qu’il assure plusieurs conférences à l’université de Berkeley en Californie[3]. Ce qui m’a interpellé ici, c’est (pour le dire rapidement), tout d’abord la dimension sublimatoire que mobilise Foucault et, d’une certaine manière la valeur d’objet – fusse un objet d’art – qu’il attribue à une vie dégagée des gangues successives de la subjectivité. Ce point résonne particulièrement pour moi au regard de ce qu’a pu avancer Markos Zafiropoulos concernant la logique de la sublimation comme fuite – qu’il compare volontiers à un labyrinthe ou à un goulag – et la réévaluation du statut de l’objet – si peu moderne désormais où tout un chacun serait conduit à endosser une position de sujet pas toujours requise par les circonstances. Je reprendrais ce point à une autre occasion, notamment aussi, pour la part que l’éthique foucaldienne occupe dans le champs des études queers, notammant articulée à l’usage des plaisirs qui ne se réduit pas à un éros sans refoulement, contrairement à ce qu’on peut lire, un peu naïvement, ici ou là. Du reste, plusieurs de nos modernes se réfèrent à Foucault pour questionner la psychanalyse, éthique, pratique et doctrine.
Je note aussi, pour finir ce point sur Foucault et en forme de transition avec la suite de cette communication, un lien avec Gide pour qui une pratique de la « parrhésie », cette « manifestation inépuisable de la vérité », – autrement dit, le fait de parler ouvertement – « parrhésie » que le philosophe prélevait chez les auteurs antiques (Demosthène, Sénèque, Plutarque, etc.) et qui vit le jour chez Gide également avec la publication tant de fois reculée de Corydon à la suite de la rencontre avec Marc Allégret comme le suggère Catherine Millot[4]. Corydon qu’il est nécessaire de prendre au sérieux, si on fait confiance à Lacan – et nous sommes plusieurs dans ce cas ici me semble-t-il – car Lacan en disait grand bien au point de le placer au même niveau que les Trois essais sur la théorie sexuelle pour son aperçu de la théorie de la libido[5].
Mais avant d’en venir à Gide, je voudrais poursuivre dans la même veine que celle de ma précédente intervention. Je vous disais au début de ma prise de parole qu’il existe des ponts parfois difficiles à emprunter – quand on le veut bien – entre le champ freudien et les études queers tant les malentendus de part et d’autre de l’Atlantique existent de longue date, comme par exemple celui opposant Lacan aux tenants de l’ego psychology des années 1940-1960. Je rappelle rapidement ce point car il n’est pas sans lien avec nos débats actuels, puisque nombre d’auteurs des études queers – Judith Butler, Gayle Rubin par exemple – se référent aux attendus de l’ego psychology et n’interrogent pas (ou pas tellement) la position d’énonciation qui s’en déduit. Ainsi, s’agissant de la résistance opposée à Freud aux Etats-Unis et dans le contexte d’une Europe nazifiée qui vit, notamment, la fuite des psychanalystes juifs de la Mitteleuropa vers les continents américains, Lacan souligne, dès 1955 dans La Chose freudienne : « l’anhistorisme de culture, propre aux Etats-Unis d’Amérique du Nord ». Il conclut sèchement sur le thème quelques lignes plus tard en indiquant :
« Mais sa pratique [celle de la psychanalyse] dans la sphère américaine s’est ravalée si sommairement à un moyen d’obtenir le « success » et à un mode d’exigence de la « happiness », qu’il convient de préciser que c’est là le reniement de la psychanalyse, celui qui résulte chez trop de ses tenants du fait pur et radical qu’ils n’ont jamais rien voulu savoir de la découverte freudienne et qu’ils n’en sauront jamais rien, même au sens du refoulement. »[6]
Bien sûr, ici, les termes prophétiques de Lacan, quasi apotropaïques, nous feraient presque oublier qu’il est aussi celui qui a contribué à l’idée d’une rencontre impossible de part et d’autre de l’Atlantique en rappelant le mot de Freud accostant au port de New York dans ce même texte, mot qu’il aurait tenu de la bouche du paria de 14 – le dénommé Jung – : « Ils ne savent pas que nous leur apportons la peste »[7]. Ici en effet, le rappel du Witz freudien daté de 1909, s’il est vrai, – mais on fond on y croit tous ! – vient historiciser une controverse dans laquelle Lacan est pris… au nom du retour à Freud. Controverse qu’il paiera au prix fort – confer l’excommunication de l’IPA en 1963. Controverse de laquelle nous ne serions pas sortis puisqu’elle trouverait sa relance dans les débats opposants les tenants du poststructuralisme ou de la postmodernité « américaine » aux autres, plutôt situés de ce côté-ci de l’Atlantique.
Je vais vite ici – trop vite sans doute – mais, en fait, je cherche à souligner que certes l’état du débat entre champ freudien et études queers trouvent son point de départ – s’il en faut un – autour du colloque de Baltimore de 1966 comme acte fondateur du postructuralisme, mais pas seulement. Qu’il faut donc remonter aussi aux premiers contacts entre la psychanalyse viennoise et son introduction aux Etats-Unis pour, peut-être, mieux en saisir les enjeux. Enfin, je cherche aussi à souligner que ces narrations reconduisent l’un des tropes les plus éculés opposant nos deux continents, caractérisé par des débarquements successifs. Les plus graves : ceux qu’impose l’histoire, de la colonisation européenne des Amériques au débarquement de Normandie durant la deuxième guerre mondiale. Mais aussi, les moins graves : de l’arrivée de la French theory dans les universités américaines dans les années 1970 qui contribuera à l’émergence d’une pensée du féminin – en particulier l’Université de Cornell à Ithaqua (Etat de New York) – à un autre débarquement américain sur les côtes européennes : celui des études de genre, suivi des études queers en France depuis une vingtaine d’années, où, pour reprendre un autre bon mot – celui-ci attribué à Anne-Emmanuelle Berger –, nous assisterions maintenant non plus au débarquement des oncles d’Amérique mais bien à celui des tantes[8]… dit de manière moins provocante, de toutes celles et ceux qui prennent désormais la parole et dont les goûts ou la manière d’être, minorisés, restent une source potentielle de violence et de rejet malgré les indéniables avancées des droits organisant l’alliance et la filiation dans cette partie-ci du monde.
J’en viens à André Gide. La phrase de Madeleine, son épouse, qui a retenue mon attention est celle-ci : il s’agit d’une lettre à Gide datée de juin 1918 dont vous noterez les accents proustiens[9], :
« (…) J’ai toujours compris aussi tes besoins de déplacement et de liberté. Que de fois dans tes moments de souffrances nerveuses, qui sont la rançon de ton génie, j’ai eu sur les lèvres de te dire : « Mais pars, va, tu es libre, il n’y a point de porte à la cage où tu n’es pas retenu » (…) »[10].
« Il n’y a point de porte à la cage où tu n’es pas retenu ». Cette phrase, prononcée par celle qui a sans doute le mieux connu André Gide – à l’exception peut-être de Maria Van Rysselbergue, « la Petite Dame » qui rédigea un journal consacré à Gide de 1918 à sa mort[11] – cette phrase donc, est prononcée alors que l’écrivain s’apprête, non sans tergiversations, à partir en Angleterre avec le jeune Marc Allégret. Elle m’intéresse, cette phrase, car elle contient plusieurs des aspects cruciaux du fantasme fondamental de la théorie lacanienne à l’orée des années 1960 : l’enfermement, l’impuissance de l’acte et son caractère foncièrement imaginaire même si ces effets peuvent entraver une vie au point d’en devenir le spectateur. Ce fantasme fondamental érigé par le petit d’homme en réponse à La Chose, Das Ding, dont Markos Zafiropoulos a mis en évidence de manière fort convaincante la pluralité des visages : de la mère originaire (logique du cas) à celle du Diable (logique des masses) par exemple, que Lacan prélève chez Luther à l’origine de la Réforme protestante.
Pour situer convenablement mon propos, je vais rappeler brièvement quelques points concernant le cas Gide, seul cas homosexuel que Lacan nous ait légué. Je reprends ici en partie une première analyse concernant Jeunesse de Gide ou la lettre et le désir parue dans le numéro 3 de l’excellente revue Sygne[12].
André Gide, né à Paris en 1869, est un fils de la bourgeoisie huguenote qui évolue dans un milieu social que caractérisent trois termes : austérité, fortune, culture. Orphelin de père à dix ans, il nourrit à partir de l’adolescence des sentiments amoureux pour sa cousine Madeleine qu’il épouse en 1895 – non sans péripéties – quelques mois après le décès de sa mère. La jeunesse de Gide est celle d’un enfant délicat, souffreteux et en échec scolaire. En 1893, à vingt-quatre ans, Gide voyage en Tunisie et en Algérie où, comme d’autres, il s’initie à la sexualité auprès d’adolescents et de prostituées. Le mariage avec Madeleine n’est pas consommé et Gide organise sa vie entre l’amour intense qu’il porte à son épouse et le désir qui le pousse vers les hommes, qu’il s’agisse d’adolescents ou d’adultes comme par exemple Henri Ghéon ou Maurice Schlumberger, encore que, comme le souligne Eric Marty, la séparation amour-désir que proclame Gide est loin d’être étanche. En effet :
« [La relation avec Maurice Schlumberger] fut sans doute la première liaison homosexuelle qui ne séparât pas l’amour et les plaisirs. Elle fut aussi pour Gide l’occasion d’une crise intérieure très profonde, qui mettait en cause l’hypocrisie de sa vie et qui ne se résoudra qu’avec la publication de Corydon (…) »[13].
En 1916, à quarante-sept ans, alors qu’il est déjà un écrivain renommé, Gide tombe amoureux de Marc Allégret, seize ans. Le jeune homme est l’un des fils du pasteur Elie Allégret chargé un temps de l’instruction religieuse de l’adolescent Gide. Débute alors avec Marc une idylle qui durera quelques mois pour ensuite évoluer en une relation d’amour et de confiance jusqu’à la mort de Gide en 1951, même s’il semble que leur vie intime cesse à partir des années 1920. J’insiste sur ce point (et ce, malgré le statut d’exception que lui confère Gide) : si avec Marc Allégret, la ségrégation établie par Gide entre le sexuel et l’affectif vole en éclat, Marc ne fut pas le seul amant pour qui l’écrivain développa un sentiment amoureux et ce, à côté d’une intense activité de drague homosexuelle[14]. A la même époque, plusieurs proches d’André Gide, Maria Van Rysselberghe, sa fille Elisabeth, Aline Mayrish, Dorothy Bussy, et Marc Allégret forment une famille d’élection qui vivra plus ou moins ensemble, notamment, dans l’appartement parisien rue Vaneau. Ce groupe d’amis est si soudé que, comme le relate Roger Martin du Gard, lorsqu’on parle dans le Paris mondain de l’époque « des Gide » c’est désormais de cette drôle de famille qu’il s’agit et non d’André et Madeleine. Du reste la relation entre les deux époux s’est dégradée et le restera jusqu’à la mort de Madeleine en 1938 même si elle partagera ses combats à propos du Tchad et de la Russie. Ainsi, en juin 1918, alors que Gide prépare un séjour de trois mois à Cambridge avec Marc Allégret, une violente dispute éclate entre l’écrivain et Madeleine la veille du départ. En novembre 1918, Gide découvre que Madeleine a brulé quelques mois plus tôt à peu près toutes les lettres qu’il lui avait adressées quasi quotidiennement depuis leur adolescence, non sans les avoir relues une à une. Au début des années 1920, Marc Allégret et Elisabeth Van Rysselbergue vivent une histoire d’amour que ne consacre pas la venue d’un enfant. C’est finalement André Gide qui sera le père de l’enfant – la future Catherine Gide – qu’Elisabeth désire : « et c’est ainsi – écrit Maria, la mère d’Elisabeth – qu’un dimanche de juillet, au bord de la mer, dans la solitude matinale d’un beau jour, fut conçu l’enfant que nous attendions »[15]. En 1947, Gide reçoit le Prix Nobel de littérature. Il meurt à Paris en 1951. Un an après l’œuvre entière est mise à l’Index librorum prohibitorum sur décision du pape Pie XII.
Il était crucial de rappeler les principaux moments de la vie de Gide car les travaux psychanalytiques qui succèdent au texte de Lacan reconduisent le découpage chronologique opéré par le maître – grosso modo 1869-1895 et la crise de 1918 – comme si, curieusement, la vie de Gide avait cessé au point où le psychanalyste le laisse. De même, on trouve de nombreuses approximations. Ainsi Miller déclare :
« Ce qui concerne le choix d’objet homosexuel est donc tout à fait relégué au second plan par Lacan. Toute son analyse est au contraire centrée sur l’amour unique de Gide, c’est-à-dire son choix d’objet hétérosexuel. A côté de la multiplicité [des] petits garçons, il y a une femme et une seule authentiquement aimée. »[16]
Tout ici est biaisé : l’amour unique de Gide, les petits garçons, la femme authentiquement aimée. Car, je l’ai indiqué, Gide aimera tout aussi « authentiquement » Marc et d’autres avant lui qui n’étaient pas seulement des « petits garçons », ce que du reste attestent largement la correspondance et le journal.
Et bien sûr, Lacan est conséquent lorsqu’il situe la relation avec Marc dans le registre de l’amour puisque en 1960-1961, c’est-à-dire deux ans plus tard, il déploiera la question du transfert à partir de l’idéal de l’amour grec dont il relève que la relation Gide – Marc Allégret en est l’expression moderne[17]. En revanche, ce point malgré la piste ouverte par Lacan, n’est pas vraiment aperçu (ou pas suffisamment) par les autres psychanalystes qui ont repris le dossier Gide au-delà du commentaire sur l’ouvrage de Jean Delay. Or, et c’est lui faire honneur que de le rappeler, à la différence de bon nombre de nos collègues, il y en a une qui a bien compris l’importance particulière de Marc Allégret pour André Gide : c’est Madeleine… car s’y trouve la justification de son acte. Ce qui se passe en ce mois de juin 1918 où se trame le séjour à Cambridge, elle le sent bien, elle le sait déjà c’est autre chose que les amitiés amoureuses dont elle a eu vent. Pour tenir sa position, être à la hauteur de la situation, un seul acte s’impose : détruire par le feu toutes les lettres qu’il lui a écrites depuis tant d’années ; c’est dire qu’elle a compris que cette fois Gide trouve avec Marc, en Marc, ce qu’il n’a cessé de disjoindre quant à l’amour et au désir. Désormais, les deux pôles sont réunis. Une seule chose à faire pour Madeleine : tenir son rang, être cette figure de l’entiéreté dont parle Lacan en évoquant Médé[18]. Statue déboulonnée, Madeleine n’est plus l’idole macérant dans la vertu, la vierge vivant sous « un ciel de demoiselle »[19] ; l’assomption de son être que signe l’autodafé de la correspondance, c’est finalement au jeune Marc – en tant qu’il en est l’agent – qu’elle le doit. Certes, pour Gide, Madeleine est la femme de sa vie. Son grand amour. Celle pour qui – comme il l’indique à Roger Martin du Gard – il a « édifié le temple même de l’amour »[20] – le temple ! Mais de quelle vie parle-t-on ? Madeleine est une dévote dédiée au père mort, une vierge sage qu’affole l’égarement des sens comme les imprévus, qui incarne, comme du reste sa belle-mère, les « commandements du devoir »[21], auprès de laquelle surtout, Gide déclare qu’il y pourrissait. Gide (la veille du départ pour l’Angleterre) :
« Je lui écrivais que je ne pouvais plus séjourner en Normandie, auprès d’elle ; j’y pourrissais, – je me souviens de ce mot affreux ; que toutes mes forces vitales s’y liquéfiaient, que j’en mourrais, et que je voulais vivre, c’est-à-dire m’évader de là, voyager, faire des rencontres, aimer des êtres, créer ! »[22]
Or, la formule, « Je pourrissais », je la rapproche du roman de Mishima paru en 1971, L’Ange en décomposition[23], dont Marguerite Yourcenar dira du titre, préférer une meilleure traduction : L’Ange pourrit[24]. Mais c’est encore du côté de Lacan qu’il nous faut regarder lorsqu’il évoque la « pourriture dans l’Autre », c’est-à-dire son étrification phallique, telle que l’a pointé Markos Zafiropoulos[25]. Etrification phallique qui est la conséquence de l’érection de la cage du fantasme en réponse à l’horreur de La Chose, étrification phallique qui n’est autre que l’image moi-idéale typique qui se forme et se propose au regard d’un trop de plaisir marqué du soupçon de la dévastation.
Avec Gide, il n’est pas excessif de dire que Lacan dégage une des figures de l’amour homosexuel, figure qui certes se déduit de l’amour que se portent mutuellement Madeleine et André Gide, mais aussi avec Marc Allégret dont la rencontre, pas moins importante, sera décisive pour l’écrivain comme le souligne Catherine Millot qui a bien vu en quoi la rencontre avec le jeune homme permettra à Gide de se défaire de ses démons en se risquant hors d’une cage aussi puissante qu’illusoire. Pour Lacan, souscrivant à l’autodéfinition gidienne, Gide est un uraniste. Et d’ailleurs, ce point se confirme à se pencher même rapidement sur le lexique lacanien de l’homosexualité masculine, où il apparait que Lacan fait usage du signifiant « uraniste »[26] à trois reprises dans tout l’œuvre, toujours articulé à un propos sur Gide. Gide explique :
« Personne ne peut supçonner ce qu’est l’amour d’un uraniste, dégagé de toutes les contingences sexuelles : quelque chose de si fort, de si bien préservé, quelque chose d’embaumé contre quoi le temps n’a plus de prise. »
J’en reviens à la phrase de Madeleine en conservant à l’esprit cette image d’un amour embaumé pour toujours inaltérable mais vidé de ce qui fait la vie même : « Mais pars, (lui dit Madeleine) va, tu es libre, il n’y a point de porte à la cage où tu n’es pas retenu ». Mon hypothèse ici c’est qu’on ne mesure pas la finesse ni la justesse (clinique) de Madeleine si on ne la replace pas dans la dynamique du fantasme reprise par Lacan comme réponse du sujet névrosé au trop de plaisir – à entendre comme ce qui se place au-delà du principe de plaisir – de quoi le petit d’homme se défend en s’enfermant dans une cage aux barreaux plus ou moins dorés. Trop de plaisir du petit d’homme qui s’origine dans la mère, dont la jouissance dite « instinctuelle » par Lacan, s’éprouve en son caractère universel et inéluctable, soit la rencontre avec La Chose, das Ding, dont l’une des figures pour Lacan, est celle du Diable de l’Eglise Réformée.
Or, l’un des points qui me frappe en relisant l’étude de Lacan, c’est l’effort de Gide pour fuir une bonne part de sa vie, les figures du démon. Gide dont la double ascendance calviniste marque l’enfance de tous les traits du puritanisme le plus austère. Gide qui disait volontiers de lui-même : « Je ne suis qu’un petit garçon qui s’amuse, doublé d’un pasteur protestant qui l’ennuie »[27]. Or cette fuite devant les figures du démon cesse après la rencontre avec Marc Allégret car le bel ange montre à l’occasion une face plus sombre indiquant par là-même la métaphorisation de cette figure de l’angoisse qui accablera Gide durant de longues années (je cite un propos d’André Gide noté par la Petite Dame concernant le jeune Marc) :
« Oui, évidemment, j’aime ce petit passionément, et de plus en plus. Je ne sais plus bien de quoi cela est fait… De tout : j’aime en lui ce côté forcené, diabolique, un peu fou (que nous appelons son côté Rimbaud). Il peut être terrible, brusquement fermé, hostile. [Plus loin Gide précise (après une dispute)] Je vis, pas surprise, son visage dans une glace : il me regardait avec une telle expression de haine que j’en fus bouleversé. »[28]
La première figure du démon qui hante les cauchemars du jeune Gide, signalée par Lacan, est celle de « la crique qui le croque »[29], laquelle est suivie de nombreux autres monstres qui le poursuivent, où il se voit « zigouillé, coupé en morceaux »[30]. L’étymologie de cauchemar dont Jean Delay a bien vu qu’elle évoque l’intervention du démon, du spectre[31] va dans le sens de ma démonstration et j’indique d’emblée que Ainsi soit-il, ultimes notes de l’écrivain, signale qu’à partir de 1924 – c’est-à-dire la date où la relation avec Marc Allégret trouve un rythme et un équilibre maintenus jusqu’à la fin de sa vie –, les effroyables cauchemars dont Gide sortait tremblant et baigné de larmes cesseront, remplacés par des rêves emplis de croquemitaines qu’il trouvait « rigolos »[32]. Signalons aussi les Schaudern gidiens[33], tel que les nomme l’écrivain, ces crises d’angoisse faites de tremblements, décrites dans Si le grain ne meurt comme une sorte de « suffocation profonde », le déferlement d’une « mer intérieure inconnue », d’un « océan pathétique », etc. qui surviennent à trois reprises : à l’annonce de la mort d’un cousin d’abord, lorsqu’ensuite, après le décès du père, seul avec sa mère, « [Il] s’était senti séparé, forclos », c’est-à-dire enfermé, comme emprisonné. Enfin, le troisième Schaudern est lié au sexe, lorsqu’il questionne un camarade sur sa fréquentation des prostituées. De ces Schaudern, Gide confiera à Delay… « le dragon que je m’étais fait de cela. »[34] Or, cette figure du démon après quoi je cours ici semble trouver son renfort au moment de la mort prématurée de Paul Gide, le père, Gide notant (pointe Lacan) : « s’être senti soudain tout enveloppé, par cet amour qui désormais se refermait sur lui en la personne de sa mère »[35].
Cet amour qui enveloppe et se referme, Gide l’éprouva dans d’autres circonstances de sa vie au gré des mouvements giratoires de sa mécanique désirante prise à son propre reflet. Tour à tour objet ou spectateur, il sera en place d’objet lorsqu’il est celui sur qui se referme cet amour qui enveloppe, ou celui qui regarde… comme dans cette scène de Si le grain ne meurt où en avril 1896 et alors que Madeleine repose à l’hôtel, il croit assister au viol de Mohammed, jeune prostitué algérois par son ami Eugène Rouault : « Daniel paraissait gigantesque et, penché sur ce petit corps qu’il couvrait, on eût dit un immense vampire se repaître sur un cadavre. J’aurais crié d’horreur… »[36].
Et bien sûr, Gide le gyrovague, dont Catherine Millot a bien saisi l’errance subjective de celui qui passe d’une position à une autre et qui restera toute sa vie le maître du reflet et de la mise en abîme, Gide, donc, sera celui qui enfermera Madeleine la triste (qu’il prend tant de fois pour sa mère), dans le temple de Cuverville – le fameux temple de l’amour – qui me fait plutôt l’effet d’un tombeau, ou mieux dit, d’une prison, prison imaginaire… de celle qu’aurait pu graver Piranèse[37] au cerveau noir[38].
J’avais pointé il y a trois ans, le fait suivant, non relevé par Lacan : Gide écrivait sur un petit bureau-secrétaire, du moins dans les premières années de sa carrière, légué par feue Anna Schakelton, la dame de compagnie de sa mère, dont Lacan a vu combien les unissait une passion de bostoniennes[39]. Ce bureau-secrétaire présentait des portes garnies de miroirs réfractant à l’infini l’image de qui s’y tenait… Gide écrivait donc – comble de la fascination spéculaire… – se contemplant en train d’écrire[40]… Or, cette question de la « création du double »[41], du déboublement, du clivage que Lacan isole pour mieux en saisir l’enjeu gidien et son rapport à la perversion, il commence par l’élever à la dignité d’un art, celui des masques des sociétés Kwakiult de Colombie Britannique étudiés par celui qu’il appelle son ami Claude Lévi-Strauss dont l’ouvrage Anthropologie structurale vient de paraitre. Je souligne ce point car il me semble que là Lacan applique la méthode freudienne concernant l’homosexualité masculine où Freud déconstruisait les préjugés psychiatrisant de son temps – la théorie de la dégénerescence en gros – en les confrontant aux réalités de l’anthropologie, en l’espèce les Grecs de l’Antiquité, leurs moeurs et l’élévation de leur culture. A bien y songer, peut-être s’agit-il seulement de cela dans les relations entre psychanalyse et études queers ?
Tout cela pour dire quoi ? Que l’autodafé des lettres commis par Madeleine est vécu si dramatiquement, si intensément par Gide – qui parle d’un « désespoir atroce »[42], qui en parle comme de la mort d’un enfant (leur enfant à eux deux) – parce que, note Lacan, « ces lettres où il a mis son âme, elles… n’avaient pas de double »[43], révélant ainsi, précise-t-il « leur nature de fétiche », c’est-à-dire leur fonction de voilement de ce qui est le plus précieux. Donc Gide se trompait : ce n’était pas tant les lettres qui comptaient que le désir qui en soutenait l’écriture. Du reste, il faut noter qu’à la même époque, la correspondance avec Marc n’est pas du tout entachée par les événements tragiques que Gide déclare avoir vécus en novembre 1918[44]. C’est-à-dire que Gide, quoi qu’il en dise, s’agissant des lettres perdues, n’est pas tout à sa peine. Au même moment, autre chose le mobilise, le rend vivant, qu’il trouve en Marc[45]. D’ailleurs il le racontera à Roger Martin du Gard un peu plus tard :
« Comment me suis-je relevé de ce long martyre ? Je n’en sais plus rien. Peu à peu. Mon autre amour si complet, si rayonnant de force et de joie m’a aidé dans cette résurrection. Comme on s’habitue à revivre diminué par un accident, je me suis peu à peu habitué à cette mutilation. »[46]
Dit autrement, Gide le mutilé – c’est-à-dire ayant payé le prix de la castration – peut désormais investir suffisament de libido dans sa relation à Marc et semble moins dévasté qu’il ne le proclame… l’aspect comique du moment n’a pas échappé à Lacan. Gide est enfin sorti de cette cage où il n’était pas retenu et le retentissement sur son oeuve sera décisif, notamment avec la publication de Corydon, je l’ai signalé, mais surtout des Faux monnayeurs, roman qui semble condenser toutes les questions gidiennes : la variation des points de vue doublée des genres narratifs mobilisés montre la prétention du roman (et l’échec de cette prétention) à décrire la complexité du monde. Il libère ainsi, nous dit Wikipédia, la littérature de son carcan narratif pour faire du roman une œuvre d’art créatrice à part entière, plutôt que le simple réceptacle d’une histoire racontée. D’être sorti de la cage – Madeleine n’est plus son Orient – lui permettra aussi les explorations pas seulement littéraires : au Voyage d’Urien l’uraniste succèderont donc les grandes expéditions en Afrique de l’Ouest, au Tchad et en Russie. portées par un regard dont l’acuité le révèle… encore et encore et encore….
[1] L. Le Corre, « Politisation des traumas queers ou l’amour du prochain », Sygne, 2024, n°5.
[2] M. Foucault, « A propos de la généalogie de l’éthique : un aperçu du travail en cours », Dits et écrits 1954-1988, Paris, Gallimard, 1994, vol. VI, p. 383-411.
[3] Sur les différents séjours de Michel Foucault aux Etats-Unis, voir : S. Wade, Foucault en Californie. Un récit inédit, Paris, Editions Zones, 2021, 142 p.
[4] C. Millot, Gide Genet Mishima. Intelligence de la perversion, Paris, Gallimard, 1996, p. 69.
[5] J. Lacan, « Jeunesse de Gide ou la lettre et le désir. Sur un livre de Jean Delay et un autre de Jean Schlumberger », Ecrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 763.
[6] J. Lacan, « La Chose freudienne ou Sens du retour à Freud en psychanalyse. Amplification d’une conférence prononcée à la clinique neuropsychiatrique de Vienne le 7 novembre 1955 », Ecrits, Paris, Editions du Seuil, 1966, p. 402, 416.
[7] J. Lacan, « La Chose freudienne… », op. cit., p. 403. Voir aussi : L. Michel, « Le XXIe : un siècle immunisé contre la psychanalyse ? », Psychothérapies, 2014/4, vol. 34, p. 249-257.
[8] A.-E. Berger, Le Grand théâtre du genre. Identités, sexualités et féminisme en « Amérique », Paris, Editions Belin, 2013, p. 1-18.
[9] Voir : M. Proust, Le côté de Guermantes, A la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1988 (1920), volume 2, p. 601 : « Vous appartenez à cette famille magnifique et lamentable qui est le sel de la terre. Tout ce que nous connaissons de grand nous vient des nerveux. Ce sont eux et non pas d’autres qui ont fondé les religions et composé les chefs-d’œuvre. Jamais le monde ne saura tout ce qu’il leur doit et surtout ce qu’eux ont souffert pour le lui donner ».
[10] J. Schlumberger, Madeleine et André Gide, Paris, Gallimard, 1956, p. 14.
[11] M. von Rysselberghe, Les Cahiers de la Petite Dame, notes pour l’histoire authentique d’André Gide, 4 volumes, Paris, Gallimard.
[12] L. Le Corre, « Gide, l’homo de Lacan. Quelques remarques concernant Jeunesse de Gide ou la lettre et le désir », Sygne, 2020, n°3.
[13] A. Gide, Journal 1887-1925, vol. I, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1996 p. 1487.
[14] Billard Pierre, André Gide et Marc Allégret. Le roman secret, Paris, Plon, 2006, p. 85.
[15] M. von Rysselberghe, Les Cahiers de la Petite dame, op. cit., vol 1, p. 145-151.
[16] J.-A. Miller, « Sur le Gide de Lacan », La Cause Freudienne, revue de psychanalyse – Critique de la sublimation, Paris, Navarin Seuil, 1993, p. 13. Miller confond également Maria et Elysabeth Van Rysselberghe considérant que la première est la mère de la fille de Gide… voir p. 17.
[17] J. Lacan, « Jeunesse de Gide », op. cit., p. 754.
[18] Ibid., p. 761.
[19] A. Gide, Correspondance avec sa mère, op. cit., p. 171.
[20] J. Schlumberger, Madeleine et André Gide, op. cit., p. 186.
[21] J. Lacan, « Jeunesse de Gide », op. cit., p. 749.
[22] J. Schlumberger, op. cit. p. 190.
[23] Y. Mishima, L’Ange en décomposition, Paris, Gallimard, 1971, 249 p.
[24] M. Yourcenar, Mishima ou la vision du vide, Paris, Gallimard, 1980, p. 15.
[25] M. Zafiropoulos, Œdipe assassiné ? Œdipe roi, Œdipe à Colone, Antigone ou L’inconscient des modernes. Les mythologiques de Lacan 2, Toulouse, Erès, 2019, p. 115-133.
[26] Les trois occurrences du terme « uraniste » chez Lacan sont : « Jeunesse de Gide », op. cit., p. 754 ; Les Formations de l’inconscient, Le Séminaire, Livre V, Paris, Le Seuil, 1998, p. 261 ; Le Désir et son interprétation, Paris, Le Séminaire, Livre VI, Paris, La Martinière, 2013, p. 546. Notons l’hapax « uranien » présent dans : L’angoisse, Le Séminaire. Livre X, Paris, Le Seuil, 2004, p. 312. Voir L. Le Corre, L’Homosexualité de Freud. Première contribution à une anthropologie psychanalytique de l’homosexualité masculine, Thèse de doctorat soutenue le 28 février 2015, Ecole doctorale Recherches en psychanalyse et psychopathologie, Université Paris Diderot, vol. 3, annexe 2, p. 903-1058 p.
[27] A. Gide, Journal, 1887-1925, op. cit., p. 576.
[28] M. von Rysselberghe, Les Cahiers de la Petite Dame, op. cit., p. 6.
[29] J. Lacan, « Jeunesse de Gide », op. cit., p. 750.
[30] A. Gide, Journal, op. cit., p. 799 et 800.
[31] J. Delay, La Jeunesse d’André Gide, Paris, Gallimard, 1956, tome 1, p. 139.
[32] A., Gide, Ainsi soit-il ou les jeux sont faits, Paris, Gallimard, 1952, p. 98.
[33] J. Delay, La Jeunesse d’André Gide, op. cit., p. 173.
[34] M. Bousseyroux, « Le cas Gide : un trou dans le fétiche », L’En/je lacanien, 2019/1, n°32, p. 18-20.
[35] J. Lacan, « Jeunesse de Gide », op. cit., p. 749.
[36] F. Lestringant, André Gide l’inquiéteur. Le ciel sur terre ou l’inquiétude partagée 1869-1918, Paris, Flammarion, 2011, p. 314-315.
[37] G. B. Piranesi, The Prisons, New York, Dover Publications, 1973.
[38] M. Yourcenar, « Le cerveau noir de Piranèse« , Sous bénéfice d’inventaire, Paris, Gallimard, 1962, p. 90-130.
[39] J. Lacan, « Jeunesse de Gide » op. cit., p. 749.
[40] J. Lambert, Gide familier, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2000, 214 p. Voir aussi : A. Gide, Si le grain ne meurt, op. cit., p. 235.
[41] J. Lacan, « Jeunesse de Gide » op. cit., p. 755.
[42] J. Schlumberger, Madeleine et André Gide, op. cit., p. 194.
[43] J. Lacan, « Jeunesse de Gide » op. cit., p. p. 763.
[44] Correspondance avec Marc Allégret 1917-1949 / Cahiers André Gide, Paris, Gallimard, 2005, vol. 19, p. 240-241.
[45] P. Masson, « Les lettres brulées ou le chef d’œuvre inconnu de Gide », Bulletin des Amis d’André Gide, avril-juillet 1988, n°78-79, p. 71-78.
[46] J. Schlumberger, Madeleine et André Gide, op. cit., p. 194.