Category Archives: revue

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Séminaire 2025 : 5 séances

 (en présence) à 20h30

 

– Mardi 11 Février : Jan Horst Keppler : Economie politique et inconscient

– Mardi 11 mars : Laurent Buffet : Lacan avec Blanchot (Théorie de l’art et psychanalyse).

– Mardi 8 avril : Marco Rep : Bourdieu et Lacan

– Mardi 20 mai : Florence Fredouille : Enfant et politique

– Mardi 10 juin Kévin Poezevara : Dialogue avec l’approche anthropologique de l’autisme de Jean-Marie Vidal

 

Participation : membres du CIAP et d’Espace analytique : s’inscrire en adressant un mail à rensarfa@gmail.com – Autres participants : 30 € (étudiants 15 €) pour l’ensemble des séminaires et la Journée scientifique. Règlement par virement ou par chèque à l’ordre du CIAP à adresser à René Sarfati, 88 rue Quincampoix 75003.

On peut demander à rejoindre le CIAP en s’adressant à M. Zafiropoulos (mzafir@free.fr) et

Espace Analytique en s’adressant à sa Commission d’accueil.

Pour accéder librement à Sygne, la revue en ligne du CIAP, aller sur le site sygne.net

Les séances du séminaire CIAP des années antérieures sont consultables en vidéo sur ciap-group.net

 


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Psychanalyse : recherches cliniques et théoriques Saison II

(dirigée par Markos Zafiropoulos)

 

Une journée et Cinq séances de Séminaire (5+1)

10, rue Lebouis – 75014 Paris

 

Journée scientifique : Samedi 18 janvier 2025

Transformations sociales et subjectives à la lueur de la psychanalyse 

(enjeux cliniques, éthiques et politiques)

 

Matinée (9H30 – 12h30) – Discutant Alain Vanier

– Markos Zafiropoulos : Antigone, Hamlet, Sygne, Sade et quelques idéaux queer. Histoire de l’éthique de l’homme occidental selon Lacan (de l’Antiquité aux droits de l’homme)

– Frédéric Baitinger : Le champ des études queer relationnelles et non relationnelles, éthique contrastée.

– Lionel Le Corre : Relationnelle ou pas, faire famille, etc. ? Les points de vue gay et lesbien

 

Après-midi (14h30-17h30) – Discutant Kévin Poezevara

Marc Antoine Bourdeu : Voguing et psychanalyse – Trans : Faire famille ?

Isabelle Guillamet : Défenses contre la Chose dans les psychoses (L’atteinte de Nadia et Jean le fugitif).

Catherina Melissinou : La Chose et la transformation de la matière dans une société matrilocale : la Grèce.

                       

                                               

 


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POLITISATION DES TRAUMAS QUEERS OU L’AMOUR DU PROCHAIN

Intervention lors du séminaire du Cercle International d’Anthropologie Psychanalytique le 12 décembre 2023.

Lionel LE CORRE

 

 

 

 

Lors de la séance inaugurale du Séminaire du Cercle International d’Anthropologie Psychanalytique (CIAP)[1] consacrée à la présentation de l’ouvrage de Markos Zafiropoulos, Lacan presque queer[2], nous avons constaté, qu’entre psychanalyse et études queers, des ponts existaient… ponts pas toujours faciles à emprunter, certes, mais qui pourraient pourtant s’ils étaient consolidés par la clinique notamment, permettre une meilleure circulation des idées et des pratiques entre nos deux champs, le champ freudien et celui des études queers. Selon cette perspective, mon intervention portera sur les rapports entre psychanalyse et études queers, en tentant de situer la place de la psychanalyse parmi les discours actuels. Il s’agira ensuite de porter un regard croisé sur les deux champs à l’aune de ma lecture de Lacan presque queer pour vérifier, par la clinique, l’efficacité d’un tel regard dans notre pratique.

 

Quelques remarques sur la place de la psychanalyse parmi les discours actuels

Le point de vue de la psychanalyse a irrigué très tôt d’autres champs que celui de la vie psychique : ainsi, en France, le surréalisme a rencontré le discours psychanalytique bien avant la création de la Société Psychanalytique de Paris en 1926[3] — notamment du fait de l’amitié entre André Breton[4] et Angelo Hesnard — montrant au final et non sans ironie une théorie, la psychanalyse, mise au service de la production des biens culturels alors que Lacan relu par Zafiropoulos, nous fait apercevoir combien il s’agit là, pour le sujet, d’une errance de plus, fut-elle sublimatoire. Nous y reviendrons. A l’inverse, il convient de rappeler que plusieurs des avancées conceptuelles de Freud se sont faites à l’aune des savoirs de son temps notamment sur la question homosexuelle. Ainsi, ai-je mis en évidence dans L’Homosexualité de Freud la manière par laquelle le psychanalyste viennois s’est appuyé dès 1901, donc très tôt, sur les savoirs de l’anthropologie et de la sexologie — en l’occurence les travaux d’Iwan Bloch[5] ou de Magnus Hirschfeld[6], tous deux, par ailleurs, fondateurs avec Karl Abraham et quelques autres de l’Association Psychanalytique de Berlin en 1908. Savoirs de l’anthropologie et de la sexologie ayant permis à Freud de montrer le peu de consistance de ce que Foucault nommait « l’ensemble perversion-hérédité-dégénérescence »[7] réglant les attendus de la psychiatrie du temps de Freud. S’agissant de Lacan, rappelons que le fameux retour à Freud s’est fait en recourant aux dites sciences affines de la psychanalyse, peut-être surtout l’anthropologie structurale dont Markos Zafiropoulos[8] a montré au fil de ses travaux combien plusieurs questions cruciales ont pu être résolues par le psychanalyste français important dans le champ freudien certains résultats déduits de l’oeuvre de Claude Lévi-Strauss (primat du signifiant sur le signifié, théorie du Nom-du-père et du signifiant zéro, pluralisation des Noms-du-père, etc.).

 

Pour autant au-delà de ce dialogue évident entre les disciplines, force est de constater désormais que, parmi les enjeux cruciaux pour la psychanalyse aujourd’hui, c’est bien celui de sa place parmi les discours actuels qui est posé. Autrement dit, sa capacité à rendre compte, en autonomie, du malaise contemporain dans la société en isolant et en se déprenant de ses propres préjugés, c’est-à dire, en restant à l’écoute — comme le firent Freud et Lacan — des autres formations discursives elles-mêmes actuelles mais relevant d’autres champs que le sien. Formations discursives porteuses de problématisations nouvelles qu’il convient de connaitre notamment pour les implications cliniques qui s’en déduisent, mais aussi qui traduisent des querelles de placement ou de places — à l’université ou au sein des associations de psychanalystes — marquant la venue, dans le champ freudien, d’une nouvelle génération, qui entend sans doute ainsi se distinguer de la précédente en mobilisant et politisant des références externes au champ ; soit, ici, la référence au postmodernisme et aux études queers. Je m’arrête sur ce point non sans vous renvoyer à l’ouvrage de Pierre Bourdieu, Les Usages sociaux de la science[9], où il indique que le renouvellement épistémologique d’un champ est aussi l’effet du rapport de force entre vieille garde et avant garde qui, malgré des aspirations communes — ici les vertus émancipatrices de la psychanalyse — occupent des positions antagonistes — doxa vs hérésie — qui sont peut-être moins au service de la science — c’est-à-dire dans notre champ, par exemple, la résolution des questions cruciales de la psychanalyse — qu’au service des intérêts de la carrière.

 

D’autres champs du savoir sont bien évidemment concernés par ces confrontations discursives, comme celui des sciences de la vie et en particulier la primatologie dont je vais rapidement rappeler l’une des controverses à haute valeur heuristique, notamment sur la question de savoir ce que savoir veut dire. Pourquoi me direz-vous porter l’attention sur l’étude des babouins dans un séminaire de psychanalyse ? Parce qu’il en va de la naturalisation des rapports sociaux de sexe notamment, naturalisation genrée qui se confond ici avec le réel dont elle n’est pourtant qu’un leurre idéologique. Parce qu’aussi, cette controverse autour de la vie sexuelle et sociale des primates montre combien est féconde cette position qui se déduit des savoirs situés telle que l’historienne des sciences Donna Haraway[10] en a délinéé les contours en 1987. Ainsi, lorsqu’en 1932, Solly Zuckerman publie La vie sexuelle et sociale des singes[11], ouvrage qui fera vite référence, la conception qui prédomine vise l’étude des animaux pour mieux comprendre les êtres humains. L’étude des primates est privilégiée compte tenu de sa proximité supposée avec l’espèce humaine. L’enjeu, dans un contexte de racialisation des discours de plus en plus assumée, est de mettre en évidence une hiérarchisation du vivant qui vient confirmer une vision de l’ordre social de plus en plus autoritaire. Le concept de dominance[12] est censé décrire une société — celle des babouins du zoo de Londres — masculino-centrée et agressive. A cette époque, le fait de mener une enquête sur la vie sexuelle et sociale des babouins, non pas en espace naturel mais dans un zoo, espace pourtant surdéterminé, n’est pas questionnée — notamment du point de vue méthodologique — car la thèse dominante présuppose que le comportement animal est inné, donc qu’il n’y a pas de pertinence à questionner le lien entre un comportement et un environnement — ici la surpopulation dans un contexte de captivité. Il faut attendre les années 1970 et les travaux de trois chercheuses en primatologie, notamment, pour remettre en question les conclusions de Zuckerman[13], ayant accumulé par ailleurs tous les titres dont notamment celui de Président de la Société de zoologie de Londres. Il s’agit des travaux de Shirley Strump, Thelma Rowell et Barbara Smuts qui réalisent des observations de terrain montrant des sociétés non hiérarchisées autour d’un noyau de femelles où les mâles n’ont pas de comportement agressif en soi, donc qui invalident le travail de Zuckerman, sa méthode et ses conclusions notamment celle de la domination et de la hiérarchisation des mâles entre eux et sur les femelles. Bien sûr, des critiques s’abattirent sur nos femmes chercheuses, dont la première leur reprochant d’être précisément des femmes. De plus, leur proximité avec les singes observés durant plusieurs mois et les interactions qui pouvaient se déduire de cette méthode par habituation furent questionnées alors qu’au même moment plusieurs travaux de terrain livraient des résultats — sans que, du reste, cela pose le moindre problème — où les animaux observés étaient nourris par les chercheurs pour être mieux approchés[14]. Pourtant, nos trois chercheuses avaient pris en compte leur proximité avec les babouins pour en questionner l’influence, engageant ainsi une réflexion méthodologique sur la production des données et les outils de la réfutation. Selon cette perspective en effet, il était alors possible d’interpréter un comportement comme étant ou non le fait de l’influence de l’éthologue, l’accumulation des données de ce type devant permettre de déduire des résultats les plus neutres possibles et enfin de porter l’attention sur les primates en tant que primates et non comme une métaphore naturalisée qui éclairerait les mœurs humaines.

 

Que retenir de cette controverse pour notre champ ? Que les résultats obtenus ne valent pas grand chose s’ils ne s’accompagnent a minima d’une méthodologie questionnant les effets de l’observateur sur le sujet observé, mais plus encore peut-être, s’ils ne s’accompagnent d’un questionnement situé au démarrage d’une recherche dont la qualité déterminera les conclusions de l’observation. Autrement dit, en posant des questions différentes, en questionnant leur position d’énononciation, nos trois primatologues n’ont pas inventé un comportement chez le babouin. Non. Elles ont remarqué un comportement existant qui jusqu’alors avait échappé à l’entendement faute d’un point de vue convenablement situé. N’en est-il pas de même dans le champ freudien ? Nous autres les psychanalystes n’avons pas à reculer devant les questionnements, parfois (a priori) extravagants, que portent en soi les études féministes, les études de genre, les études queers ou les études décoloniales, questionnements que Paul B. Préciado[15], endossant la position du singe en cage de Kafka, a bien voulu partager avec notre communauté le 17 novembre 2019 lors du congrès de l’Ecole de la Cause freudienne où il était invité à prendre la parole. Dans cette perspective, le fait de se déclarer psychanalyste gay, ou queer, ou safe, ou inclusif, etc. n’est pas (ou pas seulement) le fait d’une affirmation d’appartenance[16]. C’est aussi une manière pour le psychanalyste de sortir de sa propre cage où l’installent les principes de sa pratique en proposant à l’analysant impétrant le point d’identification que ce dernier réclame à l’orée de l’exploration des logiques signifiantes qui motivent les tourments dont il se plaint. Point de connivence identitaire ici mais un effet de semblant dont l’efficace clinique se vérifie, une première accroche du côté du même, un trait commun — « comme-un » — qui permet peut-être un premier nouage transférentiel au même titre que le choix (illusoire) par l’analysant du genre du psychanalyste. Ici et afin de mieux appréhender cette question complexe, il faudrait aussi rouvrir, par exemple, le dossier des liens entre psychanalyse et fémininisme[17] ou encore entre psychanalyse et études décoloniales[18]. Bien sûr, pour pertinents qu’ils soient, ces questionnements queers — qu’on dirait géolocalisés car ils sont plutôt formulés par des auteurs étatsuniens ou à l’appui de travaux étatsuniens  — n’impliquent pas qu’il faille verser dans l’air du temps en balançant, par dessus les moulins lacaniens, des concepts comme le phallus, le complexe d’Œdipe, le Nom-du-père, etc. parce que l’effort pour les situer n’a pas été convenablement produit[19]. Pour autant, parce qu’il s’agit de se laisser enseigner par le symptôme, ces questionnements peuvent être extrêmement utiles lors des conduites de cure par les problèmatisations nouvelles à quoi ils ouvrent ou, à tout le moins, lorsqu’ils prétendent renouveler l’abord du sujet moderne en prise avec ses propres tourments et ceux de l’époque.

 

Sans doute effet du fameux colloque de Baltimore, acte de naissance du postructuralisme[20], force est de constater également la manière par laquelle le discours lacanien irrigue, nourrit, alimente, ici ou là, le discours critique introduisant les logiques de l’inconscient au cœur des formations sociales, politiques ou historiques. Cette épistémologie — dont il faudrait tout de même repèrer un peu mieux l’usage qu’elle fait de la théorie lacanienne en préférant parfois l’analyse du texte en soi sans mobilisation du contexte — s’appuie également sur les théories féministes, les études de genre, les études queers, les études décoloniales. Livio Boni et Sophie Mendelsohn en donnent un bel exemple dans Psychanalyse du reste du monde en particulier dans l’introduction générale :

A travers la médiation de la déconstruction, et plus largement de la French Theory, mais aussi d’un certain postmarxisme, le langage analytique s’est installé durablement dans la théorie critique mondiale et mondialisée, autant, voire davantage qu’à l’époque du structuralisme et de l’Ecole de Francfort, qui signèrent dans les années 1950-1960 la première grande percée du freudisme dans les sciences humaines alors en gestation. (…) [Nos deux auteurs précisent] La psychanalyse est partie prenante de la nouvelle vague de la pensée par les néoféminismes et les postructuralismes, de sorte qu’on pourrait parler d’une omniprésence de son discours dans un très large spectre de la théorie critique contemporaine, liée à Judith Butler, Slavoj Zizek, Ernesto Laclau, Fredric Jameson ou Homi Bhabha (…). » [21]

 

On peut bien sûr être moins enthousiaste que Livio Boni et Sophie Mendelsohn concernant la diffusion du discours psychanalytique et en particulier du lacanisme si l’on considère son retrait de l’université, les pratiques de soins psychiques psychologisantes moins tournées vers l’exploration des logiques inconscientes pourtant au principe des tourments du sujet contemporain, les associations psychanalytiques à l’allure de chapelles dans lesquelles un certain nombre de praticiens de la psychanalyse ne se retrouvent pas tout à fait ou plus du tout, du fait d’organisations associatives pyramidales, dogmatiques et en voie de sclérose. Songeons en particulier (mais pas seulement) à l’accueil des praticiens eux-mêmes / elles-mêmes concerné.e.s par la transidentité qui s’organisent ailleurs, entre eux / entre elles et se coupent peut-être ainsi d’une pratique — la conduite de cure psychanalytique — dont il n’est pas inutile qu’elle s’acquiert au contact des pairs de la génération précédente. Bien sûr, en pointant ce fait, il ne s’agit pas de vouloir sauver la psychanalyse pour elle-même, à tout prix, mais plutôt, la pratique d’émancipation qu’elle propose et qui offre éventuellement — et paradoxalement — à celui ou celle qui s’y engage l’expression d’une liberté dont les espaces et les moments restent toujours à conquérir. Enfin, parmi les transformations du champ freudien à l’œuvre, la plus importante, est sans doute celle qui émane des analysants eux-mêmes dont la demande à être entendus s’accompagne de modalités nouvelles à prendre en compte si on désire qu’un travail s’engage : nombre de séances hebdomadaires (et encore), par téléphone ou en visio, paiement dématérialisé, autodiagnostic qu’il s’agirait de valider, refus d’un cadre analytique neutre ou perçu comme distant sinon jugeant pour le remplacer par un style qui s’apparente aux approches de la santé communautaire, où les garanties attendues sont l’empathie, la bienveillance, la proximité, etc. Mais peut-être l’élément le plus questionnant au regard de l’affirmation de Livio Boni et de Sophie Mendelsohn quant à la diffusion large des théories de Lacan, porte sur un usage d’une théorie qui ouvre à une certaine perplexité tant le manque de rigueur doctrinal ou l’ignorance de l’histoire des concepts qui fondent notre champ est relayée par une aimable créativité certes stimulante mais dont la portée heuristique est parfois à peu près nulle. Il y a donc un enjeu crucial à mesurer la valeur heuristique, épistémologique et clinique d’une lecture rigoureuse de la théorie de Lacan, non pas, encore une fois, pour la sauver, mais parce qu’elle est porteuse de problèmatisations qui conservent leur tranchant pour peu là encore, que celles-ci soient convenablement situées.

 

Théorie queer[22] , psychanalyse[23] et politisation des questions sexuelles

J’en viens aux études queers et ses liens avec la psychanalyse pour indiquer d’emblée qu’il n’est plus possible dans le cadre d’une communication, de rendre compte de l’entiereté des travaux produits par les études queers et les enjeux qu’ils posent au regard de la somme des ouvrages et articles publiée depuis maintenant plus de trente ans, ouvrages et articles qui excèdent largement les seules questions de politique des sexualités puisqu’ils intègrent désormais des questions écologiques, des questions relevant des sciences politiques ou encore de l’éthologie pour ne citer que quelques champs. Ainsi, en mars 2023, lors des journées d’Espace Analytique, j’avais tenté de montrer dans la conférence « Les Saintes trans* et le psychanalyste : pour un renouvellement du domaine de l’éros » en quoi un point de vue trans* sur l’hagiographie chrétienne contribuait à modifier notre compréhension de l’historicisation des questions LGBTQI+OC tant pour l’histoire médiévale que pour la psychanalyse[24]. Et donc, pour vous donner une idée de l’étendue des domaines désormais soumis à une perspective queer, je vous renvoie par exemple à l’ouvrage de Cy Lecerf Maulpoix, Ecologies déviantes. Voyages en terres queers[25], au texte du politiste italien Federico Zappino, Communisme queer[26] ou à celui de Gianfranco Rebucini, « Marxisme queer : approches matérialistes des identités sexuelles »[27], et enfin aux travaux de la biologiste trans Joan Roughgarden, Le gène généreux. Pour un darwinisme coopératif[28].

 

L’usage impute à Teresa de Lauretis l’expression « théorie queer » utilisée pour la première fois en 1991[29] dans une communication où elle engage une réflexion sur les catégories de nomination des expériences minoritaires dont, selon elle, les termes « gay » et « lesbienne » désormais normalisés ne pouvaient plus rendre compte. Cette date — 1991 — fait débat car il semble que l’expression « théorie queer » soit utilisée dès 1987[30] dans un contexte académique par la poétesse et activiste Gloria Anzaldua, lesbienne chicana connue pour ses travaux sur le métissage[31]. En effet, comme l’indique Pascale Macary-Garipui citant le sociologue Javier Saez :

Des groupes de lesbiennes, composés de chicanas, de noires, de chômeuses et n’appartenant pas au monde homosexuel nord américain intégré (par sa lutte) dès les années 1970-1980, (…) se sont autoproclamées « queers » pour marquer leur volonté de non-intégration dans la société marchant au pas de la norme hétérosexuelle, blanche et middle class[32].

 

En argot américain, le mot « queer » veut dire « étrange », « anormal », « tordu ». Il s’agit d’un exemple d’antiparastase visant le retournement de l’injure au même titre, mais dans un autre contexte, que le terme « nègre » poétisé par Léopold Sédar Senghor[33]. Pour mieux saisir les enjeux et les écarts de cette énergie identitaire caractérisant la vie politique américaine, il convient de se reporter aux travaux d’Eve Kosofsky Sedgwick, autrice du célèbrissisme ouvrage Epistémologie du placard dont le titre résonne désormais d’une autre manière à l’aune de la théorie lacanienne du fantasme caractérisé par un enfermement mortifère pour le sujet. Eve Kosofsy Sedgwick qui précise que « la politique des identités » aux Etats-Unis signe « un refus historique de toute analyse en termes de classes », en terre américaine du fait, notamment de « l’absence quasi totale d’une gauche politique significative après la guerre »[34].

 

Autre point crucial à garder à l’esprit dès qu’on cherche à comprendre les spécificités des études queers — notamment la logique des idéaux qui les soutiennent —, ce sont les liens avec l’épidémie de VIH/sida à quoi elles sont également indissociablement liées, ou plutôt aux réponses communautaires de celles et ceux qui furent contaminés à partir des années 1980 et confrontés à la violence, à l’expérience du rejet et de la discrimination comme en témoignèrent les premiers activistes du mouvement Queer Nation. Les premiers argumentaires stigmatisants introduirent une distinction entre d’une part, les uns souffrant d’hémophilie et porteurs du VIH du fait de l’impéritie des politiques de santé publique, et les autres dont on considérait qu’ils l’avaient bien cherché cette contamination, en raison de mœurs dissolues et de conduites jugées moralement inacceptables : homosexuels, héroïnomanes, haïtiens. Violence d’autant plus grande qu’elle succèdait à un temps dit de libération sexuelle dans l’aire occidentale se traduisant, au plan juridique, par des modifications importantes du droit ; pour la France par exemple : loi Neuwirth de 1967 qui autorise l’usage des contraceptifs, loi Veil de 1975 pour la dépénalisation de l’IVG, loi Forni en 1982 abrogeant le délit d’homosexualité[35], etc. Ce point est crucial a rappelé car les études queers sont et restent, d’une part, indissociables des mouvements sociaux qui ont porté une contestation et des revendications de justice sociale et concernent la politisation des questions sexuelles. D’autre part, les études queers, ou plutôt les utopies qui les orientent[36], sont peut-être aussi l’un des effets des deuils à répétition et de tentative de socialisation des pertes humaines dans un contexte particulièrement atroce et à un moment où précisément, il n’y avait pas d’expression sociale des morts du sida[37]. Autrement dit, les études queers portent en elles, intrinsèquement, la question du trauma et de sa politisation, trauma portant sur celles et ceux concernés par des questions identitaires et des pratiques sexuelles minorisées qui firent l’expèrience de la stigmatisation et du rejet alors qu’en France par exemple, une première politisation des questions sexuelles avaient déjà émergé dans le débat public, portée par des groupes comme le FHAR, le CUAR, Les Gouines rouges etc[38]. Enfin, d’autres luttes spécifiquement étatsuniennes doivent être rappelées pour un entendement des enjeux politiques autour de l’émergence des études queers et de leur point de vue intersectionnel : luttes pour les droits civiques, luttes féministes, nouvelle culture de la drogue, etc.

 

Pour finir ce point trop rapide sur les rapports entre psychanalyse et études queers, rappellons aussi ce que l’introduction des études queers en France doit au travail éditorial d’un homme ; à savoir notre collègue Jean Allouch, récemment décédé et dont la collection « Les grands classiques de l’érotologie moderne » aux Editions EPEL mit à l’orée des années 2000, à la disposition du lectorat francophone, une première bibliothèque queer comprenant les principaux auteurs : Judith Butler, Gayle Rubin, Lee Edelman, Léo Bersani, David Halperin, etc.

 

Au fond, rares sont les travaux qui tentent une articulation entre psychanalyse et études queers, je veux dire qui la tentent sérieusement. Le plus souvent, il s’agit de vérifier, du côté des psychanalystes, combien les théoriciens queers se trompent dès qu’ils abordent le corpus freudo-lacanien en s’étonnant ou ricanant d’une telle obstination dans l’erreur (doctrinale) qui durerait maintenant depuis plus d’une trentaine d’années, et sans mesurer tout à fait la sorte de provincialisation dont ils frappent eux-mêmes leurs propres travaux. Du côté des auteurs queers, la psychanalyse et ses concepts sont largement remis en cause comme dispositif disciplinaire qui reconduirait les inégalités de genre et/ou liées à l’ethnicité au nom de la référence au système hétéropatriarcal et de la différence des sexes, dans un amalgame qui ne fait pas de distinction, par exemple entre les deux corpus ou encore qui méconnait du sexuel les effets morbides de la jouissance. Bref comme l’indique Tim Dean dans l’article « Lacan et la théorie queer » paru en 2003, les théoriciens queers :

n’ont pas su exploiter la lecture radicale de Freud par Lacan : malgré ses aspects postmodernes, la critique « queer » s’en tient à une psychanalyse orthodoxe proche de l’annafreudisme[39].

 

Avant d’indiquer en quoi, Lacan presque queer devrait faire date pour les deux champs, par le fait qu’il se démarque notamment de ces deux types de positionnement, signalons le travail extrêment utile engagé par Fabrice Bourlez notamment dans Queer psychanalyse. Clinique mineure et déconstructions du genre[40]  paru en 2018. Bourlez est selon moi, le premier à engager véritablement un dialogue entre les deux champs non pas pour dire ce que serait une « bonne  » approche doctrinale de la psychanalyse mais bien plutôt pour tenter de forger des outils supplémentaires de compréhension (d’inspiration deleuzienne) visant à éclairer les conduites de cure à une époque, la nôtre, qui n’est plus tout à fait la même que celle de Lacan. Queer Psychanalyse est un effort pour considérer les liens complexes entre psychanalyse et études queers à la faveur d’une recherche qui, sans jamais lâcher la question de la clinique du cas, croise praxis analytique et déconstruction des savoirs. Fabrice Bourlez donne aussi à entendre quelque chose du désir du psychanalyste LGBTQI+OC en déployant, avec tact, une position à l’appui d’outils théoriques qui articulent une clinique de la jouissance à l’aune, notamment, des conséquences des modifications substantielles des règles de l’alliance et de la parenté qu’ont connues les sociétés occidentales depuis une vingtaine d’années.

 

Parmi les réserves concernant ce que les études queers peuvent dire de la psychanalyse, Bourlez souligne qu’un certain nombre des questionnements queers se déduisent aussi d’une morale sexuelle aux prises avec ses propres idéaux au caractère tantôt prescriptif dont il n’est pas inutile d’en repèrer les effets morbides et l’illusion trompeuse d’une transparence du sujet à lui-même. S’il n’est guère possible dans le cadre de cette communication d’en produire une lecture critique, je note toutefois que ce bon sexe illustré — peut-être annafreudien comme le suggère Tim Dean — sonne parfois aussi comme antéfreudien en son caractère idéologique car oublieux de ce point de vérité qui dirige l’intervention du psychanalyste lorsqu’il invite l’analysant à examiner quelle est sa propre part au désordre dont il se plaint[41]. Or, ce positionnement antéfreudien, c’est-à-dire antérieur à la rupture épistémologique introduite par Freud et son choix pour la logique du fantasme au dépens d’une approche par la voie du trauma (soit le renoncement à la fameuse neurotica), peine à élaborer ce qu’il en est de la division subjective — mais est-ce du ressort des études queers ? — division dont il est bien naïf de considérer qu’elle ne serait que l’effet d’un rejet social (sociétal comme symbolique) même si ce dernier doit, sans cesse, être renvoyé à la violence intrinsèque qui le constitue.

 

Au final, il me semble que ce à quoi invitent les études queers c’est bien à une politisation de la psychanalyse. Celles et ceux qui ont lu Testo junkie de Paul Preciado ont peut-être sursauté ou été séduits à la lecture de cette affirmation : « La queeranalyse ne s’oppose pas à la psychanalyse, elle la dépasse en la politisant » [42]. Politisation des questions sexuelles qui concerne désormais la psychanalyse selon le philosophe espagnol, ou mieux dit, qui concerne à nouveau la psychanalyse. En effet, outre la radicalité de Lacan relisant Freud déjà évoquée, Florent Gabarron-Garcia a rappelé de son côté dans Histoire populaire de la psychanalyse[43], le legs révolutionnaire de notre discipline — qui donc ne date pas d’hier ni de Préciado — et combien ladite neutralité de la psychanalyse dans le débat public — neutralité dont je rappelle qu’elle est passée d’un usage technique pour les conduites de cure à un positionnement idéologique de l’IPA (qui en n’est guère sorti grandi[44]), face à la montée des totalitarismes européens dans les années 1930. Cette neutralité donc, est désormais une situation hautement politique justifiant les pires positions de cette psychanalyse réactionnaire qui encombre notre champ et qui s’acharne désormais sur les questions trans* au nom des intérêts supposés de l’enfant et à l’appui d’un sociologisme médiocre qui ignore les résultats des enquêtes de terrain récentes, notamment, celle d’Emmanuel Beaubatie, intitulée Transfuges de sexe parue en 2021[45]. Cette politisation qui ne dit pas son nom devient évidente dans ses effets réactionnaires si on se rappelle cette remarque de Bourdieu concernant « l’importation des modèles politiques dans le champ scientifique » :

La « politisation » est presque toujours le fait de ceux qui (…) sont les plus faibles selon les normes spécifiques, et ont donc intérêt à l’hétéronomie (…) : en faisant intervenir des pouvoirs externes dans les luttes internes, ils empêchent le plein développement des échanges rationnels[46].

 

Donc, ce que j’essaie de vous dire ici, c’est qu’au fond je me moque bien de savoir si la queeranalyse est l’avenir de la psychanalyse ou pas. Certes, les deux champs partagent, par certains côtés, des problèmatisations communes, notamment en termes d’éthique même si cela passe par des voies différentes et, à ceci près, que la psychanalyse n’est pas un projet de transformation des aspects les plus conservateurs de la société ni une vision du monde au service des biens de la cité. Certes le positionnement des études queers permet de mettre en évidence des systèmes d’oppression qu’on n’aperçoit pas autrement et auxquels la psychanalyse, à certains moments, a pu contribuer à soutenir, que ce soit au plan doctrinal, en termes de conduite de cure ou encore s’agissant de la garantie des praticiens LGBTQI+OC. C’est pourquoi il me semble que cette idée d’une politisation de la psychanalyse est nécessaire à avoir en tête pour situer la place du discours psychanalytique parmi les autres discours contemporains. Mais de quelle politisation parlons-nous si l’on ignore la radicalité de la lecture par Lacan du corpus freudien, où il est fait la part belle à la logique d’émancipation qui caractérise les buts de la pratique de cure et son positionnement éthique. C’est pour cela que Lacan presque queer fait date car il rappelle également, et contrairement à ce qu’affirme Preciado, que la psychanalyse lacanienne ne reconduit pas la « cage de l’épistémologie binaire de l’hétérosexualité »[47] et les dispositifs d’oppression qui s’en déduisent. Mais, bien sûr, s’il est salutaire de rappeler qu’il est inexact d’imputer à la théorie lacanienne de la fin des années 1950 un familialisme naturalisé et réactionnaire, il est indéniable également que cette domination masculine et les oppressions qui en découlent continuent largement d’opérer de par le monde et que son étendard reste l’hétéronormativité.

 

Politisation des traumas et amour du prochain

Au terme de cette communication, je voudrais vous présenter quelques éléments cliniques qui se déduisent d’une rencontre avec Victor, rencontre brève puisque Victor mettra fin, par sms, au travail engagé à l’issu du troisième rendez-vous, sans doute du fait d’une intervention maladroite de ma part. Rencontre qui m’intéresse ici aussi pour ce qu’elle dit des logiques en jeu tant au plan du cas que du collectif, logiques qui travaillent le militantisme queer. Et évidemment, cette vignette je la construis à partir des données cliniques particulièrement opératoires que livrent Lacan presque queer s’agissant de la logique du fantasme et de la sublimation dans leur rapport à La Chose.

 

La politisation des traumas queers[48] est un effet, pour une part, du nouage entre pratiques militantes des activistes queers et formalisation proposée par la théorie critique contemporaine. Nouage dont je disais qu’il s’est produit initialement par la mobilisation des acteurs de la lutte contre l’épidémie de VIH/sida, eux-mêmes bien souvent directement concernés par cette maladie. Il s’agissait par exemple à l’association Aides à Paris, dans les années 1990, de proposer des groupes d’autosupport non mixtes à des personnes infectées par le virus du VIH en leur garantissant un espace d’appartenance mais aussi un espace sécurisé de prise de parole entre pairs visant la recherche de solutions pragmatiques et, sans doute, une collectivisation de l’angoisse. Des espaces sociaux queers dits safes ou inclusifs ont vu le jour depuis, mais aussi des lieux festifs et/ou solidaires comme La Flèche d’or dans le XXème arrondissement de Paris, des lieux de vie allant de la colocation au squat. Bref, une sociabilité queer spécifiquement constituée d’espaces protégés et rassurants a émergé visant à garantir, au nom des valeurs communes de respect et de non stigmatisation, la sécurité de celles et ceux qui les fréquentent. Or, l’un des aspects notables de cette socialisation queer se manifeste dans la pratique du « trigger warning », soit cet avertissement qui prévient qu’une œuvre ou une prise de parole peuvent déclencher le rappel d’un traumatisme, avertissement produisant au sein des communautés queers, une police du langage. Comme l’indique le théoricien queer Jack Halberstam, non sans humour :

Voilà un des effets de la génération « tu me fais violence » [trigger generation]. En effet, rares sont les conférences, festivals ou autres rassemblements auxquels je participe [écrit-il] qui ne deviennent pas le théâtre de prostestations véhémentes contre un mode de représentation qui aurait fait violence à quelqu’un / quelqu’une, quelque part[49].

 

Ce « concourt de divas » qui entraine « une simplification outrancière des définitions du traumatisme »[50] ne doit pourtant pas faire oublier que, en contexte étatsunien notamment :

La revendication d’espace safe a fonctionné de concert avec les politiques urbaines d’accroissement de la surveillance des quartiers pauvres et de la gentrification des autres[51].

 

Autrement dit, au-delà des blessures identitaires, Halberstam appelle à ne pas lâcher la proie pour l’ombre, en l’espèce, le fait que le discours sécuritaire queer risque de laisser « complètement tomber la lutte contre les formes toujours plus agressives d’exploitation »[52].

 

Or c’est bien ce type de problème qui conduit Victor à prendre rendez-vous. Victor a 28 ans, il est artiste plasticien et est orienté par l’association Psygaies, association qui, depuis 1996, assure des permanences d’accueil au Centre LGBTQI+ d’Ile-de-France et propose des orientations vers un réseau de praticiens réputés être sensibles et sensibilisés aux discriminations de genre ou liées à l’orientation sexuelle. Il a sollicité un rendez-vous car dit-il « je suis près de chez vous et il parait que vous êtes super ». Ce critère de proximité dont il m’affuble est crucial pour Victor : il ne saurait s’adresser à un psy qui ne soit pas non plus, par quelque manière, un proche… du reste durant la première séance, il testera ma connaissance des principales problèmatisations queers à quoi, je répondrai, pas immédiatement certes, mais en citant les « bons » auteurs. Victor vit depuis plusieurs mois dans un squat d’artistes en proche banlieue et redoute de se faire expulser par sa comunauté. Cette expulsion serait catastrophique pour lui, car outre la dimension bohême de ce mode de vie qui est aussi un choix subversif, le squat est d’abord un recours face à diverses difficultés sociales dont celles de l’accès à un logement pour un jeune homme vivant de revenus de transfert, en l’espèce le RSA[53].

 

La plainte qui motive sa demande de rendez-vous porte sur un événement survenu récemment : au terme d’une soirée organisée dans le squat par des proches, Victor, exaspéré, sort du lit où il cherche un sommeil qui ne vient pas, et, dans l’état de nature qui est celui de tout homme qui a renoncé à se vêtir, il rejoint le groupe à l’étage et pisse sur les convives affalés sur les canapés… moment d’exhibition urinaire dont la relation n’est pas sans lui faire plaisir. Il m’indique aussi qu’il consulte sous la pression de sa communauté qui a vécu de manière très agressive son passage par l’acte (mictionnel). Lui-même n’est pas vraiment convaincu de la gravité de son acte qui le divise tout de même un peu car, à ce moment-là dirai-je, il parle au nom de sa communauté. C’est sans doute pour cela que ma tentative pour nuancer les effets de l’acte urinaire en en pointant l’aspect comique et enfantin afin d’en desserrer quelque peu l’étau surmoïque n’opère pas. Je le comprendrai trop tard : cette manière de chercher à faire alliance s’avérera trop angoissante pour Victor. En fait, Victor a déjà posé un diagnostic : son acte ne fait-il pas de lui un borderline ? Son autodiagnostic qui reste à valider serait une première explication à fournir à sa communauté où d’autres membres se placent eux-mêmes sous divers diagnostics : « troubles du spectre autistique », « HPI hypersensible », etc. qui sont autant d’avertissements et de limites dans un lieu — le squat — où une organisation rigoureuse est censée régler la vie commune puisque le recours au droit et à son appareil judiciaire est difficilement envisageable, sans parler de la police qui ne peut être appelée mais dont on sait qu’elle interviendra, de manière plus ou moins musclée, au moment de l’évacuation du squat. Victor n’aperçoit pas — ou alors c’est secondaire pour lui — l’effet d’essentialisation de ces autodiagnostics, autrement dit, d’enfermement moi idéaltypique qui visent aussi peut-être à formuler une singularité, ou plutôt une subjectivité dans une communauté visant l’abrasion des différences de classe, de genre et de race. Ici me revient un slogan publicitaire pour un site de revente en ligne, slogan vu dans le métro parisien invitant les consommateurs à « Trouver la différence qui [leur] ressemble ». Donc là encore, du proche, du prochain, du même. Je rappelle ce fait anecdotique pour souligner que l’une des lignes de crête des études queers visent précisément à ne pas tomber dans les travers de l’individualisme néolibéral en préservant les intérêts de la communauté et les principes de sa lutte. Bien sûr, cette pente autodiagnostique qui trouverait sa confirmation auprès d’un expert convenablement situé, c’est-à-dire idéologiquement proche, visent aussi à formuler quelque chose du trauma qui travaille tout un chacun, mais il s’agirait ici d’un trauma débarrassé de sa psychologisation. En effet, ce trauma dépsychologisé trouve son expression théorique chez un auteur comme José Esteban Muñoz qui se réfère aux travaux d’Eve Kosofsky Segwick évoquant une « herméneutique réparatrice »[54] soit cette politisation des traumas qui permettrait de sortir de la « maison d’arrêt »[55] de l’ici et le maintenant pour en déduire une utopie de la réparation avec sa promesse d’un « advenir queer » — advenir, c’est-à-dire un site qui ne soit pas un futur — toujours pensé pour nos enfants comme le signale Lee Edelman rappelant que les politiques publiques, de gauche comme de droite, agissent au nom des intérêts de l’enfant, à entendre ici en son caractère surmoïque[56]. Site, dont Muñoz attend qu’il soit le lieu où il s’agirait de « s’efforcer de penser et sentir un après et ailleurs ». Donc en dehors de la « maison d’arrêt », c’est-à-dire hors de la cage du fantasme dont Zafiropoulos a livré les principales coordonnées à l’aune de sa lecture de Lacan. Mais, aussi, cage du fantasme qui, ici, se redouble des effets sublimatoires d’une doctrine, les études queers, qui impose aussi ses idéaux, par certains aspects, inhibiteurs sinon morbides.

 

Autre point qui retient l’attention de Victor : son regard… noir comme celui d’un aigle dit-il. Dans le squat, on dit de son regard qu’il le rend inquiétant, et du reste Victor surjoue ce trait en s’épilant intégralement les sourcils, ce qui renforce effectivement un air aquilin. Il en déduit un trait de racisation : son père, kabyle, étant, selon ses dires, « très typé ». Au fond, ici Victor tente d’endosser un trait du père. C’est-à-dire endosser, en-deça ou au-delà de son humanité — mais qui lie cette humanité à la chaine signifiante —, la position d’une figure inquiétante et complexe qui, tel un masque à transformation Kwakiult, révèle sous un aspect d’animal, une face humaine dès qu’on en ouvre les volets. Je vous renvoie à mon commentaire de Jeunesse de Gide par Lacan[57], non sans vous rappeler ici que les masques à transformation Kwakiutl ont pour fonction d’articuler plusieurs rapports impossibles à réduire : ce qu’il en est, d’une part, de la fonction de ces masques qui performent, selon une même logique signifiante, le passage du totem à l’individu —  ici l’aigle — (et inversement), et d’autre part qui actent, à la faveur du rite, qu’il n’est d’homme sans nature. Mais bien sûr, ce qui vaut pour les communautés amérindiennes du Pacifique Nord comme solution sociale au vivre ensemble n’est pas nécessairement opérant au sein du squat de Victor qui pourtant a bien identifié la place singulière et paradoxale qui est la sienne dans ce commun queer : soit celle d’un leader. C’est lui, dit-il, qui porte la vie collective du groupe, qui est force de proposition, qui organise les événements de la vie du squat, notamment des installations ou des performances ouvertes sur la cité. C’est lui aussi qui est souvent appelé pour trancher les conflits relationnels au sein du squat et dont l’équité des réponses est guettée. C’est lui enfin qui identifie que s’il ne propose rien, il ne se passe rien, ou plutôt si : « ils sont [dit-il en parlant des autres membres du squat] chacun dans leur chambre en train de déprimer en regardant Netflix ».

 

Cette position d’autorité que Victor imagine occuper s’accompagne aussi pour lui de quelques privilèges à défaut de droits. Ainsi, il y a cette autre soirée, évoquée non sans peine, soirée un peu arrosée donc, où circulait aussi de la 3 MMC (pour méthylméthcathinone), substance de synthèse psychoactive stimulante qui amplifie la capacité d’empathie et le désir de contact avec autrui. Cette nuit-là, Victor séduit un jeune homme également occupant du squat. S’ensuit un rapport sexuel où selon les propres dires de Victor, il « encule son amant » sans être tout à fait sûr du consentement de ce dernier, lequel amant dans les jours qui suivront, lui signifiera la violence de son acte et sans doute, aussi, la vraie raison du mouvement de rejet engagé par sa communauté. Les associations d’idées de Victor le conduisent à évoquer ce soir d’anniversaire où jeune enfant, il se retrouve seul avec sa mère. Une fête a été organisée mais son père ne vient pas, préférant la sociabilité d’un bistrot aux réjouissances appelées par la commémoration du jour de la naissance de Victor. Après quelques heures à attendre, la mère furieuse prendra alors son fils sous le bras et ira « foutre le bordel » au bistrot où se trouve le père. Cet acte de la mère furieuse, Victor le vit comme l’acte d’héroïsme de celle qui se défait d’une oppression, acte qui inflige aussi à son fils, accessoirement, une honte qu’il reconnait à mi-mots mais non sans émotions. De cette fête d’anniversaire raté, il pourra associer que lui-même au fond aime « foutre le bordel » comme sa mère, mais en revanche, il apercevra moins ce que ce comportement doit aussi aux effets d’une chaine signifiante qui l’oblige, le contraint, l’enferme dans ce squat, qui à sa manière, est aussi une maison d’arrêt imaginaire dont il ne voit pas les portes ouvertes sur un ailleurs. Occupé à provoquer une fête qui ne vient pas, il craint que sa communauté ne la lui fasse, sa fête, sans doute comme sa mère la fit à son père. Ses frères et sœurs de la communauté, si proches de lui par plusieurs aspects (dont l’adelphité) sont pourtant près de le mettre dehors au nom d’une loi dont Victor n’en apprécie la valeur qu’à la transgresser. Lorsque dans cette ultime séance où il dénonçait le désintérêt de son père à son endroit, je pointais aussi le fait de la mère qui certes a foutu le bordel au bistrot mais aussi foutu le bordel à sa fête d’anniversaire qui n’aura pas lieu, Victor restera interloqué, sans doute plus que je ne l’ai apprécié. Lorsqu’au terme de cette même séance, je pointais aussi la coloration très puritaine de sa vie communautaire si réglée, si soumise aux tourments exhibés des individus qui la composent — entre masochisme et exhibition à l’instar de La Lettre écarlate de l’américain Nathaniel Hawthorne — ce fut trop.

 

Victor a mis fin au travail à peine engagé par l’envoi d’un sms où il écrit : « Malheureusement je ne suis pas très enjoué par nos deux derniers rdv et préfère me tourner vers quelqu’un d’autre ». De n’avoir pas entendu qu’il me plaçait au lieu de celle qui avait gaché la fête, j’allais moi-même foutre le bordel au bistrot queer en déconstruisant trop rapidement la solution communautaire produite par Victor, en la renvoyant aux idéaux d’une communauté, par certains aspects puritains, là où lui y voyait le lieu d’une fête… la fête dont, petit, il avait été privé.

 


[1] La séance en question s’est tenue le 14 novembre 2023.

[2] M. ZAFIROPOULOS, Lacan presque queer. L’éthique de l’homme occidental et les buts moraux de la psychanalyse, Toulouse, Erès, 2023, 207 p.

[3] J.-P. MORDIER, Les débuts de la psychanalyse en France 1895-1926, Paris, Maspero, 1981, 279 p. ; A. OHAYON, Psychologie et psychanalyse en France. L’impossible rencontre (1919-1969), Paris, La Découverte, 2006, 444 p. Plus récemment : O. DOUVILLE, La psychanalyse dans le monde du temps de Freud : chronologie, Toulouse, Erès, 2023, 488 p.

[4] B. ALEKSIC, « Freud et les surréalistes, ses « fous intégraux » », Topique, 2011/2, n°115, p. 93-112.

[5] L. LE CORRE, L’Homosexualité de Freud. Première contribution à une anthropologie psychanalytique de l’homosexualité masculine, Université Denis Diderot – Paris VII, thèse de doctorat soutenue le 28/02/2015, vol.1, p. 358-362.

[6] L. LE CORRE, L’Homosexualité de Freud, Paris, Puf, 2017, p. 214-220.

[7] M. FOUCAULT, Histoire de la sexualité. Tome 1 : La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p. 157-158.

[8] M. ZAFIROPOULOS, Lacan et Lévi-Strauss ou le retour à Freud 1951-1957, Paris, Puf, 2003, 250 p.

[9] P. BOURDIEU, Les Usages sociaux de la science. Pour une sociologie clinique du champ scientifique, Paris, Editions INRA, 1997, p. 13.

[10] D. HARAWAY, « Savoirs situés : la question de la science dans le féminisme et le privilège de la perspective partielle », Des singes, des cyborgs et des femmes. La réinvention de la nature, Paris, Actes Sud – Editions Jacqueline Chambon, 2009 (1991), p. 323-353.

[11] S. ZUCKERMAN, La vie sexuelle et sociale des singes, Paris, Gallimard, 1937 (1932), 251 p.

[12] V. DESPRET, « Quand les mâles dominaient… Controverses autour de la hiérarchie chez les primates », Ethnologie française, 2009/1, vol. 39, p. 45-55.

[13] L’ensemble de ce paragraphe doit beaucoup au blog de Penseur sauvage, chapitre 1, épisode 14. Cf. : https://youtu.be/wN11r3n1snU?si=nMNyjINTDp_g21eB

[14] V. DESPRET, op. cit., p. 47.

[15] P. B. PRECIADO, Je suis un monstre qui vous parle. Rapport pour une académie de psychanalystes, Paris, Grasset, 2020, 127 p.

[16] L. LE CORRE, « Folle analyse : à propos du psychanalyste LGBTQI », In Analysis, 2021, vol 5, n°1, p. 47-53.

[17] L. LAUFER, « Du rire à la joie : psychanalyse, féminisme et politique », Cahiers du genre, 2020, vol 1, n°68, p. 191-218.

[18] T. AYOUCH, « Psychanalyse et colonialité : le pouvoir d’être affecté.e par la race », Le Pouvoir d’être affecté. Souffrances, résistances et émancipation (dir. V. BRUNETIERE, P. CINGOLANI, O. DEBARY, L. LAUFER, G. LE BLANC, F. TARRAGONI), Paris, Hermann, 2022, p. 291-312.

[19] La mise au point de Markos Zafiropoulos quant au phallus qui s’origine du côté du désir de la mère chez Lacan — et ne peut donc être réduit au signifiant de l’hétéropatriarcat — est exemplaire de l’effort théorique (toujours) à produire par un retour aux textes fondamentaux du champ. Voir : M. ZAFIROPOULOS, « Les buts moraux de la psychanalyse : Antigone, Lacan et Butler », Sygne, 2024, n°5.

[20] M. ZAFIROPOULOS, Lacan presque queer, op. cit., p. 10, n. 14.

[21] L. BONI, S. MENDELSOHN (dir.), Psychanalyse du reste du monde. Géo-histoire d’une subversion, Paris, La Découverte, 2023, p. 6.

[22] Outre les auteurs déjà cités, voir : « Aimons-nous le sexe », Trou noir. Revue de la dissidence sexuelle, Octobre 2023, n°2, 186 p. ; G. ANZALDUA, Terres frontalières – La frontera. La nouvelle mestiza, Paris, Editions Cambourakis, 2022, 336 p. ; P. BACHETTA, J. FALQUET, « Introduction aux « théories féministes et queers décoloniales : interventions Chicanas et Latinas étatsuniennes » », Les Cahiers du CEDREF, 2011, n°18, p. 7-40. ; H. K. BHABHA, Les Lieux de la culture. Une théorie postcoloniale, Paris, Payot, 2007 (1994), 414 p. ; J. BUTLER, Trouble dans le genre, Paris, Editions La Découverte, 2005 (1990), 283 p. ; P. CLOCHEC, N. GRUNENWALD (dir.), Matérialisme trans, Paris, Hystériques et associéEs, 2021, 281 p. ; L. EDELMAN, Merde au futur. Théorie queer et pulsion de mort, Paris, EPEL, 2016, 226 p. J. HALBERSTAM, « « Tu me fais violence ! » La rhétorique néolibérale de la blessure, du danger et du traumatisme », Vacarme, été 2015, p. 28-41. ; J. HALBERSTAM, Trans*. Brève histoire de la variabilité de genre, Paris, Editions Libertalia, 2023 (2018), 223 p. ; T de LAURETIS, Théorie queer et cultures populaires. De Foucault à Cronenberg, Paris, La Dispute, 2007, 189 p. ; C. LE CERF MAULPOIX, Ecologies déviantes. Voyage en terres queers, Paris, Editions Cambourakis, 2021, 356 p. ; N. MILLNER-LARSEN, G. BUTT, « Introduction. The Queer Commons », GLQ : A Journal Of Lesbian and Gay Studies, 2018, 24/4, p. 399-419. ; J. E. MUÑOZ, Cruiser l’utopie. L’après et l’ailleurs de l’advenir queer, Montreuil, Editions Brook, 2021 (2009), 318 p. ; B. PERREAU, Qui a peur de la théorie queer ?, Paris, Les Presses de Sciences Po, 2018, 314 p. ; G. REBUCINI, « Marxisme queer : approches matérialistes des identités sexuelles », Matérialismes, culture et communication. Tome 2 : Cultural studies, théories féministes et décoloniales (M. CERVULLE, N. QUEMENER, F. VÖRÖS dir.), Paris, Presses des Mines, 2016, p. 213-226. ; J. ROUGHGARDEN, Le Gène généreux. Pour un darwinisme coopératif, Paris, Editions du Seuil, 2012, 315 p. ; R. GAYLE, « L’économie politique du sexe : transactions sur les femmes et systèmes de sexe/genre », Les Cahiers du CREDEF, 1988 (1975), 1988, n°7, p. 3-81. ; R. GAYLE, Surveiller et jouir : anthropologie politique du sexe, Paris, EPEL, 2010, 484 p. ; R. GAYLE, J. BUTLER, Marché au sexe, Paris, EPEL, 2001 (1994), 176 p. ; E. KOSOFSKY SEDGWICK, « Construire des significations queer », Les Etudes gay et lesbiennes. Colloque du Centre Georges Pompidou 23 et 27 juin 1997 (textes réunis par D. ERIBON), Editions du Centre Pompidou, 1998, p. 110. ; E. KOSOFSKY SEDGWICK, Epistémologie du placard, Paris, Editions Amsterdam, 2008 (1990), 257 p. ; F. ZAPPINO, Communisme queer. Pour une subversion de l’hétérosexualité, Paris, Editions Syllepse, 2022, 260 p.

[23] Sur les travaux articulant psychanalyse et études queers (outre les auteurs déjà cités), voir : T. AYOUCH, Psychanalyse et hybridité. Genre, colonialité, subjectivations, Louvain, Presses universitaires de Louvain, 2018, 221 p. ; L. BERSANI, Homos. Repenser l’identité, Paris, Odile Jacob, 1998 (1995), 217 p. ; L. BERSANI, Le Rectum est-il une tombe, Paris, EPEL, 1998 (1987), 77 p. ; F. BOURLEZ, Queer psychanalyse. Clinique mineure et déconstructions du genre, Paris, Hermann, 2018, 311 p. ; V. BOURSEUL, Le Sexe réinventé par le genre. Une construction psychanalytique, Toulouse, Erès, 2016, 230 p. ; N. EVZONAS, Devenirs trans de l’analyste, Paris, Puf, 2023, 443 p. ; F. FAJNWAKS, C. LEGUIL (dir.), Subversion lacanienne des théories du genre, Paris, Editions Michèle, 2015, 165 p. ; « Follement extravagant. Le psychanalyste un cas de nymphe ? », L’Unebévue. Revue de psychanalyse, hiver 2001 printemps 2002, n°19, 181 p. ; L. LAUFER, Vers une psychanalyse émancipée. Renouer avec la subversion, Paris, La Découverte, 2022, 248 p. ; « Les Communautés électives. I – Une subjectivation queer ? », L’Unebévue. Revue de psychanalyse, printemps 2000, n°15, 113 p. ; S. LIPPI, P. MANIGLIER, Sœurs. Pour une psychanalyse féministe, Paris, Editions du Seuil, 2023, 335 p. ; P. MACARY-GARIPUI, « Le mouvement queer : des sexualités mutantes ? », Psychanalyse, 2006, vol. 3, n°7, p. 43-52. ; S. PROKORIS, Au bon plaisir des « docteurs graves ». A propos de Judith Butler, Paris, Puf, 2017, 264 p. ; J. SAEZ, Théorie queer et psychanalyse, Paris, EPEL, 2005 (2004), 220 p.

[24] L. LE CORRE, « Les saintes trans* et le psychanalyste : pour un renouvellement du domaine de l’éros », Figures de la psychanalyse, 2023/1, n°45, p. 141-152.

[25] C. LECERF MAULPOIX, op. cit.

[26] F. ZAPPPINO, op. cit.

[27] G. REBUCINI, op. cit.

[28] J. ROUGHGARDEN, op. cit.

[29] T. de LAURETIS, « Queer theory : lesbian and gay sexualities. An introduction », Differences : a journal of feminist cultural studies, 1991, vol. 3, n° 2, p. III-XVIII.

[30] P. BACHETTA, J. FALQUET, op. cit., p. 7-40. Notons que dans ce débat de préséance queer, les effets d’invisibilisation d’une autrice racisée semblent avoir opéré.

[31] G. ANZALDUA, op. cit.

[32] P. MACARY-GARIPUI, op. cit., p. 43-52 ; J. SAEZ, op. cit., p. 21.

[33] L. S. SENGHOR, Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française, Paris, Puf, 2015 (1944), 227 p.

[34] E. KOSOFSKY SEDGWICK, « Construire des significations queer », op. cit., p. 110.

[35] A. IDIER, Les alinéas au placard : l’abrogation du délit d’homosexualité (1977-1982), Paris, Editions Cartouche, 2013, 202 p.

[36] J. E. MUÑOZ, op. cit.

[37] L. LE CORRE, « Homosexualité masculine et sida : entre impasse identitaire et héroïsme de la perte », Synapse, 2005, n°216, p. 29-32.

[38] M. PRAERO, Le mouvement politique de l’homosexualité. Mouvements, identités et communautés en France, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2014, 333 p.

[39] T. DEAN, « Lacan et la théorie queer », Lacan (sous la direction de J-M RABATE), Paris, Bayard, 2005 (2003), p. 291.

[40] F. BOURLEZ, op. cit.

[41] J. LACAN, « Intervention sur le transfert prononcée au congrès dit des psychanalystes de langue romane, de 1951 », Ecrits, Paris, Editions du Seuil, 1966, p. 219.

[42] P. B. PRECIADO, Testo junkie. Sexe, drogue et biopolitique, Paris, Grasset, 2008, p. 325. Notons que le point le plus problématique dans ce passage d’une « psychanalyse » à une « queeranalyse » est peut-être l’élision du « psy ».

[43] F. GABARRON-GARCIA, Histoire populaire de la psychanalyse, Paris, La fabrique éditions, 2021, 216 p.

[44] L. LE CORRE, « Guérir l’homosexualité masculine ? », Figures de la psychanalyse, 2018, n°36, p. 79-91.

[45] E. BEAUBATIE, Transfuges de sexe. Passer les frontières du genre, Paris, La Découverte, 2021, 177 p.

[46] P. BOURDIEU, op. cit., p. 61.

[47] M. ZAFIROPOULOS, Lacan presque queer, op. cit., p. 8.

[48] Formule que j’emprunte au philosophe Pierre Niedergang. Voir : P. NIERDERGANG, Vers une normativité queer, Toulouse, Blast, 2023, p. 73-121.

[49] J. HALBERSTAM, op. cit., p. 32.

[50] Ibidem, p. 35.

[51] Ibid., p. 39.

[52] Ibid., p. 40.

[53] A. PETIAU, L. POURTAU, Vivre en squat. Une bohême populaire au XXIe siècle, Paris, CNRS Editions, 2014, p. 171.

[54] J. E. MUÑOZ, op. cit., p. 36.

[55] Ibidem, p. 19.

[56] L. EDELMAN, Merde au futur. Théorie queer et pulsion de mort, op. cit.

[57] L. LE CORRE, « Gide, l’homo de Lacan : quelques remarques à propos de Jeunesse de Gide ou la lettre et le désir », Sygne, n°3, 2020, revue en ligne.


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La visée préventive de la pratique avec les enfants

 

Maria OTERO ROSSI

 

 

 

 

C’est à partir de l’expérience clinique issue de l’accueil de l’enfant de moins de quatre ans à la Maison Verte, que l’on interrogera le but préventif de ce type d’accueil. En effet, lors de la création de la Maison Verte, Françoise Dolto et l’équipe de fondateurs cherchaient à « prévenir les troubles précoces » dans la petite enfance. On s’attardera aussi bien sur la notion de « prévention » tel qu’elle se présente dans le champ social et dans le champ analytique, que dans la notion de « troubles précoces ».

 

Dans la présentation du lieu[1] il est expliqué que l’expérience analytique et éducative des fondateurs de la Maison Verte les amenait à penser qu’il était dommage d’attendre l’apparition de symptômes pour que les parents consultent avec leur enfant, trouvant préférable d’être présents pour pouvoir intervenir dans le temps où se créent les premiers liens père-mère-enfant et tout au long du développement du jeune enfant. Car c’est justement dans ces étapes du développement que sont notamment l’allaitement, le sevrage, la marche, les premières séparations, la naissance d’une petite sœur ou d’un petit frère, que peuvent se manifester les premiers troubles fonctionnels ou relationnels du tout petit. Même s’il ne parle encore à cette période de la vie il n’en est pas moins dans le langage et il s’exprime en général par des manifestations corporelles.

 

Nous parlons ici de troubles relationnels ou fonctionnels et non pas de symptômes au sens freudien, au sens de formation de compromis de différents systèmes, comme le résultat d’un conflit psychique entre les différentes parties de la personnalité psychique, tel qui se présente dans la clinique de l’enfant plus âgé avec des symptômes névrotiques tels que phobies, inhibitions, etc.

 

La notion de prévention chez Freud

La notion de prévention apparait peu dans les écrits de Freud. Dans les conférences de 1916, il soutenait que les enfants traversent souvent une phase névrotique au vu de laquelle il est nécessaire de prendre des mesures, nous citons, « d’hygiène »[2]. Pour lui, de manière préventive, il serait possible de pratiquer une analyse chez l’enfant même quand il ne présente aucun symptôme. Il précise en revanche que :

[Si l’éducation éclairée par la psychanalyse] parvient à idéalement (…) annuler l’effet (…) des traumatismes accidentels de l’enfance, en ce qui concerne (…) les exigences d’une indocile constitution pulsionnelle, jamais, au grand jamais, l’éducation n’arrivera à le supprimer.[3]

 

Sa conclusion concernant la prévention des névroses était que :

Le mieux est que l’éducateur ait lui-même suivi une analyse, car, sans expérience personnelle, il n’est pas possible de s’assimiler l’analyse. Plus encore que l’analyse des enfants, celle des maîtres, des éducateurs, (et des parents) semble devoir être une mesure prophylactique efficace et sa réalisation présente aussi moins de difficulté.[4]

 

Il en ressortait donc que le facteur accidentel dans la constitution de l’enfant, pouvait être abordé par une approche psychanalytique.

 

Prévention dans le domaine de la petite enfance

C’est pourquoi les effets de la prévention dans les lieux d’accueil enfants-parents référés à la psychanalyse, ne sont pas une visée immédiate, mais ils se manifestent dans l’après-coup. Lors d’un colloque de la Maison Verte en 2017 sur la prévention, nous avons réfléchi avec l’équipe d’accueillants autour du fait que :

Si le terme de prévention est admis et partagé par l’ensemble des intervenants dans les lieux d’accueil Enfants-Parents, il est cependant trop générique. L’idée de prévention se projette sur un spectre très large qui va de la prévention primaire à celle qui serait secondaire, intervenant sur des troubles et dysfonctionnements importants.[5]

 

Concrètement nous trouvons une sorte de confusion de langues sur la notion de prévention entre le discours social et le discours psychanalytique car :

Là où l’État met en place une politique de prévention avec détection précoce du symptôme de l’enfant, suivi social et éducatif, la Maison Verte, dans le fonctionnement du lieu et sa pratique de l’accueil, subvertit cette conception de la prévention qui n’est plus spécifiée comme étant un but mais un effet produit en situation, dans la rencontre singulière de l’enfant, de ses parents et de ce qui peut surgir dans ce contexte d’accueil[6].

 

Au niveau social[7], et comme exemple de cette politique de prévention et du soin qui caractérise notre société moderne, nous pouvons citer par exemple le rapport de l’Inserm appelé « Trouble des conduites chez l’enfant et l’adolescent » qui visait en 2005 un dépistage des troubles psychiques de l’enfant, avec la possibilité de repérer dès la crèche ceux qui deviendraient des futurs délinquants. Nous connaissons la réponse du collectif « Pas zéro de conduite » qui s’est opposé avec vigueur à l’application de ce rapport en insistant sur la confusion entre malaise social et souffrance psychique[8]. Nous pouvons aussi citer l’usage acritique et abusif du DSM IV, qui crée une sorte d’« épidémie » du diagnostic de TDA/H (Trouble Déficitaire de l’Attention avec ou sans Hyperactivité) et la médicalisation qui s’ensuit, avec une augmentation de prescription de psychotropes — notamment de la Ritaline — au niveau national[9].

 

Ce recours à la psychopharmacologie entraîne le risque de s’ériger en réponse univoque, qui réduit la clinique psychopathologique à une recension de symptômes qui exclut la multiplicité des causes de la maladie et les différents facteurs étiologiques[10]. Si l’on se limite à une seule explication de la maladie on risque de priver le sujet d’un espace pour déployer son discours. Mise en récit qui permet d’historiciser les symptômes.

 

La façon d’envisager la prévention est donc intimement solidaire de la conception que l’on a de la maladie, du symptôme et in fine de la constitution subjective.

 

Une lecture psychanalytique du comportement de l’enfant montre, au contraire, qu’il communique avec un comportement symptomatique, une vérité subjective. Cette idée était bien entendu déjà formulée par le passé dans le discours scientifique. Par exemple, dans un livre publié en 1983 par Patrice Pinel et Markos Zafiropoulos à propos des discours qualifiant les comportements d’un enfant à l’école, les auteurs proposaient une perspective historique des représentations sociales et scientifiques de la pathologie chez l’enfant : C’est dans les années 1960 que se dégage un nouvel imaginaire scientifique de l’inadaptation scolaire qui récuse le simplisme des logiques jusqu’alors purement adaptatives[11].

 

En 1964, G. Mauco signalait l’idée selon laquelle, la « révolte de l’enfant » pouvait être saine et qu’il ne fallait pas adapter l’enfant à un milieu qui pourrait être nocif pour celui-ci : « si c’est le milieu qui est nocif et trouble l’enfant, l’adapter à un tel milieu, c’est même l’aggraver en supprimant sa révolte qui est saine »[12]. C’est pourquoi il faut prendre en compte le milieu éducatif, familial, scolaire ou social de l’enfant. C’est effectivement dans un contexte singulier que l’enfant évolue et auquel il répond par ses actes.

 

A la suppression normative du symptôme, les analystes préfèrent une écoute qui redonne sens aux actes du sujet, même s’ils sont de révolte. Ici, l’inadaptation est un symptôme de difficultés relationnelles qu’il convient de dénouer pour permettre à l’enfant d’épanouir toutes les possibilités « d’intelligence » dont il est crédité[13].

 

Les manifestations symptomatiques sont alors conçues comme un signe d’activité de la part de l’enfant qui ne s’adapterait pas passivement à un milieu potentiellement pathogène. L’enfant devient ainsi en quelque sorte acteur ; s’il n’est pas entendu au moment où il « raconte » quelque chose du fait de son comportement, celui-ci risque de se cristalliser en symptôme.

 

Le travail « préventif » à la Maison Verte

Dans ce sens, le travail réalisé à la Maison Verte offre cette possibilité d’écoute, dans une institution psychanalytique ouverte au tout venant, ouverte sur la cité. C’est en 1979 que ce dispositif a été créé. C’était le fruit d’un projet travaillé par Françoise Dolto et une équipe de psychanalystes et d’éducateurs, il s’agissait d’un « moment de rupture avec le cadre de la cure classique »[14].

 

Ce dispositif proposait un accueil anonyme et sans rendez-vous. Tous les jours de la semaine, trois accueillants sont disponibles pour recevoir l’enfant accompagné. Les enfants et leurs familles sont accueillis d’une façon anonyme : seul le prénom de l’enfant est demandé, il permet aux familles qui fréquentent le lieu de n’être soumises à aucun contrôle. Cela garantit la certitude que rien de ce qui est entendu ne sera transmis à une personne ou une institution. Au moment de quitter le lieu, il est demandé aux parents une participation financière dont le montant est libre. Participation qui empêche en quelque sorte le sentiment de dette qui pourrait s’installer si l’accueil était gratuit.

 

Le fonctionnement institutionnel actuel est collégial. La collégialité se traduit dans l’absence de hiérarchie entre les membres de l’équipe et l’égalité des salaires entre les accueillants, au-delà de leur ancienneté ou formation d’origine.

 

Ce dispositif a été créé à la suite du constat que les enfants arrivaient parfois à l’école élémentaire avec des symptômes, et l’équipe fondatrice regrettait que les évènements qui en étaient à l’origine, n’aient pas été évoqués à temps, pour éventuellement éviter leur cristallisation. Les enfants qui consultaient à l’âge de latence, avaient rencontré des difficultés bien avant l’entrée à l’école. On supposait alors que si les choses avaient été évoquées et parlées avec l’enfant au moment où les traumatismes et des souffrances familiales avaient lieu et dont « il garde inconsciemment et de façon refoulée la trace »[15], on aurait pu éviter plus tard la psychopathologie manifestée à l’école.

 

La Maison Verte a été imaginée d’emblée dans une logique de prévention ; ce qui était énoncé dans son projet fondateur :

L’expérience nous montre qu’il n’est pas judicieux d’attendre que les parents viennent consulter dans les CMPP. Quand les troubles caractériels ou somatiques sont apparus, quand les difficultés scolaires se sont développées, il est souvent trop tard. Nous avons perdu un temps précieux. Il serait préférable d’intervenir quand flambent les premières jalousies, quand les premières séparations viennent angoisser l’enfant ».[16]

 

C’est pourquoi l’âge de l’enfant accueilli à la Maison verte est entre la naissance et le quatrième anniversaire. Avant quatre ans, c’est le moment de constitution subjective, âge qui correspond au moment de sa structuration psychique là où rien n’est encore figé. Car c’est lors de ces moments du développement de l’enfant que des difficultés relationnelles peuvent se manifester. L’idée de l’équipe, par le fait d’être présent et à l’écoute à ce moment de la vie de l’enfant, était alors de prévenir ces troubles relationnels précoces[17].

 

C’est dans ce sens que l’on peut envisager la dimension préventive dans l’accueil du tout petit.

 

Fonctions du symptôme

A la Maison verte, l’enfant que nous accueillons ne présente pas nécessairement des symptômes et les parents qui l’accompagnent ne viennent pas forcément pour évoquer une difficulté. La présence de l’accueillant qui les reçoit nécessite une disponibilité pour entendre les questions que l’enfant exprimera avec les moyens à sa portée : par son comportement, par son langage corporel, par ce qu’il peut mettre en scène, par un dessin. Toutes les expressions de la capacité de réponse de l’enfant, d’une façon d’élaborer les questions qui sont les siennes.

 

Par ailleurs, à l’âge où les enfants sont accueillis, nous parlons plutôt de troubles relationnels. En effet, la question du refoulement et du symptôme comme formation de compromis entre différents systèmes, telle que la découverte freudienne nous l’a appris, ne correspond pas complètement aux présentations symptomatiques des enfants avant le Complexe d’Œdipe[18].

 

Françoise Dolto, quant à elle, parlait de « micro-névrose précoce » :  quand elle parlait de son expérience à la Maison Verte elle disait que :

Ce que nous retrouvons à l’origine de graves conflits relationnels déclarées ou visibles, nécessitant à l’âge scolaire ou plus tard, un traitement psychothérapeutique est souvent une micro-névrose précoce (…) Le plus souvent, ces troubles tardifs sont dus (…) à l’absence de communication symbolique précoce et aux effets, restés non résolus par la parole, de l’émergence de la souffrance face à ces événements, survenus précocement dans leur vie »[19]

 

Action préventive précoce

Cette possibilité d’une action préventive chez le tout petit, est aussi confirmé par le travail réalisé par Catherine Vanier dans un service de néo-natalité accueillant des grands prématurés. Dans son livre Naître prématuré. Le bébé, son médecin et son psychanalyste[20] basé sur une expérience professionnelle de plus de vingt ans[21] à l’hôpital Delafontaine, à Saint-Denis (93) est présentée la façon dont elle accueillait des bébés prématurés qui, comme conséquence des maternités plus tardives et de l’expansion de la procréation médicalement assistée (PMA), sont de plus en plus nombreux et de plus en plus prématurés. Les enjeux de maintenir en vie ces bébés prématurés sont aussi bien médicaux que psychiques.

 

Catherine Vanier explique la façon dont l’écoute psychanalytique dans ce service permet l’ouverture du sujet à une histoire et, surtout, à une possibilité de rencontre. Parler aux prématurés de leur histoire en lien avec leur désir, de ce qu’ils traversent, a des effets bénéfiques aussi bien d’un point de vue physiologique que psychique. Les inscrire dans un désir est nécessaire pour qu’ils trouvent un lieu d’identification avec un humain et non pas à une machine. Aussi, la présence de l’analyste dans ce service, outre le travail institutionnel avec l’équipe, sera de permettre à ces mères de s’autoriser à vivre leur maternité et de se projeter en investissant leur enfant.

 

Face à des études qui montrent que les prématurés courent un fort risque de devenir autistes ou psychotiques, Catherine Vanier ne pense pas que cela soit une fatalité :

Si l’on travaillait partout d’une façon un peu différente, cela pourrait changer radicalement. Mais un service de prématurés sans un vrai travail auprès des parents, des bébés et de l’équipe tout entière peut devenir une fabrique à autistes…[22]

 

L’hôpital de Saint-Denis propose un suivi des anciens prématurés d’un point de vue médical et psychologique.

Au terme de ce bilan de ces années de travail de psychanalyse à l’hôpital Saint-Denis, il s’agit pour Catherine Vanier de faire l’hypothèse qu’une prise en charge d’inspiration psychanalytique améliore le devenir des bébés prématurés et que cette amélioration peut être visible tant en termes cliniques qu’en termes physiologiques.[23]

 

Conclusion

Dans le travail avec des bébés prématurés tout comme avec les enfants entre la naissance et le quatrième anniversaire reçus à la Maison Verte, la psychanalyse prend tout son sens, car il s’agit de lieux où l’on s’adresse à l’enfant en tant que sujet. Ces approches montrent dans l’après coup leur portée préventive. La création de dispositifs[24] où le comportement de l’enfant peut être lu et interprété d’un point de vue psychanalytique ont été une révolution. Il s’agissait de poser les bases pour que les manifestations de l’enfant — qui peut exprimer ou pas des troubles précoces — puissent émerger dans un cadre où ce comportement (pouvant être compris en termes de message) peut être interprété et communiqué à l’enfant et à ses parents comme une hypothèse de ce qui se passe pour lui. A ce moment de sa constitution subjective ce qui se passe pour lui n’est pas indépendant de ce qui se joue avec sa mère, son père, sa famille. Cette lecture débloque parfois des situations qui portaient en elles des malentendus, des souffrances ou des non-dits afin que l’enfant n’ait plus besoin de ce comportement qui insiste.

 

 

 

[1] https://www.lamaisonverte.asso.fr/presentation

[2] S. FREUD, (1932-1933) Nouvelles conférences sur la psychanalyse. Paris, Gallimard, 1971, p. 89.

[3] Ibid., p. 90.

[4] Ibid., p. 90.

[5] M.-H. MALANDRIN, « Introduction », Prévention…vous avez dit prévention ? Actes du colloque de la Maison Verte, Paris, L’Harmattan, 2017, p. 1.

[6] C. ROY, idem, p. 1.

[7] B. GOLSE, « Que sont la psychiatrie et la pédopsychiatrie devenues ?  », Le Carnet psy, 2006/3 (n° 107).

[8] M. OTERO ROSSI, « La notion de prévention dans le champ social contemporain », Actes colloque, idem, p. 14.

[9] En effet, les institutions pédopsychiatriques sont menacées par une conception médicamenteuse de la maladie : ainsi, les chiffres révélés en France de l’année 2013 (publiés par le journal Le Parisien du 29 mai 2013) indiquent que le nombre de boîtes vendues a augmenté de près de 70% en cinq ans. Même si la France reste un des pays d’Europe qui en consomme le moins, une enquête a montré que 12 % des enfants de 6 ans avaient déjà reçu un traitement psychotrope. Cette augmentation est due entre autres à l’influence du modèle américain. C. BURSTEJN, J.-C. CHANSEAU, C. GEISSMANN, B. GOLSE, D. HOUZEL, « Ne bourrez pas les enfants de psychotropes ! », Enfances & Psy, 1/2004 (n° 25), p. 42-45.

[10] Cl. SCHAUDER, « Pourquoi une telle prévention contre la prédiction en psychiatrie ? », L’information psychiatrique, 6/2008, vol. 84, p. 561-568.

[11] P. PINEL, M. ZAFIROPOULOS, Un siècle d’échecs scolaires, Paris, Les Editions ouvrières, 1983, p. 81.

[12] Ibid. p. 81.

[13] Ibid. p. 82.

[14] M.-H. MALANDRIN (sous la direction de), Une psychanalyste dans la cité. L’aventure de la Maison verte, Paris, Gallimard, 2009, p. 21-22.

[15] F. DOLTO, « La Maison Verte – Conférence au C.F.R.P. (Centre de formation et de recherches psychanalytiques) », Une psychanalyste dans la cité : l’aventure de la Maison verte, op. cit., p. 319.

[16] R. MAZILLI, « Projet de centre de l’enfance », Une psychanalyste dans la cité, op. cit., p. 110.

[17] M. OTERO ROSSI, « La Maison verte : Actualité du dispositif créé en 1979 », Figures de la Psychanalyse, 2021/1, n°41.

[18] Ibid., p. 121.

[19] F. DOLTO, « La maison verte », La difficulté de vivre, Paris, Vertiges du Nord/Carrère, 1986, p. 503.

[20] C. VANIER, Naître prématuré. Le bébé, son médecin et son psychanalyste, Paris, Bayard, 2013.

[21] L. RAZON, « Catherine Vanier : Naitre prématuré – Le bébé, son médecin et son psychanalyste », Figures de la psychanalyse, 2013/2, n° 26, p. 323.

[22] C. VANIER, : « Il faut donner aux prématurés l’envie de vivre », Elle (rubrique « Enquêtes »).

[23] L. RAZON, op. cit., p. 326.

[24] Le dispositif pourrait par ailleurs être compris dans une analogie avec le transfert formulé par Freud, dans le sens où avant l’invention de la psychanalyse, les relations transférentielles ont toujours existé, et elles existent partout en dehors du cabinet du psychanalyste, mais elles ne pouvaient pas être interprétées en tant que manifestations qui gardent une signification latente qui doit être révélée, tout comme le comportement de l’enfant dans le dispositif de la Maison verte donne à voir aux accueillants quelque chose de symbolique.


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LES « LETTRES DE DIVAN » DE JACQUES DUPIN – ÉCRITURE ET TRAVERSEE DU FANTASME

Marianne BRAUN

 

 

 

 

À la lecture d’un poème de Jacques Dupin, un instant ai-je pensé, ou pressenti, pour autant que la joie borde parfois l’effroi, que l’analyse pourrait ne pas être le seul cadre permettant une traversée du fantasme, cette possibilité pour le sujet, de traverser une mise à jour par la parole de l’écriture du fantasme, sa formulation, la prise de conscience de l’autorité de cette écriture, le deuil de son principe moteur, et enfin, la libération de l’emprise et peut être, l’attendrissement pour la tentative perdue.

 

Après une vie d’écriture Jacques Dupin, poète et directeur d’édition pour les galeries Maeght puis Lelong, réalise par l’écriture d’un poème, donc dans la sublimation, une inversion du but même de la sublimation. Un poème qui ne reconduit pas le désir mû par le fantasme, mais qui semble assassiner le sujet de ce fantasme, peut être le fantasme lui-même. Jacques Lacan évoque les liens entre écriture et langage, au plus proche de celui entre fantasme et mythe : « en ce sens où on ne parle jamais qu’à partir de l’écriture »[1].

 

Il existe, dans le psychisme, une fiction dont résulte un écrit, la formulation du fantasme du sujet. Chez Jacques Lacan, une chronologie ordonne langage-écriture-parole, et fait précéder le fantasme fondamental, dans lequel s’enferme le sujet pour se déprendre de la jouissance de l’Autre.

 

Si fantasme et sublimation vont de pair, lorsque la sublimation réalise la structure même du fantasme, comment pourrait-elle aussi en être une issue, réaliser l’envers de sa production, performer une traversée du fantasme ?

 

A partir de ce que j’ai présenté en janvier 2023, à la journée d’étude du C.I.A.P. « Les buts de la psychanalyse, clinique du cas et des masses », le dialogue entre le dernier texte écrit par Jacques Dupin et la séance du séminaire du 29 juin 1960 de Jacques Lacan sur « Les buts moraux de la psychanalyse »[2], offre l’occasion de questionner les spécificités de la pratique psychanalytique quant à la fin d’analyse, et les liens qu’elle suppose avec l’écriture, comme de ce qu’il en fut du destin de Jacques Dupin.

 

Le dernier écrit

Durant l’hiver 2010, à bientôt 83 ans, après plus de 60 ans d’écriture, n’écrivant plus depuis quelques années ou « mal » selon lui, Jacques Dupin demande à son ami Francis Cohen, professeur de philosophie, critique littéraire et poète, s’il serait utile d’engager une analyse.

 

Craignant que le temps manque, ou considérant que l’analyse n’est pas pertinente, un contrat amical est proposé : qu’il lui écrive, dans l’idée que la contrainte relance l’écriture.

 

Jacques Dupin écrit quinze lettres, durant six semaines, qu’il adresse par voie postale à son ami. Treize poèmes, dont un récit de rêve, un récit d’enfance en prose, et une lettre qui « est venue s’interposer »[3], un matériel analytique qui témoigne d’une élection de son ami en place d’analyste.

 

Jean Frémon, Dominique Viart et Nicolas Pesques nomment ces courriers, jusqu’alors inédits, pour leur publication au sein de Discorde, les « Lettres de divan (…) genre inédit »[4] de lettres que Jacques Dupin aurait inventé, et révèlent au lecteur ce que seul son ami avait lu.

 

Chacun de ces poèmes mériterait une étude, mais c’est l’ultime poème de cet ensemble, le dernier poème de Jacques Dupin, qui attire l’attention, par un subtil changement de style. Les trois derniers poèmes arrivent après un plus grand espacement des envois, puis le dernier, dès le lendemain. Il sera le dernier poème qu’il a écrit.

(19.3.2010)

La postérité m’éclabousse

régurgite les poissons, les aléas

de la vie vécue

 

j’ai beau me gonfler la crête

j’ai beau vrombir de la glotte

j’ai beau me gratter le cul

Rien n’écrit

 

j’ai beau consonnifier la syllabe

et syntagmer le cri en ut

ratisser devant ma porte

 

sublimer l’arrêt du cœur

rien n’écrit, ni cri ni fleur

le disque outrecuidant dont j’abuse

 

éclabousse de merde

la postérité[5]

 

Bien que Jacques Dupin tienne son incapacité à écrire pour être articulée à sa difficulté grandissante à marcher, l’écriture étant comme la marche « ce qui met en mouvement »[6], je suppose qu’aucune pathologie physique ou cognitive n’est suffisante à expliquer l’arrêt de l’écriture, et particulièrement lorsque celle-ci suppose l’immobilité. Ce n’est pas non plus du fait d’une interruption de la relation à son lecteur, qui maintiendra des liens d’amitié avec lui jusqu’à sa mort.

 

Il décède cependant deux ans et demi plus tard sans avoir écrit.

 

Pourquoi après ces lettres, Jacques Dupin n’écrit-il plus, sans revenir à la question qu’il posait à l’origine, le constituant comme sujet supposé savoir quant à la nécessité d’entreprendre une analyse ?

 

L’inhibition a-t-elle gagné ? Que s’est-il passé face au barrage à l’analyse, dans l’écriture, durant ces six semaines ?

 

S’il y a barrage à l’analyse, que devient la demande, le refoulé de l’analyse ?

 

La détresse

Devant la rythmique du poème et la répétition de l’aveu d’impuissance, nous ne sommes pas seulement les récepteurs d’une plainte de « ne plus », d’une plainte concernant des écrits qui ne viennent pas, mais de textes qui le contraignent à une place de reclus dans l’impuissance, d’un retranché qui scrute dans l’obscurité l’irruption, par coupes et rejets, les mots pour aiguiser la langue jusqu’au plus juste du vécu.

 

Jacques Dupin fait apparaître ce qui dans la nostalgie constitue le temps même d’une angoisse d’avant le cri, la brûlure de gorge, scandée d’une poussée qui n’aboutit pas, quand la détresse est due à un manque qu’il ne peut ni situer/désigner, ni combler par lui-même. Angoisse que même l’irruption du cri soulagerait, dans une présence vibratoire qui permettrait de se sentir existant, par sensation de bordure interne, et dans la présence proprioceptive et sonore d’une voix secourable qui ne serait que la sienne puisque lorsque l’autre vient, il ne sort pas de la solitude, il signifie que celui qui appelle, existe.

 

Rien « ne crie » sinon le vers, quand Jacques Dupin s’efforce d’être en contact avec le « lieu de la bassesse d’où gît le poème »[7]  pour trouver « ce qui crie et bat dans le sous-sol »[8], ici l’inarticulé du cri de détresse, auquel le vers donne corps.

 

Ce cri, ce hurlement muet, adressé à personne, au lecteur, c’est-à-dire à l’absent, trouve dans l’écrit « altéré »[9] (abîmé et espace d’altérité), l’apparition de l’autre, interprété dans la texture de la voix, comme le babillage du nourrisson fait exister sa propre voix, constituée dans la proximité des tonalités de la voix des parents, présence vibratoire qui le renseigne sur sa propre existence.

 

Cette lettre poème donne corps à cette « expérience du désarroi absolu »[10] dont Lacan nous dit que le sujet « doit atteindre et connaître le champ »[11], pour « toucher au terme de ce qu’il est et de ce qu’il n’est pas »[12], qui correspond dans la cure, au moment où le fantasme fondamental peut être nommé, se tenir élaboré dans la parole, où le sujet est le seul à pouvoir répondre de cet écrit du fantasme.

 

Un désarroi qui peut mener jusqu’à l’hallucination de l’objet lorsque rien de l’autre secourable ne vient, un désarroi au-delà de la détresse « où l’homme dans ce rapport à lui-même qui est sa propre mort (…), n’a à attendre d’aide de personne »[13]. Au-delà, un désarroi « au niveau duquel l’angoisse est déjà une protection (…), en laissant se profiler un danger »[14].

 

Il conclut : Rien n’écrit, je comme Rien, n’écrit, comme le nourrisson n’a plus trace de sa propre existence si rien de l’autre, ou de lui-même, ne vient lui répondre.

 

Est-ce le rien « déchet enkysté » de la mélancolie ? Est-ce le Rien comme un Tout, un absolu de néantisation quand Jacques Dupin semble se supprimer, se rayer comme poète dans ce dernier texte, qu’il nomme « sublimer l’arrêt du cœur »[15], dans un geste tragique ?

 

Jacques Dupin accrocheur des images qui le regardent

Jacques Dupin dit du poème que : « Ce qui est trouvé là, (…), n’est pas de moi (…), ça arrive d’ailleurs. »[16]

 

Cet « ailleurs » désigne aussi ce lieu de l’autre, incorporé dans l’écriture altérée. Pour lui, la poésie « s’adresse à un lecteur inconnu. A l’inconnu de tout lecteur. Elle ne s’accomplit pas sans un « partenaire inavouable »[17].

 

Il évoque deux choses : l’inconnu du lecteur c’est d’abord le lieu de résonance du texte lors de sa lecture. Le singe, (l’auteur), ne va pas sans sa mouche, c’est à dire les 4000 facettes de l’œil qui donne autant de lectures possibles.

 

Publié souvent sous forme de livre-poème (refus du recueil), il n’existe que peu de titres pour orienter précisément la lecture de chaque poème, l’énigme se cache en creux de l’ensemble, son objet pouvant être simultanément une scène, un temps de vie, une personne, la langue, une femme, en filigrane toujours l’écriture comme objet.

 

Jacques Dupin s’adresse surtout à, et depuis, l’inconnu en soi, d’autant plus opérant qu’il est encore ignoré, le « partenaire inavouable » est interne, la poésie tendue par « le désir de l’autre, l’autre étant l’inconnu »[18]. Là se loge aussi l’absence comme lieu de la poésie.

 

Dès qu’il aura appris à écrire, enfant, Jacques Dupin écrit, mais son entrée dans l’écriture se confirme dans un transfert textuel à René Char, à qui il adresse dans une lettre, dès 1948, la déclaration d’un désir d’écrire et à qui il demande le regard : « Vous seul, qui formulez comme par miracle tout ce que je ressens confusément, vous à qui je dois tant, pouvez m’aider encore. »[19]

 

Jacques Dupin lui dit l’idéal qui sous-tend son écriture : « Je voudrais porter la vie totale à son plus haut degré d’incandescence, et pouvoir me hisser à la hauteur des espaces que vous hantez. » [20] et passe de la voix au regard.

 

Puis dans ses premiers textes « Comment dire »[21], en 1949, parlant des princes noirs de l’Art et des Lettres, dont il a « vocation d’accueillir l’héritage »[22]

Nous n’avions pas la ressource d’une prise de position violente contre ceux en qui nous retrouvions nos traits. Leur échec est aussi le nôtre. Seule une réussite apparente pouvait nous donner l’ambition de la transformer en échec, et de progresser, et de prendre le large, à partir d’une rupture franche. On ne peut édifier que sur des ruines.[23]

 

Attribuant la première faute aux poètes surréalistes, celle de continuer d’écrire la belle poésie, l’écriture poétique de Jacques Dupin ne peut que refuser les fleurs d’avant-guerre, dans une recherche d’au-delà de la poésie. A la suite de Georges Bataille et des poètes contemporains qui veulent en finir avec la poésie, atteindre « l’impossible » de peindre la vérité que la langue permet lorsqu’on s’affranchit de ses codes, lorsque l’on préfère « l’horreur, même atteinte dans la fiction, au vide du mensonge »[24], il se trouve contraint de trahir la poésie dans un au-delà de la haine de la poésie : « A la « haine de la poésie » succède la trahison de la poésie »[25], mais bien toujours, par l’opération poétique. Il rejoint donc les frères parricides et incorpore dans un « repas totémique »[26], la faute d’être soumis à cette aspiration.

 

A la suite de ceux qui poursuivent d’écrire de la poésie, même crue, aux codes malmenés, il poursuit d’une écriture très travaillée mais à peine choisie, favorisant la recherche de la vérité, laissant le poème faire apparaître ce que le réalisme ne montre pas. Un refus des images pour la vérité, celle de la poésie nue, de la nudité de la langue, traduire et réifier en mots les sensations, le vécu, l’énigme, la douleur, « le réel étant le désir, même »[27].

 

Le réel, c’est ce mur qui ne se fissure jamais, c’est le mur de livre, d’un père qui ne peut être rencontré sinon par la voix de ceux qu’il lit. Ses poèmes sont hantés par l’absence, quand la présence du réel est une présence par défaut. La tentation de gravir le mur à la recherche des anfractuosités, ascension vers ou depuis la vérité qui est celle du sujet, de la vie vécue, qui l’enjoint comme le dit Valéry Hugotte, à « insister avec violence contre le mur »[28]. Ce mur « d’autant plus vivant qu’il est attaqué, sali, corrodé, comme s’il respirait par ses blessures. »[29]

 

Valéry Hugotte évoque, concernant une similitude avec les poèmes de Reverdy : « Des poèmes comme des pierres, mais des pierres dispersées, disjointes par l’irruption du vide, bien éloignées de la paroi impénétrable du mur.»[30] Le mur ne dit rien, comme si le silence était la seule chose certaine, le réel n’est pas signifiant en lui-même. Il faut des espaces, un rythme, pour que le souffle prenne vie : « La pierre, (…), si elle peut prolonger la hantise du mur, par sa lourdeur et son opacité impénétrable, rend aussi sa solidité à un réel totalement menacé de disparition »[31].

 

Jacques Dupin écrit « adossé au mur », ou scrutant l’anfractuosité, « Allant, écrivant, traversant le mur »[32]. La solidité du silence peut être attaquée, il « déborde le texte et dénude sa foisonnante et meurtrière illisibilité. »[33]

 

Pour « transformer le mur, (…) en conjurer la limite par l’inscription »[34], il faut scruter l’obscurité, chercher l’anfractuosité, la « plaie lisible »[35] dans la recherche de l’intensité la plus forte, dans les mots, dans l’ivresse, en trouvant l’effacement suffisant de soi pour que surgisse la voix, à coups de traits qui sont autant de griffures, de reprises, d’annulations, et d’échecs, pour que surgisse « l’inaccessible parole, l’inaccessible issue à l’enfermement de la langue, à « la prison des mères » »[36], les poèmes de Jacques Dupin se construisent par rejet de la clarté, une lutte contre le jour contraignant à une lecture univoque, une grammaire intacte. Par l’illisibilité, il montre, cherche, à partir de l’obscurité, « la nuit soustraite à la nuit »[37], la monstruosité qui défait le lisible et : « Tout écrit n’est lisible qu’à l’extérieur de cette frontière en dents de scie à laquelle il s’adosse, et se déchire. »[38]

 

Ecrire, ourdir

Pour trouver ce souffle, il faut s’abstraire de la logique, celle de la grammaire, celle des normes poétiques, il faut bien poursuivre, il faut bien vivre et choisir de « descendre de l’escabeau »[39], en admettant la condition monstrueuse qui le rend aussi fautif que ses prédécesseurs, notamment les surréalistes, ceux qui continuent d’écrire de la poésie, en mettant à mort par les coupes et rejets, par leur répétition, une attaque de la langue et des contraintes formelles du classicisme, l’innocence primitive de ses pères poètes, mais également en allant au-delà, y compris de Char. Pour transgresser, il faut une loi, ou un regard. Il écrit :

Seule possibilité ou illusion de compenser ma cécité. J’ai toujours pensé que la parole — pour moi l’écriture — était une autre façon de voir, comme si les signes écrits ou parlés avaient des yeux. Etaient des yeux.[40]

 

Dès le début de sa vie de poète, il va chercher un regard. René Char l’autorise et lui permet ses premières publications et achevant de le préfacer comme suit : « Nous t’écoutons, cher compagnon, mais nous t’avisons que nous serons exigeants avec toi, presque autant que tu nous l’a recommandé. »[41]

 

C’est bien Jacques Dupin qui a placé ses prédécesseurs admirés en juges exigeant et Char qui l’AVISE [42] très justement, scelle, de le coincer dans le mythe qui le regarde.

 

Pour se glisser sous l’exigence d’une correspondance parfaite avec ce qui est à dire, issue d’une écoute scrutative, chez Claude Royet-Journoud l’« immobilité voyeuse »[43] dans laquelle le regard proprioceptif est impliqué, pour atteindre ce que ce dernier nomme « le renversement »[44], la possibilité de réifier l’abîme qui gît sous les pieds du poète, tel que Celan le définit dans Le méridien, seul le vers, (étymologiquement l’envers), le peut. Il nous dit que l’écriture « ne comble pas, mais approfondit toujours davantage le manque et le tourment qui la suscitent »[45], dans le tourment de la langue-mère, l’opération poétique est un renversement de l’intérieur à l’extérieur, le poète « assistant » à ce qui se « heurte et se découvre »[46], dans le déploiement de la langue.

 

Pour y parvenir, il se refuse à être l’auteur perceptible du poème, tel le sujet qui refuse de relire ce qu’il dit, l’analysant qui résiste quand le lapsus trahit la langue :

« On ne parle qu’au singulier/ au sanglier de la première personne/ au dernier venu/ au lecteur inconnu derrière le masque »[47].

 

Il fait disparaître le sujet de l’énoncé « Une phrase décapitée », pour qu’apparaisse le sujet de l’énonciation : « Une phrase décapitée pour que tu sois nue »[48]. Pour que la vérité du sujet apparaisse dans sa nudité, que la poésie vraie soit. L’auteur disparaît pour réapparaître là où la langue prend le relais.

« Car je travaille sur un corps — un corps dont je dois être à la fois le père et le parricide »[49]. Ce que Jacques Dupin ajoute à la haine de la poésie de ses prédécesseurs, plus encore après sa rencontre avec Pierre Reverdy, c’est la disparition de l’auteur, que le poème éjecte : la langue prend le pas sur l’auteur « écrivant ce qui me tue »[50] pour dire quelque chose d’inouï de lui, d’un « être au monde », ou de « l’Autre dans la langue »[51] : « Enfin la tête se détache. Avons-nous commencé d’écrire ? Quelqu’un s’éloigne-t-il quand nous écrivons ? »[52]

 

Là où G. Bataille utilise la convulsion, « le plaisir violent », l’horreur et la mort en allant jusqu’au non-sens pour atteindre la « fureur voluptueuse et la vérité », là où Bataille assume le crime, Jacques Dupin va pratiquer la bifurcation : trahir ses pères mais s’en dédouaner. C’est le corps du poème qui est fautif, Jacques Dupin échappe à la culpabilité d’être l’auteur qui commet le poème.

 

Jacques Dupin singe le poème dans une mimétique transgressive. Singer, déconstruire sémantique et grammaire, rire de soi, insérer de la « pornologie »[53], les ingrédients de la fabrique, « plus visibles que le lisible »[54], viennent fasciner et éloigner du lire, une poudre aux yeux de l’obscène, singeant encore la poésie de Bataille, masquant le dire, le révélant dans les reflets, et par les associations qu’il laisse au lecteur, par les glissements et dissonances ou analogies sonores mais sans rime, par des déplacements de phonèmes, ou de lettres.

 

Francis Cohen écrit : « Ici commencent les singeries du corps. Mimer c’est se laisser dédoubler, cesser d’être un. Leurre du singe. Revenir à soi, retrouver jusqu’au « borborygme/ jusqu’à l’onomatopée/ des singes » »[55], ce point de « surgissement de l’écrire (…), Mais pour que cela marche, il faut singer le pas, s’ingénier à ne pas céder à l’écriture, inventer un  pas-d’écriture. »[56]

 

Dans ces lettres de divan, dans l’avant dernier poème, la veille du drame, il livre presque la recette de sa fabrique : « Descendre de l’escabeau, j’ai suivi la pente potagère./ Face aux bois croisées de la clôture/ où la phrase va buter. »[57] Lorsqu’il est au bord de l’échec, la bifurcation par le saccage de la poésie, pour la vérité de ce qui va faire effraction, va permettre de sortir de la butée sur laquelle le poème aurait échoué, « Où la phrase va buter/ sans le « décolleté barbelé ouvert/ par les sangliers de la nuit ».[58]

 

La dissonance sur laquelle la phrase butte (assonance proche du bégaiement) est rattrapée de justesse, par l’effraction d’une pulsion primitive jusque-là tenue inconnue, dans un simulacre de violence, ou par le rire qui défend de l’effroi et de la sidération de la lecture. L’écriture « feint de s‘éprendre tour à tour des masques et des travestis que je lui tends — comme des pièges. Masques et pièges se referment sur moi. »[59]

 

Francis Cohen :

Le sacrifice est singé, (…) ce qui est sacrifié n’est que les simulacres de l’écriture. (..), sacrifice des signes conventionnels, mais les signes n’ont pas tout à fait disparu, ils reviennent, tels des simulacres singer le sacrifice dont il procède.[60]

 

Bifurcation et saccage, le « truc »[61], nous dit Francis Cohen, est d’utiliser un leurre pour entrer par effraction dans la cage du lecteur, afin de ne pas être reconnu de lui. Peut-être pour le sidérer ; le sidérer par l’effraction d’une pornologie, l’irruption d’une inversion syllabique ou phonétique, un vers bifurqué, une agression du lecteur trompé par le poète pour faire effraction dans la cage du fantasme du lecteur.

 

C’est donc par un double mouvement que Jacques Dupin réalise la transgression, attaque répétée et bifurcation, échappe à la loi de la métrique classique, au sérieux devenu risible de la recherche esthétique, « Apre est la langue après la morsure »[62], morsure qu’il rend à la langue qui nous façonne, nous imprègne et nous abuse, morsure qu’il rend par la dérision de l’autorité du poème, reprenant Jean de la Fontaine : « Qu’il soit Singe, ou qu’il fasse un livre : /La pire espèce, c’est l’Auteur. »[63]

 

C’est encore se dédouaner du sérieux de vouloir imiter ceux qu’il estime, d’éviter le jugement et le châtiment pour avoir détrôné l’autre, sacrifié la poésie, mais se faisant, la renouvelant encore. Le poème serait l’avènement et l’évitement du crime : « Meurtrier de son objet, meurtrier de son amour, meurtrier de soi dans le même instant et avec la même innocence. »[64] « Monotonie de la comparution »[65] qui se rejoue à chaque poème : le piège se referme sur « lui ». Le poète réapparaît alors qu’il s’ingénie à écrire hors de lui, se dissociant de l’écriture.

 

Déjà dans Le grésil « La résonance des pierres/ empêchée d’écrire —écrivant/ ce qui me tue/ sans une goutte de sang »[66].

 

Il se défend ainsi de la culpabilité qui fonde la constitution de la horde des frères poètes, mais reste cependant autant frère que le fils belliqueux qui va transgresser et relancer la remise en question de la loi, la poésie « Insurgée, dérangeante toujours, (…) Une inaction belliqueuse, qui est son vrai travail dans la langue et dans le monde, un travail de transgression et de fondation de la langue »[67].

 

C’est le paradoxe et l’écart de son engagement dans le poème. Et sans cesse, la répétition au sein même du poème « est à compter au nombre des coupes, rejets, qui composent le  » meurtre mouvement » de l’écriture »[68].

 

« Ecrire, ne pas écrire/ alternative inconséquente »[69].

 

Pour la réussite du poème, l’échec est doublé de « désœuvrement »[70], de meurtre ou de viol de la langue pour que le texte assassiné, proche de l’illisibilité, donne à voir : c’est « le disque outrecuidant dont j’abuse »[71] : répétition et transgression, un érotisme linguistique, grammatical, sémantique pour rite sacrificiel : « seul le sacrifice peut expier la trahison. »[72]

 

Cet « écart produisant le semblable »[73], la bifurcation, la trahison de la poésie n’empêchant pas le poème, permettant l’attaque répétée pour produire du nouveau serait-il la réussite dans le renversement, d’un ratage vis-à-vis du désir ? La nocivité de l’œuvre se trouvant dans la possibilité d’être victime et bourreau, ainsi la faute : avoir désiré occuper l’espace hanté, aurait pu être inconsciencieusement évitée, ou retardée : « Meurtrier de son objet, meurtrier de son amour, meurtrier de soi dans le même instant et avec la même innocence. »[74]

 

Cet écart est aussi l’espace vacant, dans lequel la voix de l’autre peut apparaître. L’écriture ne répare pas, elle ne résout pas la blessure fondamentale : « Il n’y a pas de plénitude, mais on a fait un pas de plus. ».[75] Un pas de plus vers soi, dans la répétition de soi, suture grossière dont la cicatrice marque et maintient l’écart d’un bord à bord manqué, dans le respect de la division qui fonde le sujet dans son inscription au registre du signifiant, constituant le « reste », comme le dit Markos Zafiropoulos citant Jacques Lacan : la « réserve libidinale qui s’appelle « La Chose » », « il s’agit de cet intérieur exclu, qui (…) est ainsi exclu de l’intérieur ».[76]

 

Voici le geste dans lequel se tient la nocivité de l’œuvre d’art : « L’objet (d’art) est instauré dans un rapport avec la Chose, nous dit Lacan, qui est fait à la fois pour cerner, pour présentifier, et pour absentifier. »[77] Pour Jacques Dupin, atteindre l’impossible, c’est faire « sourdre du réel, (la) flagrance dénudée en son au-delà réel ». [78]

 

« Pourquoi l’homme peut-il choisir d’être à lui-même son propre bourreau » et « ce qui dans la vie peut préférer la mort »[79]?

 

Pour Markos Zafiropoulos, dans Le Symptôme et l’esprit du temps, « [L’œuvre d’art] cerne la Chose au plus près, (…), cerner la Chose tout en la rendant absente »[80],

La Chose qui cause l’intensité de leur quête, [nous dit-il], ce qui est guetté (…) c’est la défaillance, l’échec, le moment magique où l’objet agalmatique de la voix, libre de toute enveloppe harmonieuse et signifiante, laisserait surgir de son plus intime la Chose, déclenchant un plus-de-jouir enfin éprouvé »[81]

 

…ici par le lecteur, créant une illusion de complétude, d’avant la division subjective, avec l’apparition du plus de jouir, contre la castration,

 

Cette chose qui doit apparaître par son absence, au lieu de la brisure ou de la défaillance, « la nuit soustraite à la nuit »[82], c’est peut-être pour Jacques Dupin la vérité qui serait contenue dans la voix de l’Autre.

 

La scène et « Le rai de lumière sous la porte close… »[83]

Faire apparaître ce qui n’a pas été dit, de ce qui n’a pas été vu, ce qui se trouverait avant la parole.

 

Au-delà de l’implacable réalité de l’absence de son père, il y a cette scène, presque originaire, qui se situe dans la chambre mortuaire du père, dont ne s’échappent que des images morcelées, sans chronologie, sans mots ni même leur seule empreinte sonore.

 

Jacques Dupin a presque quatre ans lorsque son père meurt. Il meurt quelques mois après l’empoisonnement accidentel d’un singe auquel Jacques s’identifie pour avoir « précisément son âge »[84], un frère pour lui, offert au père et gardé par Jean Boucher, le métayer à l’ « immense couteau »[85], à l’extérieur de cet univers où il est élevé, l’asile dans lequel il circule librement, livré aux appétits maternels des aliénées, et confié à Chapurlat, psychotique qui fut son ami et gardien. Les femmes aliénées et les sœurs qui le dévorent de baisers, redoublent la demande de la mère de Jacques Dupin, comme toutes les mères, à double tranchant : femme aussi impénétrable que le mur, convexe par sa demande, étouffante, et qui sera plus tard sans échanges avec lui.

 

Nous pouvons faire quelques hypothèses sur les mythes individuels qui nourrissent sa structuration et la construction du fantasme : Il y a cette vieille bonne qui était auprès du père longtemps célibataire avant son mariage avec la mère de Jacques.

 

Cette mère, veuve deux fois et dont le premier enfant n’a pas survécu, qui se tient à l’écart de son captif, peut semer le doute sur l’identité de celui dont vient le danger, et noue indéfiniment amour, naissance et mort.

 

Qui est cause de ce que ces disparitions contiendraient de fantasme de meurtre ? Est-ce de lui ou d’elle que vient « le lait plus obscur et plus entêtant que le sang bu dans sa morsure »[86] ? « Elles s’augmentent. Des voltes. Et du creusement. De la douleur qui m’écrit. De leur trahison qui me berce, qui me saoule. Qui me borde. Qui me tient éloigné d’elles…Jusqu’à la broderie du linceul… »[87]. Trahison de la langue des mères pour antidote, puisque dans la nuit, les mères conspirent.

 

Jacques Dupin, écarté durant les jours d’agonie de son père, reste avec la vieille bonne, Madame Vernet, « Sans pouvoir sortir, sans air, sans paroles »[88], puis il lui est demandé de s’agenouiller pour prier au seuil de la chambre mortuaire, dont les images éparses ne lui seront pas plus expliquées et continueront de le hanter.

 

Plus loin, il écrit : « Au-delà du non-sens, il y a la mélancolie soudain »[89] ou l’identification au père mort, ou à la sœur qu’il ne perd pas mais qui est toujours déjà perdue.

 

Ces hypothèses, issues de ma lecture de ses poèmes, Jacques Dupin ne peut y répondre et d’autres encore peuvent valoir, notamment d’autres variations concernant le sentiment de culpabilité de Jacques, quand toutes les figures auxquelles il peut s’identifier sont perdues, père, fratrie, singe.

 

La mélancolie rôde chez celui qui a besoin d’écrire sur son agenda « N’oublie pas que tu es un poète »[90], chez celui qui nomme son épouse et ses filles, lorsqu’il les présente, « Mes veuves »[91].

 

Gravir et se tenir sur la crête des mots, à la limite de l’écriture, c’est peut- être poser la question de la sentence, quand la question de l’origine, de la nuit originaire dans laquelle il scrute, accole naissance et mort quant au mystère d’une sœur perdue avant sa naissance, au mystère de la chambre mortuaire du père, au mystère de la vie qui se poursuit.

 

Voici les derniers vers des Mères : « Et le tirant de la voix/ et les sous-entendus qui trainent/ et le malentendu que/ tranche// le scintillement/ de la mort/ à l’infini de ma vie… »[92]

 

Parler de la scène, celle qu’on ne voit pas…

Il m’est interdit de m’arrêter pour voir. Comme si j’étais condamné à voir en marchant. En parlant. A voir ce dont je parle et à parler justement parce que je ne vois pas. Donc à donner à voir ce que je ne vois pas, ce qu’il m’est interdit de voir.[93]

 

Comme si une scène détenait l’image, le son et le nom de La Chose.

 

Jacques Dupin écrivant marche sur la crête. De quel côté chuter ? Celui de la culpabilité et de la mélancolie, ou celui de la vie réanimée, absoute ? Réanimée par le désir retrouvé après la chute, par l’ivresse de l’intensité, l’autorisation de vivre absout. Il est possible de penser que différents mythes peuvent nourrir la construction d’un fantasme, peut-être l’attente qu’une voix s’élève et tranche le lien qui le maintient sur cette crête, trancher et répondre du verdict. Voilà peut-être où se rejoignent la voix et le regard, dans la sentence qui résoudrait « l’irrémédiable en suspens »[94], l’autre versant de son écriture poétique, étant assurée par son travail de galeriste, qui déplace l’irruption de la Chose du côté du regard.

 

Son écriture donnerait corps et rejoue le désir de s’approcher de ce qui ne peut être ni vu, ni entendu, ne sacrifiant rien du père, puisque cherchant à faire apparaître, ce qui pourrait être sa voix.

Etant absout par la chute, bifurquant, il relance sans cesse la possibilité de gravir cette pente et de rejoindre sans cesse, cet équilibre sur la crête encore à déséquilibrer :

Expérience sans mesure, excédante, inexpiable, (…), ce n’est pas pour qu’elle triomphe mais pour qu’elle s’abîme avec lui, avant de consommer un divorce fécond, que le poète marche à sa perte entière, d’un pied sûr. Sa chute, il n’a pas le pouvoir de se l’approprier, de la revendiquer et d’en tirer bénéfice.[95]

 

Markos Zafiropoulos, citant J. Lacan : les Ecrits s’ouvrent sur le fait qu’il faut « faire porter tout le poids de l’analyse du style du côté de l’Autre de l’artiste »,[96]  « Le style, c’est l’homme, (…) l’homme à qui l’on s’adresse »[97].

 

Jacques Dupin se place dans le regard de lecteurs estimés, leur adresse un doute permanent quant à la qualité de son écriture, mais semble ne rien vouloir en savoir. Y compris avec Francis Cohen, ami et poète qu’il estime, qui condense père et fils dans l’enjeu transférentiel. Il trouve avec lui un soutien narcissique en se plaçant dans son regard, comme il l’avait obtenu de René Char.

 

« Fils » et successeur, son ami (à qui il envoie les lettres), participe, dans le réel, de la postérité de Jacques Dupin. Un objet réel qu’il est possible d’adorer ou de malmener en l’envoyant paître quant à la demande qui pèse sur ses épaules, quand il est plus risqué psychiquement d’envoyer paître les morts, les figures imaginaires, risque d’échec principalement, risque de renforcement de la hantise doublée d’hostilité.

 

Jacques Dupin lui envoie ses poèmes. Des envois parfois sans réponse.

 

Le principe ordinaire de l’envoi, de poster, suppose une adresse à un autre, un temps d’attente, l’attente d’une réponse, principe qui conduit vite, à l’instar du discours, à une situation d’infinie répétition et d’échange des places dans la communication.

 

Ici la dissymétrie règne. L’absent reste présent par le manque, en premier lieu dans son silence. Un silence qui le met face à son désir, silence qui serait précisément le lieu de l’angoisse, dans l’attente et la crainte de la demande ou de la sanction de l’autre.

 

Le destinataire reçoit mais Jacques Dupin n’en a pas trace. Il n’en a signe que lorsqu’il ne poste pas et place l’angoisse et l’attente du côté de l’autre.

 

Peut-être s’agit-il encore de s’assurer d’un destinataire qui tenait sa place, ou de briser l’absence, l’insupportable silence.

 

Ce jeu de l’écriture quant à la répétition de l’adresse à l’absent se joue DANS l’écrire. Tel un jeu de « Fort-Da »[98], l’écrivain réalise une mise en relation avec lui. Projeter au loin, ce qui procède d’une parole initiale, dans l’écrit, produit la mise en relation répétée avec le perdu/retrouvé de l’absent et de soi et le maintient comme « supposé tout puissant, idéalisé, puisque sa réponse ne rencontre pas l’épreuve de l’expérience »[99], l’objet n’étant pas réel, mais imaginaire, au contraire de la frustration.

 

Jacques Dupin écrit : « L’absence est le lieu de la poésie, son séjour, son lot. (…), elle n’a jamais eu droit de cité. Elle est dehors. (…), insaisissable, elle ne répond pas aux questions ».[100]

 

Ce qui est trouvé, le retour du jamais identique, le « Da », constituant le poème, est autant faire réapparaître l’autre que se trouver soi.

 

Jacques Dupin ne remet pas à son destinataire quelques textes supplémentaires glanés par insistance de la demande. Il entre dans une démarche spéculaire qui le protège comme le contraint dans une soumission masochiste, étant vu, ne s’attendant pas à se voir sur la crête qui le mène au bord du silence, comme celui qui produit de la voix au lieu où il la cherche.

 

L’écriture, chez Jacques Dupin, est rejouée à partir du vide, la relation à l’absent un pas de plus dans la rencontre de l’autre, dans la boiterie que le rythme de la répétition rend possible, « marcher en claudiquant/ aller vers toi/ qui m’est chair et que je blesse »[101], par l’attaque de cette langue qui le fonde. Le désespoir de la rencontre de l’Autre se déplace du côté de l’attente, une attente qui se doit d’être déçue, frustrée, pour que la relance opère : « l’autre, le quatrième mur de la chambre, étant le mur de papier, le support de l’écriture, (…), — de l’attente répercutée… »[102]

 

Le premier livre publié de Jacques Dupin se termine sur ce vers : « Ignorez moi passionnément »[103].

 

La composition de Discorde rassemblant ses premiers et ses derniers textes a tout son sens : une boucle de « Ignorez-moi passionnément » à « éclabousse de merde/ la postérité »[104], achève l’œuvre, il aura peut-être écrit entre deux lettres, la « Lettre à Char », et les « Lettres de divan ».

 

La mise à mort de l’écrivain

Dès les premiers écrits, le sentiment de la tragédie plane sur son œuvre. « Roi que je fus, ta couronne est un appel au meurtre. Un appel sans réponse. J’ai joué pour perdre et j’ai gagné : je suis perdu. Puissent vos têtes et l’oubli retomber sur ma mort ! »[105].

 

Dans les Lettres de divan, après avoir décrit le retranchement dans lequel il se trouve désarmé, après avoir parlé de lui comme écrivain, de son art, après avoir traversé des mouvements agressifs, descendant ses cinq lignes comme on perd les moyens destinés à une putain, Jacques Dupin écrivant trouve la mort, « sublime l’arrêt du cœur » et « éclabousse de merde la postérité »[106].

 

Face aux fils, aux frères, aux pères et mères qui attendent de lui qu’il soit Jacques Dupin, qu’il produise encore et désire encore, il se supprime. Renonçant à écrire, allant au-delà de ce trait qui fait son style, il se libère de la nécessité d’écrire.

 

À la différence qu’il écrivait jusque-là sans pronom personnel, ni adresse, « Il y a quelque part, pour un lecteur absent, mais impatiemment attendu, un texte sans signataire »[107], nous avons ici une main, une plume qui tranche, grâce à la réapparition du sujet dans le retournement masochiste contre l’autre. Le flirt récurrent avec le bord sur lequel la poésie menace d’échouer s’affirme cette fois non dans l’échec, mais dans le rejet de l’attente de l’autre. J. Dupin dit à ce moment-là qu’il ne relance plus l’attente mais « éclabousse de merde/ la postérité »[108].

 

Il renonce, dans un simulacre de passage à l’acte, postant sa lettre poème dès le lendemain, accélérant la temporalité habituelle, déjouant le cadre il saisit le destinataire et déstabilise les places, destituant l’autre, ou feignant de le destituer pour le faire apparaître.

 

Réapparaissant dans un mouvement où il retourne son arme contre l’autre, on peut se demander s’il se supprime, du moins comme écrivain.

 

A-t-il vraiment traversé dans la solitude la plus crue, sans que la moindre voix ne s’élève, la détresse fondamentale et meurt-il de « La vraie mort, où lui-même raye son être »[109]? À la demande régressive et à l’espoir de retrouver une capacité de sublimation, passerait-il à la question d’être Rien, c’est-à-dire être Tout, dans l’absolu d’un geste de sujet, dans lequel il n’est plus aucune vanité mais la liberté de se supprimer comme sujet du fantasme et objet du désir de l’Autre ?

 

« Cesser d’écrire n’est pas s’exposer (…) Cesser d’écrire n’est pas disparaître ; et disparaître n’est pas finir. »[110]

 

Que sacrifie-t-il ? A-t-il jamais renoncé au fantasme de faire surgir la voix de l’absent ? Là où peut être croyait-il éviter l’expérience de l’analyse, quelque chose aurait tout de même eu lieu.

 

Ce qu’il ne retrouve pas n’est pas la capacité d’écrire mais la nécessité d’écrire, traversant un dépècement de sa subjectivité d’écrivain. Ce n’est pas le même renoncement, il atteint la possibilité de se dégager de la place à laquelle l’Autre le convoque, et de la place à laquelle son désir convoque l’Autre, sans endosser la culpabilité d’un désir latent de ne plus écrire, du meurtre des figures idéalisées, sans être en échec vis-à-vis d’elles.

 

Ceci n’est pas une analyse. Pour se faire il aurait fallu que l’écrit retourne à la parole, que cette parole se déploie dans une scène transférentielle, dans lequel le regard ne ferait pas surgir l’absent mais qui restituerait à l’analysant ses propres contenus, sa propre production fantasmatique.

 

Une analyse aurait été un chemin inverse de la désécriture et du pas écrire, un phénomène d’autorisation, d’avènement d’un auteur conscient de la subjectivité contenue dans son fantasme. Admettre cette subjectivité, c’est admettre que personne ne viendra, personne ne viendra répondre du fantasme qui ne fut que le sien.

 

Or Jacques Dupin pouvait dire qu’il ne se relisait pas, il feint de ne pas avoir lu ce que le poème vient lui dire. « Je suis le dernier à l’entendre, et de si loin que ce n’est plus ma voix »[111].

 

Lacan le rejoint :

« C’est en ça que l’écrit se différencie de la parole, (…), il faut y remettre de la parole, (…), pour qu’il soit entendu. »[112]

 

 « Sans l’écrit, il n’est d’aucune façon possible de revenir questionner ce qui résulte (…) de l’effet de langage comme tel, autrement dit de l’ordre symbolique, (…), le lieu de l’Autre de la vérité. »[113]

Jacques Lacan rappelle que l’écriture vient d’une parole, antérieure à l’écrit. Une parole qui vient prendre sa place dans le discours de l’Autre, déjà considéré comme un écrit, comme loi de l’Autre inamovible et régissante, face à laquelle le sujet se voilera du fantasme, interprétation costumée dans laquelle il peut avancer, au prix de s’aliéner dans une tension vers une réalisation sans cesse manquée, un impossible à rejouer.

 

Jacques Dupin prend il conscience de ce qu’il fait lorsqu’il écrit ce dernier texte ? Se relit-il ?

 

Du Singe au Héron

Lui qui ne se relit pas en aurait quand même su quelque chose, voire l’apprend en écrivant, comme l’artiste apprend de la suspension sur un dernier trait, la dernière touche d’un tableau, sans pour autant le décider, que ce sera la dernière, l’a peut-être appris de ce texte, ou de son postage.

 

Non seulement il n’adressera plus de plainte de ne plus écrire, à son destinataire, mais il évoquera avec lui d’intituler ces textes « Le Héron ».

 

Ce volatile à crête, au col svelte, surmonté de la courbure de la question, peut, les pieds dans la boue des bas-fonds, après une longue et fine observation dans l’obscurité des eaux, et dans l’immobilité presque absolue, saisir le poisson dans l’embrasure d’une perception, que le coup de bec va immortaliser tel un rayon de lumière photographique, et qui peut être considéré comme l’animal totem du poète. Le héron qui lui mange dans la main, dans un apprivoisement identitaire.

 

Il ne restera plus qu’aux suivants, qui sont venus, oui, de les régurgiter, singeant le maître ou lui réclamant d’autres textes, d’autres poissons.

 

Dans les lettres il écrit :

« Un serviteur enclin au vertige a perdu/ ses jambes, a perdu ses yeux. Né/ de la folie d’un rassemblement (Chœur), (…), Mange-moi/ la main, s’écrie le Héron. Il ».[114]

 

Le héron serait le totem qui passera de père en fils qui scruteront, les pieds dans le marécage, les eaux, à leur tour à la recherche des poissons, ce qui glisse et échappe tant qu’ils ne sont pas saisis dans l’écriture poétique, comme la trouvaille, le sens qui échappe si un pas de retrait le fait disparaître dans le scintillement de l’eau déplacée. Ce héron est le singe du héros depuis son empreinte sonore, jusqu’à l’acte tragique dans lequel le singe écrivant devient le héron qui se donnant la mort, coupe la question, l’ « autre question. (…) la question de l’être dans le monde, et de l’autre dans la langue », question de laquelle la poésie « se devait de refuser la réponse pour surgir »[115].

 

« Une plume signe, une aile se décompose ».[116]

 

Confronté à son silence, quand ni voix ni regard ne lui permettent de se situer dans son agencement à l’idéal, Jacques Dupin retourne contre son ami son arme, lui donnant à voir, dans un mouvement agressif, l’échange des places qui fait passer l’angoisse à celui qui reste face au vide, face à la question.

 

Peut-être est-il possible que ce poème qui rompt avec l’écriture, qui ne se soumet plus à la demande de l’autre, permet de sortir a minima de l’échange engagé avec son ami, et s’il n’assume pas l’autorité de son fantasme, comme l’analyse le permettrait, il assume l’autorité de son texte, dans ce geste qui fait réapparaître un sujet. Et le sujet qui apparaît, engage le geste héroïque de se supprimer sous les yeux du lecteur.

 

Avons-nous là des Lettres de divan ou les écrits éponymes du Héron ?

 

S’arrêtant à l’écrit, ne remettant pas en jeu, dans la parole, ce qui le conduit à la nécessité d’écrire, Jacques Dupin n’en reste-il qu’au renouvellement, une dernière fois, du fantasme qui aura sous-tendu toute son œuvre ? Cette tentative de rencontrer la voix de l’Autre recherché sans cesse, qui ferait irruption pour donner le verdict, auquel il échappe consciencieusement en décapitant le texte meurtrier, en bifurquant, semble atteindre ici le temps du renoncement.

 

Chacun de ces deux titres dit quelque chose de ces derniers écrits, et là où l’accès à l’analyse a été barré, l’analyse revient dans ce titre des Lettres de divan.

 

Si la défection du fantasme a lieu dans ces écrits pas si inconséquents, nous ne savons rien du deuil qu’elle engendre, ni de la libération du sujet du fantasme.

 

A deux reprises, durant la recherche, j’ai rêvé que ce poème ait à la fois pu ne pas être le dernier et à la fois qu’il ait vraiment performé une sortie de la cage du fantasme et ainsi que J. Dupin ait su lire ce qu’il écrivait, alors même qu’il peut être effrayant de considérer que certaines analyses puissent suspendre des vies d’artistes. Mais J. Dupin nous laisse sur cette question, et il nous revient de supporter que l’énigme qui se loge derrière ces Lettres reste sans réponse. Peut-être ne pouvons-nous lire ce que nous écrivons, pas plus que nous n’entendons ce que nous disons.

 

Il aurait été possible d’attendre du cadre analytique qu’il permette une traversée consciente, un retour à la parole de l’écriture du fantasme et la présence du regard d’un témoin, un témoin — lecteur, pour celui qui traverse seul, qui apporte le soutien nécessaire pour supporter cette nouvelle liberté.

 

  1. Dupin nous laisse sur cette énigme, mais nous enseigne encore un peu plus sur l’écriture, qui suppose donc, toujours, une adresse dans laquelle se prend la question de la demande de l’Autre. Qu’elle soit réelle, supposée, héritée, écrire c’est répondre et questionner ce qui n’est pas dit, relancer l’existence de l’Autre, le réanimer dans son mythe :

 Quand je vous dis que le désir de l’homme est le désir de l’Autre, quelque chose me revient à l’esprit qui chante dans Paul Eluard comme le dur désir de durer. Ce n’est rien d’autre que le désir de désirer.[117]

 

 

 

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[1] J LACAN, Le Séminaire Livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, (1971), Paris, Editions du Seuil, 2006, p. 92.

[2]J. LACAN, Le Séminaire Livre VII, L’Éthique de la psychanalyse, (1959-1960), Paris, Éditions du Seuil, 1986, p. 349-358.

[3]J. DUPIN, Derniers écrits, Discorde, Paris, P.O.L., 2017, p. 220.

[4] J. FREMON, N. PESQUES, D. VIART, Avant-propos, Discorde, op.cit., p.11.

[5]J. DUPIN, op. cit. p. 229.

[6] J. DUPIN, En son for intérieur, (interview de Olivier Germain-Thomas), France Culture, 2005, diffusion 2007.

[7] Ibidem

[8] Ibid.

[9] D. VIART, L’Écriture seconde, La pratique poétique de Jacques Dupin, Paris, Edition Galilée, 1982, p.140.

[10] J. LACAN, Le séminaire livre VII, LEthique de la psychanalyse, Paris, Editions du Seuil, 1986, p. 351.

[11] Ibid.

[12] Ibid.

[13] Ibid.

[14] Ibid.

[15] J. DUPIN, Derniers écrits, Discorde, op. cit., p. 229.

[16] J. DUPIN, En son for intérieur, op. cit.

[17] J. DUPIN, Eclisse, M’introduire dans ton histoire, Paris, P.O.L., 2007, p.39.

[18] Ibid.

[19] J. DUPIN, « Lettre à René Char » (1948), Discorde, Paris, P.O.L., 2017, p.15.

[20] Idem, p.16.

[21] J. DUPIN, « Comment dire ? » (1949), Discorde, Paris, P.O.L., 2017, p. 19

[22] Ibid.

[23] Idem, p. 20.

[24] « Il se peut aussi que, même atteinte dans la fiction, l’horreur seule m’ait encore permis d’échapper au sentiment de vide du mensonge… ». Voir : G. BATAILLE, L’impossible, préface de la seconde édition, Paris, Editions de Minuit, 1962, p. 9-10.

[25] J. DUPIN, Le soleil substitué. Dehors, Paris, Gallimard, 1975, p. 27.

[26] S. FREUD, Totem et tabou, Quelques concordances entre la vie psychique des sauvages et celle des névrosés, Paris, Gallimard, 1993 (1912,1913), p. 284-286.

[27] J. DUPIN, « Trait pour trait », Dehors, Paris, Gallimard, 1975, p. 87.

[28] V. HUGOTTE, Littérature, n°183, sept. 2016, p. 111.

[29] J. DUPIN, Matière d’infini, (Antoni Tapiés), Tours, Editions Farrago, 2005, p. 22-23.

[30] V. HUGOTTE, op. cit.

[31] Ibid.

[32]  J. DUPIN, « Fragmes », Echancré, Paris, P.O.L., 1991, p. 29.

[33] J. DUPIN, « Moraines », L’embrasure, Paris, Gallimard, 1969, p. 89.

[34] D. VIART, op. cit., p. 68

[35] J. DUPIN, Matière d’infini, op. cit., p. 22-23.

[36] Voir : J. FREMON, Brisées, L’injonction silencieuse, Cahier Jacques Dupin, Paris, Editions de La Table Ronde, 1995.

[37] J. DUPIN, « Orties », Le Grésil, Paris, P.O.L., 1996, p.65.

[38] J. DUPIN, « Moraines », op. cit., p.72.

[39] J. DUPIN, Derniers écrits, op. cit., p. 228.

[40]  J. DUPIN, Alberto Giacometti, Eclats d’un portrait, Marseille, André Dimanche Editeur, 2007, p. 68.

[41]  R. CHAR, « Cendrier du voyage, Avant-propos »  in Discorde, op. cit., p. 33.

[42]  Ibid.

[43] C. ROYET-JOURNOUD, La poésie entière est préposition, Marseille, Eric Pesty Editeur, 2007, p. 9.

[44] C. ROYET-JOURNOUD, Le renversement, Paris, Gallimard, 1972.

[45] J. DUPIN, « Moraines », op. cit., p. 65.

[46] Ibid., p. 69.

[47] J. DUPIN, Grésil, op. cit., p. 110.

[48] J. DUPIN, Lesclandre, Rien encore, tout déjà, Saint-Clément-de-Rivière, Fata Morgana, 1990, p. 31.

[49] J. DUPIN, Un récit. Dehors, Paris, Gallimard, 1975, p. 108.

[50] J. DUPIN, « Orties », Le Grésil, op. cit. p. 68.

[51] J. DUPIN, Eclisse, op. cit., p.35.

[52] J. DUPIN, Dehors, op. cit. p. 29.

[53] F. COHEN, Singeries pour Jacques Dupin, Bordeaux, Editions de l’Attente, 2010, p. 50.

[54] Ibid.

[55] Idem, p. 22.

[56] Ibid.

[57] J. DUPIN, Derniers écrits, Discorde, op. cit., p. 228.

[58] Ibid.

[59] J. DUPIN, « Moraines », op. cit., p. 67.

[60] F. COHEN, op. cit., p. 24.

[61] Idem, p. 71.

[62] J. DUPIN, Derniers écrits, op. cit., p. 228.

[63] J. de LA FONTAINE, « Le singe », Fables, Paris, Le livre de poche, Classiques, 2002, p. 375.

[64] J. DUPIN, « Moraines », op. cit., p. 78.

[65] Idem., p. 72.

[66] J. DUPIN, « Orties », Le grésil, op. cit. p. 68.

[67] Idem, p. 35.

[68] D. VIART, LEcriture seconde, op. cit., p. 122.

[69] J. DUPIN, « Trait pour trait », Dehors, op. cit., p. 86.

[70] D. VIART, op. cit., p. 123.

[71] J. DUPIN, Derniers écrits, op. cit., p.229.

[72] F. COHEN, op. cit., p.107.

[73]  « Le poème serait un écart produisant le semblable, l’écart dans le semblable soit se lire comme l’écart poétique, le poème serait le même dont il est l’écart. Parce que semblable à lui-même, le poème est son propre écart. ». Voir : F. COHEN, Idem, p. 63.

[74] J. DUPIN, « Moraines », op. cit., p. 78.

[75] J. DUPIN, En son for intérieur, Interview de Olivier Germain-Thomas, France culture, 2005, diffusion 2007.

[76] M. ZAFIROPOULOS, Le symptôme et l’esprit du temps, Paris, Puf, 2015, p.178.

[77] J. LACAN, Séminaire Livre VII, L’Ethique de la psychanalyse, Paris, Editions du Seuil, 1986, p.169.

[78] J. DUPIN, « L’œil engorgé », Discorde, op. cit., p. 28.

[79] M. ZAFIROPOULOS, op. cit., p. 164.

[80] Idem., p. 176.

[81] Idem., p. 168.

[82] J. DUPIN, « Orties », Le grésil, op. cit., 1996, p. 65.

[83] J. DUPIN, Les mères, Saint-Clément-de-Rivière, Fata morgana, 1986, p. 13.

[84] J. FREMON, L’injonction silencieuse, Cahier Jacques Dupin, Paris, Editions de La table Ronde, 1995, p. 274.

[85] Ibid.

[86] J. DUPIN, Les mères, op. cit., p.16.

[87] Idem, p. 35.

[88] J. FREMON, L’injonction silencieuse, op. cit., p. 276.

[89] J. DUPIN, Les mères, op. cit., p. 49.

[90]  J. FREMON, Cahier Critique de Poésie 32, Dossier Jean Frémon, Marseille, Cip M, 2016, p. 79.

[91]  Idem, p. 84.

[92] J. DUPIN, Les mères, op. cit., p.50.

[93] J. DUPIN, « Moraines », op. cit., p. 69.

[94] J. DUPIN, Echancré, op. cit., p. 33.

[95] J. DUPIN, « Moraines », op. cit., p. 65

[96] M. ZAFIROPOULOS, op.cit., p. 166.

[97] Ibid., citant J. Lacan, « Ouverture de ce recueil », Ecrits, Paris, Editions du Seuil, 1966, p. 15.

[98] S. FREUD, « Au-delà du principe de plaisir », Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981 (1920), p. 59.

[99] Le trajet et les mouvements de la bobine semblant autonomes bien que motivés par l’envoi de celle-ci et le rappel de la ficelle, porteurs de la jouissance de voir apparaître ce qui se présente comme l’objet, non totalement reconnu comme élément de soi. Selon Jacques Lacan : « les relations du stade oral et du stade anal, (…), sont toutes marquées par un élément d’ambivalence, qui fait que la position même du sujet participe de la position de l’autre, que le sujet est deux, qu’il participe toujours à une situation duelle sans laquelle aucune assomption générale de sa position n’est possible. » in Séminaire Livre IV, La Relation d’objet (1956-1957), Paris, Editions du Seuil, 1994, p. 62.

[100] J. DUPIN, Eclisse, op. cit., p. 10,11.

[101] J. DUPIN, « Orties », op. cit., P.74.

[102] J. DUPIN, « L’écoute », Echancré, op. cit., p. 89.

[103] J. DUPIN, « Cendrier du Voyage », Discorde, op. cit., p. 52.

[104] J. DUPIN, Derniers écrits, op. cit. p. 229.

[105] J. DUPIN, « La rose et le rat », Discorde, op. cit., p. 48.

[106] J. DUPIN, Derniers écrits, op. cit., p. 229.

[107] J. Dupin, « Moraines », op. cit., p. 89.

[108] J. DUPIN, Derniers écrits, op. cit., p. 229.

[109] J. LACAN, Séminaire Livre VII, op. cit., p. 353 (A propos de la mort si « parfaitement achevée » d’Œdipe).

[110] J. DUPIN, « Le soleil substitué », Dehors, op. cit., p. 32.

[111] J. DUPIN, « Cendrier du Voyage », Discorde, op. cit., p. 40.

[112] J. LACAN, Le Séminaire livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant (1971), Paris, Editions du Seuil, 2006, p. 61.

[113] Idem., p. 64.

[114] J. DUPIN, Derniers écrits, op. cit., p. 224.

[115] J. DUPIN, Eclisse, op. cit., p.35.

[116] J. DUPIN, Derniers écrits, op. cit. p. 225.

[117] J. Lacan, Séminaire Livre VII, op. cit., p. 357.


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SI LA PSYCHANALYSE ÉCHOUE, LE RÉEL INSISTE

Gisèle CHABOUDEZ

 

 

 

 

J’extrait ce titre de La Troisième, intervention de Lacan à Rome en 1974[1], notamment de la phrase : « Donc, tout dépend de si le réel insiste. Pour ça, il faut que la psychanalyse échoue ». Ce texte fondamental sur bien des points, que je relis et déchiffre régulièrement, comporte quelque chose de décisif concernant les buts de la psychanalyse et son devenir possible. Comme tout texte de Lacan il se complique à chaque phrase, à chaque fragment de phrase. A quoi la psychanalyse échouerait-elle, au cas où elle échoue ? À ce qui serait comme tel dans l’absolu une réussite ? Non, plus précisément cela veut dire qu’elle échouerait à accomplir ce qu’on lui demande, ce qui n’est pas la même chose, quoique dans le cours du texte Lacan le traite par moment comme si cela se confondait.

 

« Ce qu’on lui demande, [dit-il], c’est de nous débarrasser et du réel, et du symptôme », or « le sens du symptôme c’est le réel, en tant qu’il se met en croix pour empêcher que marchent les choses ». On demande à la psychanalyse de nous débarrasser de ce qui se met en croix pour empêcher que marchent les choses, définition simple, lumineuse, restant bien sûr à savoir quelles sont ces choses. Nous prenons nécessairement beaucoup de précautions pour manier ces termes un peu vertigineux selon l’étendue qu’ils concernent et selon le lien causal simple que Lacan semble instaurer entre eux, comme effectuant un raccourci en éclair alors qu’il s’agit d’un nœud fort complexe, comme il le montre en différents aspects. C’est pourquoi j’ai choisi aujourd’hui, une fois n’est pas coutume, d’effectuer une sorte de commentaire pas à pas, presque ligne à ligne de quelques fragments de ce texte sur ce point. Considérons d’abord les résultats possibles, tels que Lacan les envisage ici. Il poursuit en estimant que l’on peut envisager deux hypothèses.

 

« Si elle [la psychanalyse] succède, a du succès dans cette demande, on peut s’attendre à tout (…) à savoir à un retour de la vraie religion, par exemple, qui, comme vous le savez, n’a pas l’air de dépérir. » Cette prédiction que l’on connaît bien est de celles qui se sont en partie réalisées de manière saisissante, d’une façon inattendue, là où on ne l’attendait pas, sans avoir eu l’air de résulter d’un succès manifeste de la psychanalyse quant à nous débarrasser du symptôme. La religion a fait retour en effet dans nos vies, nos civilisations, mais sur un certain mode, catastrophique, et non pas en ce qui concerne « la vraie religion », mais une autre.

 

A-t-on d’ailleurs demandé à la psychanalyse de nous débarrasser du symptôme et du fantasme, religieux ? Il est certain que Freud s’y est massivement attelé. Et il est logique que la psychanalyse, ayant produit dans l’Histoire une interprétation massive de la religion, de toute religion, ait contribué de ce fait au recul de la croyance religieuse dans l’ordre symbolique, notamment en Occident, voire par endroit à sa disparition, et l’on sait d’ailleurs combien dans certaines civilisations cela pose des problèmes majeurs. Il est possible de ce fait qu’elle ait en quelque sorte provoqué aussi le retour dans le réel, en force, d’une religion, un retour violent, féroce. Ayant contribué au recul de « la vraie religion » au sens de Lacan, la chrétienne et même la catholique, ce n’est pourtant pas celle-là jusqu’ici, qui a fait retour, c’est une autre, celle d’après, si l’on peut dire.

 

Or si la psychanalyse réussit, estime Lacan, elle disparaîtra. « Si donc la psychanalyse réussit, elle s’éteindra, de n’être qu’un symptôme oublié. » Cette partie de la prédiction est largement présente elle aussi, depuis un certain temps déjà, beaucoup en tout cas annoncent que la psychanalyse s’éteindra, beaucoup l’espèrent, beaucoup parmi nous le craignent, sans évidemment le considérer comme le résultat logique d’un succès, mais comme celui de son échec. Le point de vue de Lacan est en somme consolant puisque dans son propos, elle s’éteindrait d’avoir accompli sa tâche. Elle aurait été ainsi un symptôme, se serait mise en croix depuis un siècle pour empêcher que les choses marchent, et elle disparaîtrait une fois sa tâche accomplie.

 

Outre les choses religieuses, quelles choses la psychanalyse comme symptôme a-t-elle empêché de marcher ? Les choses marchent « au sens où elles rendent compte d’elles-mêmes de façon satisfaisante », estime Lacan, définition formidable de ce qui marche, mais qu’il faut cependant restreindre au discours du maître. En effet, il poursuit : « satisfaisante au moins pour le maître, ce qui ne veut pas dire que l’esclave en souffre d’aucune façon, bien loin de là. » Il conserve ici une fois encore cette solidarité de la position de l’esclave, dépositaire de la jouissance que le maître déplaçait en renonçant à la sienne, la reportant dans le fait de disposer de ce corps pour un certain nombre d’usages. La psychanalyse donc a-t-elle empêché que les choses rendent compte d’elles-mêmes de manière satisfaisante pour le discours du maître ? Ce discours dont, dit-il, « sa fin, c’est que les choses aillent au pas de tout le monde ». Alors que « le réel, justement, c’est ce qui ne va pas, ce qui se met en croix dans ce charroi bien plus, ce qui ne cesse pas de se répéter pour entraver cette marche.[2]»

 

Nombreux sont ceux qui pensent, depuis Foucault notamment, puis les féminismes et les études de genre, que la psychanalyse justement ne s’est pas vraiment mise en croix pour empêcher que ces choses du discours du maître marchent, donc, au pas de tout le monde. Il a été violemment dénoncé qu’une bonne partie des psychanalystes se contentait de célébrer l’Œdipe, et avec lui les lois sexuelles, selon une fonction phallique seule à l’œuvre entre homme et femme. Et « la psychanalyse » en général a été critiquée, en effet, vu le grand nombre de psychanalystes impliqué dans ces positions. Alors même, nous le savons, qu’un grand nombre d’entre nous n’aurait pas intégré la pratique psychanalytique s’ils n’avaient pas entendu les objections de Lacan aux dogmes de la psychanalyse freudienne dans les années 70, notamment sur l’exclusive de la fonction phallique. Curieusement, lui-même ne fut pas excepté de ces reproches faits à la psychanalyse, alors qu’il avait dénoncé cette dérive depuis les années 50, qu’il l’avait largement corrigée et qu’il n’est pas exclu que cela ait été la principale raison de son exclusion de l’IPA. Il est vrai que son texte était resté si équivoque sur nombre de points que chacun a pu retenir ou interpréter ce qu’il voulait bien, certains ont même été jusqu’à le considérer comme sauveur du Père et du phallus, ce qui est un comble puisqu’il a déconstruit, désarticulé ces concepts fondateurs du patriarcat. Les psychanalystes lacaniens n’ont d’ailleurs pas réussi à vraiment former un ensemble qui se fasse entendre autrement, il n’y a pas d’ensemble des psychanalystes lacaniens, pas plus que l’ensemble des psychanalystes ne représentent la psychanalyse comme telle. Notre génération qui a été contemporaine de l’enseignement de Lacan, certes a travaillé, a publié, mais elle n’a pas encore elle non plus, rempli la tâche que l’on pourrait considérer être la sienne, quant à une transmission déchiffrant son dire d’ensemble suffisamment pour qu’il fasse sens dans notre siècle, ce qu’il ne fait pas jusqu’ici.

 

Poursuivons sur ce qu’on demande à la psychanalyse et ce qu’elle peut en effectuer. Si on lui demande de nous débarrasser du symptôme lequel, comme le réel, est ce qui se met en croix pour empêcher que marchent les choses, il s’ensuit que, dit Lacan, « Le sens du symptôme dépend de l’avenir du réel donc… de la réussite de la psychanalyse. » Ce sens est à la mesure de ce que la psychanalyse réussit à contrer de ce réel, et de ce qui s’en écrit comme symptôme. Dans le cas où elle y parvient, cela engendre son extinction, je cite : « Si donc la psychanalyse réussit, elle s’éteindra, de n’être qu’un symptôme oublié. Elle ne doit pas s’en épater, c’est le destin de la vérité telle qu’elle-même le pose au principe la vérité s’oublie.[3] »

 

Il s’ensuit que « Donc, tout dépend, dit-il, de si le réel insiste. Pour ça, il faut que la psychanalyse échoue. » Ce que traduit mon titre.  A quoi il ajoute, bien sûr : « Il faut reconnaître qu’elle en prend la voie, et qu’elle a donc encore de bonnes chances de rester un symptôme, de croître et de se multiplier. Psychanalystes pas morts, lettre suit ! [4]» Voilà l’autre hypothèse, tout aussi consolante, où la psychanalyse ne s’éteint pas à la condition d’échouer, ce qui semble-t-il ne lui est pas difficile puisqu’elle a déjà largement entamé cet échec, échec à répondre à la demande qu’on lui fait de nous débarrasser du symptôme, et du réel. On commence d’ailleurs à avoir un recul suffisant pour savoir aujourd’hui que la psychanalyse ne nous débarrassera pas du symptôme, que ce n’est pas dans ses possibilités, mais son effet sur eux peut être sensible, elle l’élabore un par un au singulier, sur un mode qui le transforme massivement. Et pour ce qui est du réel, on doit en considérer différents bouts qui ne sont pas équivalents, pour se faire une idée de son effet, nous allons le voir.

 

Vient ensuite un dernier renversement lacanien : « Mais quand même, méfiez-vous c’est peut-être mon message sous une forme inversée. Peut-être qu’aussi je me précipite… » Pas si sûr que la psychanalyse soit en train d’échouer à accomplir ce qu’on lui demande, quant au réel et au symptôme ? Et dans cette mesure elle n’est pas assurée de persister à exister ? Le supposer serait peut-être entendre le message de Lacan à l’envers ou bien anticiper, se précipiter ? Il faudrait à cette étape, pour suivre les méandres de cette pensée, renverser encore une fois le processus, le déroulé de ce raisonnement, le nouage plusieurs fois contradictoire de ce dire. En ce troisième temps de la question renversée de Lacan, en vérité, on cesse de suivre le renversement du sens encore une fois, on s’arrête, on garde en l’état l’ensemble avec sa contradiction, son inconfort, son impossibilité de se boucler.

 

D’autant plus que s’ensuit un énoncé qui fait montre encore d’un décalage au regard des propositions du départ « Le piquant de tout ça, ajoute-t-il, c’est que ce soit le réel dont dépende l’analyste dans les années qui viennent, et non pas le contraire. » Ce n’est pas du même ordre que ce qui était dit plus haut, que pour que le réel insiste il faut que la psychanalyse échoue. Il précise : « Ce n’est pas du tout de l’analyste que dépend l’avènement du réel. L’analyste, lui, a pour mission de le contrer ». Et l’on peut saisir ce qui ne dépend pas de l’analyste dans ce qu’il advient du réel, même si sa mission est de le contrer, à partir de ce qu’il en advient dans sa solidarité avec le discours de la science. Lacan ajoute ici : « Malgré tout, le réel pourrait bien prendre le mors aux dents, surtout depuis qu’il a l’appui du discours scientifique. » Là nous entrons dans une autre dimension, une autre question, plus saisissante, où la valeur de prédiction de ce dire semble plus proche encore.

 

Ce réel dont la psychanalyse devrait nous débarrasser, du moins le lui demande-t-on, concerne là un aspect effrayant du réel, celui qui en effet prend le mors aux dents depuis qu’il a l’appui du discours scientifique. Comment peut-on lire aujourd’hui la phrase suivante, par exemple

Quand les biologistes — pour les nommer, ces savants — s’imposent l’embargo d’un traitement de laboratoire des bactéries sous prétexte que, si on en fait de trop dures et de trop fortes, elles pourraient bien glisser sous le pas de la porte, et nettoyer au moins toute l’expérience sexuée en nettoyant le parlêtre, ça, c’est tout de même quelque chose de très piquant. Cet accès de responsabilité est formidablement comique. Toute vie enfin réduite à l’infection qu’elle est réellement selon toute vraisemblance, c’est le comble de l’être pensant.[5] 

 

Comment pourrait-on lire ces mots qui datent de 1974 sans être saisi au regard de l’évènement qui a depuis ravagé notre monde, et qui le fait encore aujourd’hui, d’une manière totalement inédite et stupéfiante, en empruntant le véhicule d’un virus ? Et dont on pèse combien cette hypothèse ne pouvait paraître comique que dans l’incertitude ou l’incrédulité de son éventualité. Voilà un aspect de ce réel qui peut se déchaîner avec l’appui du discours scientifique, il y en a évidemment bien d’autres.

 

Cet aspect impressionnant du réel, dans la foulée du discours scientifique, sans parler là du climat, ne paraît pas concerner comme telle la psychanalyse, pas plus qu’on ne lui demande de le combattre. Mais une autre forme de réel nous concerne de façon plus évidente, et Lacan l’introduit dans ce texte à propos de ce qu’il appelle joliment les « euplaisanteries », pour désigner ces « eu » qui parcourent la science-fiction tout autant que notre réalité d’ailleurs, comme l’eugénisme ou l’euthanasie. Là soudain, une autre dimension se soulève. Elle concerne notre ancrage le plus profond en psychanalyse, le plus décisif, le plus méconnu encore aujourd’hui, plus de cinquante années après qu’il ait été révélé au monde. Révélé est d’ailleurs beaucoup dire puisqu’énoncée sous la forme d’une énigme, cette découverte est restée en suspens quant à son sens.

 

Cette absence du rapport sexuel, telle que Lacan l’a désignée, et que j’ai longuement commentée[6], est supplée par nombre de discours, dont ce qu’il appelle « euplaisanteries » qui participent à cette suppléance, estime-t-il, d’une manière précise :

Quoi qu’il en soit, les eu plus haut par moi soulignés au passage nous mettraient enfin dans l’apathie du Bien universel. Ils suppléeraient à l’absence du rapport que j’ai dit impossible à jamais, par cette conjonction de Kant avec Sade dont j’ai cru devoir marquer dans un écrit l’avenir qui nous pend au nez, soit le même que celui où l’analyse a en quelque sorte son avenir assuré. Français, encore un effort pour être républicains, ce sera à vous de répondre à cette objurgation.

 

La conjonction de Kant avec Sade est-elle ce qui organise l’actuel de nos sociétés ? Cette prédiction nous occupera particulièrement parce qu’elle nous concerne au plus près.

 

Kant avec Sade qu’est-ce que c’est ? C’est ce texte de Lacan, disponible dans les Écrits, de 1963, par lequel il a voulu faire remarquer que contrairement à ce qu’on pourrait imaginer, Sade le libertin embastillé, se conjoint fort bien, voire dit la vérité de Kant le philosophe de la loi morale, car leurs objets sont complémentaires, voire équivalents. La loi morale de Kant, universelle au sens où elle vaut non pour tous mais dans tous les cas, est celle qui se débarrasse de tout objet pathologique, toute passion, ne se reconnait d’autre objet que le but de sa maxime. C’est celle qui dans sa raison pratique fait renoncer à une jouissance si le gibet est au bout, ou exécuter un faux témoignage si le prince l’exige. Or cette loi morale non seulement ne s’oppose pas à la loi sadienne mais elle va fort bien de pair avec elle. Sade ne juge pas que les droits de l’homme empêchant de posséder autrui l’empêchent d’en jouir, selon une maxime que Lacan résume ainsi : « J’ai le droit de jouir de ton corps, peut me dire quiconque, et ce droit je l’exercerai sans qu’aucune limite m’arrête dans le caprice des exactions que j’aie le goût d’y assouvir.[7] » Cette maxime exclue la réciprocité mais non la charge de revanche, le rapport du sujet au signifiant n’étant jamais de l’ordre de la réciprocité. Lacan considère qu’elle relève en somme de l’humour noir pour tout être raisonnable. Mais il fait remarquer que l’humour est le transfuge dans le comique de la fonction du surmoi. A son sens, une telle maxime introduit dans la règle universelle de Kant le grain de sel qui lui manque.

 

La morale de Kant avancée comme une pratique inconditionnelle de la raison, dont tout objet pathologique a été rejeté, se conjoint fort bien avec ce qui dans la maxime sadienne est imposé à l’Autre, sa volonté s’imposant au cœur de l’autre sujet, qu’elle provoque, l’impudeur de l’un étant viol de la pudeur de l’autre, dit Lacan. La division du sujet lui est de l’Autre renvoyée, l’agent sadien rejette dans l’Autre la douleur d’exister, estime-t-il, sans voir que par ce biais, il se mue en « fétiche noir où se reconnaît la forme (…) offerte (…), pour qu’on y adore le dieu. [8]» Il y décrit la persistance de l’instance divine, malgré les apparences.

 

Lacan voit donc un avenir qui nous pend au nez dans la conjonction de cette loi morale pratique raisonnable, sans objet pathologique, avec l’objet que Sade fait surgir, et cet avenir verrait la psychanalyse échouer, donc persister. A quoi aurait-elle, à quoi a-t-elle là échoué ? A nous débarrasser de ce à quoi cette conjonction répond, à savoir du réel en quoi consiste cette absence du rapport sexuel. Cette conjonction y réussit beaucoup mieux, non pas à nous en débarrasser évidemment, Foucault en savait sûrement quelque chose, mais à y suppléer en s’y substituant.  Non pas que le sadisme fasse réversion dans le masochisme, car Lacan lui applique la définition du capitalisme comme exploitation de l’homme par l’homme, à l’inverse du socialisme qui se définit, s’amuse-t-il, d’être le contraire !

 

Il posait ainsi sur Kant une ombre de comique et plus impensable encore sur Sade. Sur Kant pour n’avoir pas vu que la Loi dont il rejette tout objet pathologique, passion, etc., n’est rien d’autre en réalité que le désir. Le désir ne s’oppose pas à la Loi, il est du même ordre, la logique du fantasme organise la politique, interdire la mère c’est prescrire de la désirer. Lacan ajoute que Kant développe déjà un aspect de comique, bien qu’il n’en ait pas le moindre sens, mais que Sade, lui, en manque tout à fait. Et l’on sait combien en effet tout l’attirail sadien s’effondre comme un château de cartes dès qu’on sent le comique de sa construction d’une bulle de férocité absolue, notamment au regard de la situation où il se trouve, que Lacan met en relief, de l’embastillement et l’asile de trente ans qu’il a subi sous la poigne efficace de sa belle-mère pour quelques hauts faits nommés badinages. Entre le Sade mon prochain, auquel il refuse « cet abri », et un ouvrage bien ultérieur Pourquoi le XXème siècle a pris Sade au sérieux, de Eric Marty[9], une bascule radicale s’est effectuée dans le sérieux accordé à Sade, et Lacan n’y est pas pour rien.

 

Lorsqu’il dit : « cette conjonction de Kant avec Sade dont j’ai cru devoir marquer dans un écrit l’avenir qui nous pend au nez [10]», on se questionne. Cela désigne-t-il effectivement ce qui caractérise l’actuel ? Le terme de conjonction convient bien pour souligner qu’il s’agit de l’un se complétant de l’autre et non pas lui étant équivalent. A la loi morale d’interdiction pratique de la jouissance, construite pour l’être raisonnable, s’ajouterait fort bien l’énoncé de la loi républicaine de Sade comme droit de jouir de quiconque, droit que chacun puisse jouir du corps de l’autre, en forme de surmoi qui impose de jouir. Et à cette objurgation, Lacan suppose la psychanalyse aujourd’hui devoir répondre, à quoi elle n’a pas encore vraiment répondu.

 

Mais ce n’est pas parce que le mal sadien ou sadique ne résiste pas au comique que le montage pulsionnel que Freud a repéré sous son nom ne garde pas toute sa puissance, et notamment sa puissance substitutive face à l’absence du rapport. Il n’y a qu’à voir la fortune contractuelle nouvelle qu’il rencontre de nos jours où les réseaux lui donnent pignon sur rue. Ce montage substitue en effet au rapport quelque chose qui prend plus d’ampleur encore lorsque recule la loi sexuelle gérant le rapport supposé sexuel de l’homme et de la femme, énoncé à partir de l’amalgame pénis phallus. Animée par la logique de la fonction phallique seule, à partir de l’inconscient, elle organise la disposition d’un sexe par l’autre, ainsi que Lacan l’a décrite, tandis que hors du discours on ne sait pas, mais il estime là que ce sont les femmes qui ont les hommes.

 

De cette absence du rapport ladite loi sexuelle est la preuve dernière et aussi ce qui la nourrit, étant son substitut majeur. Lacan la fait dériver d’une difficulté de conjonction des modes de jouissance sexuelle des deux sexes, où intervient particulièrement le mode de jouissance pénien. Il y situait ainsi la fiction d’une origine du langage comme appel articulé émis face à la soustraction de jouissance sexuelle qui s’impose à l’un, lequel l’impose à l’autre. Une telle fiction permettrait d’éclairer la permanence des lois sexuelles, selon la construction d’une fonction phallique au centre de l’ordre symbolique, telle qu’elle emprunte à la jouissance phallique son signifiant majeur. Cette fonction a montré ses ravages lorsqu’elle est exclusive, ce que notre époque refuse désormais. L’autre hypothèse possible est que la psychanalyse pourrait ne pas échouer à contrer cet autre réel dont on lui demande de nous débarrasser, l’absence d’un rapport sexuel qui s’inscrive entre les sexes, non pas sur un mode universel évidemment, elle n’énonce aucun rapport universel, mais un par un, donc deux par deux.  Elle peut aider à établir un mode de nouage qui concerne deux jouissances et non une et son objet, ce qui n’est possible que si la fonction phallique n’est plus seule à l’œuvre, or la psychanalyse s’attelle à la rendre contingente et non plus nécessaire.

 

S’il est un réel, plus encore que tous les autres, qu’on lui demande de contrer en effet, c’est bien celui de l’absence du rapport sexuel, et l’on peut considérer qu’elle le tente, voire y parvient un par un quelque fois. Pour cela elle est en somme prédestinée puisqu’elle constitue un lien social, un discours non pas à tous et de tous, mais à deux, et c’est ce pourquoi elle vient, dit Lacan, à la place du rapport sexuel. Est-ce à dire comme certains le soupçonnent ou le dénoncent qu’une psychanalyse sert de « rapport sexuel », qu’elle y supplée en ce sens trivial ? Que ceux qui y ont recours notamment du fait d’éprouver insupportablement dans leur vie l’absence du rapport sexuel, sous la forme de l’absence d’un lien effectif durable à l’autre sexe ou au sexe, trouveraient une solution simplement dans le fait d’y substituer le discours analytique ? C’est sans doute vrai pour certains, mais comme il est vrai que n’importe quel discours un peu constitué peut servir de suppléance au rapport sexuel en ce sens.

 

Mais plus sérieusement, qu’est-ce qu’une psychanalyse qui marche et va suffisamment loin, peut effectuer face à ce réel-là ? Notre expérience est remplie de ces exemples bien sûr, qui parviennent dans certaines circonstances, après un certain trajet, à construire quelque chose où se noue sur un mode privilégié ce qui ressemble parfois à un rapport sexuel comme tel, à l’aide de deux savoirs inconscients qui se connectent sans se recouvrir l’un l’autre. En ce sens la psychanalyse contribue à combattre au singulier ce réel de l’absence du rapport sexuel, mais elle n’est certes pas seule à le tenter ni à parfois y parvenir. Il y a aussi par exemple les femmes qui une par une, elles aussi, adoptent cette logique pas toute phallique qui les conduit à déployer une autre forme de jouissance que la phallique dans ce rapport, permettant parfois de tresser avec leur partenaire des éléments qui parviennent à ce résultat de deux savoirs qui se connectent. Cela ne veut pas dire forcément qu’une psychanalyse en termine avec le symptôme qui a causé son entreprise, encore que cela arrive, mais elle permet de construire plutôt une autre forme de symptôme, par exemple celui qui consiste à en faire son partenaire.

 

Dès lors nous devons être capable de dire comment on parvient à un mode de jouissance élaborée dans ce sens. Et La troisième rappelle cette constatation insistante qu’il n’y a pas de jouissance élaborable sans passer par l’objet a, objet structuré par une coupure, occupant la fonction de la cause dans tous les discours, fonction qui n’est pas reconnue, pas identifiée, et n’est élaborée comme telle que par la psychanalyse. Elle l’élabore, cet objet sans idée, à partir des logiques du fantasme qui s’appuient sur les morceaux de corps que sont nos objets a, dans leurs bords physiologiques, bien plus qu’anatomiques contrairement à ce que Freud pensait. Bords et coupures sur quoi s’organise, se cause le désir entre le sujet et l’Autre, à partir du sein, de l’étron, du regard, de la voix, puis l’objet propre à la coupure du rapport sexuel, dont est issu l’objet phallique comme un rêve.

 

Il se repère d’ailleurs aussi bien dans l’objet de l’agent sadien et son droit de jouir de quiconque, en se faisant la voix du tourmenteur, l’instrument de l’Autre méchant, pour faire surgir chez n’importe quel sujet angoisse et division. Et en effet un tel objet barre la route du rapport sexuel, dans le singulier comme dans l’universel, et en ce sens une analyse qui fonctionne peut contribuer à élaborer une jouissance en l’élaborant autrement.

 

Lacan soutient qu’il n’y a pas d’accès à une jouissance pour les corps parlants sans en passer par l’élaboration de cet objet. Que nous dit notre expérience là-dessus ? Avons-nous en tête qu’une analyse passerait par ce qui consiste à l’élaborer l’objet en jeu dans le symptôme et dans le fantasme afin que cette élaboration conduise à une jouissance possible telle qu’elle peut se nouer entre jouissance phallique et jouissance de l’Autre ? Le sujet lui-même ne s’est formé qu’en équivalant d’abord à cet objet sur un mode ou un autre dans son rapport originel à l’Autre, son fantasme l’a maintenu en partie comme équivalent à cet objet, ce sein qu’on lui retire, ou cet étron qu’on lui réclame, ce regard que la vision lui dérobe ou cette voix qui le commande à son insu. Une psychanalyse qui se boucle jusqu’à son terme comporte pour lui de repasser par la position de cet objet, et en ce point central par quoi elle élabore une jouissance possible, là elle peut être dite contrer le réel, non pas nous en débarrasser mais en bricoler un bout, nouer une construction suffisante pour qu’il se déchaîne un peu moins, se mette un peu moins en travers des choses.

[1] Lacan, Jacques. « La Troisième », La Cause freudienne, vol. 79, no. 3, 2011, pp. 11-33.

https://www.cairn.info/revue-la-cause-freudienne-2011-3-page-11.htm. L’ensemble des références concernant ce texte ne seront pas rappelées chaque fois, on peut se reporter à l’article en son ensemble.

 

[2] Ibid.

[3] Ibid.

[4] Ibid.

[5] Ibid.

[6] G. Chaboudez, Que peut-on savoir sur le sexe ? Un rapport sans univers, Hermann 2017, Ce qui noue le corps au langage, Hermann 2019.

[7] J. Lacan, « Kant avec Sade », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 768.

[8] Ibid., p. 771.

[9] E. Marty, Pourquoi le XXème siècle a pris Sade au sérieux, Paris, Seuil, Fiction et Cie, 2011.

[10] J. Lacan, « La troisième », in La Cause du désir, op. cit.


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L’ÉTHIQUE DE LA PSYCHANALYSE À L’ÉPREUVE DU MARCHÉ*

Jan Horst KEPPLER

 


* Ce texte est un extrait de l’ouvrage du même auteur Économie de marché et inconscient : la pulsion à l’origine de la valeur économique aux éditions Classiques Garnier, Paris, 2024, 561 p. (ISBN 978-2-406-16589-7). Cet ouvrage peut être obtenu à l’adresse suivante : librairie@classiques-garnier.com.


 

Le marché constitue le terrain de jeu des hommes qui, voulant jouir comme des Dieux, les ont abolis. Ils y ont gagné un plus-de-jouir autour d’icônes marchandes ; ils le paient avec une angoisse mélancolique. De ces deux forces contrastantes résulte une course à la richesse qui cherche à calmer l’angoisse par le regard approbateur du prochain, de l’autre, du semblable. Le vendeur et l’acheteur, le propriétaire et l’observateur envieux, se stabilisent alors réciproquement dans la coïncidence de leurs appréciations de la valeur d’échange d’un objet dont la qualité principale est la capacité à polariser l’attention et l’envie. Cette capacité est une fonction de sa codification, c’est-à-dire de sa qualité consistant à faciliter une reconnaissance immédiate et une coïncidence des appréciations. La codification même n’est pas un attribut naturel, mais résulte d’un processus récursif de convergence intersubjective qui implique la négation progressive des contingences matérielles, historiques et sociales de l’objet en question.

 

La coïncidence des appréciations — la reconnaissance réciproque de deux pairs, deux autres —, d’un même objet produit un soulagement momentané de l’angoisse. Cette dernière se nourrissait d’un excédent libidinal en l’absence d’autres voies de sublimation. L’essence de la sublimation est le travail subjectif, c’est-à-dire l’élaboration de nouvelles articulations signifiantes génératrices de soulagement symptomatique. C’est le contraire du mode opératoire de l’économie de marché qui s’oriente vers la séparation d’objets iconisés qui ne renvoient qu’à eux-mêmes dans un isolement syntactique. Ainsi le soulagement de la tension libidinale au moment de la reconnaissance mutuelle autour d’un même objet reste éphémère. En dehors du moment de l’échange, la marchandise n’offre aucune possibilité d’insertion dans un système symbolique. Sa qualité même d’icône, la source de son attrait, est réfractaire à une telle insertion. De cette situation paradoxale, où l’objet qui promet le plus grand soulagement de l’angoisse est le moins apte à le fournir, résulte la spirale d’une course à la richesse sans fin et sans rédemption.

 

Cependant, l’économie de marché possède cette qualité supplémentaire qui explique sa longévité : de toutes les formes d’idolâtrie, elle est la seule qui produise de surcroît une valeur d’usage, une utilité. Ce bénéfice corollaire n’est nécessaire ni au processus de la convergence sympathique des préférences ni à la recherche de la reconnaissance sociale dans la richesse en termes d’objets échangeables. Pourtant il n’y est pas non plus étranger. Il se trouve que des objets utiles, ou plus précisément des objets qui savent suggérer leur utilité – une qualité qui ouvre sur le vaste domaine du design – permettent une convergence des intersubjectivités particulièrement rapide. C’est « le simulacre de la valeur d’usage » de Baudrillard.

 

L’économie de marché tourne autour de l’objet comme fétiche, non comme source de valeur d’usage. Elle se base sur l’excitation du fantasme et non sur la satisfaction des besoins. Mais le simulacre de la valeur d’usage fait qu’avec le temps, en économie de marché, on mange mieux, on s’habille plus chaudement, on conduit des voitures plus sûres, on habite dans des maisons mieux équipées etc. Rien de tout cela ne diminue l’angoisse ni ne conduit à l’apaisement ; cela se saurait. Les satisfactions factices et les insatisfactions réelles de la société de consommation ont été épinglées maintes fois et à juste titre. Cependant l’utilité produite de surcroît, fondée en dernière instance sur la satisfaction des besoins du corps et la fourniture d’une sécurité au quotidien, explique la résilience de l’économie de marché face aux critiques, souvent très justes, et sa relative supériorité dans la concurrence avec d’autres systèmes d’organisation de production et d’allocation de richesse.

 

L’économie de marché se caractérise par un rapport singulier à la fonction symbolique. Freud, Mauss et Lévi-Strauss ont établi l’échange comme une activité symbolique, qui se réalise sous le signe d’un tiers validant. Cependant, dans le continuum d’échanges répétés et virtualisés de l’économie de marché, le rapport au tiers validant se transforme. L’auto-organisation des agents qui se substitue à l’altérité d’une métaphore structurante permet la négation du tiers validant. Dans la mesure où sa fonction se rétrécit, l’objet d’échange, la marchandise, s’autonomise et se détache à la fois de son contexte et de son support matériel. Elle devient icône.

 

Cependant, l’iconicité n’est pas une qualité inhérente de l’objet marchand. La marchandisation demande au préalable une validation sociale par récursivité mimétique, ce qu’Adam Smith appelle le « mécanisme de la sympathie ». Une fois l’icône marchande ainsi parée pour l’investissement libidinal, la création d’un plus-de-jouir au moment de l’échange devient possible. Ce plus-de-jouir qui établit la valeur d’échange correspond à une stase libidinale locale à la suite de l’isolation syntactique de la marchandise. Isolation syntactique et iconisation désignent la même opération symbolique : extraire l’objet de ses réseaux signifiants oblitère le travail d’articulation signifiante. Pour maximiser plus-de- jouir et plus-value, un objet d’échange ne doit renvoyer qu’à lui-même. La valeur d’usage, en revanche, ne fait pas partie de la dynamique pulsionnelle propre à l’économie de marché. Ceci n’empêche pas que d’autres dynamiques pulsionnelles s’attachent à l’objet quand il est utilisé, consommé, détruit, jeté, etc. Cependant, la rencontre avec l’objet dans l’usage sera vidée de la vibration du plus-de-jouir. Ceci provoque une déception qui relance la recherche de l’euphorie de l’échange marchand. L’économie de marché turbine alors à un rythme qui alterne entre le plus- de-jouir devant la surface brillante de l’icône marchande et la déception de l’acquéreur qui cherchait l’objet perdu et découvre dans l’usage que ce n’est pas ça. Comme indiqué dans les sections précédentes, ce rythme est peu propice à soutenir le travail du sujet. L’épuisement accompagne ici une entropie du désir qui résulte de la spectralité des engagements affectifs défocalisés par le défilé des icônes marchandes qui fait monter une angoisse diffuse et permanente. En l’absence d’engagements subjectifs en dehors de la sphère marchande, cette angoisse se muera en mélancolie sur fond de la négation du tiers validant.

 

Le cadre d’analyse proposé dans cet ouvrage a cherché à permettre une compréhension plus approfondie de ces phénomènes. Le constat explicite ou implicite que l’avènement d’une société dominée par l’échange marchand comme forme d’interaction sociale principale et sans point fixe symbolique stable implique une restructuration profonde des forces psychiques qui régissent un individu n’est pourtant pas nouveau. Les deux champs de savoir qui se sont occupés de ce phénomène de manière prioritaire, quoique dans des manières très différentes, voire opposées, sont la théorie économique et la théorie analytique, entendue ici comme la pensée conceptuelle qui accompagne et complémente la clinique psychanalytique.

 

Théorie économique et psychanalyse partagent ainsi des racines communes dans une réflexion sur l’unicité du sujet dans la transition des Lumières vers le romantisme. Le neveu de Rameau est nourri d’interrogations semblables à celles de la Théorie de sentiments moraux. Les deux œuvres s’interrogent sur l’autonomisation de signifiants socialement validés que révèlent les échecs d’une volonté consciente qui prétend avoir pris la mesure de la totalité de l’espace psychique. Le fait que les signifiants en question soient chez Diderot des airs de musique et des bouts de conversation, et chez Smith des objets échangeables, établit leur appartenance à des champs disciplinaires différents, mais n’occulte en rien l’enjeu commun d’explorer des défis inédits de l’unification subjective.

 

Naturellement, le bouleversement de la conception de l’homme qu’accomplissent les Lumières implique aussi d’autres disciplines et champs de savoir que l’économie de marché naissante et les précurseurs d’un discours analytique. Cependant, seule la théorie analytique et la théorie économique prennent à bras le corps la question « comment vivre dans des espaces sociaux structurés par des signifiants qui ne sont plus polarisés par un tiers validant incontestable ? ». Pour répondre à cette question fondamentale de manière pertinente, le dialogue entre théorie analytique et théorie économique est indispensable. Dû au refus de toute thématisation explicite de la dimension pulsionnelle dans la théorie économique orthodoxe, ce dialogue devait cependant être initié par la théorie analytique. Il y a trois voies principales par lesquelles un tel dialogue est initié :

  1. la compréhension de la dynamique libidinale en économie de marché avec les concepts de la théorie analytique,
  2. l’usage partiel et dévoyé de connaissances analytiques pour augmenter la plus-value en alimentant de manière ciblée le plus-de-jouir, et
  3. les réponses qu’apporte la clinique psychanalytique aux souffrances psychiques engendrées par la participation en économie de marché.

 

Cet ouvrage s’inscrit naturellement dans la première voie. Aujourd’hui seule la théorie analytique peut rendre compte de la dynamique pulsionnelle spécifique qui régit le domaine économique. Comme indiqué tout au long de ce travail, au centre de cette dynamique se trouve le phénomène de l’échange marchand qui génère un plus-de-jouir psychique monétisable en plus-value monétaire. La théorie analytique permet aussi de mieux comprendre les phénomènes qui préparent, facilitent ou commentent l’échange marchand en tant que tel. La dynamique pulsionnelle de l’entrepreneur, du travailleur, du publicitaire, de l’économiste ou du trader peut ainsi être éclaircie à l’aide des quatre discours de Lacan. Mu par sa propre réserve libidinale constituée par l’objet a, chacun de ces agents participe à différents moments à la production d’une chaîne signifiante qui est organisée dans le but de capter l’énergie libidinale d’un acheteur. L’isolation syntactique des icônes marchandes qui est nécessaire pour la réalisation d’une plus-value interpelle alors des structures inconscientes particulièrement virulentes. Contrairement à d’autres domaines sociaux, le sujet économique s’interdit par définition toute élaboration symbolique qui pourrait atténuer l’expression symptomatique de sa structure inconsciente. Le domaine économique permet ainsi d’identifier les contours des flux libidinaux déplacés de manière particulièrement nette.

 

La deuxième voie par laquelle la psychanalyse établit un rapport avec l’économie de marché est celle de son utilisation pragmatique comme instrument à disposition des entrepreneurs, cadres et publicitaires pour augmenter le plus-de-jouir et la plus-value de leurs produits. Il est évident qu’une telle utilisation constitue un départ radical de l’éthique d’une psychanalyse engagée dans le soutien du désir et du sujet. Cependant une telle utilisation éclectique, artisanale et sauvage, c’est-à-dire cynique, d’un demi-savoir analytique est pratiquée chaque jour dans des séminaires de leadership, des départements de ressources humaines ou les agences de publicité. Il ne faut pas trop vite détourner le regard de cette utilisation déviante, même si elle est vite démasquée comme partielle et orientée par des mauvais maîtres. Son efficacité est prouvée quotidiennement par des centaines de milliers d’hommes et de femmes qui gèrent, travaillent et achètent selon les modes préconisés par tels développements dérivés de la théorie analytique. Tout publicitaire cherche à alimenter au mieux le plus-de-jouir des consommateurs en phallicisant le produit dont il est responsable. Bon nombre d’entre eux connaissent d’ailleurs des rudiments de théorie analytique et les utilisent avec plus ou moins de talent. Certes, leur efficacité se mesure en termes d’augmentation de la plus-value monétaire et non en termes d’épanouissement du sujet. Mais il serait regrettable d’adopter face à tels usages la posture dédaigneuse de la belle âme qui préfère garder une image immaculée de son art plutôt qu’en explorer l’efficacité dans un champ qui postule la satisfaction à la place du désir et propose une plénitude appauvrie à la place de l’infini du manque. Des concepts analytiques tels que l’objet a ont une puissance empirique, concrète et parfois mesurable dans des catégories financières et économiques.

 

La troisième fonction de la psychanalyse en économie de marché est définie par les effets cliniques de cette dernière : il s’agit d’apporter une réponse aux souffrances que la participation à l’échange marchand engendre auprès des sujets. Les pages précédentes ont identifié l’angoisse mélancolique comme la formation clinique principale en économie de marché. Cette angoisse se développe sur le fond d’un deuil rendu impossible par le déni du père symbolique qui reste la condition préalable pour dégager un plus-de-jouir dans l’échange d’icônes marchandes. Cette trahison de la promesse de l’échange marchand de contribuer à l’apaisement libidinal se laisse décomposer en deux aspects. Le premier se manifeste dans l’immédiateté de l’échange individuel, le second à plus long terme dans la répétition d’échanges successifs. L’effet à court terme résulte de la structure sémiologique de l’icône marchande isolée, dépourvue d’articulations syntactiques. S’engager dans l’élaboration de telles articulations aurait bien sûr permis de contribuer à l’endiguement des flux libidinaux, mais la codification absolue de l’icône véhicule la fausse promesse d’une décharge complète et durable de la tension libidinale. Il y a donc un lien intrinsèque entre la structure sémiologique, la forme, de la marchandise et sa capacité à servir comme attracteur de la charge pulsionnelle de l’objet a. Marx exprime ce même constat dans un autre contexte de la manière suivante :

C’est précisément cette forme achevée du monde des marchandises – la forme monnaie qui occulte sous une espèce matérielle, au lieu de les révéler, le caractère social des travaux privés et donc les rapports sociaux des travailleurs privés (Marx, (1867) 1993, p. 87).

 

La « forme monnaie » ou, à d’autres moments, la « forme marchandise », sont des expressions qui indiquent précisément la codification aboutie d’une icône marchande parée pour l’achat. Ce que Marx souligne ici est que cette forme est synonyme d’une isolation syntactique qui extrait la marchandise de tout discours qui pourrait rendre compte des contingences de sa production. Cette extraction du signifiant marchand du réseau principal de ses articulations métonymiques constitue le corrélat inséparable de sa fétichisation pour renforcer sa charge libidinale afin d’augmenter le plus-de-jouir qu’il engendre, sa valeur d’échange et sa plus-value.

 

L’approche analytique permet donc de capter à la fois la dimension pulsionnelle et la dimension financière de l’agencement de la marchandise comme icône. Les deux dimensions s’impliquent naturellement. Au niveau pulsionnel, l’isolation syntactique de la marchandise qui intéresse tant l’objet a fait tournoyer les flux libidinaux en vase clos et empêche la sublimation. Ceci nourrit le plus-de-jouir autour du signifiant marchand, ce qui permet l’extraction d’une plus-value monétaire. Cependant, l’échange marchand ne permet aucune avancée du sujet, sauf éventuellement de manière indirecte, par exemple à travers l’identification avec un groupe de professionnels de l’échange (avec leurs habitudes, leurs lieux de rencontre et leurs histoires).

 

On pourrait dire avec Walras que, d’un autre côté, dans les échanges marchands le sujet n’encourt pas non plus des torts majeurs, qu’en somme, il ne fait ni bénéfice, ni perte. On pourrait également supposer avec Adam Smith que l’échange de marché est bien la fonction d’une captation imaginaire d’une conscience insuffisamment formée, mais que ses bienfaits véritables ne résident point dans la satisfaction individuelle qu’il sait procurer mais dans les bienfaits sociaux de la stabilité sociale et du progrès matériel généralisé qu’il génère de surcroît. Quel rôle alors pour la clinique psychanalytique ? Ne devrait-elle pas rester concentrée sur les complexes familiaux en supposant que ces derniers émergent de manière autonome ?

 

Poser l’hypothèse qu’il n’y ait pas de lien entre la souffrance névrotique et la réalité économique à laquelle sont exposés les différents membres des familles serait la figure paradigmatique d’une conscience bourgeoise qui cherche à éviter la conscientisation des infrastructures économiques. C’est précisément ce qu’une psychanalyse au service du sujet doit éviter. Les échanges marchands ont des coûts psychiques certains. En premier lieu, ces derniers demandent un effort de négation et de déplacement permanent. L’isolation syntactique de la marchandise, seule source de plus-de-jouir, demande de fermer les yeux face à l’évidence de la réalité de sa production, de sa logistique, de sa distribution, de sa mise en vente, des particularités de son transfert dans l’échange et de sa consommation.

 

Autrement dit, pour qu’un objet particulier puisse devenir marchandise, il faut qu’abstraction soit faite de toute considération qui détournerait l’attention de sa valeur d’échange. Ceci a un coût, un coût psychique. Les échanges marchands répétés sur fond de déni du tiers validant obstruent le travail du sujet et la concrétisation du désir. L’angoisse mélancolique guette les agents de l’échange dans la mesure où ils ne se ressourcent pas dans des domaines extra-économiques. Non seulement l’échange marchand ne fournit aucune aide au travail du sujet, mais en plus il corrode aussi la structure subjective existante. L’isolation syntactique des icônes marchandes est orthogonale à tout effet de vérité qui éclot quand une nouvelle articulation signifiante sublime la pulsion pour en faire une émotion. Les moyens modernes de communication, principalement construits autour du sens de la vue, renforcent la déconstruction du sujet qui s’égare vers des horizons toujours plus virtuels. L’économie de marché est le royaume du sens visuel. Car la vue est le sens qui se prête le plus facilement à la vérification rapide de la commensurabilité sympathique des perceptions à la base de la valeur d’échange.

 

Cependant, en l’absence du concours des autres sens, la compacité et la persistance de l’expérience sensible se décomposent. Un nuage de traces visuelles efface alors la structure signifiante. La disparition du temps et du lieu associée à une hybridation sémantique, ce forçage de la coexistence des irréconciliables, contribuent ultérieurement à la sape de la structure subjective. L’entropie du désir qui en résulte va de pair avec une angoisse diffuse et des actes et expressions toujours plus aléatoires et moins signifiants. Une telle disposition psychique est facilement séduite, moins par des substances chimiques que par des stimulations visuelles à haute fréquence entretenant une écologie neurochimique dont les contours précis, au-delà d’une alternance entre les décharges de dopamine et de sérotonine, sont encore à déterminer avec précision. Au niveau collectif, les processus itératifs d’établissement de valeurs accélèrent leur logique virale pour se relayer toujours plus rapidement et de manière toujours plus discontinue. Ils se concrétisent alors dans des rumeurs sur Internet, des chasses aux sorcières réelles et imaginaires, des mouvements de foule convulsifs ou des activismes proto- politiques aussi incongrus qu’éphémères. Il serait tentant d’apparenter des tels actes à la manifestation de structures névrotiques. La précision avec laquelle ils ratent leur cible dans la revendication emphatique et formatée de sentiments d’une profondeur telle qu’ils n’admettent pas la moindre mise en question, le moindre dialogue avec l’autre, n’est que trop apparente. Cependant, qui dit névrose dit structure inconsciente. Mais ces symptômes ne sont plus automatiquement structurés par une tension entre visée symbolique et poussée libidinale. Ils constituent plutôt les cris de détresse du sujet doutant de la performativité de sa structure symbolique. S’il se sait protégé de la menace psychotique par la possibilité de conjurer un flux de substituts éphémères du nom du père validés par récursivité sociale sur un simple glissement de doigt sur l’icône d’une application, il n’est pas pour autant rassuré quant à sa consistance psychique.

 

C’est à ce point qu’intervient la psychanalyse en tant que clinique de l’économie de marché. Économie de marché et psychanalyse sont filles des Lumières. Chaque discipline constitue une manière particulière d’apprendre à vivre avec un Autre, indiqué par le nom du père, dont l’incomplétude n’est plus un accident de parcours, une faiblesse passagère, mais une réalité structurelle. À partir de cette réalité psychique nouvelle, psychanalyse et économie de marché offrent deux formes d’existence différentes mais complémentaires. D’un côté, l’économie de marché offre une organisation de la vie sociale avec des bienfaits ancillaires en termes de stabilité sociale et d’utilité au prix d’une corrugation permanente de la structure subjective. De l’autre, la clinique analytique vise à renforcer la structure subjective et encourage ses patients à relâcher le carcan des fixations imaginaires qui leur permet de fonctionner en économie de marché.

 

Bien sûr, la reconnaissance de cette complémentarité se heurte à des résistances structurelles. Dans la mesure où un sujet agit comme agent économique, il ne pourra pas admettre d’être polarisé par un plus-de- jouir aléatoire. Il croit, doit croire, que c’est la seule valeur d’usage qui détermine son comportement. D’un autre côté, beaucoup de cliniciens refuseront l’idée voulant qu’une partie de leur mission consiste à préparer leurs patients à mieux braver les défis du marché.

 

À la question : comment vivre quand le spectateur impartial, l’Autre de la Théorie des sentiments moraux, a quitté la scène et s’est retiré derrière le rideau, l’économie répond que l’individu doit se laisser guider par les signifiants codifiés par mimétisme récursif pour faire émerger des points stables de focalisation sociale. Cela produira forcément un reste dans la mesure où la structure qui régit le sujet ne peut pas être reproduite par une séquence d’icônes. La psychanalyse se focalisera alors sur ce reste, l’objet a, profondément interpellé par le glamour des icônes, mais finalement sortant plutôt grossi de cette rencontre. La pression symptomatique en est la conséquence logique et constituera la motivation principale d’une demande d’aide à la psychanalyse. Quel est alors son rôle ? Stabiliser le sujet pour qu’il soit à nouveau capable de participer avec entrain aux jeux de miroir en société ? Ou en dénoncer la stérilité subjective foncière ?

 

Car si économie et psychanalyse constituent deux manières complémentaires de faire face à une même question, elles se basent sur des orientations opposées. Les valeurs qui émanent de la psychanalyse se caractérisent par la reconnaissance d’un manque foncier. Elles sont dès lors orthogonales aux valeurs de l’économie polarisées par l’idée d’une satisfaction à l’aide d’objets ou de services marchands qui promettent satisfaction et jouissance comme des réincarnations de la « Chose », l‘objet originaire.

C’est là la (…) caractéristique de la Chose comme voilée – de sa nature, elle est, dans les retrouvailles de l’objet, représentée par autre chose. (Lacan, 1986, p. 143).

 

À la place d’une fausse promesse de satisfaction, la psychanalyse se propose de soutenir le sujet désirant, et donc clivé, dans sa quête d’identité. Le réel du corps propre et les traces mnésiques de cet autre corps immense, protégeant et nourrissant, actualisées comme absence, accompagnées par un sentiment profond d’abandon, rendent toute notion de satisfaction obsolète. La distance immense entre le vécu réel et l’horizon imaginaire d’une jouissance absolue est ensuite indiquée par le phallus, le signifiant de tous les signifiants (Nasio) qui s’inscrivent dans ce vaste espace. Le sujet possède alors le choix entre les affres de Tantale, toujours si proche de la satisfaction, ou le travail de Sisyphe, remontant toujours la même colline. La psychanalyse l’aidera à s’orienter vers la seconde option. « Essaie encore. Échoue encore. Échoue mieux », dit le poète.

 

L’économie de marché le retiendra plutôt dans la position de la première option. Elle fait sien l’impératif surmoïque sadien « jouis ! ». Le surmoi en question est le système des prix comme expression de la volonté générale. Il formule un appel à la jouissance accessible en échange de quelques pièces détachées. Comme toujours, cet appel de séduction perverse permet aux plus malins de plumer ceux qui les écoutent, captés dans les filets de leur imaginaire. Ils leur soutirent une plus-value en échange d’un plus-de-jouir dans des signifiants qui suggéraient, grâce à leur iconisation, une proximité particulière avec l’Autre.

 

Le sujet ne sort pas indemne de ce processus. Il se tourne alors vers la psychanalyse dont il espère qu’elle le soulagera de ses souffrances symptomatiques. Comment la psychanalyse peut-elle alors répondre à la demande qui lui est adressée sans devenir une sorte de service après-vente de l’économie de marché qui assure les réparations les plus nécessaires pour que la mécanique des échanges, plus-de-jouir contre plus-value, puisse continuer de tourner ?

 

Dans le Séminaire livre VII : L’éthique de la psychanalyse (1986), Lacan a formulé ce dilemme dans les termes d’un choix entre morale sociale et éthique personnelle. La morale serait alors attachée à une notion sociale du bien et du plaisir, pendant que l’éthique ne se sentirait redevable que devant la Loi du désir, c’est-à-dire la Loi qui définit l’individu comme sujet dans le respect de l’interdit de l’inceste. Pratiquer une psychanalyse qui se sentirait obligée de faire avancer le bien de la Cité, « le bonheur », serait alors :

Promouvoir dans l’ordonnance de l’analyse la normalisation psychologique…  ce que nous pouvons appeler une moralisation rationalisatrice (Lacan, 1986, p. 349).

 

« Il n’y a aucune raison que nous nous fassions les garants de la rêverie bourgeoise » (ibid., p. 350), Lacan interpelle ses collègues tentés par un tel choix et les met en garde contre « la tricherie bénéfique du vouloir-le-bien-du-sujet » (ibid., p. 258) ou encore « la pastorale analytique » (ibid., p. 226).

 

Par la suite, Lacan marque le contraste entre les deux voies offertes à la psychanalyse dans les termes d’une opposition entre le plaisir et jouissance. Si le premier se base sur une comptabilité des agréments et des peines, la seconde engage l’existence entière du sujet dans un élan identitaire qui peut aller jusqu’à l’acceptation de sa propre mort. La position de Lacan fait résonner l’écho de l’interprétation par Kojève de la lutte pour la reconnaissance entre maître et esclave chez Hegel. Cette acceptation de la mort, n’est point un devoir sous une injonction du surmoi.

 

Précédée par une purification, une catharsis, elle est la conséquence de la détermination à honorer la Loi qui fonde le désir et indique la jouissance. Pour Lacan, l’héroïne de l’éthique de la psychanalyse, devient alors Antigone, fille d’Œdipe et héroïne de la tragédie éponyme de Sophocle (ibid., p. 285-333). Son choix est d’insister pour qu’on donne une sépulture à son frère Polynice, rebelle, maudit même par son père Œdipe peu avant la mort de ce dernier, mort lui-même dans un combat fratricide avec son frère Étéocle après avoir soulevé les armes contre Thèbes, sa ville de naissance. En enterrant ce renégat, Antigone brave l’interdit du roi Créon, qui dans un cynisme calculateur qui inclut tout à fait une certaine conception du bien de la Cité, veut en faire un exemple. Accusée d’avoir transgressé l’interdit, plutôt que de renier son geste, elle le défend et accepte d’être emmurée vivante dans son propre tombeau. Un revirement de dernière minute de Créon, averti de son futur sort par Tirésias, le devin, arrive trop tard. Antigone s’est pendue ; son fiancé Hémon, fils de Créon ainsi que la mère de ce dernier, femme de Créon, s’infligent le même sort. Créon brisé se retire et Thèbes sera bientôt vaincue et saccagée par les fils des compagnons d’armes de Polynice.

 

L’aperçu rend mal la tension qui traverse la pièce et l’héroïne. Ce n’est point l’histoire de l’entêtement orgueilleux d’une princesse. Antigone renonce avec une douleur immense aux plaisirs de s’installer dans une bienséance prestigieuse et d’avoir des enfants. La passion amoureuse de Hémon crédibilise cette option de la manière la plus brillante. De l’autre côté, Créon aussi, même dans sa vanité minable, a des arguments à faire valoir.

 

Une tragédie saisissante, une héroïne fascinante, sans aucun doute, mais pourquoi l’acte d’Antigone serait l’exemple paradigmatique d’une éthique de la psychanalyse ? Le sens de son acte se révèle dans sa réponse à la question de savoir pourquoi elle aurait fait ce qu’elle a fait, et qui est reformulée par Lacan avec « mon frère est mon frère » (ibid., 324). La nécessité de son acte résulte de son besoin, ou de son devoir intime, ce qui est la même chose, de réaffirmer dans la confusion la plus intense des sentiments d’amour et de haine, des alliances, des projets insensés, la limite entre nature et culture, la Loi de l’interdit de l’inceste, la Loi du nom. Mon frère est mon frère car nous avons le même père, et quel père, le même père mort, le même père symbolique ! Personne ne sait mieux qu’Antigone que la filiation biologique n’établit aucune loi, ne protège de rien. Administrer les rites funéraires à son frère est, dans sa situation, la seule manière d’assurer l’ancre du symbolique et de l’hominisation. La loi symbolique n’est pas seulement le pivot de sa propre subjectivité, c’est aussi, et ici son statut de princesse joue, le ciment de la ville de Thèbes et ainsi, en dernière conséquence, la base ultime de la loi morale. L’aveuglement de Créon, et l’indifférence peureuse des Thébains n’y changent rien.

 

En avançant Antigone comme figure fondatrice d’une éthique de la psychanalyse, Lacan associe cette dernière à une défense résolue de la dimension symbolique présidée par un nom du père. C’est un point fixe qui se situe aux antipodes de l’aléatoire du défilé des icônes du marché pour venir en aide au sujet désorienté, pour lui permettre de redécouvrir son désir et ainsi de rétablir sa force symboligène. Le geste d’Œdipe rétablit la Loi fondamentale, celle de l’interdiction de l’inceste, qui est pure structure. Œdipe répare la métaphore paternelle en affirmant de manière irréversible, « l’homme de cette femme était mon père ». Antigone, à la génération suivante, lui emboîte le pas en affirmant, « le père de ce mort-là était aussi le mien ». La réaffirmation de la métaphore paternelle implique nécessairement l’acceptation de la propre castration symbolique, c’est-à-dire qu’Œdipe et Antigone renoncent chacun à la satisfaction de leurs envies charnelles et aux plaisirs de la bienséance sociale.

 

Le choix d’Antigone comme héroïne emblématique de l’éthique psychanalytique, fille du héros freudien de la psychanalyse, demande cependant une mise en perspective. La radicalité des gestes démesurés des Labdacides pour réparer un symbolique profondément abimé répond chaque fois à une situation particulière, non seulement au niveau personnel, mais aussi au niveau social et politique. Œdipe est roi, Antigone est princesse. Leurs positions sociales ainsi que les transferts, craintes et espoirs qu’ils suscitent auprès de leurs contemporains sont aussi démesurés que leurs gestes. Ces gestes, l’auto-aveuglement d’Œdipe ou l’entrée libre d’Antigone dans son tombeau, correspondent, certes, au niveau personnel à un arrachement de la dimension imaginaire pour entrer entièrement dans le symbolique.

 

Mais en agissant de la sorte, Œdipe et Antigone répondent aussi chaque fois à des défis politiques et militaires précis, la peste qui rôde à Thèbes ou la guerre contre les sept héros et leurs épigones. Chez Sophocle, Thèbes est hyper-attentive à chaque mot, chaque acte de son Roi. Ils souffrent ensemble jusqu’au moment où Œdipe paie la dette symbolique collective avec un seul acte radical qui rétablit la Loi et libère dans l’instant même la ville de la peste. La fonction sociale du geste d’Antigone se manifeste de manière plus indirecte quand Créon, ses proches et Thèbes paient lourdement leur aveuglement au nom d’une logique utilitaire. La valeur de son geste consiste ainsi dans l’exemple qu’elle donne pour l’histoire et dans son avertissement à toutes les Cités anciennes ou contemporaines d’honorer les morts, fussent-ils des adversaires.

 

Privés de leur signification sociale, politique et historique et de leur fonction précise dans le contexte de la vie publique de la polis, une répétition inconsidérée des actes d’Œdipe ou d’Antigone serait de l’ordre de la psychose. Un jeune débordé par sa pulsionnalité se crevant les yeux, une jeune à laquelle on a empêché de faire un deuil se donnant la mort, seraient victimes de terribles malentendus. Aucun symbolique ne serait réparé. Leurs gestes seraient des gâchis désolants, telle la mort d’Ophélie dans Hamlet, qui n’avanceraient à rien. Personne ne les a écoutés, ni dans la vie, ni dans la mort. Pour qu’un acte fasse signe, il doit s’adresser à un autre qui est disponible à écouter. « L’inconscient c’est la politique » dit Lacan (1966-1967, p. 166). Établir une structure symbolique possède inévitablement une dimension collective et politique. Ceci vaut pour les gestes d’Œdipe et d’Antigone, comme cela vaut pour la création du totem par les frères de la horde primitive selon Freud ou la mise en place de la structure invariable du mythe selon Lévi-Strauss.

 

Ainsi, toute manifestation concrète de l’éthique de la psychanalyse, à la fois dans sa dimension conceptuelle et dans sa dimension clinique, se situe toujours dans un champ de forces politiques. Réaffirmer le politique avec le symbolique signifie aussi de limiter la toute-puissance des fixations imaginaires des relations marchandes. Une éthique de la psychanalyse qui serait plus que la devise sympathique d’un corps professionnel doit viser à s’inscrire dans un contexte social et politique concret. Ceci vaut d’autant plus si elle veut relever le défi d’une clinique du marché.

 

Pour avancer dans cette direction, il faudra compléter le processus d’émancipation, déjà bien engagé par ailleurs, du rapport privilégié avec une bourgeoisie éclairée qui se paie le luxe d’un apaisement libidinal avec les fonds obtenus dans l’accompagnement de la monétisation du plus-de-jouir. Pourquoi Lacan revient-il si souvent à la belle âme ? Parce qu’une certaine tradition clinique repose sur elle. Les déchirements de l’âme demandant réparation ne sont pas sans rapport avec les fondements économiques du rapport clinique. La belle âme préfère ainsi organiser sa nostalgie plutôt que d’affronter son rôle objectif dans le monde extérieur :

Il lui manque la force de l’extériorisation, la force de devenir objet et de supporter l’existence. Elle vit dans l’angoisse de souiller la splendeur de son intériorité par l’action et par l’existence ; et pour préserver la pureté de son cœur, elle fuit le contact avec la réalité… L’objet creux qu’elle se crée, la remplit alors maintenant avec la conscience de la vacuité ; son affaire est la nostalgie, qui, en devenant elle-même objet sans essence ne fait que se perdre, et au- delà de cette perte et en retombant vers soi-même, ne se trouve que comme perdue ; dans cette pureté transparente de ses moments, une malheureuse belle âme, comme on dit, se consume en soi-même et disparaît comme une brume informe qui se dissipe dans l’air (Hegel, (1807) 1952, p. 462-463).

 

Sortir du ghetto feutré des belles âmes impliquerait aussi une vulgarisation de la psychanalyse, dans le sens noble du terme d’un enseignement et d’un partage des savoirs, ainsi que son introduction systématique dans les discours médicaux, psychosociaux, sociologiques et politiques avec persistance et intelligence. Il y a un savoir analytique qui possède une utilité publique au-delà du savoir-faire clinique. Ce savoir, par exemple, est utile, voire nécessaire, pour démasquer la vacuité de certains discours qui dominent dans l’espace public et qui entraînent les égarés qui les écoutent dans un cercle épuisant et stérile. Un tel engagement public n’ôte rien à l’éclosion d’une vérité personnelle dans le cadre privilégié d’une cure. Tout au contraire.

 

Assumer pleinement l’engagement impliqué par son éthique telle qu’elle fut formulée par Lacan, en y incluant son engagement sur la place publique, permettrait aussi à la psychanalyse d’afficher son indifférence, superbe, vis-à-vis des tâtonnements de la neurophysiologie, de la pharmacologie, du comportementalisme ou encore de l’intelligence artificielle, concernant les déterminants, les désirs et les combats de l’être humain. De quoi la psychanalyse aurait-elle peur ? Que ne savent les représentants toujours trop bavards des sciences empiriques du clivage innommable qui traverse chaque être parlant ? Qu’ils continuent, il y a des choses intéressantes à y glaner, même s’ils rateront toujours, avec un certain empressement, l’essentiel.

 

Une telle psychanalyse politique, dans le sens profond du terme, attentive aux conditions matérielles, économiques et sociales de son temps, insisterait avec intelligence, créativité et humour sur la création d’espaces sanctuarisés pour soutenir le sujet dans sa construction symbolique. Elle ne chercherait surtout pas à complémenter les icônes du marché avec quelques totems du politiquement correct dont la seule fonction serait à nouveau de faire jaillir le plus-de-jouir. La seule différence avec une opération marchande serait que la plus-value ne serait cette fois pas prélevée en termes monétaires, mais en termes de pouvoir politique et médiatique. Ce dernier sera monétisable en son temps.

 

Des espaces qui favorisent la construction symbolique et le travail du sujet sont des espaces vides, des espaces risqués aussi, où pourraient advenir des choses agréables ou désagréables que personne n’aurait jamais imaginées. De quoi s’agit-il concrètement ? Comment, alors, éviter le piège des musées sur-commercialisés, piliers du tourisme culturel, ou celui des opéras dans leur tentatives vaines de rafraîchir un vieux rêve fait d’hystérie et de bienséance ? Est-ce la production artistique propre dont il s’agit ? Comment, alors, éviter la complaisance petite-bourgeoise des peintres du dimanche « vraiment heureux » ? Est-ce l’engagement social et politique ? Comment, alors, éviter les projections haineuses envers les plus faibles ou carrément la récupération de leur souffrance pour un profit personnel ? Est-ce la méditation, le sport et l’équilibre du corps ? Pour se retrouver piégé entre captation imaginaire et syncrétisme new age ? Est-ce la pratique religieuse ? Il faut être très naïf ou très averti pour oser s’aventurer dans cette immense ruine, etc.

 

Naturellement, les domaines évoqués, et d’autres encore, peuvent, bien employés, être aussi des espaces de construction symbolique. La condition essentielle est que le sujet prenne le risque de s’y adonner avec sérieux, qu’il ose se mettre à un travail qui n’est commandé par aucun client mais par un désir d’avancer sur soi-même en suivant l’injonction socratique gnôthi seauton. Le message de la psychanalyse est simple. Il est de rappeler de mille et une manières différentes qu’au fond de chaque être humain réside un mystère, un vide caractérisé, qui au-delà de tout confort et toute bienséance, constitue son atout le plus précieux. Personne ne saura dire en quoi consiste cet au-delà, ce vide auquel aspire le sujet. Tel le grand rouleau dans le ciel de Jacques le fataliste, le jeu des signifiants qui nous déterminent ne se dévoile qu’en avançant. Chaque fois que l’on ressent un apaisement de la tension pulsionnelle tout en restant vigoureusement présent avec les cinq sens déployés, on est sur le bon chemin.

 

Une psychanalyse prête à relever les défis de la Cité s’engagerait résolument dans une défense systématique du loisir en opposant l’otium indispensable au negotium, au négoce et à l’échange. Il faut du temps perdu, beaucoup de temps perdu. L’ennui est un luxe sous-estimé. Baudelaire, poète de la perte de l’horizon intime et prophète de notre détresse, s’est trompé sur ce point. Le confinement était une chance inouïe pour tout adulte. Il faut oser aller au bout de l’ennui. Pour cela, il faut sauver le loisir de sa récupération marchande ou morale. Même là où les hommes échappent à l’emprise marchande directe, l’effroi du vide par manque de foi, une foi en eux-mêmes que la psychanalyse doit les aider à retrouver, les pousse à s’assujettir à nouveau à des critères codifiés pour se rassurer. La mesure systématique des fonctions physiologiques pendant le sport ou la recherche d’exploits dans le jeu vidéo en constituent des exemples évidents. Ainsi on ne gagne rien. De manière un peu schématique, il faut des formes d’action individuelles et sociales qui évacuent plutôt qu’elles n’augmentent la stase libidinale : lecture, théâtre, satire, rire, beaucoup de rire, sport, souffle, sommeil, confrontation, réconciliation, travail…

 

Ne sourions pas. Les exemples abondent où précisément ces activités s’enlisent dans une mièvrerie insupportable, dans des postures vaines, des récupérations politiques ou économiques. Il ne convient pas de finir cet essai, toute proportion gardée, en empruntant la voie de Marcel Mauss dans la conclusion de son Essai sur le don. Se sentant obligé de conclure avec des préceptes concrets applicables au monde économique de l’entre-deux-guerres, Mauss finissait avec un pæan à l’économie corporatiste, exactement la même que le Maréchal Pétain récupérera peu après à ses tristes fins. On honore mal le tiers validant en lui tressant des louanges trop appuyées. Il s’agit plutôt d’encourager patiemment et modestement la rencontre des subjectivités, l’ouverture à l’autre, qui seule pourra produire, quand par grâce les astres sont alignés, la sensation éphémère d’une manifestation de la vérité. Une telle manifestation ne sera justifiée par aucune devise, aucun précepte, aucun parti pris, sauf celui du sujet et du vide, de l’absence, du désir, autour duquel il se construit. Elle ne sera vérifiable que par un approfondissement du souffle et un oubli momentané des symptômes.

 

Naturellement, la psychanalyse connaît bien ces moments, étant donné qu’elle a créé un cadre pour sa clinique qui vise justement à favoriser le jaillissement ponctuel de la vérité. Le défi que lui pose l’économie de marché est de nouer l’effet obtenu dans l’intimité du cabinet à la vie de la Cité. La psychanalyse doit s’engager. Ce n’est jamais gagné d’avance. On peut parler de psychanalyse sans produire un effet de vérité.

 

Le médium de la psychanalyse, c’est la langue. Le premier acte citoyen des analystes serait d’exiger que le discours public maintienne un rapport minimal avec un désir de vérité. Elle doit réagir avec le statut indéniable qu’elle possède contre la prolifération des discours creux et insipides, du bruitage sonore des expressions stériles des victimes frustrées de la séduction marchande, bernées par les promesses du plus-de-jouir et qui se trouvent alors chaque fois plus déçues, plus épuisées et plus vides qu’avant.

Il faut aussi démasquer les discours des séducteurs. Aujourd’hui personne n’exige plus des hommes et des femmes politiques qu’ils portent une attention permanente aux effets de vérité de leurs discours. Pourtant le mensonge politique, la dissimulation, la mémoire sélective, l’allusion, la demi-vérité, la promesse de campagne ou encore la promesse publicitaire doivent rester des arts, des pratiques bâties sur une expérience, une communauté, des pratiques établies, une éthique, aussi sommaire, partielle et contradictoire soit-elle. Il faut cependant s’insurger contre le grand n’importe quoi, la tricherie systématique, la génération de malaise intentionnée pour en tirer une satisfaction minable ou en profiter en termes de pouvoir politique et économique.

 

Certes, de l’éthique de la psychanalyse ne découle aucune obligation à devenir une police des discours publics. Mais pour tenir sa promesse d’être sage-femme de la vérité, elle doit s’engager dans la Cité. Socrate discutait en agora. Il faut écouter un peuple en proie à une souffrance toujours plus diffuse, une souffrance nourrie par la perte de repères dans un espace public qui se déstructure, pour y apporter des réponses et des orientations. Que ces dernières soient toujours partielles et préliminaires va de soi. Au fond, les théoriciens, cliniciens, patients et amis de la psychanalyse l’ont toujours su et sont, sur ce point, orientés par les plus grands tels Hegel ou Marx : une vérité qui chercherait à séparer le réel intime du réel social et politique n’en est pas une.

 

Références

Hegel Georg Wilhelm Friedrich, [1807] 1952, Phänomenologie des Geistes, Hambourg Felix Meiner.

Lacan Jacques, 1966-67, Le séminaire livre XVIII : Logique du fantasme, inédit,

« http://staferla.free.fr/S14/S14%20LOGIQUE.pdf (consulté le 29/10/2023) ».

Lacan Jacques, 1986, Le séminaire livre VII : L’éthique de la psychanalyse, Paris Seuil.

Marx Karl, [1867] 1993, Le Capital, Critique de l’économie politiqueLivre premier : le procès de production du capital, Paris PUF.

Nasio J.-D., 1988, Enseignement de 7 concepts cruciaux de la psychanalyse, Paris Payot.


 


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Les visées de la cure

 Alain VANIER

 

 

 

 

Je vais reprendre des propos que j’ai déjà avancés ailleurs. Il s’agit à travers l’élaboration théorique de ressaisir la dimension de témoignage d’une expérience, et la tentative, heureusement toujours ratée, de lui donner valeur de théorie. Mais « Essayer encore. Rater encore. Rater mieux »

 

Les visées de la cure, plutôt que les buts. J’ai repris cette expression d’Octave Mannoni car la question de la visée rend plus sensible me semble-t-il la dimension de l’orientation. Je ne récuse pas le terme de but mais je crains qu’il ouvre à certaines difficultés dont je parlerai un peu plus loin.

 

En affirmant à plusieurs reprises, que le but du traitement est de rendre le patient « capable d’activité et de jouissance », ce qui a souvent été mal traduit par « possibilité de travailler et d’aimer », qui est pour lui la définition de la « guérison pratique du malade », Freud montre embarras et hésitations sur ce point. Il s’agit, en effet, d’éviter l’établissement d’une norme dont le médecin serait inévitablement l’étalon.

 

Mais si nous parlons du but de la psychanalyse, souvenons-nous de cette phrase de Lacan : « Il n’y a qu’une psychanalyse, didactique — ce qui veut dire une psychanalyse qui a bouclé cette boucle jusqu’à son terme ». Alors les visées, les buts, les fins de la psychanalyse, c’est-à-dire la fin d’une analyse…

 

Pour Lacan, l’analyse personnelle n’est pas un prérequis. Dès lors que l’analyse de l’analyste est mise en avant, il s’agit de fait de formation de l’inconscient, ce qui le situe dans le sillage de Ferenczi, mais aussi à certains égards de Freud. En faisant de l’analyse de l’analyste, l’élément fondamental car menant à la production d’un désir inédit, le désir de l’analyste, il ne fait que prolonger, traduire, en lui donnant toute sa portée, la deuxième règle fondamentale selon Ferenczi, mais déjà énoncée par Freud sur la nécessité pour l’analyste de se soumettre à une « purification psychanalytique » (psychoanalytische Purifizierung), de là sans doute la psychanalyse pure de Lacan. Pourtant pour Freud, si cette analyse de l’analyste est nécessaire, elle ne peut être que « brève et incomplète » afin d’apporter « à l’apprenti la ferme conviction dans l’existence de l’inconscient », néanmoins « bon nombre d’analystes apprennent à utiliser des mécanismes de défense » d’où la nécessité de reprendre une cure tous les cinq ans. Proposition que Lacan, curieusement reprendra à la fin de son enseignement sous la forme d’une nécessaire deuxième tranche. Quoi qu’il en soit cette analyse est la condition pour que l’analyste puisse se tenir dans la position de l’attention « flottante » ou en « égal suspens ».

 

De même, pour Lacan, cela suppose l’émergence d’un nouveau désir qui ne soit plus réglé sur son « équation personnelle ». Un désir, qui ne soit plus surdéterminé par ce qui a marqué sa constitution, et qui suppose donc une modification de l’appui qu’il trouve dans le fantasme. Désir de la différence absolue, soit de l’écart radical entre I et a, entre l’idéal et l’objet, il implique un remaniement de l’Imaginaire d’une part et de l’articulation du Symbolique au Réel de l’autre. De ce point de vue, on s’apercevra de la constance des questions de Lacan, et on vérifiera qu’il n’y a « pas de progrès » selon sa propre expression.

 

On pourrait reprendre différents moments d’élaboration — le franchissement du plan de l’identification, le plan projectif et le fantasme soit ce virage « où le sujet voit chavirer l’assurance qu’il prenait du fantasme », puis la correction de la Proposition dans « L’Étourdit », témoigner de « la vérité menteuse », l’identification au symptôme, l’échec de la passe, etc. — pour constater que l’enjeu de cette articulation de l’idéal et de l’objet, du sujet supposé savoir et du a, sera sans cesse repris et redéployé à mesure des réélaborations de Lacan autour de cet Unerkannt freudien. Je vais très vite, mais, par exemple, la fonction des idéaux comme masquant la jouissance, ou comme masquant la figure de l’objet. Tout simplement, par exemple, l’idéal de pureté comme masquant ce qui tient à l’analité. Le désir de l’analyste vient renouveler quelque chose qui s’est inscrit fondamentalement chez le névrosé, qui est l’inscription d’une différence singulière, particulière, la façon dont il s’est trouvé pris dans sa première inscription dans le langage. Séparer effectivement cette dimension de l’Idéal, de grand I, et le petit a, le petit a qui est en l’occurrence incarné par l’analyste. On pourrait dire que la question de l’articulation du sujet supposé savoir et du petit a tient précisément à ce nouage ou à ce recouvrement entre l’Idéal et l’objet. La disjonction entre le sujet et l’objet, c’est-à-dire le fait que quelque chose va se disjoindre entre l’objet et le sujet, est quelque chose qui est permis par le quart de tour du discours analytique. Cette différence singulière, en effet, c’est la première inscription du sujet dans le champ signifiant. Avec les quatre discours, cette différence devient absolue, précisément à cause du passage au discours analytique, de leur possible écriture.

 

Un exemple clinique très simple. Ce jeune analyste, dans ce temps de son analyse va jusqu’à s’engager dans la procédure. Un peu plus tard, jeune AE de son association, les effets de mutation qu’a produits son analyse ont des retentissements conjugaux, et font vaciller l’agencement dans lequel il avait trouvé son assiette jusque-là : la dame, qui partageait sa vie depuis longtemps, s’en va et c’est un effondrement véritable. On retrouve une des questions que Freud soulève dans Analyse finie, analyse infinie, c’est-à-dire que ce qui ne se présente pas dans la cure, parce qu’à un moment donné c’est colmaté par quelque chose, ne sera pas analysé, ou ne peut pas être analysé. C’est la matière du débat avec Ferenczi qui pensait qu’on pouvait provoquer l’émergence de ce symptôme pour qu’il puisse être analysé. Ici, c’est le symptôme qui s’en va. Quelques années plus tard, la fin sera possible au-delà de la passe.

 

Qu’est-ce que la fin, c’est-à-dire les fins de l’analyse ? Deux perspectives possibles se présentent. On peut lire les élaborations de Lacan comme une idéalisation de la Passe, à nouveau un mirage de l’analyse totale, et souligner qu’il n’a pas proposé d’autre répondant institutionnel à un autre temps éventuel de la cure.

 

Or l’impasse de Freud, dira Lacan, est de rester l’objet a de l’analysant, de ne pouvoir supporter d’en déchoir. C’est un aspect toujours actuel de la question mais elle ne s’y résorbe pas. Mettons, très rapidement, deux textes en parallèle. D’une part, le texte de la Proposition de 1967, et de l’autre côté un passage de « L’étourdit », écrit cinq ans plus tard. Dans la Proposition de 1967, Lacan souligne la destitution subjective du côté de l’analysant, quand le sujet « voit chavirer l’assurance qu’il prenait dans ce fantasme où se constitue pour chacun sa fenêtre sur le Réel ». Destitution subjective du côté de l’analysant, désêtre — car pas dans l’Autre –— pour l’analyste, avec ce paradoxe que ceci intervient au temps du passage à l’analyste pour l’analysant, ce qui fait que la question est de savoir si ce désêtre, il en veut d’une certaine façon. Or, il me semble, qu’il y a un pas, voire même un temps logique, que constitue cet écart entre ces deux dimensions de la destitution et du désêtre. On peut penser ici à ce que Gustave Guillaume propose dans Temps et verbe, à savoir la notion de temps opératif, comme écart irréductible entre ce qui pourrait se présenter du réel dans l’objet par exemple, et la question de la représentation. Je ne développerai pas maintenant ce que j’ai avancé il y a longtemps, dans mon HDR, à savoir que le temps c’est de l’objet a, ce qu’on peut étendre à l’espace, aux formes a priori de la sensibilité.

 

Or l’objet a, c’est ce qui à la fois symbolise le manque central dans la castration, et c’est en même temps ce qui masque ce manque, ce qui fait bouchon. Mais la psychanalyse « restitue, et c’est sa fonction, à l’objet a sa fonction séparatrice », au sens radical du terme. C’est pourquoi « ce qu’il y a à savoir dans la Passe, c’est si dans la destitution subjective, le désir advient qui permette d’occuper la place du désêtre, ce à quoi la cure a réduit l’analyste ». C’est encore chez l’Autre, car au point de la destitution subjective s’ouvre une fenêtre vers cette position que le sujet aura à tenir s’il s’y engage, car reste un désir celui qui est en question dans l’analyse même.

 

À la suite, Lacan propose au niveau de l’extension nouée à l’intension, donc en rapport avec ce passage, trois points de fuite, l’horizon où la psychanalyse en extension se noue à la psychanalyse en intension. Donc ce ne sont pas trois points qui permettraient à la psychanalyse de se lier à la culture, ni les interrogations vives sur lesquelles le psychanalyste en honnête homme devrait faire porter sa question, mais trois questions qui sont un nouage, car pas d’analyste sans association, ou sans école, ou sans regroupement d’analystes ; pas d’analyste seul, ce qui ouvre la question du groupe analytique et, au-delà, de la civilisation. Trois repères essentiels : dans le symbolique, le « mythe œdipien », et il en appelle à un retour à l’Œdipe au nom du retour à Freud. L’Œdipe c’est quand même le moment fondateur, non pas parce que Lacan se gargarisait du père ou voulait le rasseoir sur son trône, très vieillissant, d’où la culture moderne le faisait glisser, mais ouvrir la question œdipienne, pour la dialectiser, pour l’analyser. En effet, Lacan interprète la tombée en désuétude de la question de l’Œdipe et du père dans le mouvement analytique, en particulier anglo-saxon, comme un refoulement ou un rejet, précisément destiné à préserver la figure de Freud comme Père idéal. De ce point de vue, contrairement à ce qu’on dit aujourd’hui, les psychanalystes étaient à leur insu en avance sur leur temps. Il en va de même de l’interprétation de Lacan, on ne peut que constater ce retour de pères idéaux tyranniques qui ne cesse d’occuper notre actualité. Bref, pour Lacan, on ne traite plus l’Œdipe pour ne pas interroger la dimension de Freud comme Père idéal, et d’ailleurs c’est pour ça qu’on ne lisait plus Freud au moment où Lacan écrit sa Proposition.

 

Cette figure du Père idéal soutient « l’imaginaire de l’unité », puisque c’est en lui qu’elle se fait. Dans ce texte, Lacan évidemment indique l’IPA comme figure de l’unité du mouvement analytique dont on sait que déjà à l’époque, ce mouvement était éclaté, entre des théories contradictoires. L’unité ne tenait que de l’association. Le groupe – Lacan fait référence très explicitement à Massenpsycholgie – au nom de cette quête de l’unité et de cette érection du père idéal, le groupe obéit inévitablement à la psychologie des masses ; est-elle absente des nôtres ? Donc de cette question, nous ne pouvons pas nous en exonérer en la refilant simplement à l’Association internationale.

 

Enfin, le Réel du camp de concentration, que Lacan relie à l’effet d’universalisation dû à la science et aux phénomènes de ségrégation qu’elle produit, qui n’est pas sans rapport dans la cure aussi avec une certaine marginalisation de la dimension œdipienne. Mais Lacan voit dans la façon dont Freud a pensé son institution, dans ce temps de camp de concentration et dans l’organisation des groupes psychanalytiques, il faut bien le dire, et peut-être jusqu’à nous, la façon d’avoir pensé ce qu’il appelle une « flottabilité universelle ». C’est-à-dire qu’au fond, l’association psychanalytique s’est assez bien adaptée à tout ça : ce qu’a créé Freud montrait une sorte de préadaptation puisque le mouvement analytique n’a perdu aucun de ses membres dans les camps.  Ce n’est pas tout à fait juste.

 

Or, les coordonnées de la cure sont comptables de ces trois repères. Cinq ans plus tard, il écrit :

L’analysant ne termine qu’à faire de l’objet (a) le représentant de la représentation de son analyste. C’est donc autant que son deuil dure de l’objet (a) auquel il l’a enfin réduit que le psychanalyste persiste à causer son désir : plutôt maniaco-dépressivement.

 

Lacan considérait ce moment comme ressortissant de la phase dépressive de Melanie Klein. « C’est l’état d’exultation que Balint, à le prendre à côté, n’en décrit pas moins bien : plus d’un « succès thérapeutique », trouve là sa raison, et substantielle éventuellement. » Je l’ai déjà évoqué tout à l’heure. Il ajoute : « Puis le deuil s’achève ». C’est la phrase importante. Entre le moment de la Passe et la fin de l’analyse, c’est le temps d’un deuil. « Reste le stable de la mise à plat du phallus, soit de la bande, où l’analyste trouve sa fin, celle qui assure son sujet supposé du savoir. » S’ouvrent alors trois perspectives. Premièrement : du savoir

…que le dialogue d’un sexe à l’autre étant interdit de ce qu’un discours, quel qu’il soit, se fonde d’exclure ce que le langage lui apporte d’impossible, à savoir le rapport sexuel, il en résulte pour le dialogue à l’intérieur de chaque (sexe) quelque inconvénient.

 

Rien de plus à commenter ici, venons-en au second point :

… que rien ne saurait se dire « sérieusement » (soit pour former de série limite) qu’à prendre sens de l’ordre comique, à quoi pas de sublime (voir Dante là encore) qui ne fasse révérence. 

 

Sérieusement, c’est la série, et il faut une limite. Cette limite est du côté du comique ; on sait l’usage du comique – la Divine Comédie – voire du grotesque, dans l’Enfer justement, les formes de la poésie comique à l’époque — la tristesse comme péché, « faute morale » — nouées à la question du sublime. Le comique comme mise à plat du phallus, rien d’autre que ce qui vous fait rire au cinéma quand Charlot tombe. Quand Charlot tombe vous riez, parce que le rire c’est la disjonction d’une identification dans laquelle vous étiez pris à suivre ce personnage, et quand il perd la position érigée, la dimension phallique qui fait tenir son corps debout, vous riez. Donc, pas de sublime qui fasse référence. La limite est essentielle au sérieux, à la série, limite à « la production de vérité » — « Des vérités, j’en ai à la pelle » — vers le hors sens, qu’ouvre la mise à plat du phallus. Troisième point :

…et puis que l’insulte, si elle s’avère par l’epoV  être du dialogue le premier mot comme le dernier (conféromère), le jugement de même, jusqu’au « dernier », reste fantasme, et pour le dire, ne touche au réel qu’à perdre toute signification.

 

Pas de jugement ultime dans l’analyse, à la fin de l’analyse, pas de dernier mot, au fond rien d’ultime dans le moment qu’on peut considérer comme la fin de l’analyse. En ce sens, elle est à la fois finie et infinie. L’insulte qui vise le réel dans l’autre, par exemple, cet innommable, reste aussi fantasme, puisque ne touche au réel qu’à travers lui. Pensez au Surmoi. Et elle, l’insulte, ne touche au réel que si elle perd toute la signification phallique. Ainsi, « de tout cela, il saura se faire une conduite ». Il y en a plus d’une, de multiples manières de finir son analyse, de nombreuses possibilités d’inventions sur la manière de faire son analyse. « Il y en a plus d’une, même des tas, à convenir aux trois dit-mensions de l’impossible : telles qu’elles se déploient dans le sexe, dans le sens et dans la signification. »

 

On peut se permettre un petit forçage, en s’autorisant du fait que ce texte paraît quelques mois après que Lacan ait pour la première fois dans son enseignement fait mention du nœud borroméen, et le lire rétroactivement avec le nœud borroméen de La Troisième. Le sexe, le sens et la signification ne correspondent plus exactement aux trois registres Réel, Symbolique et Imaginaire du texte de 1967, mais plutôt aux points de recouvrement du nœud borroméen, sexe, sens, signification. Et ce petit décalage d’avec 1967 me paraît tout à fait essentiel pour ouvrir précisément à la question de l’identification au symptôme, qui me paraît être le point ultérieur avec lequel on peut comprendre et articuler ce qui se développera dès lors.

 

La fin d’un deuil, c’est la relance d’un nouveau désir. Mais cet « après la passe » n’est pas un au-delà mais une rectification qui prend en compte l’irréductible d’une jouissance, celle du symptôme. Il me semble que l’identification au symptôme avancée lors du séminaire « L’insu » à peu près en même temps que le constat d’échec de la passe est la mise en évidence de ce que j’appellerai le « roc » de Lacan. En effet, en novembre 1976, Lacan revient à la question de la fin d’analyse et reprend toujours la même question avec laquelle il n’a cessé de penser contre pendant des années :

Il résulterait de certains propos qui ont été avancés que la fin d’analyse serait de s’identifier à l’analyste. Pour moi, je ne le pense pas. Mais enfin, c’est ce que soutient quand même Balint, et c’est très surprenant.

 

Dans la transcription qui circule de ce séminaire, on a enlevé « quand même », ce qui du coup donne l’idée que Lacan est surpris et étonné de trouver ça chez Balint. En enlevant le « quand même », c’est un petit peu plus désagréable à l’égard de Balint, on enlève le « même », or Lacan aimait bien Balint, comme en témoigne sa correspondance, tout comme l’importance de sa venue à Paris à l’invitation de Ginette Raimbault à l’Hôpital Necker.

 

À quoi donc s’identifie-t-on à la fin de l’analyse ? Est-ce qu’on s’identifierait à son inconscient ? C’est ce que je ne crois pas. Je ne le crois pas, parce que l’inconscient reste je dis reste, je ne dis pas « reste éternellement », parce qu’il n’y a aucune éternité reste l’Autre.

 

C’est une vraie question pour nous concernant le statut de l’Autre à la fin de l’analyse, c’est-à-dire qu’il y a quelque chose qui se produit à un moment donné, et quelque chose qui se maintient. On l’aime, car il manque. Mais s’identifier à l’Autre c’est ce qui a lieu avant (idéalisation).

 

C’est de l’Autre avec un grand A qu’il s’agit dans l’inconscient. Je ne vois pas qu’on puisse donner un sens à l’inconscient, si ce n’est de le situer dans cet Autre, porteur des signifiants, qui tire les ficelles de ce qu’on appelle imprudemment, imprudemment parce que c’est là que se soulève la question de ce qu’est le sujet à partir du moment où il dépend si entièrement de l’Autre.

 

Lacan est en train, non pas d’abandonner mais de déplacer la question du sujet. On pourrait ici développer la question du parlêtre. Mais ce qu’il évoque c’est la surdétermination. On ne s’identifie donc pas à son inconscient. Il s’agit d’une rectification de la notion d’identification et même de la modalité d’identification qu’a proposée Lacan. L’identification depuis le séminaire sur L’identification, c’est une identification au signifiant, et le signifiant de l’identification aliène fondamentalement le sujet. Or la psychanalyse, comme a pu le dire Octave Mannoni, est un processus de désidentification. C’est un enjeu très important, encore plus important aujourd’hui, avec tout ce fatras sur la notion d’identité.

 

Il n’y a pas de bonne identification pour le sujet. « Alors en quoi consiste ce repérage qu’est l’analyse ? Est-ce que ça ne serait ou ça ne serait pas s’identifier en prenant ses garanties, une espèce de distance, s’identifier à son symptôme ? » Pour que cette identification soit possible, c’est qu’il ne s’agit pas du symptôme du début. C’est pour ça qu’il serait intéressant de reprendre le nœud de La Troisième. Il y a une réduction des symptômes, certes, mais il y a un reste irréductible, un reste remanié mais inéliminable qui particularise le sujet. Ce symptôme, bien sûr, ce ne sont pas les symptômes ; il y a un reste. Ce versant du symptôme est réel. Ce qu’il a de particulier, c’est que c’est un symptôme qui ne fait pas appel à l’Autre en tant que tel, il n’est pas adressé.

 

Donc la fin de la psychanalyse implique une identification inédite chez Freud. Le symptôme a changé à ceci près qu’il est toujours lié à ce reste de jouissance. Ce symptôme, c’est celui qui demeure après que le fantasme ait chaviré et ne fasse plus écran au réel comme avant. Il a un enjeu de savoir.

 

Ce roc lacanien n’est pas la même chose que le roc freudien de la castration pour autant que la défense contre le réel qu’est le Nom-du-Père est déplacée, et même a chuté. Mais cette jouissance irréductible a été dévalorisée (à entendre en référence à la valeur, à la plus-value) par la cure analytique, ce qui permet de prendre « ses garanties », une espèce de « distance » dans une identification au symptôme. Certes « ça ne va vraiment pas loin » puisque le narcissisme primaire est exclu.

 

Mais il y a une autre approche postérieure de quelques semaines dans l’enseignement de Lacan : ce nœud symptomatique peut être entendu comme hystérie « parfaite » selon Lacan, hystérie parfaite qu’il déclare être la sienne, soit l’hystérie sans l’armature de l’amour pour le père, qui s’accompagne de l’aveu d’un lapsus sur le genre. Lacan évoque dans ce même séminaire un repas avec Catherine Millot où il dit : « Mademoiselle en est réduit à ne manger que des écrevisses à la nage » et qu’il commente en évoquant la question du genre, Bref, l’accès à une singularité qui ouvre pour le sujet le possible d’une autre modalité de la jouissance qui a trait à cette part de jouissance du symptôme et qui permet à la place du rejet de la féminité de s’identifier à une femme, là où il peut supporter le vide de l’amour. C’est ainsi que Lacan interprète et relève la visée freudienne de la cure, être capable d’aimer et de travailler, ou plus exactement être « capable d’activité et de jouissance ». Dans cette rectification, qui est à la fois limite et franchissement, Lacan précise que ce qui est en jeu tient au narcissisme secondaire – « savoir ce que l’homme fait avec son image » – qui est ce qu’il a avancé dès le début de son enseignement, ainsi la troisième figure du schéma optique.

 

Or cet accès possible à une satisfaction qui ne soit pas souffrance ou déplaisir suppose donc cette dévalorisation de la jouissance. Pour montrer la constance de Lacan, je voudrais reprendre ici une remarque de Nicolas Guérin rapprochant la « Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI » de 1977 d’un texte comme « Fonction et champ de la parole et du langage » de 1953, où Lacan souligne presque dans les mêmes termes la satisfaction de fin de cure soulignant que la visée de la cure tient au réel, au « sériel de la limite » — mais c’est aussi une formule qu’on a retrouvé tout à l’heure presqu’à l’identique dans « L’Étourdit » — et ouvre à une satisfaction qui ne soit pas solitaire.

 

C’est paradoxal car cette mise en commun impossible de cette absolue singularité laisse ouverte la question du collectif, de l’association, question indispensable, qui reste à traiter inlassablement si l’on ne veut pas que les effets du groupe viennent recouvrir ce avec quoi nous ne pouvons pas cesser de travailler, à savoir que « les psychanalystes sont les savants d’un savoir dont ils ne peuvent s’entretenir ». On ne peut pas s’en entretenir, mais on en a beaucoup parlé.

 

Nous ne cessons pas de nous rétablir narcissiquement, de nous soigner, dans les diverses formations de groupes, dans les divers liens individuels que nous pouvons établir. Or, c’est précisément cela que la psychanalyse subvertit.

 

En ce sens, et pour reprendre le mot d’Octave Mannoni, le processus analytique est celui d’une désidentification. On conçoit alors qu’un statut du psychanalyste, impliquant la définition d’une identité, devienne le lieu du malentendu le plus radical. Est-il identifié par ses pairs, ses patients, quand et comment ? Comment éviter que la position de l’analyste dans la Cité puisse s’instaurer sans entamer cette division nécessaire, qu’il puisse « être psychanalyste » sans y croire, sans s’y croire ? L’enjeu n’est rien d’autre que ce que Freud a pu nommer laïcité de la psychanalyse.

 

On connait la formule : “Non licet omnibus adire Corinthum”, rapportée dans un de ses séminaires par Lacan. Cet adage ne signifie pas : « Ce n’est pas l’omnibus pour aller à Corinthe » mais littéralement : « Il n’est pas possible à tout le monde d’aller à Corinthe. » Entendez : à Corinthe les prostituées étaient chères ! Elles étaient chères parce qu’elles vous initiaient à quelque chose. Ainsi dirai-je qu’il ne suffit pas de payer le prix ; c’est plutôt ce que voulait dire cette formule.

 

La psychanalyse est-elle une initiation ? Dans toute initiation, il y a transmission d’un savoir réservé. Elle porte toujours la marque d’un franchissement, d’un passage, qui peut aller jusqu’à la mort symbolique. Elle transforme « une pluralité d’éléments sans lien en un ensemble d’éléments ordonnés » (Jaulin), elle donne sens ; il s’y livre un secret connu des seuls initiés, par des mots secrets, retranchés du champ social, mais qui le soutiennent tout entier. En effet, elle « grave dans l’esprit des novices les connaissances que leur groupe social tient pour sacrées » (Lévi-Strauss). L’initié reçoit d’ailleurs de cette expérience une nouvelle nomination. Il fait un sacrifice ; c’est le prix à payer ; quelque chose lui est retiré, en échange quelque chose lui est donné. Le secret est de l’ordre du sens, jouissance d’un sens qui peut faire communauté. L’initiation donne accès au groupe, en même temps qu’elle l’organise tout entier.

 

L’initiation ne concerne pas obligatoirement tout le champ social ou tout individu du groupe. Jean-Pierre Vernant interroge d’ailleurs les rapports entre les cultes d’initiés et la religion officielle : il faut des non-initiés pour que l’initiation ait une valeur.

 

Ainsi en va-t-il de l’expérience la plus particulière. C’est, par exemple, le cas des conversions piétistes, qui furent une modalité originale de ce qui relève malgré tout de l’initiation. Le piétisme est un courant religieux qui trouve son origine dans le traité de Spener, Pia Desideria, publié en 1675. Il s’agit d’une critique de la Réforme qui propose non pas un retour vers le catholicisme originaire mais au contraire une radicalisation de ce que la Réforme a avancé. Avec la fondation de l’Université de Halle en 1692, il va connaître un grand rayonnement.

 

Ce qui m’a intéressé c’est que la « conversion » de Francke en est un moment inaugural. En 1687, il a 24 ans. Il doit prononcer un sermon à Lunebourg. Ouvrant sa Bible, il tombe sur un passage de l’Évangile de saint Jean portant sur la foi véritable qui donne la vie, et s’aperçoit douloureusement que cette foi lui manque. Quelque temps après, revenant sur ce passage, il a le sentiment d’un changement, mais, dit-il, « mon esprit d’athéisme utilisa bientôt ma raison corrompue comme instrument pour arracher à nouveau de mon cœur la force de la parole divine ». Le changement ne survenant pas, découragé, un certain dimanche soir, il est sur le point de renoncer à son sermon. Il tombe alors à genoux et prie Dieu, qu’il ne connaît pas, de l’aider « si par ailleurs il y a réellement un Dieu ». Alors le miracle se produit. « En un tournemain, tous mes doutes disparurent et je fus convaincu en mon cœur de la grâce de Dieu en Jésus-Christ. Je pus appeler Dieu non seulement Dieu mais mon Père (…) ma raison se tenait pour ainsi dire éloignée, la victoire lui avait été arrachée des mains, car la force de Dieu l’avait assujettie à la foi. » Ce moment, Francke l’appellera sa « conversion authentique », sa « naissance spirituelle ».

 

Quand un fidèle prie Dieu qu’est-ce qui lui garantit que le Dieu auquel il croit est le même que celui de son voisin ? Or, la conversion de Francke, cette « percée » de l’âme vers Dieu, expérience unique, singulière, deviendra la rencontre de règle chez les piétistes. Chacun, à son tour, la connaîtra, et se convertira ainsi à l’âge adulte. Elle marquera chaque existence et constituera la voie obligée d’accession au champ communautaire. Toute initiation met en jeu cette fonction du Père, diversement incarnée. Cet horizon spécifique soutient le groupe et s’en soutient.

 

Freud a donné « la formule de la constitution libidinale d’une masse » : « Une telle masse primaire est un certain nombre d’individus, qui ont mis un seul et même objet à la place de leur idéal du moi et se sont, en conséquence, identifiés les uns avec les autres dans leur moi ». Le pivot de la foule est, pour Freud, le chef, le meneur (Führer). Ce qui fait tenir un groupe — terme que Lacan propose pour traduire l’allemand Masse — est donc une identification d’ordre symbolique à un trait de l’idéal du moi, qui permet imaginairement aux individus du groupe de s’identifier entre eux. La constitution d’un groupe suppose pour chaque individu qui y adhère une régression. Nous remarquerons incidemment que dans ce passage de son texte, Freud évoque une autre organisation possible, celle de la foule secondaire, sans meneur, qui n’acquiert les propriétés d’un individu que par un excès d’« organisation ». Ces deux modèles de constitution des groupes peuvent apparaître comme deux pôles non exclusifs, car ils peuvent s’imbriquer.

 

Comment est-on admis dans un groupe ? L’analyse est-elle une initiation à laquelle il faudrait satisfaire pour que la porte de l’institution s’ouvre pour l’impétrant ? Comment cette expérience radicalement singulière s’articule-t-elle à l’insertion dans un groupe, si celle-ci suppose un type de relation au Père idéal et au phallus que l’analyse est supposée remanier ? C’est là un des points forts de tension dans la vie du mouvement analytique.

 

On lira cette conclusion d’un article, pour le moins prophétique, de Scilicet, non signé comme c’était la règle :

En outre, si tout groupe repose, comme Freud l’a montré, sur l’identification à un chef, la fin de l’analyse impliquant, par ailleurs, un dépassement de l’identification au niveau de l’idéal du moi avec la disjonction entre cet idéal et l’objet (a), les analystes ne pourraient, dès lors, former qu’un groupe “dissolu” et acéphale .

 

En effet, « la psychanalyse est une anti-initiation. L’initiation, c’est ce par quoi on s’élève, si je puis dire, au Phallus. C’est pas commode de savoir ce qui est initiation ou pas. Mais enfin, l’orientation en général, c’est que le Phallus, on l’intègre. »

 

Jusqu’à quel point le chemin qui va de l’analysant à l’analyste inscrit dans l’institution est-il pur de toute initiation si un certain rapport à la théorie vient supplanter le témoignage de l’expérience ?


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Les buts de la psychanalyse (Antigone, Lacan, Butler)

Markos ZAFIROPOULOS[1]

 

Pour nos deux dernières journées d’étude sur les sources littéraires de l’œuvre de Lacan[1], j’ai proposé de donner à nos travaux leur unité et leurs points de départ à partir de l’axiome rappelé en tête du premier volume de mes Mythologiques de Lacan intitulé « La prison de verre du fantasme », et qui énonce clairement :

Je soutiens, et je soutiendrai sans ambiguïté – et, ce faisant, je pense être dans la ligne de Freud – que les créations poétiques engendrent, plus qu’elles ne les reflètent, les créations psychologiques.[2]

 

Du point de vue de Lacan il y a donc d’abord les textes puis les créations psychologiques qui ordonnent l’éthique de l’homme occidental, ses symptômes, ses inhibitions et ses angoisses adressés avec plus ou moins de bonheur au psychanalyste. Du coup on aperçoit que les textes, la culture, autrement dit le social, sont évidemment antérieurs à l’organisation de la subjectivité, ou que la clinique du cas et son évolution dépendent de celle des grands textes (littéraires, mythologiques, religieux, etc.) qui organisent les formations psychiques du sujet de l’inconscient constituant l’objet même de la psychanalyse, au premier rang desquels la formation du fantasme dont l’émergence historique en Occident accompagne, selon Lacan, celle du christianisme ou ce qu’il appelle l’ère de la mort de Dieu : « Le désir du névrosé, dirai-je, est ce qui naît quand il n’y a pas de Dieu ».[3]

 

L’homme du fantasme, l’homme névrosé est donc un produit de la culture et si l’on admet cela il faudra aussi admettre que l’étude des grands textes n’est pas optionnelle pour le champ psychanalytique. C’est un impératif épistémologique, car comment comprendre l’émergence du fantasme, sa texture et ses effets morbides sans comprendre l’évolution du texte religieux en Occident ou encore sans comprendre la brillantissime étude comparative qu’offre Lacan, entre la tragédie chrétienne des inhibitions du fils de la modernité (Hamlet) et le destin d’Œdipe. Entre Hamlet réduit à l’impuissance d’agir et les chemins de la passe du fils de l’Antiquité, conduisant Œdipe des ors de Thèbes au dème de Colone où il rejoint in fine cet être rien, dans lequel se révèle son être ou sa liberté d’être ?

 

« C’est donc quand je ne suis plus rien que je deviens vraiment un homme »[4] énonce enfin Œdipe à Colone. Voilà en effet où doit conduire, pour Lacan, l’expérience psychanalytique du névrosé moderne portée à son point d’excellence, en ce qu’elle produit un psychanalyste libre dans son acte analytique.

 

Ce qui permet à Lacan de désigner, ce que, de son point de vue, n’est pas un psychanalyste. Et ce qu’il n’est pas, c’est un :

Garant de la rêverie bourgeoise (…) Il ne s’agit pas du bonheur des générations futures (…) La fonction du désir doit rester dans un rapport fondamental avec la mort (…) La terminaison de l’analyse, la véritable, j’entends celle qui prépare à devenir analyste, ne doit-elle pas à son tour affronter celui qui la subit à la réalité de la condition humaine ? (…) La détresse où l’homme dans ce rapport à lui-même qui est sa propre mort (…) n’a à attendre d’aide de personne.[5]

 

Et Lacan poursuit :

Œdipe ayant renoncé au service des biens, rien pourtant par lui n’est abandonné de la prééminence de sa dignité sur ces biens mêmes, et où, dans cette liberté tragique, il a affaire à la suite de ce désir qui l’a porté à franchir ce terme, et qui est le désir de savoir. Il a su, il veut savoir plus loin encore (…) Lear comme Œdipe nous montrent que celui qui s’avance dans cette zone, qu’il s’y avance par la voie dérisoire de Lear ou par la voie tragique d’Œdipe, s’y avancera seul et trahi.[6]

 

Le psychanalyste qui renonce au service des biens ou des avoirs, sera seul et trahi prophétise Lacan. Et il sera seul et trahi parce qu’il a lui même trahit en renonçant au service des biens (et du bien) qui organise le lien social et motive notamment l’infinité des jeux de pouvoir marquant la vie des foules masculines bien étudiées par Freud dans son grand texte Psychologie des masses et analyse du moi. Texte où brille par son absence l’analyse des foules de femmes dont j’ai proposé une esquisse dans ma Question féminine[7] en faisant valoir, que si les foules d’homme s’organisent autour de la prévalence des biens, celles des femmes s’organisent plutôt autour du rien comme il en fut de la foule des Clarisses que j’ai proposée comme paradigme des foules de femmes. Côté homme et côté femme l’attente n’est donc pas tout à fait la même. Et si le psychanalyste trahit l’organisation sociale des biens ou des avoirs, il trahit la prévalence du masculin dans la foule, pour rejoindre celle de l’être et donc du féminin. Si l’on veut se souvenir en effet, que le rien ou la pauvreté est bien la cause du désir, on comprendra alors facilement qu’au lieu du rien se loge la trahison des avoirs du père (et donc du masculin) par le fils de l’Antiquité abdiquant à Thèbes son sceptre royal pour se révéler, en fin de tragédie, comme un être pur, enseveli dans ce mystérieux tombeau de Colone qui restera pour l’éternité inconnu de tous. Se révèle aussi dans la tragédie d’Œdipe la fidélité de sa fille Antigone qui, seule, l’accompagne dans son errance aveugle et incarne au mieux le rien ou l’être de la vierge dont Lacan affirme qu’il est l’idéal de la femme comme femme, à la différence de l’être maternel qui dans le féminin travaille pour les avoirs du père (c’est à dire pour la domination masculine) et trahit absolument le registre de l’être féminin. Le psychanalyste lui aussi est trahi indique Lacan. D’accord, mais c’est parce pour ne pas dégrader sa fonction, il trahit le camp des avoirs, des biens et du bien de la cité, pour incarner au moins dans la cure la liberté d’agir que doit retrouver par quelque automutilation consentie le névrosé moderne enfermé dans la prison de verre de son fantasme.

 

On voit que le psychanalyste qui plastronne, fait volontiers état de son assise sociale et promet de participer à la bonne adaptation sociale de celui qui s’adresse à lui, ne trahit certes pas le bien de la cité mais risque toujours de trahir  la cause même du désir. D’où cette notion de buts moraux de la psychanalyse dont souhaite s’émanciper Lacan.

Il me semble indispensable que nous nous soyons au moins arrêtés un instant sur ce qu’il y a de toujours voilé dans ce qu’on peut appeler les buts moraux de l’analyse. Promouvoir, dans l’ordonnance de l’analyse la normalisation psychologique inclut ce que nous pouvons appeler une moralisation rationalisante.[8]

 

Que le psychanalyste se  mette au service d’une harmonisation  psychologique avec le bien de la cité est donc, selon Lacan, une sorte d’escroquerie.[9] Raison pour laquelle, concernant sa recherche sur la formation des psychanalystes Lacan retourne aux sources de la culture occidentale pour s’enseigner non pas des choix des maîtres de la cité mais du destin tragique des héros qui s’y affrontent au prix de leur vie même, qu’il s’agisse d’Œdipe ou, comme je l’ai montré[10], d’Antigone qui s’oppose de manière véritablement sublime  à la souveraineté  du dénommé Créon, le  tyran de Thèbes.

 

Bon, pour cette introduction de notre recherche concernant les buts de la psychanalyse j’ai repris quelques-unes des trouvailles qui fixent l’horizon de mon travail et que j’ai déjà relevées dans mes deux derniers ouvrages (La prison de verre du fantasme et Œdipe assassiné). Mais il me faut maintenant  actualiser mon propos en intervenant dans la sorte de dialogue qui s’esquisse aujourd’hui entre les études de genre et la psychanalyse, sans toutefois quitter la belle Antigone puisque le hasard de mes recherches m’a conduit à découvrir que dans l’année 2000, Judith Butler a publié sa propre analyse d’Antigone[11]. Analyse où elle relève que, puisque l’issue de la tragédie n’est pas hétérosexuelle, il faut en appeler à un nouveau développement d’une théorie psychanalytique qui partirait de là. Selon la reine des études de genre en effet,

Il devient intéressant de remarquer qu’Antigone, qui clôt le drame œdipien, échoue à en produire une clôture hétérosexuelle, et cela pourrait indiquer la direction pour une théorie analytique qui prendrait Antigone comme point de départ.[12]

 

  1. Butler confirme donc d’abord que la psychanalyse lui tient à cœur puisqu’elle imagine un remaniement théorique du champ freudien, même si on se demande bien encore lequel, étant entendu qu’elle nous laisse en plan dans son ouvrage et n’en dit pas plus. Par contre, elle centre son analyse d’Antigone sur les relations entre l’Etat et la parenté. Comme pour indiquer, qu’en l’occasion, c’est moins le développement de la psychanalyse qui oriente son travail que cette question plus directement politique la conduisant au passage à développer une sorte de critique du structuralisme auquel elle semble préférer ce qu’elle appelle une théorie critique.

 

Très attentif au transfert de Lacan à Lévi-Strauss[13], et aux enjeux politiques que propose l’éthique de la psychanalyse, je relève d’abord que Butler semble ici mettre l’accent sur une relative dépolitisation inhérente à l’option structuraliste. La philosophe indique en effet que la question de l’Etat n’apparaît ni dans l’analyse d’Antigone de Lacan, ni dans celle de Lévi-Strauss[14]. Et que la théorie de la structure de parenté, comme celle du symbolique, chez les deux auteurs, n’ouvre, ni à l’invention, ni à l’élucidation des parentés non hétérosexuelles qu’elle semble appeler de ses vœux. Comme si au total la structure du symbolique (ou même la théorie structuraliste) avait vocation à non seulement geler l’interprétation, mais aussi à geler l’invention de nouvelles pratiques sociales ou l’histoire. Comme s’il n’y avait pas chez Lévi-Strauss une théorie, non pas de la structure de parenté mais des structures de la  parenté[15] au pluriel, englobant des formes très variables de parenté. Et, insistons, comme si au total le registre du symbolique rendait fort difficile de penser de nouveaux types de parenté. Alors même que l’organisation signifiante des structures, pour Lévi-Strauss, est précisément l’opérateur capable d’offrir, sans cesse, des rations supplémentaires de signification[16]. On ne voit pas très bien en réalité ce que J. Butler reproche de ce point de vue à Lacan et à Lévi-Strauss, sauf à imaginer que les structures symboliques seraient, par essence, inaptes à l’évolution historique, et la théorie des structures un frein aux inventions sociales[17]. Pas du tout ! Mais il faut bien dire que ce point de vue est fréquemment partagé, pour toutes sortes de raisons que je ne vais pas ici développer, puisque pour les exposer convenablement il faudrait longuement développer l’analyse des relations existantes entre l’histoire et les structures. Ou encore donc l’histoire des échanges entre les structuralistes et les historiens. Mais pour en rester à l’invention d’un nouveau développement de la théorie psychanalytique prenant son départ d’Antigone, il faut bien constater que la tâche, pour Butler, reste en souffrance. Ce qui n’est pas surprenant car elle était pour elle largement hors d’atteinte, étant entendu que son poste d’observation des pratiques sociales, à la fois philosophique et sociologique, reste très loin de la clinique psychanalytique, comme des paradigmes du champ freudien, alors même que, outre sa référence aux travaux de Hegel, elle affirme pour son analyse d’Antigone être guidée par la lecture de Lacan et de Lévi-Strauss. Pourtant elle s’en tient manifestement assez éloignée, et semble se référer à des commentaires rédigés par quelques auteurs lacaniens anglo-saxons plutôt que directement au texte de Lacan.

 

  1. Butler propose notamment une interprétation d’Antigone qui met l’accent sur la virilité de l’héroïne :

Bien que Hegel prétende que son acte est opposé à celui de Créon, les deux actes sont plus en miroir qu’ils ne s’opposent l’un à l’autre, suggérant que si l’un représente la parenté et l’autre l’État, ils ne peuvent effectuer cette représentation qu’en devenant chacun impliqué dans l’expression de l’autre. En parlant à Créon, elle devient virile[18].

 

Et elle fait, in fine, d’Antigone une sorte de double de Créon, conformément d’ailleurs à ce que le tyran énonce lui-même dans le texte de la pièce. Et du coup, la philosophe rejoint l’avis de Créon, le patriarche qu’Antigone combat au prix de sa propre existence. Comme si Antigone avait affaire avec les affres d’une identification en miroir avec le tyran, au motif du chiasme qui les unit. Ce qui est tout à fait contraire à l’interprétation que propose Lacan de l’héroïne. Car, remarque Lacan, lorsque Créon plaide pour la famille et l’ordre de la cité, Antigone se lève pour garantir la particularité de l’être de son frère. Ou encore la particularité de l’être pris dans le langage. Si Créon parle au nom des avoirs, ce qui est fort masculin, Antigone parle au nom de l’être. Ce qui la porte, selon la dialectique que Lacan développe entre l’être et l’avoir, à l’autre pôle des genres, à savoir celui du féminin. Très loin donc d’incarner un quelconque registre des avoirs, ou de la virilité, comme il en est pour le patriarche (Créon), Antigone se lève comme une vierge qui incarne le rien. Ce qui la constitue ipso facto comme la cause même du désir. Puisque, pour Lacan, le rien est la cause du désir. Pour Lacan, si les avoirs, les biens ou le bien de la cité sont du côté de la jouissance de la figure larmoyante du père (qu’incarne parfaitement Créon), le rien est à situer avec Antigone comme la cause même du désir qui illustre au mieux le paradigme de ce que Lacan propose comme but éthique pour la psychanalyse.

D’où le fait peut-être que l’appel de Butler à la production d’une nouvelle théorie psychanalytique, qui prendrait son départ de l’issue non hétérosexuelle d’Antigone, tourne court. Même s’il y a bien une issue renouvelée pour l’expérience psychanalytique après l’entrée en scène d’Antigone dans l’histoire de la psychanalyse puisque cette issue n’est autre que ce que Lacan appelle la passe. Issue que Lacan retient, non pas parce qu’elle n’est pas hétérosexuelle, mais parce qu’elle consiste, beaucoup plus fondamentalement, dans l’émancipation de la cage du fantasme et de l’empire du phallus où se trouvent enfermés ceux que Preciado après Kafka appelle les singes savants de la modernité [19]. Quels que soient leur genre et leur sexualité.

 

D’où l’importance d’en venir à la théorie du phallus qui prévaut chez Butler comme lectrice de Lacan.

 

Le stade du miroir et La signification du phallus selon Butler

Dans l’ouvrage Ces corps qui comptent[20], Judith Butler fait une lecture croisée de deux textes de Lacan dont les rédactions sont séparées par une dizaine d’années : « Le stade du miroir »[21] de 1949 et « La signification du phallus »[22] de 1958. Par cette lecture en chiasme, elle veut notamment faire apercevoir, de manière critique, la prégnance des racines androcentriques de la théorie du phallus chez Lacan. Racines dont il faudrait se déprendre et qu’elle désigne dans l’émergence chez le sujet de la bonne forme, au moment du stade du miroir. J’ajoute qu’elle en vient ensuite à la question de l’œdipe, et de la castration qu’elle dit crainte par le garçon, tandis que la fille redoute, écrit-elle, de ne l’être pas (castrée). Dans la suite de son développement, Butler entend dévoiler le nom lacanien de l’opérateur de cette menace, et propose une sortie politique de cet impérialisme phallique, masculin et patriarcal qu’elle dénonce, en tentant notamment d’ouvrir la voie à un autre phallus (le phallus lesbien).

 

Pour elle, la menace de castration, qui du point de vue de la psychanalyse contraindrait les sujets à l’hétérosexualité, trouverait son homologie au plan de la culture dans une sorte de dissuasion, menaçant le sujet d’une chute dans ce style d’abjection que représenterait le devenir « pédé ou gouine ». Et nous voici donc projetés au plan du langage, puisque Butler aperçoit au moins, que Lacan s’oppose à réduire toute théorie de la position sexuelle sur le registre de l’anatomie. Car elle relève à juste titre que :

Contre ceux qui affirment que le sexe n’est qu’une question d’anatomie, Lacan soutient que le sexe est une position symbolique que l’on assume sous la menace, une position que l’on est contraint d’assumer, sous l’effet de contraintes opérant dans la structure même du langage et, par conséquent, dans les relations constitutives de la vie culturelle[23].

 

Par contre, elle innove en indiquant que cette contrainte se trouve retraduite dans la vie culturelle. Étant entendu que dans ce registre le sujet serait, selon elle, fermement appelé à se ranger dans le cadre de la binarité hétérosexuelle, faute de quoi il serait menacé, côté garçon, d’une chute terrorisante dans l’abjection de la féminité, incarnée par le « pédé », ou côté fille, dans celle de la masculinité phallicisée de la « gouine »[24].

 

Que dire de cette lecture de Butler ?

 

Tout d’abord, que le projet de lire ensemble deux textes pour en faire apercevoir les relations est intéressant. Mais il faut remarquer, tout de suite, que dans le premier texte (« Le stade du miroir » de 1949), Lacan n’évoque jamais ni la théorie, ni le simple terme de phallus, tandis que dans le second (« La signification du phallus » de 1958), il ne se réfère ni au stade du miroir, ni à la théorie de la bonne forme (ou de l’image de la bonne forme que Butler appelle schème morphologique), jamais mentionnée par Lacan. Ce qui fait du rapprochement entre ces deux textes une opération très délicate à fonder. Spécialement pour démontrer de manière inédite que l’androcentrisme du signifiant phallus se déduirait chez Lacan (au moins pour une part) de la théorie de l’émergence de l’image souche, au moment du stade du miroir, théorie que Lacan doit d’ailleurs à H. Wallon[25].

 

Pourtant le projet de Butler et de sa lecture critique est ici très limpide, puisqu’elle écrit :

Le schème morphologique établi lors du stade du miroir constitue précisément la réserve de morphé à partir de laquelle les contours des objets sont produits (…). On montrera en quoi cette trajectoire lacanienne s’avère problématique à deux titres (au moins) :1) le schème épistémique de l’apparition du monde des objets et des autres est marqué comme masculin, et fonde ainsi un impérialisme épistémologique, anthropocentrique et androcentrique ; 2) l’idéalisation du corps comme centre de contrôle esquissée dans le stade du miroir est réarticulée dans la conception lacanienne du phallus comme ce qui contrôle la signification dans le discours, dans « La signification du phallus« [26].

 

D’où l’idée de Butler d’une sorte de migration de l’imaginaire androcentrique du schème épistémique, qui émergerait au moment du stade du miroir, vers le registre symbolique du signifiant phallique, se trouvant du même coup imprégné par ce trait d’androcentrisme.

 

Alors, la Gestalt inaugurale du stade du miroir est-elle vraiment lourde d’un impérialisme androcentrique ?

 

Pas du tout, puisque Lacan situe très clairement dans le premier texte lu par Butler (« Le stade du miroir ») : « Cette Gestalt dont la prégnance doit être considérée comme liée à l’espèce »[27].

 

Si cette Gestalt est liée à l’espèce, c’est parce qu’elle vaut pour toute l’espèce, tous sexes confondus. C’est aussi parce qu’à ce moment du développement qu’est le stade du miroir, l’enfant ne connaît pas vraiment la différence sexuelle. Et qu’au total donc, cette Gestalt n’est évidemment pas genrée. Si cette forme peut prédisposer aux méconnaissances constitutives du moi et à l’illusion d’autonomie, indique Lacan, elle n’est ni masculine ni féminine. N’étant pas genrée, elle ne peut donc pas non plus contaminer d’androcentrisme le statut symbolique du phallus qui émerge après l’œdipe. Et ceci d’autant plus que, dans « La signification du phallus », Lacan scande très clairement la nette disjonction à faire valoir entre le signifiant qui relève du symbolique, et le registre de l’imaginaire. Disjonction qu’aperçoit d’ailleurs très bien Butler, reprenant justement cette scansion de Lacan en indiquant que  « Le phallus est un signifiant (Lacan, Écrits II, 108) », mais avant d’ajouter fort malheureusement :

Par cette dernière déclaration, Lacan entend (…) rétablir le phallus comme site de contrôle (comme ce qui doit désigner dans leur ensemble les effets de signifié), et se placer lui-même dans la position de celui qui est le seul à même de contrôler la signification du phallus[28].

 

Faisant du signifiant phallus le signifiant de tous les signifiés et un signifiant contaminé par l’androcentrisme de la bonne forme du stade du miroir, J. Lacan, selon Butler, en établirait non seulement l’impérialisme genré (ce qui est faux), mais de plus il s’instituerait lui-même, Lacan, comme l’unique à contrôler la signification du phallus. Soit comme un maître, engagé dans une sorte d’impérialisme patriarcal, toujours à affermir. D’où l’idée souvent retrouvée dans les études de genre (comme par exemple chez Preciado[29]), d’une éthique lacanienne orientée dans ses options théoriques et cliniques par le renfort de la puissance du père de famille, et le pouvoir politique du patriarcat[30]. Ce qui chez Lacan au moins, est également parfaitement faux, et contradictoire avec sa théorie du père comme je l’ai déjà montré.

 

Alors quid de la castration et de qui est donc d’abord le phallus ?

Après cette rapide tentative de lecture du texte de Lacan, lecture qu’elle veut symptomale, et qui cherche d’abord à mettre au jour le détestable impérialisme masculin aux origines même de la théorie du phallus produite par un maître, il faut se demander : mais de qui est donc d’abord le phallus chez Lacan ? ou quelle est donc son origine ?

 

Et Lacan répond là encore clairement (toujours dans un des deux textes élus par Butler) : « si le désir de la mère est le phallus, l’enfant veut être le phallus pour le satisfaire »[31]. D’où l’on peut très simplement constater que pour Lacan, le phallus en question n’est ni du garçon ni de la fille ou plus généralement de l’enfant. Il est d’abord de la mère. Ce qui dément encore un peu plus l’idée selon laquelle le phallus, chez Lacan, serait d’abord d’origine masculine. Sauf à classer la mère du côté du masculin, ce que ne fait pas Butler. Mais pour comprendre cette attribution originaire du phallus à la mère chez Lacan, il faut se référer à l’expérience clinique, ce que ne peut vraiment faire J. Butler, qui entend pourtant poursuivre sur la délicate question de la castration, pour rappeler en ces termes la sorte de dysharmonie liant les deux sexes à la menace, qui dans l’œdipe pèserait de manière genrée sur les sujets. Butler affirme :

Dans le scénario œdipien, l’exigence symbolique qui institue le sexe est accompagnée de la menace d’un châtiment. La castration en est la figure, et tandis que la peur de la castration motive l’assomption du sexe masculin, la peur de ne pas être castrée motive l’assomption du sexe féminin[32].

 

Mais quelle drôle d’idée se forme donc là chez Butler ? Idée qu’elle n’a pas non plus trouvée chez Lacan, puisque le second texte qu’elle lit (« La signification du phallus ») énonce clairement aussi :

C’est seulement sur la base des faits cliniques que la discussion peut être féconde. Ceux-ci démontrent une relation du sujet au phallus qui s’établit sans égard à la différence anatomique des sexes et qui est de ce fait d’une interprétation spécialement épineuse chez la femme et par rapport à la femme, nommément sur les quatre chapitres suivants : 1) de ce pourquoi la petite fille se considère elle-même, fût-ce pour un moment, comme castrée, en tant que ce terme veut dire : privée de phallus, et par l’opération de quelqu’un, lequel est d’abord sa mère, point important, et ensuite son père (…)[33].

 

D’où l’on vérifie :

1) que pour Lacan, la fille n’a pas peur de ne pas être castrée, comme l’affirme Butler, mais qu’elle considère qu’elle l’est déjà et,

2) que la fille est castrée, non pas du fait d’un mauvais traitement du père, mais de la mère. Ce qui est contradictoire avec la lecture de Butler qui retient, pour sa propre démonstration, que la menace de castration chez Lacan serait soutenue par le père. Et que de plus cette menace aurait un nom lacanien : le Nom du père.

 

 

La théorie lacanienne du Nom du père selon Butler

Que dit en effet Butler à propos de la théorie du Nom du père chez Lacan ?

La sexualité est motivée tout autant par le fantasme de retrouver des objets interdits que par le désir de se protéger de la punition qu’un tel recouvrement pourrait provoquer » [écrit-elle, avant d’asséner] : « Dans l’œuvre de Lacan, cette menace est habituellement appelée le Nom du Père[34].

 

Alors, cette lecture du texte de Lacan est-elle judicieuse ou exacte ?

 

Absolument pas, puisque le Nom du Père chez Lacan n’est en aucun cas le nom d’une menace comme l’affirme Butler, mais (redisons-le) c’est le nom de baptême que Lacan donne à Rome, en 1953, au signifiant à valeur sémantique zéro qui permet à la pensée symbolique de s’exercer. Signifiant qu’il découvre chez le Lévi-Strauss de l’Introduction à Sociologie et anthropologie de M. Mauss. Le Nom du Père est le nom de baptême que donne Lacan au signifiant à valeur sémantique zéro pour le névrosé apostolique et romain. Nom de baptême, qui rejoint le hau ou l’orenda dans la pluralité culturelle du lexique de ce signifiant zéro. C’est un signifiant insignifiant qui conduit très loin de la figure du potentat menaçant évoqué par Butler. J’ai déjà dit plus haut, que la castration ne relève pas chez Lacan de la menace du père (comme chez Freud). Elle relève bien plutôt, comme chez Sophocle, d’une automutilation par laquelle le sujet désinvestit une bonne part de son corps propre. Automutilation réalisée par amour pour le père mort, les ancêtres, le désir, la loi des dieux.

 

Pour Lacan, et dans l’œdipe, ce n’est donc pas du tout du fantoche paternel, terrorisant l’enfant par une quelconque menace d’éviration qu’il s’agit, mais c’est plutôt et de son point de vue la mère (puis, plus généralement, la Chose) qui menace l’enfant de sa jouissance morbide. Chez Lacan, le père devient donc une solution œdipienne, ou mieux dit, l’amour pour le père, au nom de quoi advient l’automutilation de l’enfant, s’extirpant de l’emprise de son moi idéal et trouvant dès lors sa puissance d’agir. Automutilation, qui aurait été réalisée d’un trait et sans reste par le héros antique (Œdipe ou Antigone), c’est-à-dire par le héros d’avant la mort des dieux et l’avènement du christianisme. Moment où l’éthique moderne du héros (dont le modèle est Hamlet) se prit à exiger une sorte de rançon qui, pour son malheur, lui ouvrit les portes de son enfermement dans sa cage fantasmatique. Cage fantasmatique construite autour de ce brio du reste phallique, qui devient l’image de lui-même, et pour laquelle il s’embastille dans la prison de verre de son fantasme le privant de sa liberté d’agir. Dans son fantasme le héros moderne s’identifie donc au phallus. On dit volontiers qu’il est phallicisé. Ce qui ne veut pas dire que le héros a le phallus mais qu’il est le phallus. Ce qui est très différent, et décide de son enfermement dans la cage narcissique. Et il faut bien apercevoir les assises de cet enfermement de l’homme moderne, ou encore la genèse clinique et historique de ce dispositif mental du fantasme (ou plus généralement de la névrose), puisque c’est, précisément, pour extraire l’homme moderne de cette cage que la révolution de Lacan propose une direction de cure en rupture radicale avec le corpus de Freud. Car si pour Freud les fins d’analyse sont orientées par l’instauration des conditions psychologiques les plus favorables aux fonctions du moi[35], la capacité de sublimer, et l’accès à une jouissance qui complait au bon père de famille (dont Créon figure dans l’Antiquité le paradigme), chez Lacan, ce qui est visé, c’est l’accès au lieu de la liberté d’acte, et de l’entre-deux-morts, où se tient Antigone. Et pourtant on constate que Butler, lectrice de Lacan, continue à imputer à la théorie de Lacan une sorte d’œdipe freudien. Ce qui démontre qu’elle n’a donc aperçu ni les enjeux de la révolution de l’œdipe chez Lacan, ni sa révolution du phallus, ni sa théorie du fantasme. Pas plus que sa théorie de la cure, qui vise, non pas à rejoindre la jouissance du père de famille, mais la liberté d’être d’Antigone. Liberté d’être que n’a pas vu non plus Butler, qui pourtant se réfère à la lecture de Lacan quant à son analyse de la tragédie. J’ajoute qu’en faisant de Lacan un suppôt du patriarcat, la philosophe de Berkeley n’a pas du tout compris la théorie du Nom du père chez Lacan. Théorie qu’il doit à Lévi-Strauss et qui se trouve refoulée chez elle. Ce qui n’est pas très étonnant puisque c’est un destin très ordinaire pour cette théorie d’être méconnue. Mais le refoulement de cette théorie est probablement redoublé chez Butler, comme il l’est dans tout le monde anglo-saxon. Parce que c’est précisément sur l’Introduction au recueil de textes de M. Mauss[36], soit sur le texte fondateur de Lévi-Strauss dans lequel Lacan a puisé la théorie du signifiant zéro, que Derrida a fait porter une large part de sa conférence critique de Baltimore[37]. Conférence critique du structuralisme, et fondatrice dans le monde anglo-saxon du poststructuralisme. Poststructuralisme qui a donc émergé au prix de l’effacement de ce qui le précédait certes (le structuralisme), mais plus particulièrement aussi, au prix de l’effacement du texte (lIntroduction à Sociologie et Anthropologie de M. Mauss) dans lequel Lévi-Strauss expose sa théorie du signifiant zéro, qui s’est donc trouvée refoulée larga manu outre-Atlantique par le succès même de la critique de Derrida. Refoulement théorique qui s’est disséminé chez les Anglo-Saxons, puis au plan international avec l’expansion de la french theory. Alors que, tout au contraire, c’est bien cette théorie du signifiant zéro qui a frappé en France les trois coups de la conversion au structuralisme de J. Lacan sur la question du père. Lacan qui revisita, à partir de cette théorie du signifiant zéro, l’éminente question du père inconscient, et qui a forgé le signifiant du Nom du père. De même que c’est avec ce nouvel outil conceptuel qu’il a relu toute la clinique du cas, dont celle de la phobie et de la psychose qui, selon le psychanalyste, émerge précisément lorsque ce signifiant (du Nom du père) est forclos dans l’univers symbolique du sujet[38].

 

On voit donc l’importance de la bévue de Butler, quant à son maniement de la théorie du père (et du Nom du père) chez Lacan. Et on aperçoit enfin tout ce qui fait que sa lecture croisée entre « Le stade du miroir » et « La signification du phallus » apparaît comme très erronée. De même donc qu’assez généralement son ambition critique, qui porte très à côté des textes mêmes de Lacan. Et au total très à côté de l’éthique ou de la politique du psychanalyste. Cette mauvaise lecture de Lacan expliquant peut-être d’ailleurs sa capacité d’innovation dans le domaine, comme il en est par exemple de sa proposition couronnant son ouvrage (Ces corps qui comptent) et qui n’est rien d’autre qu’une nouvelle théorie du phallus : un phallus lesbien.

 

L’invention de Butler : un phallus lesbien ?

Après avoir montré ce qui gauchit de manière assez étonnante sa lecture de Lacan, j’ajoute que Butler propose en effet de compléter sa critique de la théorie du phallus en cherchant à ouvrir la voie à une conception d’un phallus dont la fonction pourrait opérer à travers une symbolisation libérée de l’impérialisme androcentrique. Impérialisme qu’elle considère notamment comme l’héritier de la prévalence arbitraire des organes génitaux masculins. D’où son idée de faire prévaloir d’autres parties du corps, et par là de s’engager vers la production d’une théorie d’un autre phallus, un phallus lesbien. Un phallus héritier d’autres fragments de corps (un bras, un os pelvien, une cuisse, un genou…). Pourquoi pas en effet ? Mais j’ajouterai tout de suite que la partie s’annonce délicate, puisque ces fragments de corps énumérés par Butler ouvriraient à une sorte de phallus sans éclipse. Un phallus qui ne débande pas. Un phallus sans cette présence/absence qui s’impose dans l’imaginaire et convient aussi au symbolique. Bref, il s’agirait alors d’un fétiche.

 

Partie à la recherche d’un phallus qui resignifierait, tout en étant libéré de son cortège de « privilèges masculinistes et hétérosexistes »[39], J. Butler tombe enfin sur ce qu’elle présente littéralement comme : « un fétiche alternatif »[40]. Fétiche dit-elle, comme pour confirmer le style d’objet qui motiverait en l’occasion sa recherche. Et permet, peut-être, de mieux comprendre pourquoi ce fut bien à partir d’une issue non hétérosexuelle d’Antigone qu’elle proposait en l’année 2000 de donner un nouveau développement à la psychanalyse, ignorant, comme je l’ai souligné, le prodigieux développement que Lacan avait réalisé quarante ans plus tôt. Et alors même qu’elle affirme se référer pour son étude d’Antigone à l’analyse qu’en propose Lacan éclairé par Lévi-Strauss.

 

Mais diantre ! J. Butler, que n’avez-vous pas mieux lu Lacan ? Car même si le psychanalyste ne prend pas son départ d’une issue d’Antigone que vous caractérisez comme non hétérosexuelle, comment imaginer que l’héroïne en vienne à singer une sorte de double de Créon ? Et comment lire l’analyse que fait Lacan d’Antigone, c’est-à-dire, comment lire le texte même du séminaire L’éthique de la psychanalyse en recouvrant d’un silence assourdissant la profonde subversion qu’apporte ici l’événement Lacan à la psychanalyse ? Subversion dont une des sources littéraires est précisément sa lecture d’Antigone, qui bouleverse profondément les buts moraux de la psychanalyse. Car si les directions de cures gardent quelquefois, comme point d’aboutissement, l’idéal paradigmatique de la jouissance du père de famille bien incarné par Créon, chez Lacan c’est tout au contraire le lieu d’Antigone qui est visé, comme lieu à rejoindre en fin de cure. Et le fossé qui sépare l’éthique de ces deux caractères ne peut être méconnu par qui que ce soit et spécialement pas par J Butler qui, à étudier de près la tragédie, en est venue, fort justement, à en appeler au développement d’une psychanalyse renouvelée à partir d’Antigone. Sans voir pourtant qu’un certain Jacques Lacan avait déjà fait le travail depuis longue date ! Quelle rencontre manquée ! Car comment ne pas voir tout ce qu’emporte avec lui le choix de Lacan pour la liberté d’acte d’Antigone quant à l’éthique de la psychanalyse. Et notamment pour ce qui concerne l’orientation de la traversée du fantasme, qui précisément libère le sujet de toutes sortes de contraintes. Dont celles qui pèsent, éventuellement, sur le choix d’objet et l’identification sexuée. Comment ne pas voir ce qu’emporte avec elle cette issue des cures, dont il faut prendre d’autant plus la mesure qu’elle doit être replacée, plus généralement, dans l’ensemble de la subversion déjà apportée par Lacan dans le champ freudien sur tous ces thèmes fondamentaux que sont les conditions de production de la psychanalyse, la question féminine, le soutien au patriarcat, l’analyse des homosexualités ou de la transidentité, bref tous ces thèmes enfourchés par le réquisitoire prononcé très souvent à tort par exemple par la leçon de Preciado du 17 novembre 2019[41]. Ce pourquoi j’ai répondu à cette leçon[42]. Et pourquoi j’ai aussi conclu sur ce fait que, s’agissant de la mutation à laquelle aspirent volontiers ceux qui voudraient s’engager pour faire valoir dans le champ freudien les exigences queer, dont le philosophe de la révolution sexuelle s’est fait le porte-parole, il convient d’abord qu’ils aperçoivent que ces exigences sont le plus souvent sans objet, puisque cette subversion a déjà été largement réalisée par la recherche de Lacan sur les buts éthiques de la psychanalyse. Un Lacan que j’ai donc caractérisé comme presque queer et qui offre en particulier à la subjectivité de l’époque rien moins que la sortie de la cage du fantasme et de la sublimation, comme la proposition de la passe.

 

Pour conclure sur la très délicate, mais fort éminente question du phallus, j’ajoute enfin, et notamment pour ceux qui voudraient s’engager dans la fabrique d’une queer psychanalyse, que je ne les encourage pas vraiment à suivre les indications de la célèbre philosophe de Berkeley sur ce point. Puisqu’à s’engager dans la production du phallus lesbien qu’elle propose et qu’elle nomme, de manière cliniquement juste, un fétiche, ils viendraient s’inscrire ipso facto dans cette longue liste des faiseurs de chapeaux ou de mirages[43] supplémentaires que promeuvent les autres producteurs de fétiches, qui tous à leur manière promettent forcément un triomphe contre la castration[44].

[1] Journées CIAP/ESPACE : Les sources littéraires de Lacan, Paris le 19 Janvier 2019 et Lacan tragique, Paris le 19 Juin 2022. Les textes des interventions sont publiés dans notre revue en ligne Sygne (sygne.net) N°3 et N°4.

[2] J. LACAN, Le désir et son interprétation Livre VI du Séminaire (1958-1959), Paris, La Martinière, 2013, p. 295-296.

[3] Ibid., p. 541.

[4] SOPHOCLE, Œdipe à Colone, éditeur p. 364.

[5] J. LACAN, L’éthique de la psychanalyse Livre VII du Séminaire (1959-1960), Paris, Le Seuil, 1986, p. 350-351.

[6] Ibid., p. 352-353.

[7] M. ZAFIROPOULOS, La question féminine de Freud à Lacan ou la femme contre la mère, coll. Philosophie d’aujourd’hui, Paris, PUF, 2010, 192 p.

[8] J. LACAN, L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 349 (je souligne).

[9] « La perspective théorique et pratique de notre action doit-elle se réduire à l’idéal d’une harmonisation psychologique ? Devons-nous, dans l’espoir de faire accéder nos patients à la possibilité d’un bonheur sans ombres, penser que la réduction peut être totale de l’antinomie que Freud lui-même a articulée si puissamment ? Je parle de ce qu’il énonce dans Le Malaise dans la civilisation, quand il formule que la forme sous laquelle l’instance morale s’inscrit concrètement dans l’homme, et qui n’est rien moins que rationnelle à son dire, cette forme qu’il a appelée le surmoi, est d’une économie telle qu’elle devient d’autant plus exigeante qu’on lui fait plus de sacrifices.

Cette menace, ce déchirement de l’être moral chez l’homme, nous est-il permis de l’oublier dans la doctrine et la pratique analytiques ? À la vérité, c’est bien ce qui se passe – nous ne sommes que trop portés à l’oublier, autant dans les promesses que nous croyons pouvoir faire, que dans celles que nous croyons pouvoir nous faire à propos de telle issue de notre thérapeutique.

Une analyse doit-elle idéalement, en droit dirais-je, se terminer sur cette perspective de confort que j’ai épinglée tout à l’heure de la note de rationalisation moralisante où elle tend à s’exprimer trop souvent ? (…) est-il tenable de réduire le succès de l’analyse à une position de confort individuel, liée à cette fonction assurément fondée et légitime que nous pouvons appeler le service des biens ?

Quelque régularisation que nous apportions à la situation de ceux qui ont concrètement recours à nous dans notre société, il n’est que trop manifeste que leur aspiration au bonheur impliquera toujours une place ouverte à un miracle, une promesse, un mirage de génie original ou d’excursion vers la liberté, caricaturons, de possession de toutes les femmes pour un homme, de l’homme idéal pour une femme. Se faire le garant que le sujet puisse d’aucune façon trouver son bien même dans l’analyse est une sorte d’escroquerie. » (J. LACAN, L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 349-350).

[10] Voir M. ZAFIROPOULOS : Œdipe assassiné ? Œdipe Roi, Œdipe à Colone, Antigone ou l’inconscient des modernes. Les mythologiques de Lacan, vol. 2, Toulouse, Erès, 2019.

[11] J. BUTLER, Antigone : la parenté entre vie et mort, Paris, Epel Éditions, 2003, Édition du Kindle.

[12] J. BUTLER, op. cit., Édition du Kindle, emplacement 1547.

[13] M. ZAFIROPOULOS, Lacan et Lévi-Strauss ou le retour à Freud, Paris, PUF, 2003.

[14] « L’État n’apparaît pas dans la lecture que Lacan fait d’Antigone, ni même dans celle de Lévi-Strauss avant » (J. BUTLER, op. cit., Édition du Kindle, emplacement 242).

[15] Cl. LEVI-STRAUSS, Les structures élémentaires de la parenté, Mouton, La Haye ,1967.

[16] Cl. LEVI-STRAUSS, Introduction à M. Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, Puf, 1950, p. XLIX.

[17] « Un certain ordre social est basé, plutôt, sur une structure de communicabilité et d’intelligibilité comprises sur un plan symbolique. Et bien que pour ces deux théoriciens [Lacan et Lévi-Strauss] le symbolique ne soit pas la nature, il institue néanmoins la structure de la parenté selon des voies qui ne sont pas précisément malléables » (J. BUTLER, op. cit., emplacement 243).

[18] J. BUTLER, op. cit., emplacement 212.

[19] Enveloppé dans le manteau de Franz Kafka, Paul B. Preciado adapte le titre d’une nouvelle de l’écrivain austro-hongrois intitulée Rapport pour une académie, dans laquelle un singe jadis capturé a appris les manières de faire des hommes et prononce une conférence pour une assemblée de savants à qui il raconte l’histoire de sa transition le conduisant de sa première cage au nouvel enfermement que sont pour lui ces nouvelles manières de faire. Texte d’abord publié par Martin Buber dans sa revue Der Jude en 1917.

[20] J. BUTLER, Ces corps qui comptent. De la matérialité et des limites discursives du « sexe », Paris, Éditions Amsterdam, 2018.

[21] J. LACAN, « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je telle qu’elle nous est révélée dans l’expérience psychanalytique », Écrits, Paris, Seuil, 1966.

[22] J. LACAN, « La signification du phallus », Écrits, Le Seuil, Paris, 1966.

[23] J. BUTLER, Ces corps qui comptent. De la matérialité et des limites discursives du « sexe », op. cit., p. 148 ( je souligne).

[24] Ibid.

[25] Voir sur ce point mon Lacan et les sciences sociales, Paris, PUF, 2001.

[26] J. BUTLER, Ces corps qui comptent…, op. cit., p. 117 (je souligne).

[27] J. LACAN, « Le stade du miroir », Écrits, op. cit., p. 95 (je souligne).

[28] J. BUTLER, op. cit., p. 130.

[29] P. B. PRECIADO, Je suis un monstre qui vous parle : rapport pour une académie de psychanalystes, Paris, Grasset, 2020.

[30] En réalité l’androcentrisme qui marque bel et bien le phallus comme signifiant dans la culture n’est donc pas du fait de Lacan, malgré ce qu’en dit Butler, mais il tient probablement au fait que le pénis est la partie du corps, tous genres confondus, qui signifie le désir depuis la nuit des temps parce que sa présence érectile se voit comme le nez au milieu de la figure, de même qu’il est doué d’une capacité de détumescence signalant la disparition du désir. Ce qui fait d’ailleurs du masculin le sexe faible pour Lacan, mais dote l’organe d’une sorte de complaisance somatique de présence/absence immédiatement perceptible dans le registre de l’image et qui le prédispose aussi à l’inscription symbolique. Étant entendu que le symbole s’institue précisément d’être le temps de la chose, ou dit plus simplement, de représenter la chose dans son absence même. D’où vraisemblablement le fait que, le pénis fut depuis toujours un bon candidat pour symboliser le désir. Et que pour ce qui concerne le choix culturel il jouit d’une prévalence quant à la symbolisation du désir sur tous les autres organes dont le battement quant au désir est moins patent.

[31] J. LACAN, « La signification du phallus », op. cit., p. 693.

[32] J. BUTLER, Ces corps qui comptent, op.cit., p. 149 (je souligne).

[33] J. LACAN, « La signification du phallus », op, cit., p. 686 (je souligne).

[34] J. BUTLER, Ces corps qui comptent, op. cit., p. 154 (je souligne).

[35] S. FREUD, « L’analyse avec fin et l’analyse sans fin », Résultats, idées, problèmes II, Paris, Puf, 1995, p. 265.

[36] Cl. LEVI-STRAUSS, Introduction à M. Mauss, Sociologie et anthropologie, op. cit.

[37] J. DERRIDA, La structure, le signe et le jeu dans le discours des sciences humaines : Conférence prononcée au Colloque international de l’Université Johns Hopkins (Baltimore) sur « Les langages critiques et les sciences de l’homme » le 21 octobre 1966. Parue dans L’Écriture et la Différence, Seuil, Paris, 1967.

[38] Voir sur ce point M. ZAFIROPOULOS, « Effet du transfert de Lacan à Lévi-Strauss sur la clinique psychanalytique : visite des grands cas de Freud », chapitre V de mon ouvrage Du père mort au déclin du père de famille : où va la psychanalyse ?, Paris, PUF, 2014.

[39] J. BUTLER, Ces corps qui comptent, op. cit., p.142.

[40] Ibid., p. 140.

[41] Dans son intervention lors du congrès annuel l’École de la Cause Freudienne (ECF) à Paris le 17 novembre 2019.

[42] M. ZAFIROPOULOS, Lacan presque queer. L’éthique de l’homme occidental et les buts moraux de la psychanalyse, Toulouse, Erès, 2023.

[43] J. LACAN, L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 119.

[44] « Le fétiche est le substitut du phallus de la femme (de la mère) (…) il reste le signe du triomphe sur la menace de castration » affirme Freud dans « Le fétichisme » (1927) in Œuvres complètes, vol. XVIII, Paris, PUF, 1994, p.126-127.


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VIDEO EDITIONS ERES M. ZAFIROPOULOS – « LACAN PRESQUE QUEER»

L’éthique de l’homme occidental et les buts moraux de la psychanalyse Lacan presque queer intervient au cœur du débat opposant les militants queer et les spécialistes des études de genre aux psychanalystes. Il évalue la pertinence des critiques politiques développées par les premiers tout en rappelant l’exigence émancipatrice de l’expérience psychanalytique (revue par Lacan) et l’ampleur de son analyse historique de l’évolution de l’éthique des sociétés occidentales (de l’antiquité à la modernité). Le 17 novembre 2019, le philosophe queer Paul B. Preciado invité à la tribune du congrès de l’Ecole de la cause freudienne prononce une mémorable conférence exigeant des psychanalystes une profonde mutation de leur discipline qui reste selon lui la science de l’inconscient hétéropatriarcal et colonial, enferme les sujets dans la cage de l’épistémologie binaire et hiérarchique de la différence des sexes, reconduit la domination masculine, les pratiques de mort contre les homosexuels et les transsexuels, culpabilise les enfants par l’œdipe, et œuvre au total à toutes sortes d’opérations de normalisation favorisant au mieux l’état actuel de la reproduction sociale ou de la domination mortifère du père (blanc). Pour Markos Zafiropoulos, il fallait répondre par Lacan à cette violente critique, qui divise le champ freudien et celui des études de genre, mais aussi les associations militantes comme les cercles tâtonnant vers la construction d’une queer psychanalyse. En retournant au texte même, l’auteur prend la mesure de l’analyse de Lacan concernant l’histoire de l’éthique en Occident, les ressorts cliniques qui font de l’homme moderne un fugitif et un prisonnier de la cage du fantasme mais aussi de ce qu’il apporte aux buts moraux de la psychanalyse qui vont comme un gant aux impératifs des avant-gardes politiques. Dans la collection. Entre les lignes.