Psychanalyse : recherches cliniques et théoriques Saison III (2025-2026)
Psychanalyse : recherches cliniques et théoriques
(dirigée par Markos Zafiropoulos)
Saison III (2025-2026)
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La relation de Claude Lévi-Strauss (1908-2009) à Sigmund Freud (1856-1939) a façonné un moment charnière de l’histoire des sciences humaines. Pas tout à fait contemporains, ces deux petits-fils de rabbins ont successivement établi la notion de structure inconsciente comme pivot des sciences humaines, sociales et cliniques au XXe siècle. Une partie importante de l’influence de Jacques Lacan résulte de sa capacité à articuler leurs apports dans son « retour à Freud ». Ce dernier constituait en effet une relecture de l’œuvre freudienne à travers le prisme du structuralisme explicite de Lévi-Strauss, ce qui permettait de relever aussi la nature profondément structuraliste de l’œuvre de Freud (voir Zafiropoulos (2003) pour des détails).
Sans la notion de structure, la notion d’inconscient risque de devenir une sorte de complément caché du discours conscient, dont les contenus devaient alors être déchiffrés par un savant initié, lequel les traduisait dans un métadiscours prétendument achevé. Or, il suffit de relire « Au-delà du principe de plaisir », où l’appareil psychique fonctionne selon des logiques d’excitation, d’endiguement et de décharge d’une énergie libidinale associée aléatoirement à des signifiants ou encore Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, où l’effet libératoire du Witz résulte de l’articulation soudaine de deux structures parallèles contournant ainsi l’interdit, pour se rendre compte que Freud est loin de toute vision psychologisante de l’inconscient.
Il n’en demeure pas moins que Freud écrivait encore dans un langage pré-saussurien. On oublie parfois que L’interprétation des rêves (1900) précède de plus d’une décennie le Cours de linguistique générale (1916), qui introduisait pour la première fois la distinction fondatrice entre les signifiants et les signifiés. Pourtant, cette distinction s’avère cruciale si l’on veut faire du signifiant le porteur d’une charge pulsionnelle qui excède le signifié, dont la dimension imaginaire limite son utilisation tant en théorie qu’en clinique. De fait, L’interprétation des rêves constate déjà l’autonomie du signifiant par rapport à toute fixation sémantique : le signifiant y suit la voie la plus efficace pour écouler une tension libidinale. Alors l’inconscient ne se manifeste pas dans quelques images oniriques, mais dans les lois d’articulation des signifiants, établissant métaphores et métonymies pour tisser les méandres du labyrinthe du langage. D’où l’importance de l’opération lacanienne : révéler Freud comme le structuraliste qu’il avait toujours été.
Depuis Totem et tabou (1913), dans la tradition freudo-lacanienne, la notion de structure inconsciente est indissociable de celle du père mort ou du père symbolique, dont le signifiant maître, le S1, confère cohérence et pertinence à l’univers symbolique. C’est ici que surgit une tension entre Freud et Lévi-Strauss. Si Freud ne connut pas Les structures élémentaires de la parenté, publiées en 1947, Lévi-Strauss était bien conscient de l’œuvre de son aîné à laquelle il revient de manière parcimonieuse mais régulière. Toutefois, il avance selon sa propre logique, parfois en parallèle, reconnaissant par exemple la centralité du mythe d’Œdipe comme archétype universel du mythe, tout en gardant ses distances.
Le point de rupture réside dans le rôle central attribué au meurtre du père dans la genèse de la structure inconsciente dans Totem et tabou. Lévi-Strauss exprime une nette réticence à l’égard de cette « fable du meurtre du père », soulignant volontiers son caractère romanesque. Aussi, au moins dans un premier temps, il se trouvait en désaccord avec Freud. Alors que pour Freud le meurtre du père de la horde originaire était la condition nécessaire pour instaurer l’interdit de l’inceste et le refoulement, Lévi-Strauss prônait dans Les structures élémentaires une explication alternative : une propension naturelle à l’échange, notamment l’échange des femmes entre tribus, institue de facto le renoncement aux femmes de la même famille et l’interdit de l’inceste, ligne de démarcation entre nature et culture. Nul besoin, dès lors, d’une culpabilité intériorisée suite à un meurtre originaire supposément commis en commun pour fonder le lien social.
Tenant compte de cette constellation entre les deux auteurs, cet article entend répondre à deux questions étroitement liées. D’une part, à la suite du structuralisme primaire des Structures élémentaires qui flirte parfois avec la détermination génétique, quel chemin Lévi-Strauss emprunte-t-il pour identifier des opérateurs plus souples et moins mécaniques pour instaurer des structures inconscientes intégrant l’interdit de l’inceste ? D’autre part, même si Lévi-Strauss, au fil de son œuvre, nuance quelque peu son opposition à Freud, il ne reconnaît jamais explicitement au meurtre du père un rôle de primum movens. Peut-on dès lors concevoir une genèse de la structure inconsciente sans ce meurtre ? Autrement dit : la position lévi-straussienne est-elle logiquement soutenable ?
L’article se déploiera en quatre temps. Suivant cette introduction, une deuxième partie présentera la conception freudienne de la genèse de l’inconscient comme moment de cristallisation autour du mythe du meurtre du père. La troisième analysera l’évolution de la pensée de Lévi-Strauss dans un dialogue à distance avec Freud. Enfin, la dernière partie montrera que, si la position de Lévi-Strauss ne rejoint jamais totalement celle de Freud, elle demeure logiquement défendable dans une perspective où un monde sensé précède l’avènement de la parole humaine. Point n’est besoin, alors, d’un meurtre inaugural si l’esprit du père anime le monde depuis l’origine des temps.
Dans Totem et tabou, Freud soutient qu’une structure inconsciente se met en place au moment où les membres mâles d’une horde préhistorique s’accordent sur le fait que leur ancien chef, assassiné en commun, était le père de chacun d’eux. Ce moment constitue, certes, la reconnaissance d’un meurtre, le premier de l’histoire de l’humanité, et également d’une culpabilité. Mais ce même moment constitue, dans un seul et unique acte, la première reconnaissance d’un autre mâle, fût-il mort, comme père. Le moment du constat du meurtre du père est également le moment de la découverte du père.
La structure inconsciente des nouveaux fils sera désormais présidée par la figure du mort qui polarisera dorénavant leur univers symbolique. Au quotidien, la figure de l’ancien chef mort trouvera représentation dans un animal, devenu le totem de la tribu. Au nom du totem seront ensuite formulés les interdits de l’inceste, du meurtre et du cannibalisme qui demandent un effort de refoulement permanent à cause de la charge libidinale de l’envie d’accomplir précisément ces actes. Refoulement, inconscient, représentation et symbolisation sont différents aspects de la cristallisation de l’espace psychique survenant lorsque les hommes de la horde conviennent de s’abstenir de la satisfaction immédiate de leurs désirs, au nom du mort. Les raisons sont multiples et peuvent inclure la peur de subir le même destin que l’ancien chef, le plaisir de l’homosociabilité de se fondre dans le groupe des mâles ou le calcul intuitif des avantages d’un déferrement de la satisfaction. Quelles qu’en soient les motivations individuelles, au plan collectif le choix d’une référence symbolique commune marque la distinction entre une tribu et une horde.
Les interdits de l’inceste et du meurtre jouent un rôle particulier dans la structuration du psychisme individuel et de l’organisation sociale. L’interdit de l’inceste signifie ici : « on ne touche pas aux femmes du père », ce qui implique que les hommes doivent chercher leurs partenaires hors de leur tribu, posant ainsi les bases de l’échange et de l’alliance. L’interdit du meurtre est d’abord celui du meurtre du père, dépositaire de l’autorité symbolique. Il s’exprime dans l’horreur viscérale devant le parricide et le régicide, qui menacent le socle même du symbolique.
La figure du père mort et du totem devient le pôle attracteur et l’apex du système symbolique qui se met progressivement en place. Elle devient aussi la cible des flux libidinaux qui parcourent le réseau des signifiants. Le signifiant du père absent accomplit la fonction essentielle d’introduire de la flexibilité entre les unités discontinues du langage et la continuité du monde extérieur, telle qu’elle est transmise par l’expérience sensible. Tous les systèmes symboliques possèdent un tel signifiant d’exception ; sans lui, la langue basculerait dans la rigidité d’un code. Si Freud, en analogie avec les résultats de la recherche ethnologique de son époque, avait choisi le terme totem, la même fonction est présentée par différents auteurs sous d’autres dénominations. Mauss évoque le hau ou l’orenda, Lacan le nom du père ou le S1, tandis qu’Adam Smith, dans la perspective anthropologique qui fonde sa pensée économique, parle du spectateur impartial.
Smith attirait également l’attention sur un autre aspect : pour être efficace, le nom du père doit rester imprononçable. Dès qu’il devient un signifiant codifié comme un autre, il perdrait sa fonction d’amortisseur. Même le parer avec des accoutrements artificiels de l’exceptionnalité n’y changerait rien ; un nom prononçable serait toujours appropriable par un homme réel qui assumerait alors le statut d’un « grand frère » avec toutes les conséquences que cela implique pour la vérité, la structuration psychique, et le lien social. L’atrophie d’un S1 vivant et sa substitution par des mots forts mais creux accompagnent ainsi toujours la montée des fascismes.
Totémisme, le mythe d’Œdipe et le père symbolique
Freud associe la notion du totem à celle du père. Il avance notamment que l’identification du « sauvage » au totem couplée à une ambivalence profonde envers celui-ci correspondent précisément aux sentiments que le sujet névrosé entretient vis-à-vis de son père. De là il passe, comme si c’était une évidence, au mythe d’Œdipe Roi :
Si l’animal totémique est le père, alors les deux principaux commandements du totémisme, les deux tabous, qui constituent son noyau, – ne pas tuer le totem et ne jouir d’aucune femme appartenant au totem –, coïncident avec les deux crimes de l’Œdipe, qui tua son père et prit sa mère pour femme, ainsi qu’avec les deux premiers désirs de l’enfant, dont le refoulement incomplet ou la ranimation forment peut-être le noyau de toutes les psychonévroses. (Freud (1913), p. 417).
De ce constat, Freud tire trois conclusions :
Les deux dernières conclusions constituent les piliers centraux de l’édifice psychanalytique freudien. Notons toutefois qu’elles résultent exclusivement de l’identification de la figure du père au totem. Encore faut-il clarifier de quel père il s’agit. Entre le père biologique dont on ne saura jamais autre chose que ce que veut bien attester la mère, le père réel présent dans l’enfance, et le père symbolique qui établit un nom et une lignée, seul ce dernier est concerné par le totem. En effet, le totem est le père symbolique.
Freud lui-même n’utilise pas le terme « père symbolique », mais il prépare cette désignation en rapprochant le totémisme de la religion et en particulier de la religion chrétienne. Le culte chrétien apparaît ainsi à la fois comme répétition et comme expiation du meurtre du père. Côté répétition, le meurtre du père est évoqué dans le sacrifice de Jésus Christ, puis dans celui de l’agneau de Dieu. Côté expiation, le père symbolique est le destinataire du sacrifice, acte de soumission et demande de pardon. La cérémonie religieuse perpétue et renforce ainsi la dissociation entre le père réel et le père symbolique.
Freud insiste sur cette ambivalence : les émotions agressives se dirigent vers l’animal sacrifié, l’amour filial se dirige vers la divinité spirituelle (ibid., p. 432-433). Le Christ, en s’offrant comme victime sacrifiée, permet à ses frères de se libérer de leur dette envers le père symbolique et de vivre dans une paix relative avec leurs pères réels et les avatars politiques et sociaux du père symbolique dans le monde d’ici-bas. Freud résume : « Lui [le Christ] y allait et sacrifiait sa propre vie, et ainsi délivrait la bande des frères du péché originel » (ibid., p. 436). Le péché originel consiste bien en le meurtre du père et la convoitise de ses femmes.
Pour Freud, la religion chrétienne reste cependant une sorte de jeu à somme nulle dans lequel le fils se substitue au père sur le plan spirituel :
Avec le même acte, qui offre au père l’expiation maximale, le fils atteint aussi l’objectif de ses désirs contre le père. Il devient lui-même un Dieu, à côté et, en fait, à la place du père. La religion du fils remplace la religion du père. (Ibid., p. 437.)
Ainsi, l’autosacrifice du fils, en expiation du pêché universel, lui confère une nouvelle force symboligène. Remplacer le père par le fils ou, plus précisément, mettre le fils à une place analogue à celle du père établit une métaphore paternelle robuste vu que père et fils sont entrés dans le symbolique. Le fait que le Christ soit mort sur une croix, dont l’isomorphie avec la croix formée par métaphore et métonymie n’est pas fortuite, et renforce l’idée que le lien entre un père et un fils ne relève que du symbolique, c’est-à-dire du langage. Par son sacrifice, le Christ parachève une métaphore paternelle qui deviendra le principe organisateur de l’inconscient de ses disciples.
Pourquoi faire de la figure du père le support principal du symbolique ?
Freud est souvent accusé d’avoir « inventé » dans Totem et tabou, inspiré par quelques références ethnographiques survolées, une fable romanesque empiriquement invérifiable (par exemple, Lévi-Strauss, 1947, 1967, Zafiropoulos, 2025). Une telle critique méconnaît la nature de sa contribution. Plus précisément, elle confond la mort violente d’un chef de horde primitive – c’est-à-dire d’un groupe sans structuration symbolique – avec la reconnaissance par les mâles survivants de cette mort comme évènement signifiant.
À proprement parler, il n’est même pas nécessaire que le défunt fût réellement le chef de la horde. Il suffit qu’il soit reconnu ex post comme tel par les survivants. La significativité de l’évènement consiste exclusivement dans la cristallisation soudaine de la prise de conscience que ce mort occupait une place particulière, et que chaque survivant a participé, réellement ou imaginairement, à sa mise à mort. Il importe peu que le coup fatal ait été porté par un seul ou par plusieurs ; ce qui compte, c’est que la culpabilité soit partagée : tous voulaient sa place. C’est l’acceptation de cette part de culpabilité qui scelle l’appartenance au pacte symbolique.
En soi, la mort violente d’un membre de la horde, fût-il le chef, n’avait rien d’exceptionnel dans une société préhistorique. Dans la horde primitive comme ailleurs, les chefs vieillissent et finissent par être déposés, violemment ou pas selon les circonstances. Darwin, dans De l’origine des espèces, rapporte que l’élimination du mâle dominant par de jeunes rivaux est une réalité récurrente. Elle relève de l’évolution naturelle et ne constitue pas un acte inaugural. Ce qui transforme un tel événement en meurtre du père, c’est l’opération symbolique : cette mort signifie quelque chose d’important. Au commencement était l’acte qui faisait signe.
La rupture intervient lorsque les survivants s’accordent pour dire : « Ce corps était notre père, celui dont nous rêvions de prendre la place. Que quiconque tente à son tour de le remplacer subisse le même sort. » Seulement par cet accord que les mâles survivants deviennent des frères, des frères dans le totem. Cette reconnaissance n’implique nullement une filiation biologique. Avec le long laps de temps entre fécondation et naissance, cette dernière était jusqu’à très récemment impossible à établir avec certitude. Pater semper incertus.
Plus encore, c’est la non-vérifiabilité scientifique de la paternité biologique, c’est-à-dire le fait que la paternité doit être attestée par la parole d’une mère, qui consacre le père comme support du symbolique. Reconnaître un père est un acte de foi. Dès lors, les tests génétiques sur base d’ADN, phénomène récent, en objectivant la paternité, affaiblissent la fonction symbolique des pères. Limiter le rôle de la parole de la mère relativise aussi le statut du père.
Au niveau de l’ancrage symbolique du sujet, la certitude d’une paternité biologique attestée par un laboratoire médical se substitue alors au rapport complexe et évolutif avec le père réel. Ce dernier n’est pas seulement instauré dans ses droits par le désir de la mère mais aussi suscite le respect dans la mesure où il s’efforce d’être un père suffisamment symbolique (Nasio).
Les tests génétiques nient la prérogative d’une mère de désigner le père et minimisent la dette vis-à-vis de celui dont les interdits permettent la sortie de l’étreinte maternelle. Placer un test de laboratoire en face du père réel peut alors engendrer un fantasme de provenance autochtone et devient ainsi le support contemporain du « roman familial du névrosé » (Freud, (1909) 1994a, p. 223-226).
Pourquoi le père doit-il être mort pour faire fonction de support du symbolique ?
Ce n’est donc seulement ex post, après l’accord des mâles survivants, que la mort violente d’un ancien chef devient le « meurtre du père » impliquant culpabilité, dette, expiation et refoulement. Ex ante, il s’agissait d’une énième lutte d’existence avec la survie du plus apte. Un évènement courant et naturel. La notion de meurtre, impliquant un acte répréhensible plutôt qu’une victoire des forces vives et le renouveau de la horde, n’émerge qu’avec le nouveau lien symbolique établi par les mâles survivants. La notion de meurtre est, bien sûr, indissociable de son interdit. Mais la causalité court dans les deux sens : seul l’interdit fait après-coup d’une lutte sanglante mais naturelle un meurtre dont les motivations doivent dorénavant être refoulées.
Les interdits du meurtre et de l’inceste, car la jouissance des femmes de la horde était l’enjeu principal de la lutte, sont les marqueurs principaux de la démarcation entre la nature et la culture. Le meurtre du père deviendra alors le crime paradigmatique car le perpétrer signifie s’attaquer aux fondements mêmes du symbolique et du lien social. Le commettre signifierait le retour à la barbarie. Ceci explique, par exemple, la cruauté théâtrale des châtiments destinés aux régicides. La deuxième raison pour poursuivre tout parricide avec une sévérité exemplaire est que la gravité de l’acte ne trouve son égal que dans la puissance de la tentation de le réaliser.
Pourtant, un « meurtre du père » avec tout l’effroi qui y est associé, reste, dans un certain sens, un crime imaginaire. Aucun homme, aucun père réel, aucun chef, même portant les insignes de la puissance politique, militaire ou spirituelle ne peut être réduit à sa fonction symbolique. Tout représentant de l’autorité symbolique, n’en est justement qu’un représentant. Par sa nature physique et désirante il restera toujours un mâle parmi les autres, membre du groupe des frères dans le totem. César tombant sous les coups des conspirateurs est à la fois le fossoyeur des principes républicains et un vieil homme affligé d’être trahi par ses proches.
Lacan dans son discours du maître place le maître comme énonciateur du S1, le signifiant maître, sur le sujet clivé $. Fonder et énoncer un discours qui puisse faire lien social demande une astreinte personnelle importante. Commandare è meglio che fottere, dit le dicton sicilien, il y a une différence structurelle indépassable entre commander et copuler, faire lien social et jouir.
Certes, aucun homme, aussi vertueux soit-il, ne pourra jamais pleinement réaliser cette séparation. Chaque maître réel doit travailler en permanence l’équilibre qui trahit le moins possible sa fonction de porteur du symbolique et sa propre pulsionnalité. En même temps, nier d’emblée l’opposition entre les deux pôles mène aux « maîtres obscènes » (Žižek) qui président dans toutes les époques aux fascismes et aux associations mafieuses. Vice versa, s’en prendre à un porteur du symbolique, même s’il s’agit d’un symbolique creux ou, pire, d’une perversion idéologique fascisante, n’est jamais entièrement dépourvu de la haine de l’autre et de l’antagonisme envers le père réel.
Autrement dit : pour faire entrer la figure du père mort définitivement dans le symbolique, le corps de celui qui fonctionnera dorénavant comme le totem du groupe doit disparaître. Ainsi, le festin totémique joue un rôle décisif dans la transformation d’une énième lutte violente dans un acte fondateur du symbolique. Certes, le festin totémique est aussi un moment d’expérimentation sociale délicate entre transgression et affirmation des nouveaux interdits. Pendant le festin tout est jeu provisoire et mise en scène ; tout est permis car tout est fait comme si. Le festin totémique a pourtant un deuxième rôle important : faire définitivement disparaître le corps de l’ancien chef pour ainsi installer ce dernier irréversiblement dans la mémoire et le symbolique.
Un mâle vivant, même en nouveau chef, avec son corps désirant, désirable, vulnérable ou effroyable ne sera toujours qu’un des mâles de la horde, et non une autorité symbolique et un géniteur sur le plan psychique. S’il réclame ce rôle de son vivant, il devient l’équivalent d’un gourou de secte avec un prélèvement pervers sur ses adeptes au profit de sa propre jouissance. Bien sûr, des rites d’initiation, des pratiques ésotériques, des formules secrètes, etc. chercheront à voiler cette exploitation minable. Mais peu importent les détails : autorité symbolique et jouissance restent définitivement antinomiques.
Donc, le corps du mort doit disparaître. Le bannissement de l’ancien chef du groupe, par exemple, n’aurait pas le même effet. Le corps du chef vivant, objet de peur, haine et convoitise, capable de resurgir à tout moment, constituerait un obstacle important à tout engagement symbolique. Même le cadavre ensanglanté gisant dans la poussière ne peut rester associé au futur père symbolique. Trop puissantes seraient les identifications imaginaires possibles. Seule l’ingurgitation de la dépouille du mort accomplit la séparation définitive entre un corps physique et le totem de la tribu. Une transformation analogue se produit dans le sacrement de l’eucharistie : seul l’internalisation du corps du chef établit celui-ci en référence symbolique.
Freud rappelle que le passage du réel physique au symbolique se joue aussi au niveau individuel, notamment au moment que la psychanalyse appelle la castration symbolique, la prise de conscience de l’enfant de l’écart entre ses envies et leur réalisation. Cette prise de conscience sera accompagnée pour le petit garçon par l’intense peur de perdre l’organe qui avait semblé jusqu’à présent le moyen idéal pour satisfaire ses envies. Cette entrée dans la différence entre les images, les mots et les choses se fera dans un premier temps au nom du père réel, du groupe social ou de la loi écrite et sera ensuite, chemin faisant, progressivement associée avec une autorité symbolique plus intégrale.
Au niveau du récit clinique, la névrotisation au cours du conflit œdipien au niveau individuel semble ainsi se faire de manière plus détournée que la fixation soudaine de la figure de l’ancien chef en totem ou en père symbolique au niveau collectif. Qui sait ? Peut-être Freud avait saisi une vérité encore plus profonde, la cristallisation d’une structure, une loi d’articulation de signifiants, parfaitement identique au moment où l’enfant fait l’expérience de la limite définitive de sa toute-puissance et au moment où les membres survivants de la horde énoncent ensemble « ce mort-là était notre père. »
Le père symbolique, ancre d’un système symbolique, est ainsi nécessairement un père mort. Sa présence physique, même en tant que rival vaincu, même comme corps mort, le mettrait à nouveau sur un même plan avec les autres mâles qui continueraient à entretenir des rapports spéculaires avec lui. Le père symbolique doit être incorporel, intemporel et universel. Son efficacité de pôle attracteur des flux libidinaux en dépend. C’est le pas décisif accompli par les trois religions abrahamiques.
La nécessité logique d’une figure paternelle pour ancrer le symbolique n’est donc due ni à une envie de patriarcat d’assurer son pouvoir ni à l’imposition par la force d’un chef qui se légitimerait par une descendance du totem. Le père mort, ancre du système symbolique, est une création des frères. Ce qui est décisif dans ce processus, n’est pas la mise à mort d’un vieux chef mais l’accord des survivants pour déclarer cette mort comme un meurtre atroce et d’ériger la figure de l’ancien chef en père de chacun d’eux et en garant de leur nouvelle sociabilité. Cet accord se fait indépendamment de toute paternité biologique. L’établissement du totem est la première production culturelle.
Il résulte de la nécessité de disposer d’une instance qui puisse faire métaphore, c’est-à-dire capable d’établir une similarité de structure, ce que Lévi-Strauss appelle une isomorphie, sans laquelle aucune pensée symbolique n’est possible. En se créant, par accord commun, un père, les mâles survivants de la horde se situent eux-mêmes comme frères dans le totem et accèdent à une première conscience de soi. En même temps, le père doit être mort pour garantir son altérité radicale, pour n’être qu’absence et signe. La qualité première d’un signe, rappelons-le, est qu’il n’est pas la chose. C’est donc l’absence corporelle du père symbolique qui garantit son altérité, sa force attractive et sa capacité à soutenir langage et culture.
Introduction
La première partie de l’œuvre lévi-straussienne, des Structures Élémentaires de la parenté en 1947, en passant par « L’introduction à l’œuvre de Marcel Mauss » (1950) jusqu’à « La structure des mythes » en 1958, évolue devant la toile de fond de Totem et tabou. Lévi-Strauss accepte ainsi, tel un défi, la question de Freud « comment le symbolique est-il venu dans le monde ? », tout en offrant, au moins dans un premier temps, une réponse alternative. Cette réponse se veut orthogonale à la réponse freudienne, à la fois sur le plan des causalités identifiées et sur le plan de la méthodologie appliquée. Sa probité intellectuelle amène cependant Lévi-Strauss, sous la pression des nécessités logiques de son raisonnement, à s’approcher, au moins implicitement, de la position de Freud.
On verra ainsi que Lévi-Strauss identifie la structure du mythe d’Œdipe, y inclus le meurtre du père ou au moins d’un « parent mâle », comme la structure de base de tous les mythes et comme noyau de la pensée symbolique. Sa relecture nouvelle du mythe d’Œdipe comme une structure à quatre éléments, contrairement à la lecture habituelle du mythe d’Œdipe comme une structure à trois éléments, se retrouve chez Lacan qui en avait adopté des éléments pour son « Mythe individuel du névrosé » (1953).[1]
Dès le début, c’est-à-dire dès la publication des Structures élémentaires comme une thèse de doctorat époustouflante d’audace, d’ambition et de démesure, Lévi-Strauss avait déjà adopté avec emphase l’observation freudienne selon laquelle les origines du langage et de la culture sont indissociables de l’avènement de l’interdiction de l’inceste. A ce moment, il nie encore le rôle de la figure du père, d’un père mort ou encore le meurtre d’un père, fût-il déclaré tel ex post par les survivants. Il déplore ainsi la « gratuité de l’hypothèse de la horde primitive et du meurtre primitif » (Lévi-Strauss, (1947) 1967, p. 563). Cependant, il ne s’y attarde pas mais se contente surtout de passer le rôle du père sous silence. Chez Lévi-Strauss, l’interdit de l’inceste ne se formule pas au nom d’un père mort mais est imposé par des « frères » vivants qui souhaitent échanger les femmes de la tribu contre les femmes d’autres tribus afin de sceller des alliances économiques et militaires.
Lévi-Strauss est plus explicite sur son désaccord méthodologique avec Freud. Sa critique frontale de Totem et tabou sur ce point montre à quel point il s’installe dans une position qui prend l’œuvre freudienne comme un pôle adverse :
L’anthropologue] suit une marche contraire à celle de la théorie, telle que Totem et tabou la présente. Dans un cas, on remonte de l’expérience aux mythes, et des mythes à la structure ; dans l’autre, on invente un mythe pour expliquer les faits [cliniques] ; pour tout dire, on procède comme le malade, au lieu de l’interpréter. (Ibid., p. 564.)
Bref, l’anthropologue empiriste s’adresse avec dédain au psychanalyste spéculatif. Certes, des nombreuses études de cas, en passant par les Human Relations Area Files (HRAF), le fichier ethnologique sur support papier longtemps dirigé par Lévi-Strauss à l’EHESS, jusqu’à son vœu pour des « ordinateurs IBM » [sic] pour mieux organiser le matériel récolté, l’ambition empirique de Lévi-Strauss est sincère. En même temps, l’évidence empirique dégagée par les multiples études de cas de la deuxième partie des Structures élémentaires reste à prouver. C’est un « empirisme » qui doit tout aux intuitions d’un observateur inspiré. La multitude et l’hétérogénéité des structures relatées dégagent un air de gratuité proche de celui des sources ethnographiques citées par Freud pour fournir une première assise empirique au mythe qu’il présente dans Totem et tabou. Ce qui fascine cependant encore aujourd’hui, ce sont la cohérence de vision et la fougue des Structures élémentaires.
Vu d’aujourd’hui, les différences méthodologiques entre les deux penseurs sont alors moins importantes que les invectives de Lévi-Strauss contre son aîné ne le suggèrent. N’en déplaise aux belles âmes qui s’attribuent une scientificité basée sur un empirisme fantasmé qui caractérisent le positivisme du 20e siècle : ni la psychanalyse, ni l’anthropologie ne satisferont jamais les exigences de l’approche déductiviste prônée pour les sciences naturelles par Karl Popper, qui considère la confirmation, ou plutôt la non-falsification, d’hypothèses testées dans le cadre d’expériences contrôlées, comme le critère de l’admissibilité d’une théorie scientifique (voir La logique de la découverte scientifique, 1934, 2005).
Lévi-Strauss et Freud sont des structuralistes et le structuralisme par sa nature veut lever le voile des apparences et n’est alors empiriquement vérifiable que par voie indirecte, par exemple les tests économétriques, car, par définition, tout observateur n’accède qu’aux signalements sensibles. A l’inverse, le structuraliste cherche les lois sous-jacentes derrières des comportements, des coutumes, bref, des symptômes qui se répètent. Il revient alors à la diligence, à la probité et à l’intuition du chercheur d’éplucher chaque instance d’observation pour y déceler ce qui est l’expression d’une loi invariable et ce qui est l’ivraie de circonstances aléatoires.
Donc expliquer les origines de l’interdit de l’inceste par l’échange des femmes sur la base d’un instinct de partage, posé comme un principe premier, est une hypothèse tout aussi difficile à vérifier empiriquement que le meurtre du père de la horde primitive. L’hypothèse de Lévi-Strauss a le désavantage supplémentaire qu’aucune théorie dynamique ne permet d’élucider la nature du moment particulier de cristallisation de la venue du symbole et de l’interdit dans le monde. Car Lévi-Strauss est d’accord avec Freud également sur ce point que le symbolique n’est pas le fruit d’une évolution progressive mais se manifeste dans la forme d’une irruption soudaine. La dernière faille dans l’argument avancé par Lévi-Strauss dans les Structures élémentaires est probablement celle qu’il ressentait lui-même de la manière la plus pénible : même au cas où on aurait la certitude d’avoir correctement identifié les structures sous-jacentes, entre ces dernières et l’infinitude des manifestations particulières de la vie sociale manque un élément de transition. Quel agent pourrait introduire la flexibilité nécessaire pour permettre d’articuler deux mariages avec différentes cérémonies, émotions et tonalités à la même Loi des structures parentales ? Les règles sociales expriment justement un langage et non pas un code que traduirait la Loi dans une uniformité régimentée.
Dans les dix ans qui suivirent la publication des Structures élémentaires, Lévi-Strauss s’applique donc à répondre à ces interrogations. Chemin faisant, il s’approche avec précaution de Freud. Mais plus important est le fait que dans ce processus il précise la fonction sémiologique de la figure du père mort dans un cadre saussurien ainsi que la fonction du mythe d’Œdipe comme entrée dans la métaphorisation des poussées contrastantes qui parcourent le sujet. Ainsi, il prépare la lecture structuraliste de l’œuvre freudienne dont Lacan tirera toutes les conséquences.
Instinct d’échange et interdit de l’inceste : Les structures élémentaires de la parenté
Lévi-Strauss s’accorde avec Freud sur le fait que le symbolique est venu dans le monde avec l’interdit de l’inceste. Les Structures élémentaires de la parenté (1947) commencent ainsi avec une réaffirmation emphatique du constat freudien que le seuil entre nature et culture est marqué par la règle de l’interdiction de l’inceste. Selon Lévi-Strauss c’est un fait empirique :
Partout où la règle [de l’interdit de l’inceste] se manifeste, nous savons avec certitude être à l’étage de la culture… Nous nous trouvons alors confrontés avec un fait, ou plutôt un ensemble de faits… nous voulons dire cet ensemble complexe de croyances, de coutumes, de stipulations et d’institutions que l’on désigne sommairement sous le nom de prohibition de l’inceste. » (Lévi-Strauss, [1947] 1966, p. 10.)
Lévi-Strauss insiste sur l’universalité de l’interdit de l’inceste comme ligne de partage entre culture et nature. Avec le goût du paradoxe il souligne que la prohibition de l’inceste « en un sens… appartient à la nature, car elle est une condition générale de la culture (ibid., p. 29) ». Mais c’est là aussi que les interrogations débutent, car Lévi-Strauss risque de donner à la prohibition de l’inceste une origine naturaliste.
Loin d’associer l’interdit de l’inceste avec la figure d’un père, mort ou vivant, Lévi-Strauss ancre l’interdit de l’inceste dans un « instinct naturel de l’échange » qui serait inné. Le principe d’échange devient ainsi un énoncé de base « évident » : L’échange est… un aspect d’une structure globale de réciprocité qui fait l’objet… d’une appréhension immédiate et intuitive de la part de l’homme social. (Ibid., p. 159.)
La formulation indique le danger de circularité de l’argument de Lévi -Strauss. L’échange est intuitivement appris par « l’homme social ». Mais si c’est l’échange qui fonde l’interdit de l’inceste quelle force avait donc socialisé les hommes au préalable ? Autrement dit, une fois établi l’instinct d’échanger motive l’interdit de l’inceste et l’exogamie car il concerne en premier lieu l’échange des femmes de sa propre tribu contre les femmes d’une autre tribu. Donc on s’interdit d’épouser les femmes de sa propre tribu pour être capable de former des alliances et pour ainsi devenir plus compétitif dans la lutte darwinienne entre tribus.
L’échange comme principe premier impose donc l’interdiction de l’inceste qui est, dans une logique qui suit celle de Freud, à l’origine de la culture, de l’ordre social et du symbolique. Cependant dans la chaîne causale proposée par Lévi-Strauss, la notion de père ne préside point l’ordre social mais lui est subordonné comme indicateur d’un lien biologique plutôt que symbolique :
L’inceste porte préjudice à l’ordre social… C’est le rapport social, au-delà du lien biologique, impliqué par les termes de ‘père’, de ‘mère’, de ‘fils’, de ‘fille’ et de ‘sœur’, qui joue le rôle déterminant. (Lévi-Strauss, [1947] 1966, p. 23.)
Le refus d’associer la figure du père avec l’interdit de l’inceste et de la chaîne symbolique complique l’approche lévi-straussienne dans les Structures élémentaires. Entre autres, ce refus est à l’origine d’un flottement entre patrilinéarité et matrilinéarité des structures de parenté. Comme on peut s’y attendre à la suite de la citation précédente, Lévi-Strauss postule formellement une symétrie entre les deux systèmes de filiation. En même temps, il insiste sur les rôles asymétriques des sexes dans un ordre où les hommes échangent et les femmes sont échangées.
Ces échanges sont opérés surtout par des « frères » mus par leur instinct de partage. Mais qu’est-ce que veut dire frère en l’absence d’un père ? En effet, la notion de fraternité reste peu spécifique au-delà de l’appartenance à une même tribu, notion également pas développée ou motivée ultérieurement. La question de savoir s’il s’agit d’être issu d’une même mère biologique ou d’une enfance commune pour établir des liens de frère de lait est laissée en suspens.
L’obligation de réciprocité dans l’échange s’applique ainsi exclusivement au prochain, l’autre, la tribu ou la famille à côté, sans référence à un tiers validant commun. Nulle part n’est mentionnée, par exemple, la reconnaissance partagée d’un totem ou d’un même ancêtre. L’instinct de partage est alors motivé par une vision néo-rousseauiste d’une identification naturelle à autrui qui mènerait au partage de la nourriture. A partir de la nourriture, l’instinct de partage et d’échange est étendu par contiguïté métonymique aux femmes, car ces dernières préparent la nourriture :
Ce ne sont pas seulement les femmes dont le groupe contrôle la répartition, mais tout un ensemble de valeurs, dont la nourriture est la plus aisément observable… et sans doute la plus essentielle ; entre les femmes et la nourriture, il existe tout un système de relations, réelles et symboliques… dont l’appréhension, même superficielle, suffit à fonder ce rapprochement. (Ibid., p. 38.)
Le raisonnement est sommaire : par instinct, les hommes partagent la nourriture (Lévi-Strauss élude l’objection évidente que le partage de nourriture est omniprésent dans le règne animal) ; vu que les femmes préparent la nourriture celles-ci s’échangent également ; l’échange des femmes implique l’exogamie et l’interdit de l’inceste. En effet, l’échange des femmes, l’exogamie et l’obligation de réciprocité sont les conditions préalables et non les conséquences de l’interdit de l’inceste :
La prohibition de l’inceste est moins une règle qui interdit d’épouser mère, sœur ou fille, qu’une règle qui oblige à donner mère, sœur ou fille à autrui. C’est la règle du don par excellence. (Ibid., p. 552.)
Et :
Il n’y a rien dans la sœur, ni dans la mère, ni dans la fille qui les disqualifie en tant que telles [pour l’endogamie]. L’inceste est socialement absurde avant d’être moralement coupable. L’exclamation incrédule arrachée à l’informateur : Tu ne veux donc pas avoir de beau-frère ? fournit sa règle d’or à l’état de société. (Ibid., p. 556.)
Refuser résolument tout statut à la figure du père mort et à ses avatars, tel le totem, fragilise le statut de l’interdit de l’inceste au point de le mettre en question : le mariage exogamique comme stratagème de politique familiale ou tribale n’empêche point les relations sexuelles incestueuses avant l’échange marital. Ceci vaut d’autant plus que Lévi-Strauss n’évoque en aucun point une obligation d’abstinence sexuelle avant le mariage ou une valorisation de la virginité. D’un côté, c’est cohérent ; si la paternité n’a pas de statut, la virginité de la mariée est sans intérêt. De l’autre côté, Lévi-Strauss vide l’interdit de l’inceste de sa substance car il n’implique finalement aucune astreinte spécifique au nom du nouvel ordre symbolique. C’est plus dramatique chez Freud, où l’inceste annihilerait le statut de la paternité et ainsi la pensée symbolique, l’ordre social et la culture.
Le modèle proposé par Lévi-Strauss dans les Structures élémentaires souffre ainsi de deux failles, toutes les deux liées à l’absence de l’avènement d’une autorité symbolique tel le père mort. D’abord, son approche est statique. Aucun évènement particulier, tel une mort violente qui rétrospectivement devient un meurtre du père, n’explique l’avènement de l’interdit de l’inceste dans le monde. L’instinct d’échange est « naturel » et les structures sont immuables. La distinction fondamentale entre nature et culture se perd alors une deuxième fois. Tout était toujours culture.
Ensuite, la nature statique des structures élémentaires identifiées par Lévi-Strauss implique un modèle mécanique entre les structures inconscientes et les comportements, les coutumes et les symptômes. Les règles structurales possèdent une qualité minérale, presque physique. Aucune instance médiatrice tel le totem ou le nom du père n’intervient comme amortisseur entre la règle abstraite et sa réalisation concrète dans la vie. L’histoire humaine n’est alors plus évolution dynamique mais variation aléatoire entre d’une règle éternelle.
L’inconscient chez Lévi-Strauss n’est pas seulement immuable mais, en absence de toute instance symbolique qui pourrait introduire une autoréflexion, également inaccessible à ceux qui en sont tributaires. Ses structures doivent être empiriquement déduites par un observateur extérieur du système. Les Structures élémentaire étaient la manifestation téméraire d’un positivisme sociologique qui cherchait à forger une grammaire des règles de l’échange marital dont le modèle était le structuralisme linguistique du Cercle de Prague. Les années de la grande proximité intellectuelle et personnelle avec Roman Jakobson entre 1941 et 1945 pendant leur exil à New York sont aussi les années de l’élaboration des Structures élémentaires.
Un modèle structuraliste traduit toujours une volonté de séparer un système d’éléments clairement identifiables, les signifiants, d’un système d’effets, d’intentions ou de sens, le signifié. Mais sa transposition d’une discipline à une autre ne se fait pas automatiquement. Dès qu’on s’éloigne de signifiants matériels simples, une telle ambition risque de créer des catégories aléatoires, telles des structures de parenté traduisant un « instinct de partage ». La linguistique échappe à ce sort car elle reste ancrée dans la phonologie, c’est-à-dire le réel anatomique observable du corps et des organes de locution et d’audition.
Des disciplines, telles la psychanalyse ou l’anthropologie ne possèdent pas une telle attache naturelle au monde physique et demandent alors une plus grande souplesse, prudence aussi, dans la formulation des hypothèses d’articulation entre signifiants et signifiés. D’où la nécessitéd’une instance médiatrice. Très vite Lévi-Strauss se rend compte des impasses de sa thèse de doctorat et cite dans la préface de la 2e édition du livre avec approbation l’anthropologue britannique Edmund Leach qui considérait le livre comme une « splendid failure », un échec splendide. Par la suite, Lévi-Strauss s’emploiera alors à sortir de ces impasses en introduisant justement un agent modérateur, tel le père mort même s’il évite soigneusement l’expression, et un modèle beaucoup plus flexible articulant la structure inconsciente et sa propre métaphorisation. Ces développements fondamentaux qui actualisèrent Freud et permirent les percées de Lacan seront présentés dans les deux prochaines sections.
Un premier pas vers Freud : le signifiant flottant à valeur zéro
Comme indiqué, les Structures élémentaires auraient beaucoup bénéficié d’une notion comme le totem ou le nom du père à la fois pour marquer le moment de l’entrée du symbolique dans le monde et pour assouplir l’articulation entre le signe et l’objet absent. Une telle notion aurait aussi permis d’éviter les explications naturalistes ad hoc, tel l’instinct d’échanger. D’ailleurs, même si Lévi-Strauss a toujours gardé la distance avec l’esquisse de la fonction paternelle de Totem et tabou, sa critique se concentre sur l’impossibilité de vérifier empiriquement un premier « meurtre du père » signifiant. Jamais il n’avait relevé une éventuelle incompatibilité logique de la fonction du père mort dans l’établissement d’un monde symboliquement structuré.
Lévi-Strauss comble cette lacune dans son « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss » (1950) avec la théorisation d’un signifiant flottant à valeur zéro comme instance qui préside, assouplit et complète la production symbolique. Si ce nouveau développement constitue indubitablement un pas vers Freud, il se garde bien de le présenter comme tel. Selon Lévi-Strauss, ce concept doit tout au travail de Mauss sur la magie et le shamanisme. Cette affirmation est peut-être vraie plus au niveau de l’inspiration et du contexte de l’élaboration du texte qu’au niveau d’une continuation linéaire de concepts maussiens. Quoi qu’il en soit, Lévi-Strauss crée avec le signifiant flottant à valeur zéro la version la plus abstraite possible d’une clef de voûte du système symbolique. En tant que signifiant flottant, le père mort et le totem sont réduit à leur fonction psycho-linguistique sans la moindre contamination imaginaire, aspect de la vision freudienne qui excède Lévi-Strauss. Lacan qui développe le nom du père à partir du signifiant flottant (Zafiropoulos, 2003) adoptera ensuite une sorte de compromis – le père mort, oui, mais réduit à son nom, faisant abstraction des éléments plus romanesques de Totem et tabou.
Au niveau de la fonction psycho-linguistique – capter l’excédent pulsionnel véhiculé par chaque acte langagier, chaque échange, et assurer une référence commune pour tous les participants – il n’y a guère de différence entre le signifiant flottant, le totem et le nom du père. Chaque tiers validant absorbe un surplus de sens, innommable et inconscient par définition, qui permet d’articuler un ensemble de signifiants (de phonèmes ou graphèmes socialement reconnus et immuables, préexistant au sujet), un système syntactique, avec un continuum de productions imaginaires, de sensations sensibles ou d’états de la nature, un système sémantique. La séparation et la coordination des deux systèmes sont l’essence même de la création d’un espace symbolique. Elle n’est rendue possible que par l’ubiquité, la malléabilité et l’acceptation inconditionnelle par un signifiant hors norme. L’existence d’un tel signifiant flottant pour créer du sens, toujours provisoire, établit la différence entre un code et un langage.
Après de longs méandres à travers l’œuvre de Mauss, Lévi Strauss introduit sa nouvelle conception de manière rapide, pédagogique et efficace en commençant avec une reformulation du problème en termes saussuriens :
Il y a donc une opposition fondamentale, dans l’histoire de l’esprit humain, entre le symbolisme, qui offre un caractère de discontinuité, et la connaissance, marquée de continuité. Qu’en résulte-t-il ? C’est que les deux catégories du signifiant et du signifié se sont constituées… comme deux blocs complémentaires (Lévi-Strauss, [1950] 2012, p. XLVII-XLVIII.)
C’est le principe fondateur de toute approche structuraliste. Vu qu’il n’y a aucun lien naturel entre signifiant et signifié, il se pose alors le problème de leur coordination. Ce problème ne peut être résolu que par une instance médiatrice qui organise la transition entre les deux systèmes. Sa fonction est au moins double dans ce contexte. D’abord, sa constitution est inséparable de la constitution des deux catégories ; elle maintient ainsi leur séparation dans la même mesure qu’elle offre de la dépasser. Ensuite, elle gère et focalise l’excès pulsionnel intrinsèque à l’internalisation du système signifiant qui fait que le sens d’un acte signifiant – énonciation, rite ou échange – dépasse toujours un signifié précis et codifiable. Dans les mots de Lévi-Strauss :
Il y a toujours une inadéquation entre les deux [catégories de signifiant et de signifié], résorbable pour l’entendement divin seul, et qui résulte dans l’existence d’une surabondance de signifiant, par rapport aux signifiés sur lesquels elle peut se poser. Dans son effort pour comprendre le monde, l’homme dispose donc toujours d’un surplus de signification… Cette distribution d’une ration supplémentaire – si l’on peut s’exprimer ainsi – est absolument nécessaire pour qu’au total, le signifiant disponible et le signifié repéré restent entre eux dans le rapport de complémentarité qui est la condition même de l’exercice de la pensée symbolique. (Ibid., p. XLIX.)
Ration supplémentaire, excédant, reste… le signifiant et le signifié ne se recoupent jamais. Le fait que l’inadéquation entre les deux ne soit résorbable que par « l’entendement divin » est à souligner. Elle rappelle les passages de Freud sur les liens entre le totémisme et la religion chrétienne. Indépendamment des termes choisis et des sensibilités méthodologiques, chez l’un comme chez l’autre des deux auteurs, le père mort du totem se situe comme signifiant flottant dans l’écart entre les signifiants et le signifié, les mots et les choses.
Toutes seules, les structures ne permettent pas la réalisation de la pensée symbolique. C’est à la fin de « l’Introduction » que Lévi-Strauss fournit la définition du signifiant flottant tout en revenant au début de son arc d’argumentation, l’œuvre de Mauss et, en particulier, l’Essai sur le don :
Nous croyons que les notions de type mana… représentent précisément ce signifiant flottant, qui est la servitude de toute pensée finie… Nous inspirant du précepte de Mauss que tous les phénomènes sociaux peuvent être assimilés au langage, nous voyons dans le mana, le wakan, l’orenda et autres notions du même type, l’expression consciente d’une fonction sémantique, dont le rôle est de permettre à la pensée symbolique de s’exercer…
Et en effet, le mana est… simple forme, ou plus exactement symbole à l’état pur… ce serait simplement une valeur symbolique zéro, c’est-à-dire un signe marquant la nécessité d’un contenu symbolique supplémentaire à celui qui charge déjà le signifié. (Lévi-Strauss, [1950] 2012, p. XLIX-L.)
Avant, Lévi-Strauss avait déjà indiqué que certaines expressions, auxquelles appartiennent aussi « truc » ou « machin », peuvent fonctionner comme amortisseurs en cas d’une mobilisation libidinale forte. Le signifiant flottant, hors norme et hors système, est le concentré indicible de ces amortisseurs. Il devient ainsi le pôle attracteur des forces inconscientes et rend la pensée symbolique – ce terrible effort de séparer la locution de l’envie – possible. Appeler ceci un totem ou un nom du père ne change rien au niveau de la logique qui articule langage, pulsion et inconscient. Épuré des contingences imaginaires qui avaient tellement vexé Lévi-Strauss dans la « fable » du meurtre du père, la notion au signifiant flottant à valeur zéro possède cependant l’avantage de la précision dans le sens qu’il est entièrement réduit à sa fonction logique de permettre l’articulation pertinente entre des signifiants discontinus et un signifié continu.
En même temps, en faisant abstraction du meurtre du père, le signifiant flottant perd le lien avec l’interdit de l’inceste, barrière non négociable entre nature et culture à la fois pour Freud et pour Lévi-Strauss. A nouveau, ce dernier ressent ce manque et complète le dispositif en rétablissant le lien avec le mythe d’Œdipe dans une forme qui exprime le fond du modèle freudien dans le nouveau langage structuraliste gagnant en précision et profondeur en ne concédant que le minimum incompressible à l’imaginaire dont les hommes et les femmes ont besoin pour négocier leur rapport avec le signifiant flottant. Ce nouveau prisme offert par Lévi-Strauss permit à Lacan de relire Freud et de faire émerger la visée structurelle de son œuvre (Zafiropoulos, 2003).
Mais si quelque chose d’essentiel pour l’évolution de la théorie psychanalytique se joue ici entre Freud, Lévi-Strauss et Lacan, il faut revenir sur le rôle essentiel de Mauss dans ce contexte. Après tout, le signifiant flottant est introduit en forme d’hommage à maître Mauss. Ce dernier, se considérant empiriste tel Lévi-Strauss, avait aussi identifié, notamment dans L’essai sur le don, avec le mana, le hau ou l’orenda des notions qu’il associait à une croyance dans « l’esprit des choses » chez les peuples premiers. Mais Mauss n’avait jamais intégré les catégories saussuriennes dans son travail et était étranger à toute réflexion de nature linguistique sur la mise en place et la structure de ces croyances. Sa notion d’un surplus qui vise à rétablir dans « l’acte social total » une unité perdue reste générale et n’est jamais associée à une charge pulsionnelle qui dépasserait une communication, une cérémonie ou un échange.
Mais Marcel Mauss pèse plus lourd dans ce travail de Lévi-Strauss dans une autre dimension. Si ce dernier ne parle jamais du père mort, dans « L’Introduction », Mauss est le père mort au nom duquel Lévi-Strauss présente le signifiant flottant. Il y accomplit même une sorte de meurtre intellectuel du père en prêtant à Mauss une pensée que ce dernier aurait eu du mal à reconnaître comme la sienne et en finissant le texte avec l’image sombre des « lunes mortes, ou pâles ou obscures » que Mauss aurait voulu encore découvrir.
Mais au-delà du texte même, le contexte institutionnel et biographique n’est pas anodin ici. « L’Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss » apparaît en été 1950 comme préface de la collection d’articles rassemblés par Lévi-Strauss et nommée Sociologie et anthropologie. Marcel Mauss était mort en février 1950. Cette même année, Lévi-Strauss avait été nommé Directeur d’études, chargé de l’étude comparée des religions des peuples sans écriture, à l’École pratique des Hautes Etudes (EPHE), VIe Section (Sciences économiques et sociales). Malgré la réorganisation de l’EPHE intervenue entre-temps, ce poste est XLIX clairement reconnaissable comme celui qu’avait occupé Marcel Mauss comme Directeur d’études, chargé de l’histoire des religions des peuples non civilisés, à la Ve section (Sciences religieuses) de 1901 jusqu’à son départ au Collège de France.
D’ailleurs, Lévi-Strauss quitta l’EPHE en 1959 également pour le Collège de France. Sa biographe remarque que Lévi-Strauss établit ainsi « une fois encore, une filiation spectrale privilégiée avec celui qui n’était pas son proche (Loyer, 2015, p. 361) ». « Filiation spectrale », on ne peut guère mieux exprimer la nature de la métaphore paternelle.
Un deuxième pas vers Freud : le mythe d’Œdipe Roi comme métaphore
Avec le « signifiant flottant » Lévi-Strauss avait brillamment identifié l’enjeu clef de la pensée symbolique et de sa dynamique pulsionnelle d’articuler la discontinuité des unités significatives avec la continuité de l’expérience sensible à la fois du monde extérieur et des flux libidinaux intérieurs. L’articulation du discontinu et du continu crée nécessairement un surplus ou un reste dont le signifiant flottant à valeur zéro était le dépositaire et l’agent. Mais le défi de Lévi-Strauss à Freud, expliquer la nature du symbolique sans le meurtre du père n’était ainsi que résolu à moitié. Le signifiant flottant ne permettait point d’expliquer ni le rôle de l’interdit de l’inceste sur fond d’une métaphore paternelle, ni la constitution de signifiants partagés qui pourraient canaliser l’excès pulsionnel au niveau d’une communauté. C’est très bien d’utiliser de temps à temps « truc » ou « machin » pour tenir lieu d’un surplus innommable, ce n’est guère suffisant pour générer les structures symboliques complexes que les cultures humaines ont su établir. Finalement, le concept du signifiant flottant ne donnait toujours aucune indication du moment particulier de sa venue au monde qui avait établi la pensée symbolique dans une cristallisation soudaine. Sur ce dernier point, Lévi-Strauss est d’accord avec Freud qu’il ne s’agit pas d’une évolution progressive mais d’une épiphanie foudroyante.
Cinq ans plus tard, en 1955, Lévi-Strauss donnera une réponse indirecte à ces questions dans la version anglaise de son article sur « La structures des mythes » qui paraîtra en français en 1958. La réponse est indirecte car l’article prétend se limiter à un simple travail d’identification de la structure des mythes plutôt qu’à une exploration des origines de la pensée symbolique. L’association des deux enjeux est cependant imposée par les résultats principaux obtenus par Lévi-Strauss : d’abord, il n’y a qu’un seul mythe, tous les mythes du monde suivent, en dernière conséquence, la structure du mythe d’Œdipe y inclus un inceste et le meurtre d’un « parent mâle » ; ensuite, le mythe d’Œdipe possède une structure quaternaire qui établit une métaphore de manière endogène au niveau du texte ; finalement, un mythe est identifiable par son efficacité clinique, c’est-à-dire par sa capacité d’engendrer un apaisement pulsionnel auprès du public.
Comme dans les Structures élémentaires et dans l’« Introduction », l’œuvre de Freud établit la toile de fond avec laquelle Lévi-Strauss engage un mouvement dialectique. En fait, « La structure des mythes » est basée sur une étude comparative de différentes variantes du mythe d’Œdipe. Lévi-Strauss étaye donc le choix de Freud de faire du mythe d’Œdipe le concept le plus important de la psychanalyse, le noyau et le départ de la pensée symbolique. Mais il se garde bien d’attribuer explicitement à Freud un rôle central dans son analyse et préfère le ranger, avec Sophocle et d’autres, parmi les nombreuses différentes variantes du mythe d’Œdipe.
La relecture de Lévi-Strauss du mythe d’Œdipe contient aussi deux modifications qui sont du plus grand intérêt pour la théorie psychanalytique. D’abord la structure des mythes ou, mieux, du mythe, consiste en quatre éléments et non pas trois éléments comme habituellement relaté. Ensuite, le mythe permet une métaphorisation des évènements traumatiques de l’inceste et du meurtre. Seul l’établissement d’une telle métaphore par la structure intérieure du texte garantit son efficacité clinique. L’importance théorique et clinique fut tout de suite saisie par Lacan, qui probablement en avait connaissance avant même la publication de l’article grâce aux enseignements oraux de Lévi-Strauss, pour en faire la structure paradigmatique du fantasme dans le Mythe individuel du névrosé ([1953] 2007).
L’avancée de Lévi-Strauss permet surtout la relecture du mythe d’Œdipe, version sophocléenne incluse, comme une structure à quatre éléments, le quatrième élément étant le voyant Tirésias qui porte les actes du meurtre du père et de l’inceste avec la mère à la connaissance et les établit ainsi comme parties d’un récit. En fait, la tragédie sophocléenne se passe exclusivement dans la salle du trône d‘Œdipe Roi à Thèbes, tous les faits sont relatés, mis en relation, niés et finalement découverts dans leur signification par Œdipe grâce à Tirésias. A aucun moment le spectateur n’est exposé aux transgressions du jeune Œdipe.
De manière générale, ce quatrième élément du mythe est appelé par Lévi-Strauss en référence aux mythes des Indiens nord-américains le trickster. C’est lui qui déclenche comme agent de transition la métaphorisation endogène du mythe. Il est d’une ambivalence foncière et souvent de nature bisexuelle. Le trickster, un ami, un ennemi, un conseiller ou une rencontre fortuite, présente une image déformée du héros et anticipe la transformation de ce dernier. Lévi-Strauss écrit à leur propos qu’ils sont des « figures phalliques (médiateurs entre les sexes) » (ibid., p. 250). Dans les mythes amérindiens, le trickster peut aussi être représenté par un coyote ou un corbeau (tous les deux se nourrissant de charogne), la pluie, le brouillard ou la poussière, tous passant entre le ciel et la terre. Chez Lacan dans le Mythe individuel du névrosé (Lacan, [1953] 2007), la fonction du trickster sera assurée par un ami du père ou par un double du héros.
Un mythe avec efficacité clinique, constituant sa propre métaphore, consiste maintenant en quatre modules de base que Lévi-Strauss exprime dans une écriture formelle qui semble préfigurer les mathèmes lacaniens. Chaque module articule une des quatre personnes – le héros (a), un parent mâle, un adversaire ou un double du héros (b), un parent féminin et le trickster – avec une des deux fonctions – l’inceste f(x) et la mort (fy). Les quatre modules de base d’un mythe, A, B, C et D, sont alors :
Un mythe est ensuite une structure textuelle qui organise deux oppositions entre ces quatre éléments dans une isomorphie, une identité de structure, c’est-à-dire une métaphore. Lévi-Strauss utilise ici le signe « ≅ » qui souvent veut dire « approximativement égal », mais qui signifie en topologie justement que deux ensembles sont isomorphes. À la paire des éléments A et B fait donc miroir la deuxième paire faite de C et D. Dans cette duplication des paires, l’élément C (rencontre avec le trickster) prend donc la place de l’élément A (le héros subit un inceste) et l’élément D (le héros internalise la mort) prend la place de l’élément B (meurtre d’un parent).
Cette duplication de deux structures identiques correspond précisément à la mise en place d’une métaphore, ce qui littéralement veut dire transport. Lévi-Strauss n’utilise pas le terme de métaphore mais se limite à la notion d’isomorphie. Il est cependant clair la que la première paire avec les fonctions de l’inceste et du meurtre sans filtre est reflétée dans la deuxième paire, isomorphique, avec les mêmes deux fonctions transposées, virtuelles et internalisées. Le point d’orgue de l’article est la synthèse de la double opposition entre A et B (inceste et mort), et C et D (rencontre avec un trickster bisexuel et internalisation de la mort) dans une formule que Lévi-Strauss lui-même appelle canonique :
Quelles que soient les précisions et modifications qui devront être apportées à la formule ci-dessous, il semble dès à présent acquis que tout mythe… est réductible à une relation canonique du type :
Fx(a) : Fy(b) ≅ Fx(b) : Fa-1(y)
dans laquelle, deux termes a et b étant donnés simultanément ainsi que deux fonctions, x et y, de ces termes, on pose qu’une relation d’équivalence existe entre deux situations, définies respectivement par une inversion des termes et des relations, sous deux conditions : 1o qu’un des termes soit remplacé par son contraire (dans l’expression ci-dessus : a et a-1) ; 2o qu’une inversion corrélative se produise entre la valeur de fonction et la valeur de terme de deux éléments (ci-dessus : y et a) (Lévi-Strauss, 1958, p. 252-253).
L’opération décisive est naturellement le déclenchement de la fonction Fa-1(y) où le héros (a) s’auto-administre, en tant que négation de lui-même, l’expérience de la mort (y). Ainsi le héros n’est plus objet, « terme » dans le langage de Lévi-Strauss, mais devient lui-même fonction, c’est-à-dire sujet, en internalisant la mort, ce qui revient à la castration symbolique. Cette dernière peut prendre la forme d’une automutilation. Dans tous les cas, « internalisation de la mort » veut dire également identification avec le parent mâle tué par le héros, ce qui implique établissement et acceptation de la métaphore paternelle.
Au niveau de la structure du texte, fa-1(y) ne constitue pas seulement une reprise du meurtre d’un parent du héros fy(b). Une simple reprise s’inscrirait dans une série infinie de répétitions et de meurtres réciproques. Même si les conteurs de mythes ne se priveront pas de telles répétitions à des fins dramaturgiques, ces éléments picaresques ne résolvent jamais rien. Telles les 1003 aventures de Don Juan, ils ne font que préparer la rencontre avec la statue du Commandeur. Le récit n’est verrouillé qu’au moment où le meurtre n’est plus répété mais internalisé et ainsi porté au niveau du symbolique. À ce stade, le carré est verrouillé et la métaphore établie.
Un mythe est donc une structure textuelle ultracondensée avec une efficacité clinique prouvée. D’où vient cette efficacité clinique ? Elle est établie par le fait que le mythe est une structure signifiante qui crée sa propre métaphore au niveau de la macrostructure du récit. Chaque mythe raconte alors la sortie de l’impasse pulsionnelle marquée par le meurtre et l’inceste ainsi que l’avènement de l’homme comme sujet marqué par l’intériorisation de la mort à la suite de la rencontre avec un médiateur. A propos de cette répétition inhérente à la métaphore, Lévi-Strauss dit :
La formule prend tout son sens quand on se souvient que Freud considérait que deux traumatismes (et non un seul comme on le dit si communément) sont nécessaires pour donner naissance à ce mythe individuel en quoi consiste une névrose (Lévi-Strauss, 1955, p. 253.)
Dans un premier temps, le mythe présente ainsi avec le meurtre et l’inceste le conflit sanglant du mouvement pulsionnel cru. Dans un deuxième temps, il présente, à la suite de la rencontre avec le trickster et la blessure du héros, la version internalisée et symbolisée du même conflit. Cette internalisation correspond alors à l’établissement d’une névrose inconsciente, plus précisément d’une névrose œdipienne. Lévi-Strauss résume ici l’essence de l’œuvre freudienne : la névrose est la forme métaphorisée et internalisée du conflit œdipien.
Il faut donc lire Lévi-Strauss avec Freud et Freud avec Lévi-Strauss. « La structure des mythes » permit alors une lecture structurelle du processus d’humanisation relaté dans Totem et tabou. Ici, la métaphore paternelle n’est plus mise en place par la déclaration en commun par un groupe de frères survivants mais elle est actualisée chaque fois quand le héros d’un récit mythique fait l’amère expérience de l’internalisation de la mort devant un public de pairs qui attend un support dans la gestion de leur propre excédent pulsionnel. La métaphorisation du meurtre et de l’inceste confirme alors l’interdit de l’inceste et revigore la pensée symbolique. Avec « La structure des mythes » Lévi-Strauss confirme l’intuition freudienne que le mythe d’Œdipe fournit la structure de base à la fois des mythes collectifs et du mythe individuel du sujet névrosé. En même temps, il sort le récit freudien de ses ambages romanesques et lui donne une forme invitant au dialogue avec la psychanalyse, la linguistique et les sciences sociales.
Freud avait développé dans Totem et tabou (1913) sa vision de la création du symbolique et de l’inconscient structuré à partir de l’accord des membres d’une horde préhistorique selon lesquels leur ancien chef était mort, que c’était leur faute et qu’il était le père de chacun d’eux. Leur culpabilité se concrétise ensuite dans les interdits du meurtre et de l’inceste. Lévi-Strauss avait proposé dans les Structures élémentaires de la parenté (1947) un contre-modèle basé sur une inclination innée à l’échange, un modèle qui s’avérait insatisfaisant à cause de sa rigidité mécanique. Dans deux textes ultérieurs, il travaillait ce problème, « L’introduction à l’œuvre de Marcel Mauss » (1950) et « La structure des mythes » (1958) dont la version anglophone était apparu en 1955. Ces deux textes reconnaissent la nécessité d’un signifiant d’exception tel qu’il avait été fourni par l’approche freudienne avec le signifiant du père mort et du totem. En 1950, le signifiant flottant à valeur zéro avait encore réduit le problème à un pur problème de sémiologie. En 1955, la métaphore établie de manière endogène par la structure des mythes fournissait ensuite un instrument plus complet pour permettre pleinement l’exercice de la pensée symbolique. Le prix à payer, pour ainsi dire, était de revenir au mythe d’Œdipe qui selon Freud correspondait au rapport inconscient des mâles de la horde avec leur chef mort.
Lévi-Strauss se rapproche donc à la position freudienne tout en précisant le fonctionnement du signifiant d’exception et de la métaphore paternelle. Si sa polémique vis-à-vis de Freud des débuts avait laissé place à des références plus sereines, il ne se range jamais complètement à la vision de Totem et tabou. Certes, prendre la structure du mythe d’Œdipe comme la structure de tous les mythes cliniquement efficaces est un choix fort. Cependant, Lévi-Strauss n’accepte jamais explicitement la reconnaissance d’un meurtre du père comme condition du symbolique. En conclusion, il convient alors de s’interroger sur la vision particulière de Lévi-Strauss du père mort qui lui permettait de maintenir cette ambivalence de la manière naturelle.
Freud ressentait fortement la nécessité d’un opérateur d’exception pour maintenir la vision d’un « Un » une fois que le monde continu de la préhistoire avait été scindé par des signifiants discontinus. Nommer le monde, nommer ses animaux, ses plantes et tout ce qui s’y trouve, crée un reste pulsionnel qui demande un signifiant flottant supplémentaire pour faire du sens. Le nom du père mort et le totem sont de tels signifiants flottants.
Lévi-Strauss ressentait cet éclatement du monde de manière beaucoup moins douloureuse. Pour lui, le monde était naturellement habité de sens bien avant que les hommes ne commençassent à s’en séparer, à le regarder comme quelque chose d’étranger, à le découper avec leurs mots, en inventant des cérémonies, des rituels, des vecteurs de transition pour chercher à rétablir l’unité perdue. S’il comprenait le problème mieux que quiconque, il le regardait comme un défi logique à résoudre, pas comme une urgence existentielle à pallier avec des moyens qu’il considérait comme des rustines.
Dans ce processus, Freud était à la fois son adversaire et son guide. Ce n’était pas son père mort à lui. Pour Lévi-Strauss, Freud, juif séculier comme lui, était une sorte de frère aîné, qui orientait sa propre recherche dans l’opposition d’abord, dans un rapprochement prudent ensuite, et qui le motivait à travailler et à approfondir ses propres arguments.
Contrairement à Freud, Lévi-Strauss ne ressentait pas instinctivement le besoin d’un supplétif de sens dans la forme d’un père symbolique, même s’il en comprenait parfaitement la nécessité logique. C’était possible seulement parce que pour Lévi-Strauss le père mort était, depuis toujours et pour toujours, présent dans l’immensité de la nature. Cette nature était signifiante pour lui, même avant l’introduction du premier signe. Il y a chez ce petit-fils de rabbin qui se voulait athée une foi à toute épreuve que l’univers était habité par le sens. « L’Univers a signifié bien avant qu’on ne commence à savoir ce qu’il signifiait ; cela va sans doute de soi » (Lévi-Strauss, 1950, p. xlviii) écrit-il, en affirmant la préexistence du sens à l’entendement humain.
L’univers naturel pour Lévi-Strauss était donc imbu de sens, par nature. Avec cet univers transi par des structures signifiantes mystérieuses, Lévi-Strauss aurait bien voulu communiquer directement. Sa biographe met en exergue de son livre cette citation étonnante :
J’aurais aimé, une fois dans ma vie, pleinement communiquer avec un animal. C’est un but inaccessible. Il m’est presque douloureux de savoir que je ne pourrai jamais trouver de quoi est composée la matière et la structure de l’univers. Cela eût signifié : être capable de parler avec un oiseau… Si vous pouviez me procurer une bonne fée qui exaucerait un de mes vœux, c’est celui-là que je choisirai (Loyer, 2015, p. 9).
Un accès direct à la « matière et la structure de l’univers », tout en unité, sans référence, explicite ou implicite, à un père mort, réparateur d’un monde en éclatement, serait donc concevable ? Dans le passage cité, Lévi-Strauss répond « oui », même si c’est au niveau d’un rêve, d’une aspiration intime d’un retour à l’unicité paradisiaque du monde avant la chute quand l’homme parlait avec les animaux.
Mais naturellement c’est en même temps un « oui » prudent et savant. Supposer à Lévi-Strauss une foi naïve dans une fusion panthéiste négligerait l’acharnement intellectuel de ce sculpteur de structures qui mesurait à chaque instant la distance entre les sensations sensibles et les symboles qui en rendent comptent. Cependant, pour lui cette distance n’était pas à remplir au plus vite par une diffuse dette à la suite du meurtre du chef d’une horde préhistorique. Lévi-Strauss mettait le monde plus haut que les mots. La distance entre les deux était alors à dépasser par un travail d’archéologie sémantique pour débusquer le sens originaire du monde.
Ce sens que le père mort n’a jamais vraiment quitté le monde et garantit à tout moment une mystérieuse unité avait été traduit en poésie par Shakespeare dans un sens proche de celui de Lévi-Strauss. Le « Chant d’Ariel » dans La tempête, la dernière pièce de Shakespeare, exprime cette confiance dans un univers sensé qui animait Lévi-Strauss et qui était le complément inséparable de son ascétisme personnel et intellectuel. Cet ascétisme doit être compris comme une forme de pudeur devant le miracle de la création. C’est aussi pourquoi Lévi-Strauss dans ses recherches de terrain se sentait toujours confortable avec ceux auxquels il prêtait la même pudeur et le même respect devant la création.
Dans le « Chant d’Ariel », le père mort n’est pas un pôle mythique construit par les hommes en opposition au monde sensible pour essayer de rétablir un semblant d’unicité. Au contraire, ici le père mort est le monde pour ceux qui l’aiment suffisamment pour l’apercevoir :
Full fathom five thy father lies;
Of his bones are coral made;
Those are pearls that were his eyes.
Nothing of him that doth fade,
But doth suffer a sea-change
Into something rich and strange.
Par cinq brasses, ton père gît,
De ses os le corail est fait ;
Ce sont les perles qui étaient ses yeux.
Rien de lui qui ne soit périssable,
Mais subit le flot marin qui le transforme
En quelque chose de riche et étrange
Une structure inconsciente sans le meurtre du père est donc concevable pour ceux qui possèdent la foi de croire que les os du père originaire forment, depuis toujours, le matériel et la structure du monde pour lui donner son sens. Sur la base d’une telle foi, Lévi-Strauss a pu établir le fonctionnement et les contours d’une pensée symbolique qui était d’abord une émanation du monde naturel avant d’être un contre-modèle s’érigeant en opposition. Pour ceux qui ressentent plus vivement le traumatisme de l’éclatement du monde avec la brisure symbolique, l’idée de la mort violente de celui qui en est considéré l’opérateur reste une exigence logique pour rétablir l’espoir d’une unité lointaine.
La perceptivité de Lacan a tiré le meilleur des œuvres de ses deux aînés. En restant fidèle au modèle freudien, – après tout quel besoin de la psychanalyse sans angoisse face à l’incomplétude du monde ? –, il y a intégré les découvertes de Lévi-Strauss, informées par Mauss, Jakobson et Saussure, sur l’opération de la pensée symbolique dans une perspective linguistique et sémiologique. En passant, il a relevé la nature profondément structuraliste – dans le sens que chaque signe perceptible n’est que la manifestation circonstancielle de lois d’agencement, de structures, plus profondes – de l’œuvre freudienne. En attendant de retrouver le sentiment vif d’unité avec une nature continue, la fable du meurtre du père reste la trame la plus complète et la plus efficace cliniquement pour gérer la tension entre un monde demandant un travail symbolique permanent, toujours incomplet, et l’espoir d’une nouvelle unité.
Bibliographie
J.-D. Nasio, « Métaphore et phallus », in S. Leclaire, Démasquer le réel, Paris, Seuil. 1971, p. 101-117.
Sophocle, Œdipe roi, Paris, Gallimard, coll. Folio, 2015.
[1] « La structure des mythes » paraît en 1958 comme le chapitre 11 de l’Anthropologie structurale, Paris, Plon, p. 227-255. Lévi-Strauss dans une note de bas de page indique la relation avec l’article original en langue anglaise datant de 1955 : « D’après l’article original : The Structural Study of Myth, in : Mytii, A Symposium, Journal of American Folklore, vol. 78, n° 270, oct.-déc. 1955, p. 428-444. Traduit avec quelques compléments et modifications. » Plus, Lévi-Strauss aurait déjà utilisé sa formule canonique du mythe en quatre éléments en 1952 dans ses cours à l’Ecole des Hautes Etudes.
Gisèle CHABOUDEZ
Souvent, on ne retient de la logique du pas tout que le fait qu’elle s’appuie sur des formules de logique mathématique, qu’elle concerne les femmes, et qu’elle est peu visible dans l’expérience. C’est un peu court. Elle est en vérité l’autre grande logique qui manquait face à l’omniprésence de la logique du tout, de l’universel, de l’Œdipe et son Nom du Père, avec sa castration et ses tragédies du tout, sa névrose et sa norme mâle. Je partage avec Markos Zafiropoulos le constat que s’il est bien d’entendre ce que les pensées féministes et queer ont fait entendre, et d’en débattre, les solutions lacaniennes encore parfois méconnues apportaient aux mêmes questions des avancées souvent plus justes, notamment en termes de pas tout.
Cette logique pas toute continue à réserver des surprises, au fur et à mesure qu’on en creuse les termes. Ce que j’en accentuerai aujourd’hui, s’appuiera sur le séminaire …ou pire, de 1971, où elle est amenée et articulée en ses principes logiques et sa fonction d’ensemble. Relire ce séminaire, et en réarticuler certains points, fut pour moi un plaisir, notamment dans la mesure où il recèle, entre deux grandes discussions logiques, cette percée soudaine de ce que j’appelle les mythes lacaniens, d’une origine topologique du langage au sein du rapport sexuel. En le découvrant, il y a une trentaine d’années, je n’en croyais pas mes yeux tant ce mythe me semblait inouï, audacieux, et cohérent. Or, aujourd’hui, je mesure de façon plus étroite combien il est articulé au plus près de la logique pas toute, de cette logique nouvelle que Lacan a créée, bricolée, alors qu’elle n’était pas décrite auparavant, quoique à l’œuvre depuis longtemps dans des positions subjectives qui se tenaient hors du discours pour une part, et qui de là émettaient des dires singuliers, unaires, plutôt que des dits.
Une logique qui ne relève pas seulement du discours, ne veut pas dire qu’elle n’en relève pas du tout, puisque la position qu’elle déploie tout à la fois dépend du discours de la fonction phallique et n’en dépend pas. Lacan a constaté, on le sait, que le pas tout convient le plus souvent aux femmes, que c’est le type de logique qu’elles adoptent volontiers, mais cela ne veut pas dire qu’elles le font toutes, il s’en faut, et ne veut pas dire qu’elles soient seules à le faire, puisque des hommes le font aussi. C’est le choix inconscient d’un sujet, quel que soit son sexe, bien qu’il y ait, jusqu’ici, une préférence du côté des femmes.
Lors de l’articulation minutieuse du principe de cette logique dans le séminaire … ou pire, le 8 décembre 1971, Lacan amène avec humour la notion de pas tout de la façon suivante. En poussant le constat définitif que le sexe ne définit nul rapport chez l’être parlant, il souligne que cela ne consiste pas à nier la petite différence, car elle est déjà détachée très tôt comme organe. Et il se sert d’une phrase qu’il a déjà mentionnée et qui fait son petit effet, comme il dit, pour introduire le pas tout : l’assertion « tout animal qui a des pinces ne se masturbe pas », « c’est la différence, ajoute-t-il, entre l’homme et le homard. »[1] Cette phrase ne nie pas la petite différence, et décrit ses conséquences dans l’ordre d’une jouissance autoérotique, et non pas dans celui du rapport sexuel. C’est toute la question. L’enjeu ici n’est pas que ce soit drôle mais que cela cache quelque chose. Lacan parle d’enjeu historique, non pas de ce que cette phrase asserte, « mais de la question qu’elle introduit au niveau de la logique. Ça y est caché (…) c’est la seule chose que vous n’y avez pas vue, c’est qu’elle contient le pas-tout, qui est très précisément et très curieusement, ce qu’élude la logique aristotélicienne » avec les prosdiorismes, tout, pas, quelques.[2]
Regardons en effet cette phrase, elle a l’air de dire qu’un animal n’importe lequel, qui a des pinces ne se masturbe pas, mais ce n’est pas cela qu’elle dit, et cela n’apparaît pas tout de suite, il faut relire et laisser agir. « Tout animal qui, etc… ne se masturbe pas » veut dire en fin de compte « pas tout animal qui a, etc… se masturbe ». Le tout réserve une place vide, et associé au pas, il n’implique pas « aucun » mais « pas tout ». Ce n’est pas, dit Lacan « nul animal qui a des pinces se masturbe » c’est « non pas tout animal qui a des pinces etc. » Le pas tout n’est pas une universelle simplement négativée. Nous allons ainsi, ajoute-t-il, « sans plus de façons, au trou du système, c’est-à-dire l’endroit où le réel passe par vous – et comment qu’il passe ! puisqu’il vous aplatit ».[3] Cette place cachée est une bonne façon d’introduire la logique du pas tout, car c’est bien cela qui se passe, elle est volontiers cachée, au regard du discours, alors qu’elle le détermine en partie. C’est pourquoi j’avais intitulé par exemple une intervention aux Forums du champ lacanien, l’année dernière[4], « le silence du pas tout », ce qui ne concerne pas seulement le silence qu’on lui impose, mais aussi celui qui tient à son rapport au langage.
Il s’agit pour Lacan, avec ce « pas tout », tel qu’il le dit, de faire la jonction de la logique et de la fonction phallique qui règle notre expérience, et qui va précisément de pair avec le fait qu’il n’est pas possible d’écrire le rapport sexuel, ce que nous n’avons pas suffisamment en tête, voire pas du tout. Ce rapport sexuel qui n’est pas, au sens où on ne peut l’écrire, détermine par son absence tout ce qui s’élabore d’un discours rompu[5], dont il dit : « J’ai cru pouvoir poser et écrire comme en mathématique la fonction qui se constitue de ce qu’il existe la jouissance appelée jouissance sexuelle, qui est proprement ce qui fait barrage au rapport sexuel. C’est la fonction Phi x ».[6] La fonction phallique est donc mot à mot la fonction qui se constitue de ce que la jouissance sexuelle fait barrage au rapport sexuel : on ne peut pas être plus clair. La fonction phallique se substitue à cette jouissance, qui ne se contente pas de ne pas former un rapport entre les sexes, mais qui l’empêche. En s’y substituant, la fonction phallique de même ne se contente pas de ne pas former un rapport entre les sexes, elle l’empêche. Il est étrange qu’une thèse aussi forte, avec ses conséquences massives sur des logiques patriarcales en recul, ne soit pas connue, pas lue, pas entendue, bien qu’elle ait été énoncée, dans le cadre d’un ensemble conceptuel cohérent et puissant, il y a plus de cinquante ans.
C’est aussi massif que cela, la jouissance sexuelle comporte une non-conjonction organique ainsi qu’une non-complémentarité psychique, elle n’est pas seulement ce qui ne permet pas de produire un rapport entre les sexes, elle est ce qui l’empêche, non seulement une non-conjonction, mais une disjonction. Elle l’empêche activement, comme le fait la fonction phallique. Le siècle dernier avait mis l’accent sur un problème de la jouissance sexuelle sur le plan organique, mais il en a fait un problème sexologique pour le rééduquer, et un problème militant, de nature simplement idéologique, ce qu’il est aussi mais pas seulement. Au moment où recule massivement l’influence du Christianisme, l’annonce lacanienne de l’impossibilité de ce rapport sexuel, de l’absence du deux du sexe dans le langage, contribue à éclairer après coup une des raisons massives de l’interdit chrétien de cette jouissance sexuelle. Sa définition d’un rapport sexuel qui n’admet que ce qui est destiné à produire des enfants, en alliance avec le Verbe, la parole, et en excluant la jouissance, permettait d’écarter une confrontation au non-rapport dans le champ de la jouissance sexuelle.
L’écriture de la fonction phallique chez Lacan imite une fonction mathématique en s’appuyant sur la mutation qui, au XIXème siècle, a appliqué la logique issue d’Aristote au signifiant mathématique. Les propositions qui en résultent ne fonctionnent plus comme les syllogismes : « La négation, on ne peut en user d’une façon aussi simplement univoque qu’on le fait dans la logique des propositions, où tout ce qui n’est pas vrai est faux, et où, chose énorme, tout ce qui n’est pas faux devient vrai ».[7]
Cette fonction comporte deux versants, qui ne sont pas complémentaires, mais en partie contradictoires. Le versant où elle est toujours satisfaite, où elle vaut pour tous, celui du pour tout x phi x, constitue le versant où il est particulièrement vrai que la fonction phallique empêche le rapport sexuel, le deux du sexe : « ce x à la place du trou que je fais dans le signifiant. J’y mets le x comme variable apparente. Ce qui veut dire que chaque fois que je vais avoir affaire à ce signifiant sexuel, c’est-à-dire à ce quelque chose qui tient à la jouissance, j’aurai affaire à Phi x »… c’est-à-dire « la fonction qui s’appelle la castration ».[8] Lorsqu’elle est à l’œuvre pour tous, et toutes, donc en logique du tout, la fonction phallique, celle qui conjoint un sujet à son objet comme le fait le fantasme, prend la place du rapport sexuel, alors qu’elle « n’est pas la fonction du rapport sexuel, mais celle qui en rend l’accès impossible »[9]… « elle veut dire que pour tout ce qu’il en est de l’être parlant, le rapport sexuel fait défaut ».[10] Sur ce premier versant logique, du côté du pourtout de la névrose et de la norme mâle en logique œdipienne, il n’y a que cette fonction Phi x, et elle vient toujours à la place du rapport, dont elle rend l’accès impossible.
On voit la portée massive de l’introduction de cette fonction phallique écrite avec les quanteurs : en logique toute, se substituant au rapport sexuel qu’il n’y a pas, elle l’empêche totalement. Ce rapport sexuel au sens lacanien du terme, impliquant de fait un rapport entre deux sexes qui soit sexuel, n’existe pas dans l’universel. Ce qu’il y a dans l’universel, notre loi sexuelle maintenant en recul, qui énonce l’homme comme ce qui a et a l’objet féminin comme ce qui est, n’est ni un rapport de deux sexes, car il est celui d’un sexe et son objet, ni un rapport sexuel, car à une jouissance sexuelle avec l’autre, il a substitué une disposition de son corps. Il y a, dans cette logique toute phallique, un point où cette castration est niée, au niveau de son exception paternelle, laquelle échappant à la castration peut se faire l’agent de la castration de tous les autres, hommes ou femmes. Et ce faisant, en ce point où la castration est rejetée, il y aurait chance de rapport sexuel. Voilà l’enjeu de la logique toute, et l’on sait maintenant en somme, dans le champ lacanien, qu’elle est celle qui par le langage, avec la castration qu’il véhicule, empêche le rapport sexuel.
Mais on ne connaît pas encore l’autre versant de cette double causalité inverse, on ne sait pas encore que ce non-rapport à l’inverse a vraisemblablement causé le langage, et continue de le faire, ce qui représente l’autre versant, le versant de la causalité réelle et non plus seulement symbolique, à l’œuvre entre sexe et langage, là où s’articule l’enjeu de la logique pas toute. Laquelle s’introduit donc par sa négation, non pas de la proposition de l’universalité de la castration mais du tout lui-même, du « quel que soit » x. Il en résulte sur ce versant logique une non-exclusivité de la fonction phallique, de la castration, laissant chance quelque part à ce qu’un rapport puisse peut-être s’élaborer, un par un. C’est lors de la même année de séminaire, 1971, que cet autre versant exigible, renversé par rapport au premier, est articulé par Lacan, complétant une double causalité à l’œuvre : le langage, avec notamment son interdit de l’inceste et sa castration, est responsable du défaut du rapport sexuel entre les sexes, ce qu’il a toujours soutenu ; mais en outre et à l’inverse, le langage est causé par ce défaut du rapport, il est appelé par ce non-rapport comme réel. Il faut concevoir topologiquement en une double boucle inverse, cette autre causalité renversée entre langage et rapport sexuel, telle qu’on l’entend clairement dans ce fragment, par exemple : « Si la valeur du partenaire autre, celle que j’ai désignée par l’homme et la femme, est inapprochable au langage, c’est très précisément en ceci que le langage fonctionne d’origine en suppléance de la jouissance sexuelle ».[11] Il avait déjà fait remarquer qu’un signifiant peut servir à tout, sauf là où il a été occasionné, appelé, en ce point de manque où il sert à le masquer.
Le discours participe à ce défaut du rapport et le reconduit, notamment en vidant l’être de l’un des partenaires sexués pour y substituer la fonction de l’Autre, et au-delà celle que nous trouvons dans les termes de la loi sexuelle, avec cet objet a à la place de l’Autre, cette loi que Lacan appelle « fiction simplette sérieusement en voie de révision ».[12] Il refusait l’expression de Beauvoir qui parlait de Deuxième sexe, en lui répondant, bien longtemps après : « il n’y a pas de deuxième sexe à partir du moment où entre en fonction le langage (…) l’hétéros (…) est dans la position de se vider en tant qu’être, pour le rapport sexuel. C’est précisément ce vide qu’il offre à la parole que j’appelle le lieu de l’Autre ».[13] Il n’y a pas de deuxième sexe parce qu’il n’y en a qu’un, et il n’y a d’ailleurs pas même l’Autre, finalement, mais seulement l’Un et quelque chose, un objet qui représente l’autre. Le deux du sexe y est absent, remplacé par le Un et l’objet.
À cette date, Lacan constatait une méconnaissance de ce non-rapport sexuel chez le psychanalyste, et il moquait sa façon de soutenir le conjugo dans son expérience. Il nommait « silence institutionnalisé » « la méconnaissance de ceci que son expérience lui répète, je pourrais même dire, lui serine, qu’il n’y a pas de rapport sexuel ».[14] Il n’est pas sûr que ce silence ait cessé, ailleurs que dans le champ lacanien, encore de nos jours, tant la plupart sont embarrassés avec cette béance de l’expérience, mais il n’est pas sûr non plus que le champ lacanien en ait jusqu’ici mesuré la portée. Selon l’étymologie commune de serine avec sirène Lacan ajoutait :
« C’est sans doute pour cette raison que le psychanalyste, comme Ulysse le fait en telle conjecture, reste attaché à un mât (…) lui restant enchanté, c’est-à-dire l’entendant tout de travers – il faut qu’il reste attaché au mât dans lequel vous ne pouvez pas ne pas reconnaître le phallus, c’est-à-dire le signifié majeur, global. »[15]
On pèse l’enjeu de cette position de 1971, notamment au regard des débats bien actuels, où les discours militants de nos sociétés occidentales exigent d’en finir une bonne fois pour toutes avec ce phallus dont à cette date Lacan plaisantait déjà, tout en soulignant qu’il n’était pas le signifiant qu’on croyait, mais un signifié. Il riait parce que cette psychanalyse internationale qu’il avait d’emblée critiquée et qui l’avait exclu, continuait de se fourvoyer dans une idéologie du passé, avec son anatomie comme destin, son penis-neid, son phallus confondu avec un pénis érigé, au moment où lui-même en avait trouvé l’issue. Il rectifiait l’erreur commune qui prend le phallus pour un signifiant, et élaborait une logique qui ne dépend pas totalement du phallus, les deux allant de pair. Elle ne consistait pas à en finir totalement avec ce phallus car, il allait le redire en 1980 dans Le Monde, il n’y a pas « trace d’une nature anti-phallique dans l’inconscient », mais à n’en dépendre pas totalement, sur le mode d’une nouvelle logique niant le tout. Un pas tout qui ne veut pas dire un peu moins que tout, mais qui emporte un changement de système logique, une sortie partielle de l’universel, un accroissement du poids du singulier, et le constat définitif que ce qui est hors discours n’est pas hors logique. On voit ce que cette position oppose aux positions féministes et queer qui réclament d’en finir totalement avec le phallus, ce concept païen que la psychanalyse a eu la mauvaise idée de déterrer après que le Christianisme nous en ait supposément débarrassé.
Ce mât d’Ulysse est le phallus certes, mais c’est le phallus signifié donc, tel qu’il est généré dans la logique toute phallique, là où le Phi x, la castration, est vraie de tout x. C’est là où en tout point par conséquent l’accès au rapport sexuel est impossible, hormis au point supposé de son exception échappant à la castration, où le rapport sexuel a donc une chance, ce qui comme mythe ne l’engage pas véritablement. La logique pas toute phallique ne produit pas ce mât pour s’attacher solidement, même si elle entretient avec lui un rapport important, car elle procède elle-même de deux versants de causalité, et non d’un seul. Elle n’est pas seulement, telle que Lacan la présente : « … le questionnement de ce qui impose limite au langage dans son appréhension du réel », elle est en outre à l’inverse, quoiqu’en continuité : « Dans la structure même de cet effort de l’approcher, dans son propre maniement, elle démontre ce qu’il peut y avoir de réel à avoir déterminé le langage. N’y a-t-il pas là quelque chose à prendre ? ».[16] Cette logique pas toute concerne les deux versants de ce qui noue le rapport sexuel au langage, en tant que sur un bord il en est empêché, et sur l’autre il en est suppléé. « Elle démontre ce qu’il peut y avoir de réel à avoir déterminé le langage » : voilà le point majeur de renversement qui met la logique pas toute au croisement en somme des deux causalités, puisque par ailleurs elle participe aussi de la fonction phallique.
Là s’introduit cette double articulation décisive, cette double boucle des rapports du langage et du sexe, où il n’est pas nécessaire de trancher entre les deux causes, voire nécessaire de ne pas trancher. On ne peut la penser qu’en termes topologiques, et avec une topologie spéciale, Lacan en dit :
« Je crois pouvoir en rendre compte à partir de ceci qu’elle est liée à quelque chose qui arrive chez l’être parlant sous le biais de la sexualité. L’être parlant est-il parlant à cause de ce quelque chose qui est arrivé à la sexualité, ou ce quelque chose est-il arrivé à la sexualité parce qu’il est l’être parlant ? C’est une affaire où je m’abstiens de trancher, vous en laissant le soin ».[17]
Nous non plus, nous ne tranchons pas car les deux sont vrais en même temps. Sur le versant du sujet, le langage cause l’absence du rapport sexuel, tandis que sur le versant du réel, c’est le réel sexuel qui cause le langage, à ne pas confondre avec le biologique, même s’il intervient.
C’est là que la logique pas toute phallique se détermine et se déploie préférentiellement. On peut même supposer que ce point de croisement de la double boucle, ce point hors ligne instable, est son lieu par excellence. Le pas tout veut dire d’abord : « pas tout au même endroit », et par conséquent : « dans deux lieux à la fois ». A la fois dans la fonction phallique, la zone du discours, et à la fois hors d’elle en dehors du discours, ouvrant accès à une jouissance qui relève du réel autant que de l’imaginaire.
Lacan justifie ainsi son emploi de la logique en considérant que lorsque l’expérience analytique nous fait découvrir une faille du réel, ce qui est le cas avec le rapport sexuel, la logique est une voie qui permet un repérage, puisque justement la logique consiste à rapporter le langage à ce qui est posé comme réel.[18] Et dès lors il développe, selon des registres émergés de la logique, les conséquences de ce qu’il n’y a pas de rapport sexuel, ce réel maintenant posé comme premier et non plus seulement conséquence du langage. Le pas tout y a son lieu d’élection, qui s’écrit d’une barre négative au-dessus du « quel que soit x », l’équivalent du « tout » dans les quanteurs. Il construit cette nouvelle logique à partir de ce qui n’est pas. Sa démarche prend là un tournant décisif, définitif, et se poursuivra jusqu’à la fin : Il partira désormais de l’absence du rapport sexuel comme réel premier, avec la castration en son centre, réel d’où est causé le langage, d’où se déduit le phallus, plutôt que l’inverse.
L’inverse, partir du phallus, ce furent les bavures qu’il s’employait à éponger chez Freud : « Freud, lui, part de sa cause phallique pour en déduire la castration, ce qui ne va pas sans bavures que je m’emploie à éponger ».[19] Les éponger ne supprime ni n’annule l’étape freudienne de la pensée du phallus, mais cela la restreint, et permet de déployer à la fois deux modes logiques qui attrapent des morceaux de réel différents, cela régionalise en quelque sorte l’universel du tout qui avait cours, et qui est maintenant entamé.
De là devient évident que le point d’exception à la fonction « pour tout x Phi x », le cas indemne de castration, est un mythe.
« C’est un mythe, dit Lacan, parce qu’il saute aux yeux en effet que Phi x ne marche pas au niveau de Totem et Tabou. Le Père n’est pas châtré, sans quoi comment pourrait-il les avoir toutes, vous vous rendez compte ? Il n’y a même que là qu’elles existent en tant que toutes, car c’est aux femmes que ça convient, le pas-tout (…) l’il n’est pas vrai que la castration domine tout ».[20]
Et il est dès lors évident également que « toutes les femmes » est un mythe, du fait notamment qu’elles ne sont pas toutes à être pas toutes ! Nombreuses sont celles qui choisissent la voie du tout, au moins transitoirement.
Si les psychanalystes restent attachés à ce mât du phallus, à ce tout phallique, c’est aussi qu’ils « veulent, dit Lacan, absolument être du bon côté, du côté du manche »[21], comme je l’évoquais l’autre jour avec Elisabeth Roudinesco[22], « Alors pour le faire valoir, il faut qu’ils montrent que ce qu’ils font, ce qu’ils disent, s’est déjà trouvé quelque part, que ça s’est déjà dit ». On voit la portée encore très actuelle de cette remarque. On n’aurait jamais supposé que ce qui consiste encore trop souvent en psychanalyse à psalmodier ce que tout le monde sait déjà, puisse se motiver ainsi, mais à y réfléchir il y a là une logique puissante.
Car ce phallus, contrairement à ce que Lacan a toujours martelé, n’est pas un signifiant, mais simplement un signifié. Là se poursuit sa déconstruction. Le signifiant à l’œuvre dans l’ordre symbolique, car il y en a bien un, n’est pas le phallus, mais la jouissance phallique. Lacan en dit ceci, le 8 décembre 1971 :
« C’est en tant que signifiant que le transsexualiste n’en veut plus, et non pas en tant qu’organe. En quoi il pâtit d’une erreur, qui est justement l’erreur commune. Sa passion, au transsexualiste, est la folie de vouloir se libérer de cette erreur, l’erreur commune qui ne voit pas que le signifiant, c’est la jouissance, et que le phallus n’en est que le signifié ».[23]
Nombre de lecteurs en ont déduit que cette erreur était celle du transsexuel, ce qui donne une idée de comment on le lit ! Lacan s’en prend là cependant à celles qu’il appelle homosexuelles, car elles ne risquaient pas elles de faire cette confusion : Les Précieuses. « Fi donc », dit-il, qu’il écrit phi ! Celles dont la position subjective les rend lucides sur le phallus, mais aveugles à la jouissance féminine, estime-t-il. C’est au moment d’articuler le pas tout, que cette erreur commune du signifiant phallique s’aperçoit le mieux.
La représentation de l’organe symbolisé, tel que voilé dans les Mystères, dont il avait fait le point d’émergence, d’élévation du signifié en signifiant en 1958, ne consacrait ce signifiant que par erreur, qui allait devenir l’erreur commune. Instaurer cette erreur, cette confusion, du phallus comme un signifiant à la place du véritable signifiant qu’est la jouissance phallique, transmettre cette erreur, la prolonger, on peut le peser maintenant, est une construction politique datée dans l’Histoire, qui a changé profondément la nature du système symbolique. Le véritable signifiant à l’œuvre, dans l’ordre symbolique, est la jouissance phallique, pas le phallus, ce qui n’est pas du tout la même chose. Cette jouissance est d’autant moins équivalente à la représentation de l’organe pénien qu’elle est présente et équivalente dans les deux sexes, Lacan le notait explicitement en 1980, en parlant de « l’organon » féminin d’où se produit la même jouissance. Il évoquait là l’orgasme clitoridien, avec un détail amusant : « Si peu qu’elle-même en soit pourvue, (car reconnaissons que c’est mince), elle n’en obtient pas moins l’effet de ce qui en limite l’autre bord de cette jouissance, à savoir l’inconscient irréductible ».[24] Il soulignait donc la minceur du gland clitoridien capable de produire un orgasme équivalent à celui du pénis, en un moment où l’on ignorait encore l’anatomie et la physiologie de l’organe clitoridien interne, lui fort volumineux, qui allait être découvert un peu plus tard. L’image de cet organe est évoquée en riant par les militantes, mais elles n’en évoquent pas encore le fonctionnement possible dans le rapport sexuel, (comme source d’un orgasme non pas vaginal mais par pénétration vaginale, ce qui clôt le débat de l’orgasme vaginal avec Freud où chacun avait raison sur un point.)
Attenant ce que changent massivement ces remarques, sait-on par ailleurs, que Lacan avait en outre rejeté cette notion de l’anatomie comme destin portée par Freud, qui avait soulevé des armées de militants, à juste titre, pour la remplacer par l’annonce que l’inconscient c’est la politique ? Ou encore connaît-on son diagnostic sur les névroses interminables des psychanalystes dans l’incapacité de concevoir correctement la castration féminine, nullement en termes d’organe mais de jouissance ? « Je le dis pour tous les analystes, pour ceux qui traînent, qui tournent, empêtrés dans les rapports œdipiens du côté du Père. Quand ils n’en sortent pas, de ce qui se passe du côté du Père, cela a une cause très précise, c’est qu’il faudrait que le sujet admette que l’essence de la femme, ce ne soit pas la castration. »[25]
Si l’on était capable en psychanalyse de relayer, de discuter certaines de ces découvertes restées isolées, celles des mythes lacaniens, de l’origine topologique du langage du fait du mode de jouissance masculin dans le rapport sexuel, de l’invention des langues par les femmes comme des suppléances à ce non rapport, de la syntaxe portée par les hommes pour construire les lois sexuelles comme des « fictions simplettes », tous ces mythes qui impliquent des points limite du genre, des points où le sexe biologique ne peut plus être élidé, alors que la fonction phallique le permet, cela emporterait de nombreuses conséquences. Ces découvertes de Lacan devraient laisser abasourdis, et enthousiastes nombre d’entre eux, s’il y avait quelques psychanalystes ou autres pour les reprendre, les discuter, les déployer.
Une fois que justice a été rendue sur le bien-fondé de certaines critiques féministes et genders, en laissant les autres, ne serait-ce pas une nouvelle étape de l’histoire psychanalytique, que de montrer en quoi ce qui reste méconnu de cette pensée lacanienne était en avance au siècle dernier, et le reste aujourd’hui ?
[1] J. Lacan, …ou pire, Le Séminaire, Livre XIX, Paris, Seuil, 2011, p. 13.
[2] Ibid.
[3] Ibid., p. 14
[4] Intervention à l’EPFCL, rue d’Assas, Paris, le 16 juin 2022.
[5] J. Lacan, …ou pire, op. cit., p. 23.
[6] Ibid., p. 31.
[7] Ibid., p. 37.
[8] Ibid., p. 32-33.
[9] Ibid., p. 20.
[10] Ibid., p. 22.
[11] Ibid., p. 43-44.
[12] J. Lacan, La logique du fantasme, 19 avril 1967, Paris, Seuil, 2023, p. 285.
[13] J. Lacan, …ou pire, op. cit., p. 95.
[14] Ibid., le 8 décembre 1971, p. 18.
[15] Ibid., p. 18.
[16] Ibid., p. 20.
[17] … ou pire, op. cit., p. 95
[18] « Si c’est au point d’une certaine faille du réel – à proprement parler indicible puisque ce serait celle qui déterminerait tout discours – que gisent les lignes de ce champ qui sont celles que nous découvrons dans l’expérience psychanalytique, n’est-il pas convenable, probable, propre à être induit, que ce que la logique a dessiné en rapportant le langage à ce qui est posé de réel peut nous permettre de repérer certaines lignes, à inventer ? » J. Lacan, …ou pire, op. cit., p. 20.
[19] J. Lacan, Dissolution, 15 janvier 1980.
[20] … ou pire, p. 36-37
[21] J. Lacan, Mon enseignement, Paris, Seuil, 2005, p. 19-20.
[22] Lors de notre séminaire, Enjeux contemporains pour la psychanalyse, animé avec Alain Vanier, où elle était invitée, le 12 janvier 2024.
[23] J. Lacan, …ou pire, op. cit., p. 17.
[24] « Freud, lui, part de sa cause phallique, pour en déduire la castration. Ce qui ne va pas sans bavures, que je m’emploie à éponger. Contrairement à ce qui se dit, de la jouissance phallique, « la » femme, si j’ose dire puisqu’elle n’existe pas, n’en est pas privée. Elle ne l’a pas moins que l’homme à quoi s’accroche son instrument (organon). Si peu qu’elle-même en soit pourvue, (car reconnaissons que c’est mince), elle n’en obtient pas moins l’effet de ce qui en limite l’autre bord de cette jouissance, à savoir l’inconscient irréductible. C’est même en cela que « les » femmes, qui elles existent, sont les meilleures analystes – les pires à l’occasion. C’est à la condition de ne point s’étourdir d’une nature antiphallique, dont il n’y a pas trace dans l’inconscient, qu’elles peuvent entendre ce qui de cet inconscient ne tend pas à se dire, mais atteint à ce qui s’en élabore, comme leur procurant la jouissance proprement phallique. », J. Lacan, Dissolution, 15 janvier 1980.
[25] …ou pire, op. cit., p 47
Mon intervention ce jour s’inscrit dans le travail porté par la lecture de l’ouvrage de Markos Zafiropoulos, Lacan presque queer, travail qui poursuit l’effort engagé lors de notre séminaire de recherches cliniques et théoriques le 12 décembre 2023[1]. Le mois dernier, mon intervention était centrée sur les rapports entre champ freudien et études queers en insistant sur le fait que des ponts existaient entre les deux disciplines, ponts parfois difficiles à emprunter certes, mais ponts dont le franchissement me paraissait désormais d’autant plus nécessaire qu’il me semble plus facile à la lecture de Lacan presque queer, spécialement sur la dimension clinique à quoi ouvre notamment la lecture du séminaire VII, L’Ethique de la psychanalyse relu par Markos Zafiropoulos.
Le travail que je vais vous présenter aujourd’hui présente un caractère mal ficellé et parcellaire qui est le style de mes textes depuis plusieurs années où je cherche, comme le peintre établi devant l’horizon, le bon point de vue avant de poser le chevalet. Je voudrais donc tenter aujourd’hui de porter l’attention sur quelques éléments qu’on pourrait dire cliniques et qui concernent l’écrivain André Gide et le philosophe Michel Foucault. Il s’agit ici de mettre au travail quelques unes des propositions de Lacan (éclairé par le travail de Markos Zafiropoulos) concernant la logique du fantasme et de la sublimation – car c’est la même logique – pour essayer de serrer d’un peu plus près la valeur heuristique et l’actualité des avancées lacaniennes à l’orée des années 1960 concernant la refonte du complexe d’OEdipe et toute une série de conséquences qui s’en déduisent tant pour la logique du cas que celle des masses selon ce point de vue qui nous est cher, ici, au CIAP. L’idée du titre de cette conférence m’est venue à la lecture de deux phrases, l’une de Madeleine Gide à propos de l’écrivain et l’autre, prononcée par Michel Foucault à l’Université de Berkeley (Californie) où il assurait un séminaire. C’est donc un pari que je vous propose ici, pari qui consiste à dégager pour la clinique quelques éléments déduits de plusieurs effets de lecture : celle de Lacan lisant Freud, celle de Zafiropoulos lisant Lacan et la mienne lisant Lacan presque queer.
De Foucault, je vous dirai peu aujourd’hui car le temps m’a manqué pour traiter convenablement ce dossier. Pour autant, la phrase de Foucault qui m’intéresse est celle-ci :
« Ce qui m’étonne, c’est le fait que dans notre société l’art est devenu quelque chose qui n’est en rapport qu’avec les objets et non pas avec les individus ou avec la vie ; et aussi que l’art est un domaine spécialisé fait par des experts qui sont des artistes. Mais la vie de tout individu ne pourrait-elle pas être une œuvre d’art ? Pourquoi une lampe ou une maison sont-ils des objets d’art et non pas notre vie ? »[2]
« La vie de tout individu ne pourrait-elle pas être une œuvre d’art ? » Cette interrogation de Foucault est extraite d’un entretien en avril 1983 alors qu’il assure plusieurs conférences à l’université de Berkeley en Californie[3]. Ce qui m’a interpellé ici, c’est (pour le dire rapidement), tout d’abord la dimension sublimatoire que mobilise Foucault et, d’une certaine manière la valeur d’objet – fusse un objet d’art – qu’il attribue à une vie dégagée des gangues successives de la subjectivité. Ce point résonne particulièrement pour moi au regard de ce qu’a pu avancer Markos Zafiropoulos concernant la logique de la sublimation comme fuite – qu’il compare volontiers à un labyrinthe ou à un goulag – et la réévaluation du statut de l’objet – si peu moderne désormais où tout un chacun serait conduit à endosser une position de sujet pas toujours requise par les circonstances. Je reprendrais ce point à une autre occasion, notamment aussi, pour la part que l’éthique foucaldienne occupe dans le champs des études queers, notammant articulée à l’usage des plaisirs qui ne se réduit pas à un éros sans refoulement, contrairement à ce qu’on peut lire, un peu naïvement, ici ou là. Du reste, plusieurs de nos modernes se réfèrent à Foucault pour questionner la psychanalyse, éthique, pratique et doctrine.
Je note aussi, pour finir ce point sur Foucault et en forme de transition avec la suite de cette communication, un lien avec Gide pour qui une pratique de la « parrhésie », cette « manifestation inépuisable de la vérité », – autrement dit, le fait de parler ouvertement – « parrhésie » que le philosophe prélevait chez les auteurs antiques (Demosthène, Sénèque, Plutarque, etc.) et qui vit le jour chez Gide également avec la publication tant de fois reculée de Corydon à la suite de la rencontre avec Marc Allégret comme le suggère Catherine Millot[4]. Corydon qu’il est nécessaire de prendre au sérieux, si on fait confiance à Lacan – et nous sommes plusieurs dans ce cas ici me semble-t-il – car Lacan en disait grand bien au point de le placer au même niveau que les Trois essais sur la théorie sexuelle pour son aperçu de la théorie de la libido[5].
Mais avant d’en venir à Gide, je voudrais poursuivre dans la même veine que celle de ma précédente intervention. Je vous disais au début de ma prise de parole qu’il existe des ponts parfois difficiles à emprunter – quand on le veut bien – entre le champ freudien et les études queers tant les malentendus de part et d’autre de l’Atlantique existent de longue date, comme par exemple celui opposant Lacan aux tenants de l’ego psychology des années 1940-1960. Je rappelle rapidement ce point car il n’est pas sans lien avec nos débats actuels, puisque nombre d’auteurs des études queers – Judith Butler, Gayle Rubin par exemple – se référent aux attendus de l’ego psychology et n’interrogent pas (ou pas tellement) la position d’énonciation qui s’en déduit. Ainsi, s’agissant de la résistance opposée à Freud aux Etats-Unis et dans le contexte d’une Europe nazifiée qui vit, notamment, la fuite des psychanalystes juifs de la Mitteleuropa vers les continents américains, Lacan souligne, dès 1955 dans La Chose freudienne : « l’anhistorisme de culture, propre aux Etats-Unis d’Amérique du Nord ». Il conclut sèchement sur le thème quelques lignes plus tard en indiquant :
« Mais sa pratique [celle de la psychanalyse] dans la sphère américaine s’est ravalée si sommairement à un moyen d’obtenir le « success » et à un mode d’exigence de la « happiness », qu’il convient de préciser que c’est là le reniement de la psychanalyse, celui qui résulte chez trop de ses tenants du fait pur et radical qu’ils n’ont jamais rien voulu savoir de la découverte freudienne et qu’ils n’en sauront jamais rien, même au sens du refoulement. »[6]
Bien sûr, ici, les termes prophétiques de Lacan, quasi apotropaïques, nous feraient presque oublier qu’il est aussi celui qui a contribué à l’idée d’une rencontre impossible de part et d’autre de l’Atlantique en rappelant le mot de Freud accostant au port de New York dans ce même texte, mot qu’il aurait tenu de la bouche du paria de 14 – le dénommé Jung – : « Ils ne savent pas que nous leur apportons la peste »[7]. Ici en effet, le rappel du Witz freudien daté de 1909, s’il est vrai, – mais on fond on y croit tous ! – vient historiciser une controverse dans laquelle Lacan est pris… au nom du retour à Freud. Controverse qu’il paiera au prix fort – confer l’excommunication de l’IPA en 1963. Controverse de laquelle nous ne serions pas sortis puisqu’elle trouverait sa relance dans les débats opposants les tenants du poststructuralisme ou de la postmodernité « américaine » aux autres, plutôt situés de ce côté-ci de l’Atlantique.
Je vais vite ici – trop vite sans doute – mais, en fait, je cherche à souligner que certes l’état du débat entre champ freudien et études queers trouvent son point de départ – s’il en faut un – autour du colloque de Baltimore de 1966 comme acte fondateur du postructuralisme, mais pas seulement. Qu’il faut donc remonter aussi aux premiers contacts entre la psychanalyse viennoise et son introduction aux Etats-Unis pour, peut-être, mieux en saisir les enjeux. Enfin, je cherche aussi à souligner que ces narrations reconduisent l’un des tropes les plus éculés opposant nos deux continents, caractérisé par des débarquements successifs. Les plus graves : ceux qu’impose l’histoire, de la colonisation européenne des Amériques au débarquement de Normandie durant la deuxième guerre mondiale. Mais aussi, les moins graves : de l’arrivée de la French theory dans les universités américaines dans les années 1970 qui contribuera à l’émergence d’une pensée du féminin – en particulier l’Université de Cornell à Ithaqua (Etat de New York) – à un autre débarquement américain sur les côtes européennes : celui des études de genre, suivi des études queers en France depuis une vingtaine d’années, où, pour reprendre un autre bon mot – celui-ci attribué à Anne-Emmanuelle Berger –, nous assisterions maintenant non plus au débarquement des oncles d’Amérique mais bien à celui des tantes[8]… dit de manière moins provocante, de toutes celles et ceux qui prennent désormais la parole et dont les goûts ou la manière d’être, minorisés, restent une source potentielle de violence et de rejet malgré les indéniables avancées des droits organisant l’alliance et la filiation dans cette partie-ci du monde.
J’en viens à André Gide. La phrase de Madeleine, son épouse, qui a retenue mon attention est celle-ci : il s’agit d’une lettre à Gide datée de juin 1918 dont vous noterez les accents proustiens[9], :
« (…) J’ai toujours compris aussi tes besoins de déplacement et de liberté. Que de fois dans tes moments de souffrances nerveuses, qui sont la rançon de ton génie, j’ai eu sur les lèvres de te dire : « Mais pars, va, tu es libre, il n’y a point de porte à la cage où tu n’es pas retenu » (…) »[10].
« Il n’y a point de porte à la cage où tu n’es pas retenu ». Cette phrase, prononcée par celle qui a sans doute le mieux connu André Gide – à l’exception peut-être de Maria Van Rysselbergue, « la Petite Dame » qui rédigea un journal consacré à Gide de 1918 à sa mort[11] – cette phrase donc, est prononcée alors que l’écrivain s’apprête, non sans tergiversations, à partir en Angleterre avec le jeune Marc Allégret. Elle m’intéresse, cette phrase, car elle contient plusieurs des aspects cruciaux du fantasme fondamental de la théorie lacanienne à l’orée des années 1960 : l’enfermement, l’impuissance de l’acte et son caractère foncièrement imaginaire même si ces effets peuvent entraver une vie au point d’en devenir le spectateur. Ce fantasme fondamental érigé par le petit d’homme en réponse à La Chose, Das Ding, dont Markos Zafiropoulos a mis en évidence de manière fort convaincante la pluralité des visages : de la mère originaire (logique du cas) à celle du Diable (logique des masses) par exemple, que Lacan prélève chez Luther à l’origine de la Réforme protestante.
Pour situer convenablement mon propos, je vais rappeler brièvement quelques points concernant le cas Gide, seul cas homosexuel que Lacan nous ait légué. Je reprends ici en partie une première analyse concernant Jeunesse de Gide ou la lettre et le désir parue dans le numéro 3 de l’excellente revue Sygne[12].
André Gide, né à Paris en 1869, est un fils de la bourgeoisie huguenote qui évolue dans un milieu social que caractérisent trois termes : austérité, fortune, culture. Orphelin de père à dix ans, il nourrit à partir de l’adolescence des sentiments amoureux pour sa cousine Madeleine qu’il épouse en 1895 – non sans péripéties – quelques mois après le décès de sa mère. La jeunesse de Gide est celle d’un enfant délicat, souffreteux et en échec scolaire. En 1893, à vingt-quatre ans, Gide voyage en Tunisie et en Algérie où, comme d’autres, il s’initie à la sexualité auprès d’adolescents et de prostituées. Le mariage avec Madeleine n’est pas consommé et Gide organise sa vie entre l’amour intense qu’il porte à son épouse et le désir qui le pousse vers les hommes, qu’il s’agisse d’adolescents ou d’adultes comme par exemple Henri Ghéon ou Maurice Schlumberger, encore que, comme le souligne Eric Marty, la séparation amour-désir que proclame Gide est loin d’être étanche. En effet :
« [La relation avec Maurice Schlumberger] fut sans doute la première liaison homosexuelle qui ne séparât pas l’amour et les plaisirs. Elle fut aussi pour Gide l’occasion d’une crise intérieure très profonde, qui mettait en cause l’hypocrisie de sa vie et qui ne se résoudra qu’avec la publication de Corydon (…) »[13].
En 1916, à quarante-sept ans, alors qu’il est déjà un écrivain renommé, Gide tombe amoureux de Marc Allégret, seize ans. Le jeune homme est l’un des fils du pasteur Elie Allégret chargé un temps de l’instruction religieuse de l’adolescent Gide. Débute alors avec Marc une idylle qui durera quelques mois pour ensuite évoluer en une relation d’amour et de confiance jusqu’à la mort de Gide en 1951, même s’il semble que leur vie intime cesse à partir des années 1920. J’insiste sur ce point (et ce, malgré le statut d’exception que lui confère Gide) : si avec Marc Allégret, la ségrégation établie par Gide entre le sexuel et l’affectif vole en éclat, Marc ne fut pas le seul amant pour qui l’écrivain développa un sentiment amoureux et ce, à côté d’une intense activité de drague homosexuelle[14]. A la même époque, plusieurs proches d’André Gide, Maria Van Rysselberghe, sa fille Elisabeth, Aline Mayrish, Dorothy Bussy, et Marc Allégret forment une famille d’élection qui vivra plus ou moins ensemble, notamment, dans l’appartement parisien rue Vaneau. Ce groupe d’amis est si soudé que, comme le relate Roger Martin du Gard, lorsqu’on parle dans le Paris mondain de l’époque « des Gide » c’est désormais de cette drôle de famille qu’il s’agit et non d’André et Madeleine. Du reste la relation entre les deux époux s’est dégradée et le restera jusqu’à la mort de Madeleine en 1938 même si elle partagera ses combats à propos du Tchad et de la Russie. Ainsi, en juin 1918, alors que Gide prépare un séjour de trois mois à Cambridge avec Marc Allégret, une violente dispute éclate entre l’écrivain et Madeleine la veille du départ. En novembre 1918, Gide découvre que Madeleine a brulé quelques mois plus tôt à peu près toutes les lettres qu’il lui avait adressées quasi quotidiennement depuis leur adolescence, non sans les avoir relues une à une. Au début des années 1920, Marc Allégret et Elisabeth Van Rysselbergue vivent une histoire d’amour que ne consacre pas la venue d’un enfant. C’est finalement André Gide qui sera le père de l’enfant – la future Catherine Gide – qu’Elisabeth désire : « et c’est ainsi – écrit Maria, la mère d’Elisabeth – qu’un dimanche de juillet, au bord de la mer, dans la solitude matinale d’un beau jour, fut conçu l’enfant que nous attendions »[15]. En 1947, Gide reçoit le Prix Nobel de littérature. Il meurt à Paris en 1951. Un an après l’œuvre entière est mise à l’Index librorum prohibitorum sur décision du pape Pie XII.
Il était crucial de rappeler les principaux moments de la vie de Gide car les travaux psychanalytiques qui succèdent au texte de Lacan reconduisent le découpage chronologique opéré par le maître – grosso modo 1869-1895 et la crise de 1918 – comme si, curieusement, la vie de Gide avait cessé au point où le psychanalyste le laisse. De même, on trouve de nombreuses approximations. Ainsi Miller déclare :
« Ce qui concerne le choix d’objet homosexuel est donc tout à fait relégué au second plan par Lacan. Toute son analyse est au contraire centrée sur l’amour unique de Gide, c’est-à-dire son choix d’objet hétérosexuel. A côté de la multiplicité [des] petits garçons, il y a une femme et une seule authentiquement aimée. »[16]
Tout ici est biaisé : l’amour unique de Gide, les petits garçons, la femme authentiquement aimée. Car, je l’ai indiqué, Gide aimera tout aussi « authentiquement » Marc et d’autres avant lui qui n’étaient pas seulement des « petits garçons », ce que du reste attestent largement la correspondance et le journal.
Et bien sûr, Lacan est conséquent lorsqu’il situe la relation avec Marc dans le registre de l’amour puisque en 1960-1961, c’est-à-dire deux ans plus tard, il déploiera la question du transfert à partir de l’idéal de l’amour grec dont il relève que la relation Gide – Marc Allégret en est l’expression moderne[17]. En revanche, ce point malgré la piste ouverte par Lacan, n’est pas vraiment aperçu (ou pas suffisamment) par les autres psychanalystes qui ont repris le dossier Gide au-delà du commentaire sur l’ouvrage de Jean Delay. Or, et c’est lui faire honneur que de le rappeler, à la différence de bon nombre de nos collègues, il y en a une qui a bien compris l’importance particulière de Marc Allégret pour André Gide : c’est Madeleine… car s’y trouve la justification de son acte. Ce qui se passe en ce mois de juin 1918 où se trame le séjour à Cambridge, elle le sent bien, elle le sait déjà c’est autre chose que les amitiés amoureuses dont elle a eu vent. Pour tenir sa position, être à la hauteur de la situation, un seul acte s’impose : détruire par le feu toutes les lettres qu’il lui a écrites depuis tant d’années ; c’est dire qu’elle a compris que cette fois Gide trouve avec Marc, en Marc, ce qu’il n’a cessé de disjoindre quant à l’amour et au désir. Désormais, les deux pôles sont réunis. Une seule chose à faire pour Madeleine : tenir son rang, être cette figure de l’entiéreté dont parle Lacan en évoquant Médé[18]. Statue déboulonnée, Madeleine n’est plus l’idole macérant dans la vertu, la vierge vivant sous « un ciel de demoiselle »[19] ; l’assomption de son être que signe l’autodafé de la correspondance, c’est finalement au jeune Marc – en tant qu’il en est l’agent – qu’elle le doit. Certes, pour Gide, Madeleine est la femme de sa vie. Son grand amour. Celle pour qui – comme il l’indique à Roger Martin du Gard – il a « édifié le temple même de l’amour »[20] – le temple ! Mais de quelle vie parle-t-on ? Madeleine est une dévote dédiée au père mort, une vierge sage qu’affole l’égarement des sens comme les imprévus, qui incarne, comme du reste sa belle-mère, les « commandements du devoir »[21], auprès de laquelle surtout, Gide déclare qu’il y pourrissait. Gide (la veille du départ pour l’Angleterre) :
« Je lui écrivais que je ne pouvais plus séjourner en Normandie, auprès d’elle ; j’y pourrissais, – je me souviens de ce mot affreux ; que toutes mes forces vitales s’y liquéfiaient, que j’en mourrais, et que je voulais vivre, c’est-à-dire m’évader de là, voyager, faire des rencontres, aimer des êtres, créer ! »[22]
Or, la formule, « Je pourrissais », je la rapproche du roman de Mishima paru en 1971, L’Ange en décomposition[23], dont Marguerite Yourcenar dira du titre, préférer une meilleure traduction : L’Ange pourrit[24]. Mais c’est encore du côté de Lacan qu’il nous faut regarder lorsqu’il évoque la « pourriture dans l’Autre », c’est-à-dire son étrification phallique, telle que l’a pointé Markos Zafiropoulos[25]. Etrification phallique qui est la conséquence de l’érection de la cage du fantasme en réponse à l’horreur de La Chose, étrification phallique qui n’est autre que l’image moi-idéale typique qui se forme et se propose au regard d’un trop de plaisir marqué du soupçon de la dévastation.
Avec Gide, il n’est pas excessif de dire que Lacan dégage une des figures de l’amour homosexuel, figure qui certes se déduit de l’amour que se portent mutuellement Madeleine et André Gide, mais aussi avec Marc Allégret dont la rencontre, pas moins importante, sera décisive pour l’écrivain comme le souligne Catherine Millot qui a bien vu en quoi la rencontre avec le jeune homme permettra à Gide de se défaire de ses démons en se risquant hors d’une cage aussi puissante qu’illusoire. Pour Lacan, souscrivant à l’autodéfinition gidienne, Gide est un uraniste. Et d’ailleurs, ce point se confirme à se pencher même rapidement sur le lexique lacanien de l’homosexualité masculine, où il apparait que Lacan fait usage du signifiant « uraniste »[26] à trois reprises dans tout l’œuvre, toujours articulé à un propos sur Gide. Gide explique :
« Personne ne peut supçonner ce qu’est l’amour d’un uraniste, dégagé de toutes les contingences sexuelles : quelque chose de si fort, de si bien préservé, quelque chose d’embaumé contre quoi le temps n’a plus de prise. »
J’en reviens à la phrase de Madeleine en conservant à l’esprit cette image d’un amour embaumé pour toujours inaltérable mais vidé de ce qui fait la vie même : « Mais pars, (lui dit Madeleine) va, tu es libre, il n’y a point de porte à la cage où tu n’es pas retenu ». Mon hypothèse ici c’est qu’on ne mesure pas la finesse ni la justesse (clinique) de Madeleine si on ne la replace pas dans la dynamique du fantasme reprise par Lacan comme réponse du sujet névrosé au trop de plaisir – à entendre comme ce qui se place au-delà du principe de plaisir – de quoi le petit d’homme se défend en s’enfermant dans une cage aux barreaux plus ou moins dorés. Trop de plaisir du petit d’homme qui s’origine dans la mère, dont la jouissance dite « instinctuelle » par Lacan, s’éprouve en son caractère universel et inéluctable, soit la rencontre avec La Chose, das Ding, dont l’une des figures pour Lacan, est celle du Diable de l’Eglise Réformée.
Or, l’un des points qui me frappe en relisant l’étude de Lacan, c’est l’effort de Gide pour fuir une bonne part de sa vie, les figures du démon. Gide dont la double ascendance calviniste marque l’enfance de tous les traits du puritanisme le plus austère. Gide qui disait volontiers de lui-même : « Je ne suis qu’un petit garçon qui s’amuse, doublé d’un pasteur protestant qui l’ennuie »[27]. Or cette fuite devant les figures du démon cesse après la rencontre avec Marc Allégret car le bel ange montre à l’occasion une face plus sombre indiquant par là-même la métaphorisation de cette figure de l’angoisse qui accablera Gide durant de longues années (je cite un propos d’André Gide noté par la Petite Dame concernant le jeune Marc) :
« Oui, évidemment, j’aime ce petit passionément, et de plus en plus. Je ne sais plus bien de quoi cela est fait… De tout : j’aime en lui ce côté forcené, diabolique, un peu fou (que nous appelons son côté Rimbaud). Il peut être terrible, brusquement fermé, hostile. [Plus loin Gide précise (après une dispute)] Je vis, pas surprise, son visage dans une glace : il me regardait avec une telle expression de haine que j’en fus bouleversé. »[28]
La première figure du démon qui hante les cauchemars du jeune Gide, signalée par Lacan, est celle de « la crique qui le croque »[29], laquelle est suivie de nombreux autres monstres qui le poursuivent, où il se voit « zigouillé, coupé en morceaux »[30]. L’étymologie de cauchemar dont Jean Delay a bien vu qu’elle évoque l’intervention du démon, du spectre[31] va dans le sens de ma démonstration et j’indique d’emblée que Ainsi soit-il, ultimes notes de l’écrivain, signale qu’à partir de 1924 – c’est-à-dire la date où la relation avec Marc Allégret trouve un rythme et un équilibre maintenus jusqu’à la fin de sa vie –, les effroyables cauchemars dont Gide sortait tremblant et baigné de larmes cesseront, remplacés par des rêves emplis de croquemitaines qu’il trouvait « rigolos »[32]. Signalons aussi les Schaudern gidiens[33], tel que les nomme l’écrivain, ces crises d’angoisse faites de tremblements, décrites dans Si le grain ne meurt comme une sorte de « suffocation profonde », le déferlement d’une « mer intérieure inconnue », d’un « océan pathétique », etc. qui surviennent à trois reprises : à l’annonce de la mort d’un cousin d’abord, lorsqu’ensuite, après le décès du père, seul avec sa mère, « [Il] s’était senti séparé, forclos », c’est-à-dire enfermé, comme emprisonné. Enfin, le troisième Schaudern est lié au sexe, lorsqu’il questionne un camarade sur sa fréquentation des prostituées. De ces Schaudern, Gide confiera à Delay… « le dragon que je m’étais fait de cela. »[34] Or, cette figure du démon après quoi je cours ici semble trouver son renfort au moment de la mort prématurée de Paul Gide, le père, Gide notant (pointe Lacan) : « s’être senti soudain tout enveloppé, par cet amour qui désormais se refermait sur lui en la personne de sa mère »[35].
Cet amour qui enveloppe et se referme, Gide l’éprouva dans d’autres circonstances de sa vie au gré des mouvements giratoires de sa mécanique désirante prise à son propre reflet. Tour à tour objet ou spectateur, il sera en place d’objet lorsqu’il est celui sur qui se referme cet amour qui enveloppe, ou celui qui regarde… comme dans cette scène de Si le grain ne meurt où en avril 1896 et alors que Madeleine repose à l’hôtel, il croit assister au viol de Mohammed, jeune prostitué algérois par son ami Eugène Rouault : « Daniel paraissait gigantesque et, penché sur ce petit corps qu’il couvrait, on eût dit un immense vampire se repaître sur un cadavre. J’aurais crié d’horreur… »[36].
Et bien sûr, Gide le gyrovague, dont Catherine Millot a bien saisi l’errance subjective de celui qui passe d’une position à une autre et qui restera toute sa vie le maître du reflet et de la mise en abîme, Gide, donc, sera celui qui enfermera Madeleine la triste (qu’il prend tant de fois pour sa mère), dans le temple de Cuverville – le fameux temple de l’amour – qui me fait plutôt l’effet d’un tombeau, ou mieux dit, d’une prison, prison imaginaire… de celle qu’aurait pu graver Piranèse[37] au cerveau noir[38].
J’avais pointé il y a trois ans, le fait suivant, non relevé par Lacan : Gide écrivait sur un petit bureau-secrétaire, du moins dans les premières années de sa carrière, légué par feue Anna Schakelton, la dame de compagnie de sa mère, dont Lacan a vu combien les unissait une passion de bostoniennes[39]. Ce bureau-secrétaire présentait des portes garnies de miroirs réfractant à l’infini l’image de qui s’y tenait… Gide écrivait donc – comble de la fascination spéculaire… – se contemplant en train d’écrire[40]… Or, cette question de la « création du double »[41], du déboublement, du clivage que Lacan isole pour mieux en saisir l’enjeu gidien et son rapport à la perversion, il commence par l’élever à la dignité d’un art, celui des masques des sociétés Kwakiult de Colombie Britannique étudiés par celui qu’il appelle son ami Claude Lévi-Strauss dont l’ouvrage Anthropologie structurale vient de paraitre. Je souligne ce point car il me semble que là Lacan applique la méthode freudienne concernant l’homosexualité masculine où Freud déconstruisait les préjugés psychiatrisant de son temps – la théorie de la dégénerescence en gros – en les confrontant aux réalités de l’anthropologie, en l’espèce les Grecs de l’Antiquité, leurs moeurs et l’élévation de leur culture. A bien y songer, peut-être s’agit-il seulement de cela dans les relations entre psychanalyse et études queers ?
Tout cela pour dire quoi ? Que l’autodafé des lettres commis par Madeleine est vécu si dramatiquement, si intensément par Gide – qui parle d’un « désespoir atroce »[42], qui en parle comme de la mort d’un enfant (leur enfant à eux deux) – parce que, note Lacan, « ces lettres où il a mis son âme, elles… n’avaient pas de double »[43], révélant ainsi, précise-t-il « leur nature de fétiche », c’est-à-dire leur fonction de voilement de ce qui est le plus précieux. Donc Gide se trompait : ce n’était pas tant les lettres qui comptaient que le désir qui en soutenait l’écriture. Du reste, il faut noter qu’à la même époque, la correspondance avec Marc n’est pas du tout entachée par les événements tragiques que Gide déclare avoir vécus en novembre 1918[44]. C’est-à-dire que Gide, quoi qu’il en dise, s’agissant des lettres perdues, n’est pas tout à sa peine. Au même moment, autre chose le mobilise, le rend vivant, qu’il trouve en Marc[45]. D’ailleurs il le racontera à Roger Martin du Gard un peu plus tard :
« Comment me suis-je relevé de ce long martyre ? Je n’en sais plus rien. Peu à peu. Mon autre amour si complet, si rayonnant de force et de joie m’a aidé dans cette résurrection. Comme on s’habitue à revivre diminué par un accident, je me suis peu à peu habitué à cette mutilation. »[46]
Dit autrement, Gide le mutilé – c’est-à-dire ayant payé le prix de la castration – peut désormais investir suffisament de libido dans sa relation à Marc et semble moins dévasté qu’il ne le proclame… l’aspect comique du moment n’a pas échappé à Lacan. Gide est enfin sorti de cette cage où il n’était pas retenu et le retentissement sur son oeuve sera décisif, notamment avec la publication de Corydon, je l’ai signalé, mais surtout des Faux monnayeurs, roman qui semble condenser toutes les questions gidiennes : la variation des points de vue doublée des genres narratifs mobilisés montre la prétention du roman (et l’échec de cette prétention) à décrire la complexité du monde. Il libère ainsi, nous dit Wikipédia, la littérature de son carcan narratif pour faire du roman une œuvre d’art créatrice à part entière, plutôt que le simple réceptacle d’une histoire racontée. D’être sorti de la cage – Madeleine n’est plus son Orient – lui permettra aussi les explorations pas seulement littéraires : au Voyage d’Urien l’uraniste succèderont donc les grandes expéditions en Afrique de l’Ouest, au Tchad et en Russie. portées par un regard dont l’acuité le révèle… encore et encore et encore….
[1] L. Le Corre, « Politisation des traumas queers ou l’amour du prochain », Sygne, 2024, n°5.
[2] M. Foucault, « A propos de la généalogie de l’éthique : un aperçu du travail en cours », Dits et écrits 1954-1988, Paris, Gallimard, 1994, vol. VI, p. 383-411.
[3] Sur les différents séjours de Michel Foucault aux Etats-Unis, voir : S. Wade, Foucault en Californie. Un récit inédit, Paris, Editions Zones, 2021, 142 p.
[4] C. Millot, Gide Genet Mishima. Intelligence de la perversion, Paris, Gallimard, 1996, p. 69.
[5] J. Lacan, « Jeunesse de Gide ou la lettre et le désir. Sur un livre de Jean Delay et un autre de Jean Schlumberger », Ecrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 763.
[6] J. Lacan, « La Chose freudienne ou Sens du retour à Freud en psychanalyse. Amplification d’une conférence prononcée à la clinique neuropsychiatrique de Vienne le 7 novembre 1955 », Ecrits, Paris, Editions du Seuil, 1966, p. 402, 416.
[7] J. Lacan, « La Chose freudienne… », op. cit., p. 403. Voir aussi : L. Michel, « Le XXIe : un siècle immunisé contre la psychanalyse ? », Psychothérapies, 2014/4, vol. 34, p. 249-257.
[8] A.-E. Berger, Le Grand théâtre du genre. Identités, sexualités et féminisme en « Amérique », Paris, Editions Belin, 2013, p. 1-18.
[9] Voir : M. Proust, Le côté de Guermantes, A la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1988 (1920), volume 2, p. 601 : « Vous appartenez à cette famille magnifique et lamentable qui est le sel de la terre. Tout ce que nous connaissons de grand nous vient des nerveux. Ce sont eux et non pas d’autres qui ont fondé les religions et composé les chefs-d’œuvre. Jamais le monde ne saura tout ce qu’il leur doit et surtout ce qu’eux ont souffert pour le lui donner ».
[10] J. Schlumberger, Madeleine et André Gide, Paris, Gallimard, 1956, p. 14.
[11] M. von Rysselberghe, Les Cahiers de la Petite Dame, notes pour l’histoire authentique d’André Gide, 4 volumes, Paris, Gallimard.
[12] L. Le Corre, « Gide, l’homo de Lacan. Quelques remarques concernant Jeunesse de Gide ou la lettre et le désir », Sygne, 2020, n°3.
[13] A. Gide, Journal 1887-1925, vol. I, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1996 p. 1487.
[14] Billard Pierre, André Gide et Marc Allégret. Le roman secret, Paris, Plon, 2006, p. 85.
[15] M. von Rysselberghe, Les Cahiers de la Petite dame, op. cit., vol 1, p. 145-151.
[17] J. Lacan, « Jeunesse de Gide », op. cit., p. 754.
[18] Ibid., p. 761.
[19] A. Gide, Correspondance avec sa mère, op. cit., p. 171.
[20] J. Schlumberger, Madeleine et André Gide, op. cit., p. 186.
[21] J. Lacan, « Jeunesse de Gide », op. cit., p. 749.
[22] J. Schlumberger, op. cit. p. 190.
[23] Y. Mishima, L’Ange en décomposition, Paris, Gallimard, 1971, 249 p.
[24] M. Yourcenar, Mishima ou la vision du vide, Paris, Gallimard, 1980, p. 15.
[25] M. Zafiropoulos, Œdipe assassiné ? Œdipe roi, Œdipe à Colone, Antigone ou L’inconscient des modernes. Les mythologiques de Lacan 2, Toulouse, Erès, 2019, p. 115-133.
[26] Les trois occurrences du terme « uraniste » chez Lacan sont : « Jeunesse de Gide », op. cit., p. 754 ; Les Formations de l’inconscient, Le Séminaire, Livre V, Paris, Le Seuil, 1998, p. 261 ; Le Désir et son interprétation, Paris, Le Séminaire, Livre VI, Paris, La Martinière, 2013, p. 546. Notons l’hapax « uranien » présent dans : L’angoisse, Le Séminaire. Livre X, Paris, Le Seuil, 2004, p. 312. Voir L. Le Corre, L’Homosexualité de Freud. Première contribution à une anthropologie psychanalytique de l’homosexualité masculine, Thèse de doctorat soutenue le 28 février 2015, Ecole doctorale Recherches en psychanalyse et psychopathologie, Université Paris Diderot, vol. 3, annexe 2, p. 903-1058 p.
[27] A. Gide, Journal, 1887-1925, op. cit., p. 576.
[28] M. von Rysselberghe, Les Cahiers de la Petite Dame, op. cit., p. 6.
[29] J. Lacan, « Jeunesse de Gide », op. cit., p. 750.
[30] A. Gide, Journal, op. cit., p. 799 et 800.
[31] J. Delay, La Jeunesse d’André Gide, Paris, Gallimard, 1956, tome 1, p. 139.
[32] A., Gide, Ainsi soit-il ou les jeux sont faits, Paris, Gallimard, 1952, p. 98.
[33] J. Delay, La Jeunesse d’André Gide, op. cit., p. 173.
[34] M. Bousseyroux, « Le cas Gide : un trou dans le fétiche », L’En/je lacanien, 2019/1, n°32, p. 18-20.
[35] J. Lacan, « Jeunesse de Gide », op. cit., p. 749.
[36] F. Lestringant, André Gide l’inquiéteur. Le ciel sur terre ou l’inquiétude partagée 1869-1918, Paris, Flammarion, 2011, p. 314-315.
[37] G. B. Piranesi, The Prisons, New York, Dover Publications, 1973.
[38] M. Yourcenar, « Le cerveau noir de Piranèse« , Sous bénéfice d’inventaire, Paris, Gallimard, 1962, p. 90-130.
[39] J. Lacan, « Jeunesse de Gide » op. cit., p. 749.
[40] J. Lambert, Gide familier, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2000, 214 p. Voir aussi : A. Gide, Si le grain ne meurt, op. cit., p. 235.
[41] J. Lacan, « Jeunesse de Gide » op. cit., p. 755.
[42] J. Schlumberger, Madeleine et André Gide, op. cit., p. 194.
[43] J. Lacan, « Jeunesse de Gide » op. cit., p. p. 763.
[44] Correspondance avec Marc Allégret 1917-1949 / Cahiers André Gide, Paris, Gallimard, 2005, vol. 19, p. 240-241.
[45] P. Masson, « Les lettres brulées ou le chef d’œuvre inconnu de Gide », Bulletin des Amis d’André Gide, avril-juillet 1988, n°78-79, p. 71-78.
[46] J. Schlumberger, Madeleine et André Gide, op. cit., p. 194.
Le mot hypocrite vient du latin et renvoie au domaine du théâtre. Au jeu de l’acteur. A l’origine n’y est donc pas forcément associée la dimension péjorative qu’on lui accorde désormais, qui implique plutôt que l’on se drape dans un semblant qui va à l’opposé de la vérité. Ne suis-je pas quelque peu hypocrite moi-même en choisissant de prélever aujourd’hui, pour la commenter, l’idée admirablement développée dans Lacan presque queer, qui fait de la sublimation non pas un point de visée possible d’une analyse comme le préconisait Freud, mais plutôt un obstacle, une cage de plus dans laquelle on se précipite pour éviter d’affronter le réel de l’existence ? Pendant 6 ans en effet, j’ai organisé et animé un diplôme universitaire consacré à l’Art et aux médiations thérapeutiques et je travaille dans un hôpital de jour pour enfants où quotidiennement j’utilise la pratique artistique dans une visée de soin. Pis ! Ce grand Autre scrupuleux qu’est l’Urssaf me connaît à la fois comme psychanalyste et comme artiste-auteur, puisqu’entre deux journées au cabinet je m’essaye à écrire et à mettre en scène pour le théâtre et le cinéma.
Pour l’anecdote, lorsque j’ai reçu ma première feuille de la caisse des artistes-auteurs une erreur administrative m’avait offert un tout nouveau baptême. Quand on s’appelle Poezevara on a l’habitude que l’on écorche votre nom – quoique j’ai remarqué que mes petits patients, eux, ne s’y trompent jamais –, mais là on était sur une renomination complète : sans le savoir, le service des impôts m’a proposé de disjoindre ma pratique d’analyste opérée sous le matricule Poezevara de celle d’artiste, que je pouvais, si je refusais d’en faire la réclamation, assurer sous le nouveau nom de Plebanski.
Kévin Alain Plebanski. Avouez que ça sonne pas mal.
J’ai trouvé ça plus que cocasse puisque ça rejoignait une question que je n’étais pas sans m’être posée, concernant la coexistence possible de ces deux pratiques. Mieux ! La solution que l’on me proposait n’était autre que celle que j’avais longuement explorée, notamment à l’heure de mes recherches doctorales : cette “trouvaille mythopoïétique” qu’Umberto Eco qualifiait de “carrément géniale”[1] qui consiste en la création d’un alter ego. Ça m’a fait penser à cette page incroyable que l’on trouve dans l’un des tout premiers numéros de Spiderman, qui date de 1962 : le héros masqué y a gagné son premier salaire en participant à un événement de catch et tente de faire encaisser son chèque à la banque. Seulement voilà, le chèque est au nom de Spiderman et il n’a pas de pièce d’identité à ce nom qui lui permette d’ouvrir un compte… Un peu plus tard, Peter Parker, l’adolescent timide derrière le masque, tente d’appeler une camarade de lycée pour l’inviter à sortir mais elle lui demande de ne pas monopoliser sa ligne car elle espère recevoir un coup de fil de Spiderman…
Blague à part, je pense que l’on touche là au nœud même de ce qui est en jeu dans cette histoire de sublimation comme cage. Markos Zafiropoulos nous l’a bien exposé : le héros antique, à l’image d’Œdipe et d’Antigone, était un être sans complexe, non entravé dans sa jouissance par quelques appareillages fantasmatico-sublimatoires. Puis vient le héros moderne et avec lui ce sujet de la névrose qu’incarne magistralement Hamlet et ses tergiversations. La différence entre Œdipe et Hamlet, c’est que le premier marche vers la castration et la mort sans y penser à deux fois, tandis que l’autre cherche à faire valoir quelques circonstances atténuantes. Le névrosé, c’est peut-être là ce qui le définit par excellence, est un fin négociateur. Un avocat féroce, défendant bec et ongle sa propre cause.
Dans ma thèse[2], j’ai longuement commenté la proposition d’Umberto Eco qui voyait dans la figure du super-héros une autre étape dans l’évolution des grands textes de l’Occident : une sorte de montage (une trouvaille) qui permet à un héros d’être à la fois libre d’agir, libre de jouir dans l’espace du monde comme pouvait l’être le héros tragique mais également de préserver quelque chose de la relance du désir, bien incarné par la forme même de ces récits proposés sous la forme de feuilleton perpétuellement à suivre. A propos de ce montage qui permet donc à un personnage d’être à la fois une Antigone sacrificielle et un Créon attaché aux biens familiaux, j’ai dit du super-héros qu’il était une création poétique dont on pourrait envisager qu’elle ait pu engendrer cette création psychologique que l’on appelle l’adolescence. Restons sur le cas de Spiderman : grâce à la formule qu’il tient d’une figure paternelle décédée, son oncle, qui lui a dit avant de mourir que “de grands pouvoirs impliquent de grandes responsabilité”, le jeune Peter Parker invente en effet L’Homme araignée, un alter égo qui lui permet de sortir de cette cage qu’est sa chambre d’enfant pour jouir à l’extérieur de son nouveau pouvoir pubertaire. Un destin dont vous admettrez qu’il est tout de même plus enviable que celui d’un Grégoire Samsa – décidément, Kafka est l’auteur par excellence des sujets qui restent en cage – qui n’aura pas réussi à sublimer son corps monstrueux en le moulant dans le justaucorps d’un sensationnel homme-cafard.
Sauf que voilà, la sublimation mène à d’autres impasses : comme je le disais plus haut, Spiderman n’arrive pas à encaisser son chèque et Peter n’arrive plus à draguer depuis que ses camarades n’ont d’yeux que pour l’incroyable Homme-araignée… Chez Superman, figure originelle du genre créée en 1932, on retrouve ce même embarras, cette même façon pour le héros sous le masque de se prendre les pieds dans sa cape au moment de profiter érotiquement de l’aura engendrée par ses actions réalisées pour le compte de son alter ego masqué. Ce que j’ai appelé le triangle amoureux à deux : Clark Kent, le journaliste peureux et binoclard, est amoureux de Loïs Lane qui refuse catégoriquement ses avances car elle se réserve pour le valeureux Superman. Pour Eco, je cite : « ce qui caractérise Superman, c’est la dimension platonique de ses affects, son vœu implicite de chasteté, qui – j’insiste – ne dépend pas tant de ses affects que de la force des choses, de la singularité de la situation ». L’auteur de La structure absente réfléchit à cet endroit comme un strict structuraliste : il ajoute que la « raison structurelle de cette donnée narrative » tient dans le fait que pour garder l’aspect immuable d’un mythe, il ne faut pas que Superman puisse réaliser la moindre action qui pourrait conduire à « user » sa potentielle immuabilité. Tout cela est développé dans une petite note de bas de page (c’est toujours là qu’on trouve l’essentiel) à laquelle je n’avais pas prêté suffisamment d’attention à l’époque de ma thèse. Eco y écrit : « Le “parsifalisme” de Superman est l’une des conditions qui l’empêche de s’user et le protègent des événements – donc du cours du temps – liés à l’engagement érotique »[3]. Je crois que l’on ne peut pas faire plus fine description clinique de l’impasse névrotique contemporaine.
Ce parsifalisme de structure, qu’Eco repère chez Superman, je pense que l’on peut en faire le trait fondamental du névrosé contemporain, celui-là même que Zafiropoulos avec Lacan décrit comme enfermé à double tour, à la fois dans la cage du fantasme et dans celle de la sublimation. Mais alors, en quoi Superman ressemble-t-il à Parsifal ? Qu’est-ce que le super-héros a de commun avec le héros wagnérien ? Pour le dire vite, dans les deux cas, la chasteté du héros est mise au profit d’un ersatz de mythe qui s’oppose à la possibilité d’une histoire en ligne droite. Là où, selon Eco, la trouvaille mythopoïétique du super-héros permet de réinjecter du mythe et du « plaisir de la non-histoire »[4] dans la civilisation du roman, pour Timothé Picard – critique musical spécialiste de Wagner :
A l’heure où les modèles religieux et civiques traditionnels sont déclarés défaillants, à l’heure où, avec Nietzsche, serait annoncée « la mort de Dieu », l’œuvre du compositeur allemand “en tant que « festival scénique sacré », pousse au plus loin, l’hypothèse d’une religion de l’art” en venant « relayer un besoin esthético-politique non satisfait »[5].
Picard cite la Lettrine que Julien Gracq consacre à Wagner, dans laquelle l’ultime opéra du compositeur sert d’exemple pour décrire sa manière de « manier le charlatanisme avec génie » et de transformer « son art en une religion de pacotille à laquelle il est difficile de ne pas croire ». Le festival de Bayreuth devient avec Parsifal un lieu de « pèlerinage d’art »[6], un temple de carton-pâte où l’on se précipite pour goûter aux mystères surannés d’une religion douteuse. Le succès de ce « calice suspecté »[7] (le terme est cette fois de Claudel) que tend, en 1882, Wagner à l’Europe fin de siècle, dit bien l’appétence du public pour toutes œuvres dont se dégage un quelconque parfum d’initiation.
Si l’on est invité, par Lacan et Zafiropoulos le relisant, à considérer que la modernité, définie par l’émergence du fantasme et de la névrose, commence avec Hamlet de Shakespeare, je pense qu’il serait précieux de considérer Parsifal de Wagner comme un autre moment clef dans l’élaboration de la subjectivité moderne. Lorsque Nietzsche écrit, avec toute l’ambivalence critique qu’il éprouvait à propos de son œuvre, que « Wagner résume à lui tout seul la modernité »[8] ou encore « qu’il est une névrose »[9], je crois qu’il condamne justement cette dimension initiatique que le compositeur assumait pour son opéra et qui aura, c’est ma proposition aujourd’hui, donné le la d’une certaine promotion de l’art comme option sublimatoire dans la modernité. Parsifal c’est comme les chocolats qu’on s’offre à Noël : c’est de la sublimation enrobée dans une couche de sublimation. Et quand on retourne la boîte on a le mode d’emploi qui nous explique comment est fabriquée la sublimation.
D’abord il y a la première couche, cette histoire, celle de la quête du Graal, qui est – à mes yeux – la version la moins cryptée que l’on a su donner des rapports qui, chez l’homme, articulent la cause du désir au souvenir mythique d’une Chose perdue au seuil de l’existence. La quête des chevaliers de la table ronde, c’est un feuilleton avant l’heure, avec en guise de petit objet à suivre, ce Graal qui toujours leur échappe. Umberto Eco, qui est le romancier par excellence du pouvoir de l’initiation et des théories du complot (ce qui est fondamentalement la même chose) a donné sa propre version de Perceval avec Baudolino. A la fin du roman, le héros (qui comme tous les héros d’Eco est un faussaire) a bel et bien mis la main sur le Graal mais décide de le cacher à nouveau. Il le dissimule dans la tête creuse de la statue de son père afin de « garder vive la flamme de sa quête ». Je cite : « ce qui compte c’est que nul ne la trouve sinon les autres arrêteraient de la chercher. Que nul ne tue son rêve en y mettant les mains »[10].
La force de Wagner c’est d’avoir su associer à ce contenu manifeste porté par l’idée la quête de l’objet du désir toujours fuyant, un usage de la musique (et notamment de la figure du leitmotiv) qui laisse entrevoir la possibilité d’un retour du temps perdu, d’une retrouvaille musicale possible avec la Chose perdue. La promesse de retrouver le trésor du temps plié. A ce propos, Jean-Michel Vives a écrit un article intitulé « Aimez-vous Wagner ? » (mais qu’il aurait pu tout aussi bien appeler « Dites-moi si vous aimez Wagner et je vous dirais qui vous êtes »), où il s’appuie sur les travaux de Michel Poizat pour établir une sorte de diagnostic différentiel entre wagnerophiles et wagnerophobes. L’amateur de Wagner accepterait de se laisser « rouler » (dans tous les sens du terme précise l’auteur) « dans les plis de cette vague temporelle »[11] que propose le compositeur, et par ce biais se verrait offrir d’entrevoir l’objet d’une jouissance perdue. A l’inverse, le wagnerophobe reprochait au compositeur le culot avec lequel il lui fait cette promesse, dont il pressent d’emblée qu’elle n’a rien de tenable. Eco et avec lui les spécialistes de la narratologie ont appelé ce qui distingue ces deux positions, la capacité de suspension temporaire de l’incrédulité. Quelque chose dont a magnifiquement parlé, à mon sens, Octave Mannoni, dans « Je sais bien mais quand même », quand il disait que même sans croyance à la magie », il peut y avoir « magie de la croyance »[12].
En réalité, au-delà de la thèse soutenue, ce qui m’intéresse particulièrement dans toutes ces propositions c’est que puisse être envisagée psychanalytiquement, une étude possible de l’éthique du public. Cette option, que le concept lacanien de das Ding nourrit largement, était déjà envisagée dans le texte freudien, d’abord avec la notion d’Unheimlich, puis présentée de manière particulièrement magistrale dans l’étude que Freud a consacrée au Moïse de Michel-Ange. Dans ce court texte, d’abord publié anonymement, Freud utilise comme matériel clinique sa propre angoisse, son propre malaise, face « au regard courroucé et méprisant du héros »[13]. Il décrit finement comment il lui semblait que « la pierre se figeait de plus en plus » tandis qu’un « silence sacré, presque oppressant, émanait d’elle ». Quelle analyse propose Freud pour expliquer cette aura qui se dégage du chef-d’œuvre ? La statue aurait-elle, comme dans le roman d’Eco, la tête creuse, fourrée de cette Chose que certains appellent le Graal ? A ce point, l’éthique du public se poinçonne à celle de l’artiste :
Ce qui apparaissait au profane comme étant déjà un chef-d’œuvre ne serait jamais, pour le créateur de l’œuvre d’art, qu’une incarnation de ses intentions qui ne le satisfait pas.
La phrase qui suit m’a toujours sauté aux yeux comme étant une anticipation chez Freud du schéma optique de Lacan – nous parlons toujours du jugement du créateur face à son œuvre – :
Celui-ci entrevoyant une perfection qu’il désespérait chaque fois de rendre dans l’image qui la reflétait[14].
Freud propose d’expliquer l’aura d’énigme qui se dégage de la statue par le fait que l’artiste soit allé, dans le processus de sa création, « jusqu’à l’extrême limite de ce que l’art peut exprimer »[15].
Autrement dit, en termes lacaniens, le Moïse de Michel Ange est un objet qui a été élevé à la dignité de la Chose. C’est un objet façonné pour approcher au plus près cet ombilic théorique où se défait la possibilité signifiante, tellement proche qu’elle semble – par un jeu de trompe-l’œil dont dépend la position du spectateur – recouvrir, meubler, enjamber ou incarner ce défaut fondamental. Quand cet objet est une œuvre d’art, c’est que – je cite une dernière fois Freud ici, mais cela pourrait tout aussi bien être tiré du Lector in fabula d’Umberto Eco – c’est que « l’artiste s’est mis en position de partager avec l’interprète la responsabilité de cette incertitude »[16].
Markos Zafiripoulos termine son ouvrage en indiquant – entre autres – que c’est par l’introduction de cette notion de Chose, par cette idée d’un vide creusé par la fonction signifiante elle-même, que Lacan finit par se détacher de Lévi-Strauss. J’ajouterai que l’idée même d’une prise en considération de l’éthique du public, dont j’indiquais à l’instant tout ce qu’elle doit au concept de das Ding, implique également une position critique envers Lévi-Strauss. En effet, dans La structure absente, Eco citait une interview de 1967, dans laquelle on avait demandé à Lévi-Strauss de donner son avis concernant le premier ouvrage de l’italien, à savoir L’œuvre ouverte : L’anthropologue aurait répondu « qu’il n’y a aucun sens à se poser le problème d’une structure de la jouissance de l’œuvre », que « celle-ci doit pouvoir être analysée comme un cristal, en faisant abstraction des réponses que donne le destinataire en réagissant à son stimulus »[17]. D’expérience donc, Eco prévenait ceux qui voulaient courir le risque d’une prise en considération de « la psychologie de la réception » : « Le moindre soupçon d’un intérêt porté plutôt vers la structure de la jouissance (de l’œuvre) que sur la structure du code ou du message » peut suffire « à vous couvrir d’infamie »[18].
Malgré son étude du Moïse de Michel Ange (dont je répète qu’elle fut d’abord publiée de manière – honteusement ? – anonyme) Freud posait presque le même constat dans Malaise dans la civilisation, en soutenant amèrement que « malheureusement, la psychanalyse a moins que rien à dire sur la beauté. »[19] Je crois qu’à partir du séminaire sur L’éthique de la psychanalyse, Lacan nous offre les outils théoriques qui permettent, au contraire, à la psychanalyse d’avoir quelque chose à en dire. J’en prendrai pour preuve un passage du séminaire sur l’angoisse, où Lacan ne témoigne pas de son face à face avec le Moïse courroucé de la basilique Saint-Pierre-aux-Liens, mais avec une statue bouddhique dans un temple de Kamara. Là-aussi, comme Freud avant lui, Lacan insiste sur le fait que l’aura qui se dégage de la statue tient à son indescriptibilité : « vous avez regardé la statue, son visage, vous avez vu cette expression absolument étonnante par le fait qu’il est impossible d’y lire si elle est toute pour vous ou tout à l’intérieur ». Lacan regarde la statue mais surtout il regarde son guide japonais en train de regarder la statue :
Il l’a regardée ainsi pendant un temps que je ne saurais pas compter, je n’en ai pas vu la fin, car à vrai dire, ce temps s’est superposé avec celui de mon propre regard. C’était évidemment un regard d’effusion, d’un caractère d’autant plus extraordinaire qu’il s’agissait là, non pas d’un homme du commun, car un homme qui se comporte ainsi ne saurait l’être, mais de quelqu’un que rien ne semblait prédestiner, ne fût-ce qu’en raison du fardeau évident qu’il portait de ses travaux sur ses épaules, à cette sorte de communion artistique.[20]
Lacan interroge alors son guide pour savoir si ce qui est représenté là c’est un homme ou bien une femme et il n’obtient qu’une réponse vaseuse. En fait, Lacan va mener une véritable petite enquête, interrogeant plusieurs personnes, n’obtenant d’eux que des détours. La question que pose donc Lacan face à l’œuvre d’art – non pas seulement cette statue bouddhique, mais face à toute œuvre d’art – c’est « quelle est la fonction de la castration dans cet objet » ? Et la réponse qu’il obtient ce jour-là, où plutôt la non réponse qu’il obtient et dont il dit qu’elle dépend du « contexte d’une certaine culture », c’est que cette œuvre « apparait comme sans rapport avec le sexe ». Ou autrement dit, ce dont témoigne cette statue et qui en fait un « leurre de désir » efficace c’est qu’en se posant comme « sans rapport avec le sexe »[21], elle vient répondre au fait qu’il n’y a pas de rapport sexuel.
La critique de Lévi-Strauss par Lacan à partir de 1960 anticipe donc de dix ans celle d’Eco. Pourtant La structure absente multiplie les reproches fait à Lacan et la sortie de l’ouvrage en France fera l’objet d’une contre-attaque sévère du milieu lacanien à l’encontre du jeune sémioticien italien. La raison est double : d’une part Eco ne s’appuyait que sur la publication des Écrits, sans savoir que Lacan avait anticipé sa critique du matérialisme primaire sous-tendant le structuralisme lévi-straussien et d’autre part, tous les auditeurs de Lacan – loin s’en faut – n’étaient pas au clair du compagnonnage ayant existé entre les travaux du psychanalyste et ceux de l’anthropologue. Eco, anticipant donc Zafiropoulos, était donc un des premiers commentateurs du transfert de Lacan vers Lévi-Strauss mais il avait, au moment de la sortie de La structure absente, une décennie de retard sur l’avancée de ce transfert et la critique à laquelle il aura abouti. Je l’ai déjà raconté ici et dans un article publié dans la revue d’Espace [Figures de la psychanalyse], mais c’est à la faveur d’un voyage à Milan que Lacan a souhaité rencontrer Eco, à la fois pour remettre les pendules à l’heure mais également pour jauger ce « gentil italien » qui aura donc, sans assister au séminaire, redoublé sa critique de Lévi-Strauss concernant non pas tant La structure comme absence, mais l’importance de l’absence dans la structure. Lacan et Eco mangent pour la première fois ensemble le 13 mai 1972 et le 21 juin Lacan témoigne en ouverture de séminaire de cette rencontre. C’est dans ce passage que j’ai prélevé ce terme de « momerie » dont j’ai jugé bon de faire mon titre :
Il ne me paraît pas superflu à ce propos de faire allusion à la rencontre que j’ai faite en Italie de quelqu’un que je trouve très gentil, qui est dans, je ne sais pas, l’histoire de l’art, l’idée de l’œuvre. Ce qui s’énonce sous le titre de structure l’intéresse, et nommément ce que j’ai pu moi-même en produire. Ça l’intéresse on ne sait pourquoi, mais on peut arriver à comprendre que c’est en raison de problèmes personnels. Cette idée de l’œuvre, cette histoire de l’art, cette veine, ça rend esclave, c’est certain. C’est touchable quand on voit ce que quelqu’un qui n’était ni un critique ni un historien, mais un créateur, a formé comme image de cette veine – l’esclave, le prisonnier. Un nommé Michel-Ange nous a montré ça. Alors en marge, il y a les historiens et les critiques qui prient pour l’esclave. C’est une momerie comme une autre, c’est une espèce de service divin qui peut se pratiquer. Ça cherche à faire oublier qui commande, parce que l’œuvre, ça vient toujours à la commande, même pour Michel-Ange.[22]
Bien dans son style Lacan n’est pas très tendre avec Eco, qui dira pourtant de sa rencontre avec le psychanalyste qu’elle fut une véritable histoire d’amour. Les deux hommes auront de nombreux échanges par la suite, Lacan assistant à nombre des conférences données à Paris par Eco. Il lui dédicacera même un enregistrement de Télévision avec ces mots « Bras dessus/Bras dessous ». Je fais l’hypothèse que Lacan espérait qu’Eco y entende ce qu’il avait désormais à dire du mythe, à savoir qu’il est le produit d’une « tentative de donner forme épique à ce qui s’opère de la structure. » Je poursuis la citation : « L’impasse sexuelle sécrète les fictions qui rationalisent l’impossible qu’elle démontre. Je ne les dis pas “imaginées” les fictions dont il s’agit. J’y lis comme Freud – comme Freud, je le souligne – l’invitation à trouver le réel qui en répond.[23]
Si la sublimation et la dignité des objets qui en résulte rendent esclave, ces fictions que sont les œuvres d’art ne font pas qu’imaginer l’impasse sexuelle, elles peuvent aussi s’offrir (pour reprendre les mots du Lacan) comme une rationalisation de ce point d’impossible et l’on peut continuer d’y lire, comme Freud le faisait, une invitation à trouver le réel qui en répond. Prenez l’esclave dont parle Lacan dans sa réponse à Eco, l’esclave de Michel-Ange, ce prisonnier censé témoigner de cette geôle qu’est la sublimation. Comme vous n’êtes pas sans le savoir si vous êtes déjà allé au Louvre, il n’y a pas qu’un esclave, il y en a deux : l’un est mourant, l’autre est rebelle. L’esclave mourant est en pleine extase, en plein abandon et c’est cette rencontre avec le réel de la jouissance que semble vouloir fuir l’esclave rebelle. Il faut savoir que ces deux statues devaient entourer celle de Moïse, ce qui n’aurait pas manqué de donner au témoignage de Freud une autre texture. A l’image du petit diable et du petit ange perchés sur les épaules des personnages de cartoon, les deux esclaves auraient pu être vus comme deux pôles d’attraction, deux destins possibles, source de la tension bien perçue par Freud chez ce Moïse qui était censé résider entre les deux captifs. L’esclave rebelle représente bien le fugitif décrit par Zafiropoulos, à savoir le névrosé ; qui fuit « face à une Chose qui le menace, mais qu’il ne connaît pas, et précipite [ainsi] son enfermement dans la cage (où confluent le labyrinthe de la sublimation et la prison de verre du fantasme), le condamnant à l’impuissance d’agir. »[24] Il suffit de voir la forme de son bras atrocement tordu pour s’en convaincre : plus l’esclave tente de fuir et plus l’entrave lui est douloureuse. C’est vrai que pendant ce temps, à côté de lui, l’esclave mourant, bien dans le style tragique des êtres-pour-la-mort, semble bien plus libre dans sa jouissance… Mais comme pour Hamlet et le Guerrier appliqué, il aura sans doute fallu qu’il ait un pied dans la tombe pour qu’il renonce enfin à fuir…
La question clinique soulevée par tout ça est immense : à l’image du Parsifal de Wagner qui promet la rencontre initiatique avec la Chose à condition de renoncer à tout autre érotique que celle du Moi, ou encore à l’image de la trouvaille Super-héroïque qui conditionne la jouissance à un jeu de voile qui ne parvient au final qu’à voiler la jouissance elle-même, l’option sublimatoire est une illusion et ne peut, à cet égard, servir de point de visée à l’analyse. Lacan peut bien rire des « problèmes personnels » qui ont conduit Eco à s’aliéner dans cette veine qu’est l’étude de l’œuvre, reste qu’il a lui-même de nombreuses fois témoigné (et ce faisant il se disait toujours strictement inscrit dans la lignée de Freud) combien il revient à l’artiste de précéder et de « frayer la voie » au psychanalyste. C’est d’ailleurs cette formule, tirée de son hommage à Marguerite Duras qui sert d’argument et d’ouverture à l’exposition que le Centre Pompidou de Metz consacre depuis peu à Lacan. Sans doute est-ce aussi en raison de problèmes personnels, c’est pour ça que j’ai ouvert cet exposé en misant sur mon hypocrisie, en tout cas j’ai à cœur que l’on puisse relativiser cette définition de la sublimation comme pure impasse. Dans son texte, Markos Zafiropoulos parle d’un labyrinthe ! Eh bien dans un labyrinthe il y a certes beaucoup d’impasses mais aussi, au moins une entrée et une sortie.
A vrai dire, en lisant le chapitre de Lacan presque queer consacré à la question de la sublimation, et notamment de ce que Lacan a pu en dire à partir de son séminaire sur L’éthique de la psychanalyse, j’ai été étonné de ne pas retrouver, ce qui donnait son sous-titre à un autre texte de Markos Zafiropoulos, à savoir la mention de la « nocivité de l’œuvre d’art »[25]. Il y a exactement 30 ans, c’était en 1994, il prélevait dans ce même séminaire cette sentence de Lacan : « Toute œuvre est par elle-même nocive ». Et de commenter que cette nocivité lui vient d’être polarisée, comme tout objet de sublimation, au champ du das Ding ou encore « de ce que Freud nous désigne comme ce qui dans la vie peut préférer la mort »[26]. Dans l’article en question Zafiropoulos illustre cette idée en empruntant, lui aussi, au texte de Poizat déjà cité plus tôt (L’Opéra ou le cri de l’Ange), en expliquant que ce que les opéromanes traquent, c’est un point de rupture, un plus-de-jouir trouvé dans un au-delà de la voix qui laisserait dans sa cassure entre-apercevoir quelque chose de l’objet perdu. Ce que, dans ma thèse, j’avais prélevé chez Nietzsche, dans La naissance de la tragédie, sous le terme de « cassure de l’apollinien à sa pointe même ». Ce que Lacan appelle la « nocivité de l’œuvre d’art », Nietzsche l’avait déjà bien indiqué, à savoir que derrière le monde apollinien de la beauté se trame un « arrière-fond » qui n’est autre que la « terrifiante sagesse de Silène »[27].
Pour le dire vite, tout ceci me semble véritablement paradoxal : d’un côté nous avons donc l’éthique de la psychanalyse, qui doit, si on l’on choisit de suivre le Lacan mythologue, se soutenir d’une passe, identique à celle d’Œdipe et d’Antigone, c’est-à-dire de l’acceptation de cette idée que Sophocle met dans la bouche de son héros arrivé à la pointe de son destin tragique : « Plutôt ne pas être ! »
Plutôt ne pas être. Cette phrase ultime d’Œdipe n’est rien d’autre que ce que Nietzsche appelait justement la sagesse de Silène, qui sous sa plume se résume ainsi : « Le bien suprême ? Il t’est absolument inaccessible : c’est de ne pas être né, de ne pas être ». C’est ici que l’on approche de ce paradoxe dont je souhaite rendre compte : si la sublimation, à l’instar du fantasme, en élevant un objet à la dignité de la chose, sert au sujet moderne à ériger entre cette vérité tragique et lui un efficace paravent, l’analyse fine de l’éthique du public et de la « structure de la jouissance de l’œuvre » (celle-là même que dénigrait Lévi-Strauss) pourrait permettre d’user de l’œuvre d’art comme d’un accès possible à cet arrière-fond dionysiaque qui la sous-tend. Du moins, est-ce sans doute vrai de quelques chefs-d’œuvre, par lesquels une poignée d’artistes sont allés – pour reprendre la phrase de Freud – « jusqu’à l’extrême limite de ce que l’art peut exprimer » et ont par ce biais « frayer le chemin » de la psychanalyse.
« Toute œuvre est par elle-même nocive », la phrase est en réalité tronquée : « Toute œuvre est par elle-même nocive et n’engendre que les conséquences qu’elle-même comporte, à savoir au moins autant de négatif que de positif ». Markos Zafiropoulos écrivait en 1994 que « L’œuvre d’art plus que d’être nocive apparaît donc au total, et du point de vue de la psychanalyse comme tout à fait paradoxale. Elle est nocive en ce qu’elle crée du vide dans le réel mais par-là même elle nous amène à désirer et c’est de désirer que l’éthique de l’homme se soutient. »[28]
Si l’œuvre d’art occupe aux yeux de la psychanalyse une place paradoxale, c’est je crois, que la sublimation y est traitée comme telle. Comme le résumait bien Colette Soler dans un article de 2003 : « Dans le séminaire L’éthique, Lacan soulignait à la fois que la fin de l’analyse ne promettait pas l’accès à la sublimation artistique et que pourtant la seule satisfaction promise à la pulsion était celle de la sublimation »[29]. Ce qu’elle commente en disant que ceci n’est compréhensible qu’à bien vouloir disjoindre création de l’art et sublimation. En 1966, lors de la séance du séminaire sur L’Objet de la psychanalyse lors duquel il fait projeter Les Ménines de Velasquez, Lacan propose en effet de bien distinguer deux types d’artistes : ceux qui nous consultent, et pour qui l’œuvre est à usage interne, leur servant à faire leur propre boucle – du côté des fameux « pêtits bouts de papiers sales » – et puis de l’autre côté, il y a les Maîtres, comme Velasquez, qui parviennent à faire en sorte que ce soit ceux qui regardent l’œuvre qui s’y trouvent bouclés. Il y a donc une certaine catégorie d’œuvres, réalisées par une certaine catégorie de Maîtres, qui nous offre un lieu d’où il est possible de démontrer – cette fois la citation vient de l’hommage à Lewis Carroll – « la véritable nature de la sublimation dans l’œuvre d’art »[30]. On approche là, je crois, de la notion capitale de représentant de la représentation, que je m’essaye depuis quelque temps de faire résonner avec la figure de style qu’on appelle la métalepse. Mais cette discussion sera pour une autre fois, il faudra revenir ici même, au mois de mai, lors de mon intervention au séminaire du CIAP.
[1] U. Eco, “Le mythe de superman”, De Superman au Surhomme, Paris, Grasset, 2005, p. 114
[2] K. Poezevara, Étude sur l’héroïsme, thèse de doctorat sous la dir. M. Zafiropoulos, Université Paris 7, 2015.
[3] U. Eco, Le mythe de Superman, op. cit., p. 126.
[4] Ibid., p. 135.
[5] T. Picard, « Parsifal : religion de pacotille ou de substitution ? », Wagner, une question européenne : Contribution à une étude du wagnérisme (1860-2004), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2006, p. 411.
[6] J. Gracq, Lettrine, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1995, tome II, p. 223.
[7] P. Claudel, “Aegri Somnia”, Œuvres en Prose, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1965, p. 887.
[8] F. Nietzsche, Le cas Wagner, Paris, Gallimard, 1974, p. 18.
[9] Ibid., p. 28.
[10] U. Eco, Baudolino, Paris, Grasset, 2012, p. 642.
[11] J.-M. Vivès, “Aimez-vous Wagner ?”, Topique, vol. 128, n°3, 2014, p. 7-18.
[12] O. Mannoni, “Je sais bien mais quand même”, Les clefs de l’imaginaire, Paris, Seuil, 1985, p. 29.
[13] S. Freud, « Le Moïse de Michel-Ange », L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, 2006, p. 90.
[14] S. Freud, Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, Paris, Gallimard, 2009, p. 57.
[15] S. Freud, « Le Moïse de Michel-Ange », op. cit., p. 123.
[16] Ibid.
[17] U. Eco, La structure absente, Paris, Mercure de France, 1988, p. 383.
[18] Ibid., p. 393.
[19] S. Freud, « Malaise dans la civilisation », Œuvres complètes. Psychanalyse, XVIII (1926-1930), Paris, Puf, 2002, p. 270.
[20] J. Lacan, L’angoisse, Le Séminaire, Livre X, Paris, Seuil, 2004, p. 262-263.
[21] Ibid., p. 264.
[22] J. Lacan, …ou pire, Le Séminaire, Livre XIX, Paris, Seuil, 2011, p. 222.
[23] J. Lacan, « Télévision », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 532.
[24] M. Zafiropoulos, Lacan presque queer, Paris, Eres, 2023, p. 126.
[25] M. Zafiropoulos, « La nocivité de l’œuvre d’art », La règle sociale et son au-delà inconscient, Psychanalyse et pratiques sociales, Paris, Anthropos, 1994.
[26] J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, Le Séminaire, Livre VII, Paris, Seuil, 1986, p.124.
[27] F. Nietzsche, La naissance de la tragédie, Paris, Gallimard, 2012, p. 40.
[28] M. Zafiropoulos, “La nocivité de l’œuvre d’art”, op. cit., p. 64.
[29] C. Soler, “La sublimation”, Che vuoi ?, vol. 19, n°1, 2003, p. 155-162.
[30] J. Lacan, “Hommage rendu à Lewis Carroll”, texte prononcé le 31 décembre 1966 sur France Culture, sous le titre “Commentaire d’un psychanalyste”, transcription de Marlène Bélilos à partir de la bande sonore, texte établi par J.-A. Miller, Ornicar ? n° 50, 2002, p. 12.
MARKOS ZAFIROPOULOS
Bonjour à tous et merci d’être là pour cette nouvelle journée organisée par le Cercle International d’Anthropologie psychanalytique en association avec Espace Analytique.
Journée qui va se dérouler sous le signifiant maître de « recherche », pour un ensemble de raisons, dont d’abord la particularité du Cercle qui trouve une bonne part de son orientation dans la lointaine filiation qu’il entretient avec le groupe « Psychanalyse et Pratiques sociales » que j’ai fondé en 1981 (il y a 42 ans) dans le cadre du CNRS et sous les bons auspices du Dr. Ginette Rimbault, psychanalyste AE de l’École freudienne de Paris et qui était ma directrice de laboratoire à l’hôpital des Enfants malades (Necker), le professeur Georges Lanteri Laura, chef de service de psychiatrie à Esquirol (hôpital de Charenton) mais aussi philosophe, structuraliste, et enseignant à l’Ecole Pratique de Hautes Etudes. Georges Lanteri Laura, qui le premier m’a confié au CMP du 63 rue de la Roquette à des fins de recherche clinique comme d’accompagnement dit « thérapeutique », une consultation spécialisée dans la prise en charge des mal nommés toxicomanes. Toxicomanes rebaptisés par mes soins à l’issue de plusieurs années de travail « sujets à la manie des toxiques » pour notamment faire apercevoir à mes collègues psychanalystes de ce temps et selon le titre de mon ouvrage de l’époque, publié chez Navarin par Jacques Alain Miller : « Le Toxicomane n’existe pas »[1].
Le toxicomane n’existe pas dans le champ freudien au motif qu’il n’y a pas de structure particulière des toxicomanes. Mais si le toxicomane n’existe pas, il existe évidemment des sujets à la psychose, des sujets à la névrose, des sujets à la mélancolie qui présentent pour de tas de raisons diverses et toujours particulières, ce que j’ai appelé la manie des toxiques.
Même logique épistémologique de thèse aujourd’hui d’ailleurs et de mon point de vue, pour ce qui concerne les transgenres. Le transgenre n’existe pas dans le champ freudien.
Je n’oublie pas de compter au nombre des bonnes fées réunies autour du berceau de « Psychanalyse et Pratiques Sociales », le grand anthropologue Maurice Godelier, à l’époque Directeur du département des Sciences Humaines et Sociales du CNRS, membre du Laboratoire d’Anthropologie Sociale, fondé par l’immense Claude Lévi-Strauss, qui, de mon point de vue, et par plusieurs côtés, est l’Autre de Lacan.
Je veux compter aussi autour de ce berceau de « Psychanalyse et Pratiques Sociales » – qui fut et restera pour longtemps le seul laboratoire ayant travaillé au CNRS du point de vue de la psychanalyse –, l’élection de François Mitterrand permettant en 1981 quelques remaniements de l’appareil français de recherche dont la création de notre Laboratoire.
Recherche donc : le signifiant est épinglé et appelle à la production du nouveau à la différence de l’enseignement qui reconduit le savoir déjà là. C’est la recherche qui caractérise donc ce que j’appellerai l’esprit de « Psychanalyse et Pratiques Sociales » d’où procède aujourd’hui celui du CIAP, réunissant des psychanalystes qui placent leurs travaux cliniques ou théoriques dans ce mouvement épistémologique où vient sans cesse se ressourcer la psychanalyse dans ses liens aux autres disciplines dont au premier rang les autres sciences sociales. Je dis autres sciences sociales, car « la psychanalyse est une science sociale » assurait déjà Claude Lévi-Strauss en 1949 dans Les structures élémentaires de la parenté[2], au vu de l’apport de notre discipline quant à l’élucidation de ce que Freud appelait la « psychologie collective » ou « le malaise dans la culture » et ainsi du reste.
Bref, de notre point de vue, la clinique du cas et celle du social marchent ensemble. Raison pour laquelle nous trouvons en 1981 et au berceau de l’ancêtre, une AE de l’Ecole freudienne de Paris (Ginette Rimbault), un psychiatre structuraliste (Georges Lanteri Laura), un anthropologue (Maurice Godelier), mais raison aussi pour laquelle j’ai présenté en particulier dans mes deux derniers volumes mon troisième Lacan, celui de la période des mythologiques qui s’ouvre selon moi, avec Les formations de l’inconscient (Séminaire V 1957-1958)[3] et se clôt le 19 novembre 1963 avec la seule séance du séminaire annoncée par Lacan sur Les Noms du Père, dont il nous a privés au motif de son excommunication de l’IPA.
De là, je crois, une sorte de trouble perdurant sur la question du père dans le champ freudien et aussi bien sur la question de la didactique puisqu’il fut exclu aussi en tant que didacticien.
Mais bref, Lacan reprend son séminaire le 15 janvier 1964, dans une salle de l’Ecole Normale Supérieure, mise à sa disposition par l’École de Hautes Études alors présidée par le grand historien Fernand Braudel. Ecole de Hautes Etudes où Lacan est alors chargé de conférences. L’événement de ce retour au séminaire ce 15 janvier 1964 s’accomplit en présence de Claude Lévi-Strauss, que Lacan appelle ce jour publiquement « son ami », avant de souligner « l’attention qu’il porte à un travail, au mien, – à ce qui s’y élabore en correspondance avec le sien ».[4]
Vous voyez qu’après son excommunication, le retour public de la parole de Lacan est certainement adressé bien sûr aux psychanalystes réunis dans la salle, ceux qu’il appelle « ses élèves », mais qu’il se fait sous les hospices clairement affichés des plus hautes autorités des sciences sociales de l’époque, au moins en France. Ceux de l’École des Hautes Études et de l’appareil de recherche public.
Je n’aurai donc plus en 1981, qu’à venir me loger de manière minuscule dans cette place frayée par Lacan, pour fonder mon propre groupe, dont je viens juste de m’apercevoir que la date de fondation (1981) coïncide historiquement avec la mort de Lacan (septembre 1981). Lacan auquel je venais d’écrire pour rejoindre l’Ecole freudienne de Paris, et qui pour cause ne m’a pas répondu. EFP où j’ai été très gentiment accueilli par un proche de Jacques-Alain Miller qui deviendra mon superviseur et un de mes analystes.
Bon, après avoir situé une part de l’esprit de recherche qui nous réunit aujourd’hui, et avant de vous présenter une série de onze thèses articulant mon Lacan presque queer[5], ce qui fera l’essentiel de ma contribution pour notre journée, je rappellerai que c’est selon moi durant cette période des mythologiques de Lacan, que le psychanalyste s’acharne à élucider la manière dont l’expérience analytique peut permettre à l’homme occidental de se déprendre de son malheur, de ses tourments ou de ses embarras en restituant leur genèse, qui pour être bien analysée exige d’embrasser l’évolution historique de la mythologie occidentale, de la Grèce du Ve siècle avant J.-C. jusqu’aux formes les plus actuelles que Lacan avait sous les yeux.
Vous pouvez retrouver tout ça dans mes deux derniers volumes sur les mythologiques de Lacan[6] et je ne relève ici que ce qui me semble être la découverte centrale du chercheur Lacan, en cette période des mythologiques et qui n’est autre que l’apparition du fantasme avec le christianisme où ce qu’il appelle le temps de la mort des Dieux. Notons que du point de vue de Lacan le christianisme émerge en Occident pour accoucher du même coup de la névrose avec son organisateur central, à savoir l’appareil du fantasme que construit le fils de la modernité en tant qu’abri psychique contre la jouissance morbide de la mère originaire bien illustrée selon Lacan par Gertrude, la mère du prince de Danemark. Hamlet sans cesse arrêté dans son acte et condamné à l’impuissance du fait précisément de l’emprise de son fantasme sur son éthique.
La genèse du fantasme n’est donc pas sans cause historique selon Lacan, et l’émergence de cet abri contre la jouissance morbide de la mère originaire exige :
Eh bien, c’est là contre cet enfermement dans le fantasme qu’il faut porter le fer de la psychanalyse indique Lacan, pour enfin libérer le sujet de sa névrose, de son fantasme, de son impuissance et in fine, produire un psychanalyste.
J’en étais donc là dans mes ruminations quand je me suis dit qu’il serait utile pour cette journée de vous présenter mon Lacan presque queer sous la modalité d’une série des thèses d’une portée variable (11 thèses).
Thèse n°I
La recherche de Lacan concernant l’éthique de l’homme occidental s’inscrit dans la longue durée, comme diraient ses collègues de l’Ecole des Hautes Etudes au premier rang desquels l’historien Fernand Braudel. Longue durée qui caractérise ces vingt-cinq siècles, d’Œdipe à Hamlet, où se situent les mythologiques de Lacan. Et une longue durée qui passe trop souvent inaperçue au motif, peut-être, du titre choisi pour l’édition du Séminaire VII « L’éthique de la Psychanalyse » (1959-1960)[7]. Titre qui est loin d’être médiocre, mais rate l’ampleur de la recherche de Lacan qui porte sur vingt-cinq siècles d’évolution de l’éthique de l’homme occidental d’où émerge notamment la prison de verre du fantasme dont il revient à l’expérience psychanalytique d’extraire le névrosé lorsqu’elle est menée jusqu’à son terme. Celui de la passe.
Et j’ajoute dans mon Lacan presque queer que si l’homme moderne en Occident est un prisonnier du fantasme, il est aussi un fugitif puisqu’il fuit par son enfermement dans le fantasme et son enveloppement narcissique, la jouissance morbide de la mère qui devient, dans le progrès de la recherche de Lacan, – et c’est nouveau –, le premier visage de l’Autre primordial ou de ce qu’il appelle de manière beaucoup plus générale à partir du Séminaire sur l’éthique : la Chose.
La Chose ou Das Ding inaugurant dans l’enseignement de Lacan une nouvelle série, celle des figures de la terreur dont la mère originaire n’est plus qu’un des termes.
D’où une nouvelle thèse (Thèse n° II)
Ce qui caractérise l’avancée des recherches de Lacan ce n’est pas tant la pluralisation des noms du père comme on le répète paresseusement souvent dans notre champ puisque j’ai fait valoir, il y a déjà plus de vingt ans, que la pluralité de ces noms est déjà contenue dans la théorie du signifiant d’exception. Pluralité déjà dénombrée en effet par Lévi-Strauss dès 1951, sous des espèces, notamment de l’orenda des Iroquois, du hau des Maoris, du mana des Polynésiens, etc. Signifiant d’exception avec sa pluralité que Lacan a importé dans le champ psychanalytique en ajoutant un terme à cette série, à savoir celui de Nom du père.
Il n’y a donc pas d’invention lacanienne ici, ni invention d’une pluralité du Nom du père par Lacan, – et pas non plus évidemment de pluralisation du Nom de la mère qui n’existe pas –, mais il y a ici une pluralisation sous la plume de Lacan des noms de la Chose.
La Chose, das Ding, qui selon Lacan, se présentifie donc de manière différente selon les déboîtements successifs de la mythologie occidentale qu’il repère comme confrontant l’homme occidental à diverses exigences pulsionnelles au premier rang desquelles les exigences du diable porté au zénith de la culture occidentale du XVIe siècle. Exigence de la figure obscène du Diable passionnément combattu par la très grande réforme protestante du dénommé Luther, le prêtre augustin, le théologien et professeur de l’Université de Wittemberg qui ferraillera toute sa vie selon « le schéma essentiellement digestif et excrémentiel que se forge une pensée qui pousse à ses dernières conséquences le mode d’exil où l’homme est par rapport à quelque bien que ce soit dans le monde » et Lacan ajoute : « Luther dit littéralement : vous êtes le déchet qui tombe au monde par l’anus du Diable »[8].
Et il confirme : « C’est là que Luther nous porte », avant de préciser pour les étourdis :
« Ne croyez pas que ces choses n’aient pas eu leur effet sur la pensée (…) Ce qui s’articule ici est justement le tournant essentiel d’une crise d’où est sortie toute notre installation moderne dans le monde. C’est à cela que Freud vient donner sa sanction, sa dernière estampille, en faisant rentrer, une fois pour toutes, cette image du monde, ces fallacieux archétypes, là où ils doivent être, c’est-à-dire dans notre corps ».[9]
Nous apercevons donc ici, la figure merdeuse du Diable comme incarnation de la menace de la jouissance de la Chose qu’il convient clairement de situer pour Lacan comme condition de production de plusieurs éléments :
Ce qui mérite pour le moins de retenir notre attention tant est prégnante l’habitude de présenter la psychanalyse (et contre la volonté explicite de Freud) comme une sorte d’histoire juive, voire pour ceux qui ne suivent pas mon travail notamment comme une conséquence du déclin social de l’imago-paternel, théorie dont j’ai montré depuis plus de vingt ans l’inconsistance, et je n’y reviens pas.
On aperçoit donc ici, et bien isolée par la recherche de Lacan, la théorie d’un Freud luthérien déjà bien repéré par ses confrères de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes et plus précisément par de membres éminents de l’École des Annales (forcément les annales), au premier rang desquelles l’historien Lucien Febvre[10], publiant en 1928 son ouvrage Martin Luther, un destin, dans lequel il n’hésite pas à présenter la doctrine de Luther, la fondation de l’Eglise protestante comme « le remède qu’il fallait au moine » pour tempérer son angoisse.[11]
Se dessine donc sous la plume du Lacan de l’Ethique un Freud protestant assez peu commenté du champ psychanalytique, et pourtant au principe même de son invention.
Et j’ajoute que Lacan présente à ce moment l’Eglise protestante :
Ce qui conduit Lacan à soutenir fort logiquement que la structure de la sublimation et donc son écriture doit être la même que celle du fantasme ($ ◊ a).
A l’enfermement du sujet occidental dans le fantasme se capitonne donc celui de la sublimation refermant d’un tour de clé supplémentaire la forteresse enfermant le sujet moderne et ajoutant donc à la prison de verre du fantasme l’enfermement dans la sublimation avec ses idéaux religieux, politiques, etc. (champ de l’illusio selon Bourdieu), ou encore le champ des bonnes manières où le sujet qui s’embastille croit trouver refuge contre la jouissance de la Chose ou, autrement dit, d’un autre polymorphe mais terrorisant et qui n’existe pas vraiment mais menace pourtant le sujet de sa jouissance nocive, la mère, le Diable, le cri, etc.
Voilà ma thèse n° V, très clinique et que je vous recommande d’endosser comme boussole très efficace et très simple pour orienter les conduites de cure, les supervisions et même les analyses de formations sociales.
Fort de cette thèse devenue centrale dans mon travail je peux ajouter que : si l’on est en droit d’attendre un relâchement significatif des fixations de jouissance appendues au fantasme fondamental pour le sujet qui devient un psychanalyste à l’issue de l’expérience psychanalytique menée jusqu’à son terme (la passe), il est aussi recommandé de se tenir éloigné des idéaux de la sublimation qui cimentent la forteresse de la névrose et enferment via l’idéal le sujet dans son abri moi-idéal-typique et ses labyrinthes, où la pulsion s’abîme et dans lequel il n’aura aucune chance de rejoindre son objet comme il en est par exemple du chevalier de l’amour courtois qui ne rejoindra jamais sa dame.
Thèse n°VI : ce nouveau point de vue sur la sublimation qui se capitonne à l’enfermement dans le fantasme n’est pas freudien puisque Freud recommandait volontiers, à l’issue de la cure, d’atteindre à la sublimation des pulsions tandis que pour Lacan, comme on vient de le voir, la sublimation qui se capitonne sur le fantasme redouble l’enfermement du sujet, dès lors d’autant plus éloigné de l’accès au corps de l’autre via, par exemple, l’injonction religieuse, l’idéal, ou l’idée folle « d’aimer son prochain comme soi-même ».
Entreprise fort respectable évidemment, mais qui conduit le sujet dans l’amour à tâtonner vers lui-même, en reconduisant d’autant la prison de verre du fantasme (ou de l’image) qui le sépare de l’autre.
Du coup, et comme on le comprend, la question de l’éthique se déplace. Elle n’est plus tant celle du bien, qu’elle devient celle du mal, diversement traitée par les philosophes, dont Sade, et qui pourrait bien se reposer à l’ issue de l’expérience psychanalytique pour tous ceux qui rendus à ce point, découvrent l’au-delà du moi, l’au-delà du bien et des biens de la cité auxquels ont accédé, mais bien avant eux, Œdipe à Colone, ou encore la belle Antigone rejoignant le lieu de l’entre-deux-morts où peut enfin s’exercer son désir radical d’être pur que ne connaîtra jamais le fameux Créon. Créon qui parle et légifère au nom de la Cité dont il est le tyran mais aussi de la famille dont il est le père.
D’où le fait qu’il est bien malvenu de faire d’Antigone et avec J. Butler notamment, une sorte de double de Créon au motif qu’elle parle avec lui, ce qui a toutes sortes de conséquences quant à la désorientation de la philosophie Queer, son enfermement, sa politique de cancellisation, etc.
Bien, mais en tous les cas l’événement Lacan n’est pas l’événement Freud. Freud l’uxorieux dit Lacan.[12] Freud proposant de faire valoir en fin de cure, selon Lacan « l’idéal tempéré d’honnêteté que l’on peut appeler, en donnant au mot son sens idyllique, l’honnêteté patriarcale… ». Le père de famille qui est selon Lacan : « une figure aussi larmoyante qu’il vous plaira… cette honnêteté patriarcale est censée, pour Freud, nous donner la voie d’accès la plus mesurée à des désirs tempérés, normaux ».[13]
Non ! pour Lacan il n’est pas question de rejoindre en fin d’analyse la figure larmoyante du père et d’analyser de ce point de vue-là, c’est-à-dire du point de vue du père de famille ou des désirs normaux.
Thèse n°VII : Les philosophes queer devraient bien prendre la mesure de ce point de vue de Lacan avant d’affirmer que notre discipline est tout entière orientée par une volonté de reconduction de toutes sortes de dominations[14] dont la domination hétéro-patriarcale.
Ce qui évidemment n’est pas tout à fait faux pour Freud mais inacceptable pour qualifier l’éthique de la psychanalyse selon Lacan. On ne trouvera en effet aucune complicité chez Lacan avec ce que Bourdieu appelait la domination masculine, pas plus d’ailleurs que l’idée de soutenir ce que Paul B. Preciado appelle des pratiques de mort contre les homosexuels, les transsexuels ou les transgenres et pas non plus l’idée de soutenir quelque idéal de normalité que se soit qui ne ferait que redoubler l’enfermement morbide du sujet moderne dans sa cage.
Thèse n°VIII La cage ? Le nom du piège que Preciado emprunte au génie de Kafka (la cage) n’est pas mauvais et je l’ai quelques fois repris dans mon Lacan presque queer pour ouvrir, à partir d’un point de partage commun, les échanges avec des tenants de la philosophie Queer et leur faire apercevoir notamment que la cage qui enferme l’homme moderne n’est pas tant celle qui se déduit de l’assignation biologique du genre à la naissance comme ils le répètent volontiers, que celle du fantasme et de la sublimation dont Lacan propose au névrosé moderne de s’extraire via l’expérience de la cure.
Alors soyons fermes mais nuancés, et puisque je rencontre ici la question transgenre je suis bien obligé de l’examiner très rapidement pour ajouter que si j’aperçois bien (comme d’autres cliniciens) la puissance des ressorts délirants qui motivent quelquefois l’enfermement d’une part de ceux qui dans notre actualité s’engagent à l’occasion dans l’odyssée médico-juridique du changement de genre, je le répète ici encore, il y a bien aussi des névrosés qui sont sujets à cette odyssée, c’est-à-dire au désir transgenre. Pour reprendre une de mes balayettes cliniques préférées, j’indique donc qu’il y a des sujets névrosés au désir transgenre et des sujets de la psychose qui sont sujets au délire transgenre ce qui est très différent. Les premiers peuvent à l’occasion être accompagnés dans une cure psychanalytique visant à la dissolution du fantasme, les seconds doivent le cas échéant être écoutés avec beaucoup de tact par les psychanalystes qui ont écarté l’idée folle de diriger des cures à partir des désirs normaux. De notre point de vue le respect de la particularité de chaque cas est la seule option qui vaille quoi qu’il en soit de la structure du sujet et plus particulièrement peut être encore pour ceux qui – sujets aux psychoses et que je connais bien depuis très longtemps –, peuvent à l’occasion, dans des épousailles avec l’autre genre, ou avec une image moi-idéal-typique d’eux-mêmes, construire une sorte de défense utile contre l’Autre persécuteur. Défense délirante sans doute mais défense isomorphe avec celle qui prévaut dans la névrose via la construction du fantasme. Délire ou fantasme, dans les deux cas c’est une réponse au réel de la Chose qu’il s’agit. Je confirme donc s’il le fallait et par prudence, que transgenre ou pas la conduite de cure n’est évidement par la même selon les structures, et j’ajoute que je ne trouve pas indigne – très loin de là – pour un psychanalyste d’accompagner avec fraternité le sujet de la psychose qui apercevrait le changement de genre comme une sorte de stabilisation moi-idéal typique pouvant le laisser, au moins pour un temps, avec un supplément de paix allégeant ses tourments. Bref, faisons simple : le transgenre n’existe pas dans le champ freudien.
Thèse n°IX : Si le psychanalyste ne produit donc pas que des psychanalystes et très loin de là, il reste que c’est la passe ou la production de psychanalystes qui motivait bel et bien la recherche du Lacan de l’Ethique (et au-delà).
Et thèse N°X, ne croyons pas non plus qu’avec la traversée du fantasme et la déprise des idéaux de la sublimation il s’agirait avec Lacan d’annoncer l’heureux avènement d’un supplément de subjectivité puisque de son point de vue, tout au contraire, c’est de la destitution du sujet qu’il s’agit dans la passe et de l’étonnante promotion de l’objet. Ce qui au total place l’éthique du psychanalyste en stricte opposition avec l’idéal religieux « d’aimer son prochain comme soi-même », bien entendu, mais aussi avec cette sorte d’injonction éthique qui pullule dans notre actualité dont j’aborde enfin les rivages et qui notamment exige en toute occasion de traiter l’autre comme un sujet et non comme un objet.
Eh bien, pour ce qui concerne la production du psychanalyste il faut reconnaître avec Lacan, que la passe culmine non pas sur un surplus de subjectivité mais à l’inverse sur la destitution du sujet qui s’efface au profit de la promotion de l’être. « On est bougrement plus dur dans l’être » indique Lacan et « personne ici ne le sait donc, quand on abdique d’être sujet ».[15]
D’où l’idée souvent évoquée de l’homologie existante entre la position du psychanalyste dans la cure et celle du masochiste, expliquant d’ailleurs que Lacan convoque Le guerrier appliqué de Jean Paulhan pour illustrer un moment de passe. Jean Paulhan, le masochiste, le prince des Lettres, animateur de la Nouvelle Revue Française à partir de 1925. Alors sur cet étonnant rapprochement, je dirai qu’il n’est pas précisément mal venu puisque d’une certaine manière la position du psychanalyste est bien homologue à celle du masochiste, à ceci près que le psychanalyste ne se retourne pas dans la cure pour viser l’angoisse de l’Autre. Reste que c’est bien vers ce qu’il faut appeler une dévalorisation de la subjectivité, de la valeur du moi et de l’idéal, au profit de la promotion de l’objet que conduit le point de vue de Lacan et que réside aujourd’hui l’incroyable valeur de dissidence qu’entretient cette éthique de la psychanalyse au regard de l’actualité des idéaux de 2024.
D’où ce fragment du Séminaire de Lacan que je ne me lasse pas de faire entendre et qui affirmait dès 1960-61 (Séminaire Le transfert) :
« Et cet autre dont vous vous êtes occupé si mal, est-ce pour en avoir fait, comme on dit, seulement votre objet ? Plût au ciel que, ces autres, vous les eussiez traités comme des objets, dont on apprécie le poids, le goût et la substance. Vous seriez aujourd’hui moins troublés par leur mémoire. Vous leur auriez rendu justice, hommage, amour. Vous les auriez aimés au moins comme vous-mêmes, à ceci près que vous vous aimez mal (…) Vous en aurez fait sans doute, comme on dit, des sujets – comme si c’était là la fin du respect qu’ils méritaient, respect, comme on dit, de leur dignité ; respect dû à vos semblables.
Je crains que cet emploi neutralisé de ce terme, nos semblables, soit bien autre chose que ce dont il s’agit dans la question de l’amour. Ces semblables, je crains que le respect que vous leur donnez aille trop vite au renvoi à leurs lubies de résistance, à leurs idées butées, à leur bêtise de naissance – à leurs oignons, quoi. Qu’ils se débrouillent. C’est bien là, je crois, le fond de cet arrêt devant leur liberté, qui souvent dirige votre conduite. Liberté d’indifférence, dit-on, mais non pas de la leur, de la vôtre surtout.
Et c’est bien en cela que la question se pose pour un analyste »[16].
Thèse n°XI : y a-t-il position plus inactuelle et plus subversive que celle-ci au regard notamment de l’actualité du pullulement des dispositifs offrant médecins, avocats et même psychanalystes « friendly » ou communautaires, qui déjà promettent de laisser intactes les fixations du bien nommé sujet, définitivement safe, et – disons-le –, définitivement enfermé dans sa cage.
Terminons avec cette thèse ultime pour faire comprendre combien avec l’Ethique de Lacan nous sommes éloignés de l’idéal victimaire de cette année 2024 dans laquelle nous sommes, vingt-six siècles après les tragédies antiques et où il fallait bien rappeler l’Ethique de Lacan qui va à rebours de l’abri victimaire de l’homme d’aujourd’hui. L’éthique de Lacan culmine à l’envers à l’issue de l’expérience mais tout aussi bien dès la passe à l’entrée de la cure[17], puisque la passe à l’entrée s’institue sous l’empire de cet axiome tellement antipathique avec l’exigence compassionnelle de l’esprit du temps et qui affirme : « ce dont tu te plains, tu en es responsable ».
Axiome antipathique certes, mais seul axiome décent et sans lequel, dès la passe à l’entrée, le sujet n’a pas la moindre chance de devenir psychanalyste. Ce qui n’est pas très grave car il y a beaucoup d’autres choses à faire dans la vie. Mais, beaucoup plus grave, seul axiome orientant la cure et sans lequel le sujet n’a pas la moindre chance de s’extraire de la cage et de ses tourments que, seule peut être l’éthique de la psychanalyse de Lacan peut lui faire apercevoir, à partir non pas d’une psychanalyse émancipée mais d’une psychanalyse émancipatrice, ce qui est tout autre chose, et rejoint souvent, même dans le malentendu, quelque position politique de la philosophie queer avec qui j’ai volontiers dialogué dans mon ouvrage Lacan presque Queer. Positions qui seront probablement convoquées dans la suite de cette journée pour laquelle j’ai voulu mettre l’accent quant à moi sur cette très longue durée qui caractérise l’objet de recherche de Lacan – l’histoire de l’éthique de l’homme occidental – dont nous avons à poursuivre l’élaboration au-delà de son propre travail.
[1] M. Zafiropoulos, Le toxicomane n’existe pas, Éditions Navarin, coll. Analytica, Paris, 1988, 104 p.
[2] C. Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, La Haye, Mouton, 1949.
[3] J. Lacan, Les formations de l’inconscient, Le Séminaire, Livre V, Paris, Le Seuil, 1998.
[4] J. Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Le Séminaire, Livre XI, Paris, Le Seuil, 1973.
[5] M. Zafiropoulos, Lacan presque queer : l’éthique de la psychanalyse et les buts moraux de la psychanalyse, Toulouse, Erès, 2023.
[6] M. Zafiropoulos, Œdipe assassiné ? Œdipe Roi, Œdipe à Colone, Antigone ou l’inconscient des modernes. Les mythologiques de Lacan, Vol 2, Toulouse, Erès, 2019 (Traduction en espagnol, ed Logos Kalos, Buenos-Aires, sous presse).
[7] J. Lacan, L’éthique de la Psychanalyse, Le Séminaire, Livre VII, Paris, Seuil, 1986.
[8] J. Lacan, L’éthique de la Psychanalyse, op. cit., p. 112.
[9] Ibid., p. 111-112.
[10] L. Febvre, 1878-1956, professeur au Collège France, fondateur avec Marc Bloch de l’Ecole des Annales et de la VIe section de l’École Pratique des Hautes Études.
[11] L. Febvre, Martin Luther, un destin, Paris, Puf, 1928, p. 32,
[12] « Uxorieux » se dit d’un époux qui se laisse gouverner par sa femme, qui est d’une nature faible et manifestant une affection démesurée pour son épouse. Ce que j’ai appelé il y a longtemps « l’amour de la larve ».
[13] J. Lacan, L’éthique de la Psychanalyse, op. cit., p. 208-209.
[14] J’aperçois le programme d’un séminaire à l’hôpital Cochin centré sur les dominations, ici présentées comme un impensé de la psychanalyse, avec son programme et son argument bien dans l’esprit du temps (2022-2023) car critiquant sévèrement le champ psychanalytique au profit d’une revalorisation du trauma et mélangeant toutes les orientations de ce champ (de Freud à Lacan en passant par Klein, etc.). « Le concept de domination est quasi absent du discours psychanalytique. Malgré le potentiel émancipateur de sa méthode qui mène à la découverte de l’inceste à l’origine de l’hystérie, Freud en nie rapidement la réalité car « dans tous les cas, il fallait accuser le père d’être pervers« . La théorie du fantasme et de l’Œdipe fait alors porter la faute à l’enfant coupable de ses désirs, et innocente le parent, engageant une tendance majoritaire de la pensée psychanalytique freudienne, kleinienne et lacanienne à mettre de côté l’ensemble de la série traumatique. Ce tournant fondateur a largement rendu la psychanalyse aveugle aux rapports sociaux de domination de genre, de classe, coloniaux, racialisés, au profit de théories essentialisantes, (« L’anatomie c’est le destin« , « L’homme est un loup pour l’homme« , « Le masochisme féminin« ) ». Et l’on décline :
15/11 Œdipe et la domination masculine
3/12 La psychanalyse et la domination de classe
24/1 La psychanalyse et la domination sur les minorités sexuelles
27/3 La psychanalyse et la domination coloniale et post-coloniale
15/5 La psychanalyse et la domination culturelle
19/6 Epistémologie de la psychanalyse freudienne
[15] J. Lacan, « Réponse aux avis manifestés par les membres de l’École sur sa proposition du 9 octobre ». Réponse orale, transcrite par le docteur Solange Faladé.
[16] J. Lacan, Le transfert, Le Séminaire, Livre VIII, Paris, Le Seuil, 1991, p. 50.
[17] Je crois me souvenir que cette notion bien tournée de « passe à l’entrée » revient à l’esprit fort créateur de Jacques Alain Miller.
– Mardi 11 Février : Jan Horst Keppler : Economie politique et inconscient
– Mardi 11 mars : Laurent Buffet : Lacan avec Blanchot (Théorie de l’art et psychanalyse).
– Mardi 8 avril : Marco Rep : Bourdieu et Lacan
– Mardi 20 mai : Florence Fredouille : Enfant et politique
– Mardi 10 juin Kévin Poezevara : Dialogue avec l’approche anthropologique de l’autisme de Jean-Marie Vidal
Participation : membres du CIAP et d’Espace analytique : s’inscrire en adressant un mail à rensarfa@gmail.com – Autres participants : 30 € (étudiants 15 €) pour l’ensemble des séminaires et la Journée scientifique. Règlement par virement ou par chèque à l’ordre du CIAP à adresser à René Sarfati, 88 rue Quincampoix 75003.
On peut demander à rejoindre le CIAP en s’adressant à M. Zafiropoulos (mzafir@free.fr) et
Espace Analytique en s’adressant à sa Commission d’accueil.
Pour accéder librement à Sygne, la revue en ligne du CIAP, aller sur le site sygne.net
Les séances du séminaire CIAP des années antérieures sont consultables en vidéo sur ciap-group.net
Une journée et Cinq séances de Séminaire (5+1)
10, rue Lebouis – 75014 Paris
Journée scientifique : Samedi 18 janvier 2025
Transformations sociales et subjectives à la lueur de la psychanalyse
(enjeux cliniques, éthiques et politiques)
Matinée (9H30 – 12h30) – Discutant Alain Vanier
– Markos Zafiropoulos : Antigone, Hamlet, Sygne, Sade et quelques idéaux queer. Histoire de l’éthique de l’homme occidental selon Lacan (de l’Antiquité aux droits de l’homme)
– Frédéric Baitinger : Le champ des études queer relationnelles et non relationnelles, éthique contrastée.
– Lionel Le Corre : Relationnelle ou pas, faire famille, etc. ? Les points de vue gay et lesbien
Après-midi (14h30-17h30) – Discutant Kévin Poezevara
Marc Antoine Bourdeu : Voguing et psychanalyse – Trans : Faire famille ?
Isabelle Guillamet : Défenses contre la Chose dans les psychoses (L’atteinte de Nadia et Jean le fugitif).
Catherina Melissinou : La Chose et la transformation de la matière dans une société matrilocale : la Grèce.
Intervention lors du séminaire du Cercle International d’Anthropologie Psychanalytique le 12 décembre 2023.
Lionel LE CORRE
Lors de la séance inaugurale du Séminaire du Cercle International d’Anthropologie Psychanalytique (CIAP)[1] consacrée à la présentation de l’ouvrage de Markos Zafiropoulos, Lacan presque queer[2], nous avons constaté, qu’entre psychanalyse et études queers, des ponts existaient… ponts pas toujours faciles à emprunter, certes, mais qui pourraient pourtant s’ils étaient consolidés par la clinique notamment, permettre une meilleure circulation des idées et des pratiques entre nos deux champs, le champ freudien et celui des études queers. Selon cette perspective, mon intervention portera sur les rapports entre psychanalyse et études queers, en tentant de situer la place de la psychanalyse parmi les discours actuels. Il s’agira ensuite de porter un regard croisé sur les deux champs à l’aune de ma lecture de Lacan presque queer pour vérifier, par la clinique, l’efficacité d’un tel regard dans notre pratique.
Quelques remarques sur la place de la psychanalyse parmi les discours actuels
Le point de vue de la psychanalyse a irrigué très tôt d’autres champs que celui de la vie psychique : ainsi, en France, le surréalisme a rencontré le discours psychanalytique bien avant la création de la Société Psychanalytique de Paris en 1926[3] — notamment du fait de l’amitié entre André Breton[4] et Angelo Hesnard — montrant au final et non sans ironie une théorie, la psychanalyse, mise au service de la production des biens culturels alors que Lacan relu par Zafiropoulos, nous fait apercevoir combien il s’agit là, pour le sujet, d’une errance de plus, fut-elle sublimatoire. Nous y reviendrons. A l’inverse, il convient de rappeler que plusieurs des avancées conceptuelles de Freud se sont faites à l’aune des savoirs de son temps notamment sur la question homosexuelle. Ainsi, ai-je mis en évidence dans L’Homosexualité de Freud la manière par laquelle le psychanalyste viennois s’est appuyé dès 1901, donc très tôt, sur les savoirs de l’anthropologie et de la sexologie — en l’occurence les travaux d’Iwan Bloch[5] ou de Magnus Hirschfeld[6], tous deux, par ailleurs, fondateurs avec Karl Abraham et quelques autres de l’Association Psychanalytique de Berlin en 1908. Savoirs de l’anthropologie et de la sexologie ayant permis à Freud de montrer le peu de consistance de ce que Foucault nommait « l’ensemble perversion-hérédité-dégénérescence »[7] réglant les attendus de la psychiatrie du temps de Freud. S’agissant de Lacan, rappelons que le fameux retour à Freud s’est fait en recourant aux dites sciences affines de la psychanalyse, peut-être surtout l’anthropologie structurale dont Markos Zafiropoulos[8] a montré au fil de ses travaux combien plusieurs questions cruciales ont pu être résolues par le psychanalyste français important dans le champ freudien certains résultats déduits de l’oeuvre de Claude Lévi-Strauss (primat du signifiant sur le signifié, théorie du Nom-du-père et du signifiant zéro, pluralisation des Noms-du-père, etc.).
Pour autant au-delà de ce dialogue évident entre les disciplines, force est de constater désormais que, parmi les enjeux cruciaux pour la psychanalyse aujourd’hui, c’est bien celui de sa place parmi les discours actuels qui est posé. Autrement dit, sa capacité à rendre compte, en autonomie, du malaise contemporain dans la société en isolant et en se déprenant de ses propres préjugés, c’est-à dire, en restant à l’écoute — comme le firent Freud et Lacan — des autres formations discursives elles-mêmes actuelles mais relevant d’autres champs que le sien. Formations discursives porteuses de problématisations nouvelles qu’il convient de connaitre notamment pour les implications cliniques qui s’en déduisent, mais aussi qui traduisent des querelles de placement ou de places — à l’université ou au sein des associations de psychanalystes — marquant la venue, dans le champ freudien, d’une nouvelle génération, qui entend sans doute ainsi se distinguer de la précédente en mobilisant et politisant des références externes au champ ; soit, ici, la référence au postmodernisme et aux études queers. Je m’arrête sur ce point non sans vous renvoyer à l’ouvrage de Pierre Bourdieu, Les Usages sociaux de la science[9], où il indique que le renouvellement épistémologique d’un champ est aussi l’effet du rapport de force entre vieille garde et avant garde qui, malgré des aspirations communes — ici les vertus émancipatrices de la psychanalyse — occupent des positions antagonistes — doxa vs hérésie — qui sont peut-être moins au service de la science — c’est-à-dire dans notre champ, par exemple, la résolution des questions cruciales de la psychanalyse — qu’au service des intérêts de la carrière.
D’autres champs du savoir sont bien évidemment concernés par ces confrontations discursives, comme celui des sciences de la vie et en particulier la primatologie dont je vais rapidement rappeler l’une des controverses à haute valeur heuristique, notamment sur la question de savoir ce que savoir veut dire. Pourquoi me direz-vous porter l’attention sur l’étude des babouins dans un séminaire de psychanalyse ? Parce qu’il en va de la naturalisation des rapports sociaux de sexe notamment, naturalisation genrée qui se confond ici avec le réel dont elle n’est pourtant qu’un leurre idéologique. Parce qu’aussi, cette controverse autour de la vie sexuelle et sociale des primates montre combien est féconde cette position qui se déduit des savoirs situés telle que l’historienne des sciences Donna Haraway[10] en a délinéé les contours en 1987. Ainsi, lorsqu’en 1932, Solly Zuckerman publie La vie sexuelle et sociale des singes[11], ouvrage qui fera vite référence, la conception qui prédomine vise l’étude des animaux pour mieux comprendre les êtres humains. L’étude des primates est privilégiée compte tenu de sa proximité supposée avec l’espèce humaine. L’enjeu, dans un contexte de racialisation des discours de plus en plus assumée, est de mettre en évidence une hiérarchisation du vivant qui vient confirmer une vision de l’ordre social de plus en plus autoritaire. Le concept de dominance[12] est censé décrire une société — celle des babouins du zoo de Londres — masculino-centrée et agressive. A cette époque, le fait de mener une enquête sur la vie sexuelle et sociale des babouins, non pas en espace naturel mais dans un zoo, espace pourtant surdéterminé, n’est pas questionnée — notamment du point de vue méthodologique — car la thèse dominante présuppose que le comportement animal est inné, donc qu’il n’y a pas de pertinence à questionner le lien entre un comportement et un environnement — ici la surpopulation dans un contexte de captivité. Il faut attendre les années 1970 et les travaux de trois chercheuses en primatologie, notamment, pour remettre en question les conclusions de Zuckerman[13], ayant accumulé par ailleurs tous les titres dont notamment celui de Président de la Société de zoologie de Londres. Il s’agit des travaux de Shirley Strump, Thelma Rowell et Barbara Smuts qui réalisent des observations de terrain montrant des sociétés non hiérarchisées autour d’un noyau de femelles où les mâles n’ont pas de comportement agressif en soi, donc qui invalident le travail de Zuckerman, sa méthode et ses conclusions notamment celle de la domination et de la hiérarchisation des mâles entre eux et sur les femelles. Bien sûr, des critiques s’abattirent sur nos femmes chercheuses, dont la première leur reprochant d’être précisément des femmes. De plus, leur proximité avec les singes observés durant plusieurs mois et les interactions qui pouvaient se déduire de cette méthode par habituation furent questionnées alors qu’au même moment plusieurs travaux de terrain livraient des résultats — sans que, du reste, cela pose le moindre problème — où les animaux observés étaient nourris par les chercheurs pour être mieux approchés[14]. Pourtant, nos trois chercheuses avaient pris en compte leur proximité avec les babouins pour en questionner l’influence, engageant ainsi une réflexion méthodologique sur la production des données et les outils de la réfutation. Selon cette perspective en effet, il était alors possible d’interpréter un comportement comme étant ou non le fait de l’influence de l’éthologue, l’accumulation des données de ce type devant permettre de déduire des résultats les plus neutres possibles et enfin de porter l’attention sur les primates en tant que primates et non comme une métaphore naturalisée qui éclairerait les mœurs humaines.
Que retenir de cette controverse pour notre champ ? Que les résultats obtenus ne valent pas grand chose s’ils ne s’accompagnent a minima d’une méthodologie questionnant les effets de l’observateur sur le sujet observé, mais plus encore peut-être, s’ils ne s’accompagnent d’un questionnement situé au démarrage d’une recherche dont la qualité déterminera les conclusions de l’observation. Autrement dit, en posant des questions différentes, en questionnant leur position d’énononciation, nos trois primatologues n’ont pas inventé un comportement chez le babouin. Non. Elles ont remarqué un comportement existant qui jusqu’alors avait échappé à l’entendement faute d’un point de vue convenablement situé. N’en est-il pas de même dans le champ freudien ? Nous autres les psychanalystes n’avons pas à reculer devant les questionnements, parfois (a priori) extravagants, que portent en soi les études féministes, les études de genre, les études queers ou les études décoloniales, questionnements que Paul B. Préciado[15], endossant la position du singe en cage de Kafka, a bien voulu partager avec notre communauté le 17 novembre 2019 lors du congrès de l’Ecole de la Cause freudienne où il était invité à prendre la parole. Dans cette perspective, le fait de se déclarer psychanalyste gay, ou queer, ou safe, ou inclusif, etc. n’est pas (ou pas seulement) le fait d’une affirmation d’appartenance[16]. C’est aussi une manière pour le psychanalyste de sortir de sa propre cage où l’installent les principes de sa pratique en proposant à l’analysant impétrant le point d’identification que ce dernier réclame à l’orée de l’exploration des logiques signifiantes qui motivent les tourments dont il se plaint. Point de connivence identitaire ici mais un effet de semblant dont l’efficace clinique se vérifie, une première accroche du côté du même, un trait commun — « comme-un » — qui permet peut-être un premier nouage transférentiel au même titre que le choix (illusoire) par l’analysant du genre du psychanalyste. Ici et afin de mieux appréhender cette question complexe, il faudrait aussi rouvrir, par exemple, le dossier des liens entre psychanalyse et fémininisme[17] ou encore entre psychanalyse et études décoloniales[18]. Bien sûr, pour pertinents qu’ils soient, ces questionnements queers — qu’on dirait géolocalisés car ils sont plutôt formulés par des auteurs étatsuniens ou à l’appui de travaux étatsuniens — n’impliquent pas qu’il faille verser dans l’air du temps en balançant, par dessus les moulins lacaniens, des concepts comme le phallus, le complexe d’Œdipe, le Nom-du-père, etc. parce que l’effort pour les situer n’a pas été convenablement produit[19]. Pour autant, parce qu’il s’agit de se laisser enseigner par le symptôme, ces questionnements peuvent être extrêmement utiles lors des conduites de cure par les problèmatisations nouvelles à quoi ils ouvrent ou, à tout le moins, lorsqu’ils prétendent renouveler l’abord du sujet moderne en prise avec ses propres tourments et ceux de l’époque.
Sans doute effet du fameux colloque de Baltimore, acte de naissance du postructuralisme[20], force est de constater également la manière par laquelle le discours lacanien irrigue, nourrit, alimente, ici ou là, le discours critique introduisant les logiques de l’inconscient au cœur des formations sociales, politiques ou historiques. Cette épistémologie — dont il faudrait tout de même repèrer un peu mieux l’usage qu’elle fait de la théorie lacanienne en préférant parfois l’analyse du texte en soi sans mobilisation du contexte — s’appuie également sur les théories féministes, les études de genre, les études queers, les études décoloniales. Livio Boni et Sophie Mendelsohn en donnent un bel exemple dans Psychanalyse du reste du monde en particulier dans l’introduction générale :
A travers la médiation de la déconstruction, et plus largement de la French Theory, mais aussi d’un certain postmarxisme, le langage analytique s’est installé durablement dans la théorie critique mondiale et mondialisée, autant, voire davantage qu’à l’époque du structuralisme et de l’Ecole de Francfort, qui signèrent dans les années 1950-1960 la première grande percée du freudisme dans les sciences humaines alors en gestation. (…) [Nos deux auteurs précisent] La psychanalyse est partie prenante de la nouvelle vague de la pensée par les néoféminismes et les postructuralismes, de sorte qu’on pourrait parler d’une omniprésence de son discours dans un très large spectre de la théorie critique contemporaine, liée à Judith Butler, Slavoj Zizek, Ernesto Laclau, Fredric Jameson ou Homi Bhabha (…). » [21]
On peut bien sûr être moins enthousiaste que Livio Boni et Sophie Mendelsohn concernant la diffusion du discours psychanalytique et en particulier du lacanisme si l’on considère son retrait de l’université, les pratiques de soins psychiques psychologisantes moins tournées vers l’exploration des logiques inconscientes pourtant au principe des tourments du sujet contemporain, les associations psychanalytiques à l’allure de chapelles dans lesquelles un certain nombre de praticiens de la psychanalyse ne se retrouvent pas tout à fait ou plus du tout, du fait d’organisations associatives pyramidales, dogmatiques et en voie de sclérose. Songeons en particulier (mais pas seulement) à l’accueil des praticiens eux-mêmes / elles-mêmes concerné.e.s par la transidentité qui s’organisent ailleurs, entre eux / entre elles et se coupent peut-être ainsi d’une pratique — la conduite de cure psychanalytique — dont il n’est pas inutile qu’elle s’acquiert au contact des pairs de la génération précédente. Bien sûr, en pointant ce fait, il ne s’agit pas de vouloir sauver la psychanalyse pour elle-même, à tout prix, mais plutôt, la pratique d’émancipation qu’elle propose et qui offre éventuellement — et paradoxalement — à celui ou celle qui s’y engage l’expression d’une liberté dont les espaces et les moments restent toujours à conquérir. Enfin, parmi les transformations du champ freudien à l’œuvre, la plus importante, est sans doute celle qui émane des analysants eux-mêmes dont la demande à être entendus s’accompagne de modalités nouvelles à prendre en compte si on désire qu’un travail s’engage : nombre de séances hebdomadaires (et encore), par téléphone ou en visio, paiement dématérialisé, autodiagnostic qu’il s’agirait de valider, refus d’un cadre analytique neutre ou perçu comme distant sinon jugeant pour le remplacer par un style qui s’apparente aux approches de la santé communautaire, où les garanties attendues sont l’empathie, la bienveillance, la proximité, etc. Mais peut-être l’élément le plus questionnant au regard de l’affirmation de Livio Boni et de Sophie Mendelsohn quant à la diffusion large des théories de Lacan, porte sur un usage d’une théorie qui ouvre à une certaine perplexité tant le manque de rigueur doctrinal ou l’ignorance de l’histoire des concepts qui fondent notre champ est relayée par une aimable créativité certes stimulante mais dont la portée heuristique est parfois à peu près nulle. Il y a donc un enjeu crucial à mesurer la valeur heuristique, épistémologique et clinique d’une lecture rigoureuse de la théorie de Lacan, non pas, encore une fois, pour la sauver, mais parce qu’elle est porteuse de problèmatisations qui conservent leur tranchant pour peu là encore, que celles-ci soient convenablement situées.
Théorie queer[22] , psychanalyse[23] et politisation des questions sexuelles
J’en viens aux études queers et ses liens avec la psychanalyse pour indiquer d’emblée qu’il n’est plus possible dans le cadre d’une communication, de rendre compte de l’entiereté des travaux produits par les études queers et les enjeux qu’ils posent au regard de la somme des ouvrages et articles publiée depuis maintenant plus de trente ans, ouvrages et articles qui excèdent largement les seules questions de politique des sexualités puisqu’ils intègrent désormais des questions écologiques, des questions relevant des sciences politiques ou encore de l’éthologie pour ne citer que quelques champs. Ainsi, en mars 2023, lors des journées d’Espace Analytique, j’avais tenté de montrer dans la conférence « Les Saintes trans* et le psychanalyste : pour un renouvellement du domaine de l’éros » en quoi un point de vue trans* sur l’hagiographie chrétienne contribuait à modifier notre compréhension de l’historicisation des questions LGBTQI+OC tant pour l’histoire médiévale que pour la psychanalyse[24]. Et donc, pour vous donner une idée de l’étendue des domaines désormais soumis à une perspective queer, je vous renvoie par exemple à l’ouvrage de Cy Lecerf Maulpoix, Ecologies déviantes. Voyages en terres queers[25], au texte du politiste italien Federico Zappino, Communisme queer[26] ou à celui de Gianfranco Rebucini, « Marxisme queer : approches matérialistes des identités sexuelles »[27], et enfin aux travaux de la biologiste trans Joan Roughgarden, Le gène généreux. Pour un darwinisme coopératif[28].
L’usage impute à Teresa de Lauretis l’expression « théorie queer » utilisée pour la première fois en 1991[29] dans une communication où elle engage une réflexion sur les catégories de nomination des expériences minoritaires dont, selon elle, les termes « gay » et « lesbienne » désormais normalisés ne pouvaient plus rendre compte. Cette date — 1991 — fait débat car il semble que l’expression « théorie queer » soit utilisée dès 1987[30] dans un contexte académique par la poétesse et activiste Gloria Anzaldua, lesbienne chicana connue pour ses travaux sur le métissage[31]. En effet, comme l’indique Pascale Macary-Garipui citant le sociologue Javier Saez :
Des groupes de lesbiennes, composés de chicanas, de noires, de chômeuses et n’appartenant pas au monde homosexuel nord américain intégré (par sa lutte) dès les années 1970-1980, (…) se sont autoproclamées « queers » pour marquer leur volonté de non-intégration dans la société marchant au pas de la norme hétérosexuelle, blanche et middle class[32].
En argot américain, le mot « queer » veut dire « étrange », « anormal », « tordu ». Il s’agit d’un exemple d’antiparastase visant le retournement de l’injure au même titre, mais dans un autre contexte, que le terme « nègre » poétisé par Léopold Sédar Senghor[33]. Pour mieux saisir les enjeux et les écarts de cette énergie identitaire caractérisant la vie politique américaine, il convient de se reporter aux travaux d’Eve Kosofsky Sedgwick, autrice du célèbrissisme ouvrage Epistémologie du placard dont le titre résonne désormais d’une autre manière à l’aune de la théorie lacanienne du fantasme caractérisé par un enfermement mortifère pour le sujet. Eve Kosofsy Sedgwick qui précise que « la politique des identités » aux Etats-Unis signe « un refus historique de toute analyse en termes de classes », en terre américaine du fait, notamment de « l’absence quasi totale d’une gauche politique significative après la guerre »[34].
Autre point crucial à garder à l’esprit dès qu’on cherche à comprendre les spécificités des études queers — notamment la logique des idéaux qui les soutiennent —, ce sont les liens avec l’épidémie de VIH/sida à quoi elles sont également indissociablement liées, ou plutôt aux réponses communautaires de celles et ceux qui furent contaminés à partir des années 1980 et confrontés à la violence, à l’expérience du rejet et de la discrimination comme en témoignèrent les premiers activistes du mouvement Queer Nation. Les premiers argumentaires stigmatisants introduirent une distinction entre d’une part, les uns souffrant d’hémophilie et porteurs du VIH du fait de l’impéritie des politiques de santé publique, et les autres dont on considérait qu’ils l’avaient bien cherché cette contamination, en raison de mœurs dissolues et de conduites jugées moralement inacceptables : homosexuels, héroïnomanes, haïtiens. Violence d’autant plus grande qu’elle succèdait à un temps dit de libération sexuelle dans l’aire occidentale se traduisant, au plan juridique, par des modifications importantes du droit ; pour la France par exemple : loi Neuwirth de 1967 qui autorise l’usage des contraceptifs, loi Veil de 1975 pour la dépénalisation de l’IVG, loi Forni en 1982 abrogeant le délit d’homosexualité[35], etc. Ce point est crucial a rappelé car les études queers sont et restent, d’une part, indissociables des mouvements sociaux qui ont porté une contestation et des revendications de justice sociale et concernent la politisation des questions sexuelles. D’autre part, les études queers, ou plutôt les utopies qui les orientent[36], sont peut-être aussi l’un des effets des deuils à répétition et de tentative de socialisation des pertes humaines dans un contexte particulièrement atroce et à un moment où précisément, il n’y avait pas d’expression sociale des morts du sida[37]. Autrement dit, les études queers portent en elles, intrinsèquement, la question du trauma et de sa politisation, trauma portant sur celles et ceux concernés par des questions identitaires et des pratiques sexuelles minorisées qui firent l’expèrience de la stigmatisation et du rejet alors qu’en France par exemple, une première politisation des questions sexuelles avaient déjà émergé dans le débat public, portée par des groupes comme le FHAR, le CUAR, Les Gouines rouges etc[38]. Enfin, d’autres luttes spécifiquement étatsuniennes doivent être rappelées pour un entendement des enjeux politiques autour de l’émergence des études queers et de leur point de vue intersectionnel : luttes pour les droits civiques, luttes féministes, nouvelle culture de la drogue, etc.
Pour finir ce point trop rapide sur les rapports entre psychanalyse et études queers, rappellons aussi ce que l’introduction des études queers en France doit au travail éditorial d’un homme ; à savoir notre collègue Jean Allouch, récemment décédé et dont la collection « Les grands classiques de l’érotologie moderne » aux Editions EPEL mit à l’orée des années 2000, à la disposition du lectorat francophone, une première bibliothèque queer comprenant les principaux auteurs : Judith Butler, Gayle Rubin, Lee Edelman, Léo Bersani, David Halperin, etc.
Au fond, rares sont les travaux qui tentent une articulation entre psychanalyse et études queers, je veux dire qui la tentent sérieusement. Le plus souvent, il s’agit de vérifier, du côté des psychanalystes, combien les théoriciens queers se trompent dès qu’ils abordent le corpus freudo-lacanien en s’étonnant ou ricanant d’une telle obstination dans l’erreur (doctrinale) qui durerait maintenant depuis plus d’une trentaine d’années, et sans mesurer tout à fait la sorte de provincialisation dont ils frappent eux-mêmes leurs propres travaux. Du côté des auteurs queers, la psychanalyse et ses concepts sont largement remis en cause comme dispositif disciplinaire qui reconduirait les inégalités de genre et/ou liées à l’ethnicité au nom de la référence au système hétéropatriarcal et de la différence des sexes, dans un amalgame qui ne fait pas de distinction, par exemple entre les deux corpus ou encore qui méconnait du sexuel les effets morbides de la jouissance. Bref comme l’indique Tim Dean dans l’article « Lacan et la théorie queer » paru en 2003, les théoriciens queers :
n’ont pas su exploiter la lecture radicale de Freud par Lacan : malgré ses aspects postmodernes, la critique « queer » s’en tient à une psychanalyse orthodoxe proche de l’annafreudisme[39].
Avant d’indiquer en quoi, Lacan presque queer devrait faire date pour les deux champs, par le fait qu’il se démarque notamment de ces deux types de positionnement, signalons le travail extrêment utile engagé par Fabrice Bourlez notamment dans Queer psychanalyse. Clinique mineure et déconstructions du genre[40] paru en 2018. Bourlez est selon moi, le premier à engager véritablement un dialogue entre les deux champs non pas pour dire ce que serait une « bonne » approche doctrinale de la psychanalyse mais bien plutôt pour tenter de forger des outils supplémentaires de compréhension (d’inspiration deleuzienne) visant à éclairer les conduites de cure à une époque, la nôtre, qui n’est plus tout à fait la même que celle de Lacan. Queer Psychanalyse est un effort pour considérer les liens complexes entre psychanalyse et études queers à la faveur d’une recherche qui, sans jamais lâcher la question de la clinique du cas, croise praxis analytique et déconstruction des savoirs. Fabrice Bourlez donne aussi à entendre quelque chose du désir du psychanalyste LGBTQI+OC en déployant, avec tact, une position à l’appui d’outils théoriques qui articulent une clinique de la jouissance à l’aune, notamment, des conséquences des modifications substantielles des règles de l’alliance et de la parenté qu’ont connues les sociétés occidentales depuis une vingtaine d’années.
Parmi les réserves concernant ce que les études queers peuvent dire de la psychanalyse, Bourlez souligne qu’un certain nombre des questionnements queers se déduisent aussi d’une morale sexuelle aux prises avec ses propres idéaux au caractère tantôt prescriptif dont il n’est pas inutile d’en repèrer les effets morbides et l’illusion trompeuse d’une transparence du sujet à lui-même. S’il n’est guère possible dans le cadre de cette communication d’en produire une lecture critique, je note toutefois que ce bon sexe illustré — peut-être annafreudien comme le suggère Tim Dean — sonne parfois aussi comme antéfreudien en son caractère idéologique car oublieux de ce point de vérité qui dirige l’intervention du psychanalyste lorsqu’il invite l’analysant à examiner quelle est sa propre part au désordre dont il se plaint[41]. Or, ce positionnement antéfreudien, c’est-à-dire antérieur à la rupture épistémologique introduite par Freud et son choix pour la logique du fantasme au dépens d’une approche par la voie du trauma (soit le renoncement à la fameuse neurotica), peine à élaborer ce qu’il en est de la division subjective — mais est-ce du ressort des études queers ? — division dont il est bien naïf de considérer qu’elle ne serait que l’effet d’un rejet social (sociétal comme symbolique) même si ce dernier doit, sans cesse, être renvoyé à la violence intrinsèque qui le constitue.
Au final, il me semble que ce à quoi invitent les études queers c’est bien à une politisation de la psychanalyse. Celles et ceux qui ont lu Testo junkie de Paul Preciado ont peut-être sursauté ou été séduits à la lecture de cette affirmation : « La queeranalyse ne s’oppose pas à la psychanalyse, elle la dépasse en la politisant » [42]. Politisation des questions sexuelles qui concerne désormais la psychanalyse selon le philosophe espagnol, ou mieux dit, qui concerne à nouveau la psychanalyse. En effet, outre la radicalité de Lacan relisant Freud déjà évoquée, Florent Gabarron-Garcia a rappelé de son côté dans Histoire populaire de la psychanalyse[43], le legs révolutionnaire de notre discipline — qui donc ne date pas d’hier ni de Préciado — et combien ladite neutralité de la psychanalyse dans le débat public — neutralité dont je rappelle qu’elle est passée d’un usage technique pour les conduites de cure à un positionnement idéologique de l’IPA (qui en n’est guère sorti grandi[44]), face à la montée des totalitarismes européens dans les années 1930. Cette neutralité donc, est désormais une situation hautement politique justifiant les pires positions de cette psychanalyse réactionnaire qui encombre notre champ et qui s’acharne désormais sur les questions trans* au nom des intérêts supposés de l’enfant et à l’appui d’un sociologisme médiocre qui ignore les résultats des enquêtes de terrain récentes, notamment, celle d’Emmanuel Beaubatie, intitulée Transfuges de sexe parue en 2021[45]. Cette politisation qui ne dit pas son nom devient évidente dans ses effets réactionnaires si on se rappelle cette remarque de Bourdieu concernant « l’importation des modèles politiques dans le champ scientifique » :
La « politisation » est presque toujours le fait de ceux qui (…) sont les plus faibles selon les normes spécifiques, et ont donc intérêt à l’hétéronomie (…) : en faisant intervenir des pouvoirs externes dans les luttes internes, ils empêchent le plein développement des échanges rationnels[46].
Donc, ce que j’essaie de vous dire ici, c’est qu’au fond je me moque bien de savoir si la queeranalyse est l’avenir de la psychanalyse ou pas. Certes, les deux champs partagent, par certains côtés, des problèmatisations communes, notamment en termes d’éthique même si cela passe par des voies différentes et, à ceci près, que la psychanalyse n’est pas un projet de transformation des aspects les plus conservateurs de la société ni une vision du monde au service des biens de la cité. Certes le positionnement des études queers permet de mettre en évidence des systèmes d’oppression qu’on n’aperçoit pas autrement et auxquels la psychanalyse, à certains moments, a pu contribuer à soutenir, que ce soit au plan doctrinal, en termes de conduite de cure ou encore s’agissant de la garantie des praticiens LGBTQI+OC. C’est pourquoi il me semble que cette idée d’une politisation de la psychanalyse est nécessaire à avoir en tête pour situer la place du discours psychanalytique parmi les autres discours contemporains. Mais de quelle politisation parlons-nous si l’on ignore la radicalité de la lecture par Lacan du corpus freudien, où il est fait la part belle à la logique d’émancipation qui caractérise les buts de la pratique de cure et son positionnement éthique. C’est pour cela que Lacan presque queer fait date car il rappelle également, et contrairement à ce qu’affirme Preciado, que la psychanalyse lacanienne ne reconduit pas la « cage de l’épistémologie binaire de l’hétérosexualité »[47] et les dispositifs d’oppression qui s’en déduisent. Mais, bien sûr, s’il est salutaire de rappeler qu’il est inexact d’imputer à la théorie lacanienne de la fin des années 1950 un familialisme naturalisé et réactionnaire, il est indéniable également que cette domination masculine et les oppressions qui en découlent continuent largement d’opérer de par le monde et que son étendard reste l’hétéronormativité.
Politisation des traumas et amour du prochain
Au terme de cette communication, je voudrais vous présenter quelques éléments cliniques qui se déduisent d’une rencontre avec Victor, rencontre brève puisque Victor mettra fin, par sms, au travail engagé à l’issu du troisième rendez-vous, sans doute du fait d’une intervention maladroite de ma part. Rencontre qui m’intéresse ici aussi pour ce qu’elle dit des logiques en jeu tant au plan du cas que du collectif, logiques qui travaillent le militantisme queer. Et évidemment, cette vignette je la construis à partir des données cliniques particulièrement opératoires que livrent Lacan presque queer s’agissant de la logique du fantasme et de la sublimation dans leur rapport à La Chose.
La politisation des traumas queers[48] est un effet, pour une part, du nouage entre pratiques militantes des activistes queers et formalisation proposée par la théorie critique contemporaine. Nouage dont je disais qu’il s’est produit initialement par la mobilisation des acteurs de la lutte contre l’épidémie de VIH/sida, eux-mêmes bien souvent directement concernés par cette maladie. Il s’agissait par exemple à l’association Aides à Paris, dans les années 1990, de proposer des groupes d’autosupport non mixtes à des personnes infectées par le virus du VIH en leur garantissant un espace d’appartenance mais aussi un espace sécurisé de prise de parole entre pairs visant la recherche de solutions pragmatiques et, sans doute, une collectivisation de l’angoisse. Des espaces sociaux queers dits safes ou inclusifs ont vu le jour depuis, mais aussi des lieux festifs et/ou solidaires comme La Flèche d’or dans le XXème arrondissement de Paris, des lieux de vie allant de la colocation au squat. Bref, une sociabilité queer spécifiquement constituée d’espaces protégés et rassurants a émergé visant à garantir, au nom des valeurs communes de respect et de non stigmatisation, la sécurité de celles et ceux qui les fréquentent. Or, l’un des aspects notables de cette socialisation queer se manifeste dans la pratique du « trigger warning », soit cet avertissement qui prévient qu’une œuvre ou une prise de parole peuvent déclencher le rappel d’un traumatisme, avertissement produisant au sein des communautés queers, une police du langage. Comme l’indique le théoricien queer Jack Halberstam, non sans humour :
Voilà un des effets de la génération « tu me fais violence » [trigger generation]. En effet, rares sont les conférences, festivals ou autres rassemblements auxquels je participe [écrit-il] qui ne deviennent pas le théâtre de prostestations véhémentes contre un mode de représentation qui aurait fait violence à quelqu’un / quelqu’une, quelque part[49].
Ce « concourt de divas » qui entraine « une simplification outrancière des définitions du traumatisme »[50] ne doit pourtant pas faire oublier que, en contexte étatsunien notamment :
La revendication d’espace safe a fonctionné de concert avec les politiques urbaines d’accroissement de la surveillance des quartiers pauvres et de la gentrification des autres[51].
Autrement dit, au-delà des blessures identitaires, Halberstam appelle à ne pas lâcher la proie pour l’ombre, en l’espèce, le fait que le discours sécuritaire queer risque de laisser « complètement tomber la lutte contre les formes toujours plus agressives d’exploitation »[52].
Or c’est bien ce type de problème qui conduit Victor à prendre rendez-vous. Victor a 28 ans, il est artiste plasticien et est orienté par l’association Psygaies, association qui, depuis 1996, assure des permanences d’accueil au Centre LGBTQI+ d’Ile-de-France et propose des orientations vers un réseau de praticiens réputés être sensibles et sensibilisés aux discriminations de genre ou liées à l’orientation sexuelle. Il a sollicité un rendez-vous car dit-il « je suis près de chez vous et il parait que vous êtes super ». Ce critère de proximité dont il m’affuble est crucial pour Victor : il ne saurait s’adresser à un psy qui ne soit pas non plus, par quelque manière, un proche… du reste durant la première séance, il testera ma connaissance des principales problèmatisations queers à quoi, je répondrai, pas immédiatement certes, mais en citant les « bons » auteurs. Victor vit depuis plusieurs mois dans un squat d’artistes en proche banlieue et redoute de se faire expulser par sa comunauté. Cette expulsion serait catastrophique pour lui, car outre la dimension bohême de ce mode de vie qui est aussi un choix subversif, le squat est d’abord un recours face à diverses difficultés sociales dont celles de l’accès à un logement pour un jeune homme vivant de revenus de transfert, en l’espèce le RSA[53].
La plainte qui motive sa demande de rendez-vous porte sur un événement survenu récemment : au terme d’une soirée organisée dans le squat par des proches, Victor, exaspéré, sort du lit où il cherche un sommeil qui ne vient pas, et, dans l’état de nature qui est celui de tout homme qui a renoncé à se vêtir, il rejoint le groupe à l’étage et pisse sur les convives affalés sur les canapés… moment d’exhibition urinaire dont la relation n’est pas sans lui faire plaisir. Il m’indique aussi qu’il consulte sous la pression de sa communauté qui a vécu de manière très agressive son passage par l’acte (mictionnel). Lui-même n’est pas vraiment convaincu de la gravité de son acte qui le divise tout de même un peu car, à ce moment-là dirai-je, il parle au nom de sa communauté. C’est sans doute pour cela que ma tentative pour nuancer les effets de l’acte urinaire en en pointant l’aspect comique et enfantin afin d’en desserrer quelque peu l’étau surmoïque n’opère pas. Je le comprendrai trop tard : cette manière de chercher à faire alliance s’avérera trop angoissante pour Victor. En fait, Victor a déjà posé un diagnostic : son acte ne fait-il pas de lui un borderline ? Son autodiagnostic qui reste à valider serait une première explication à fournir à sa communauté où d’autres membres se placent eux-mêmes sous divers diagnostics : « troubles du spectre autistique », « HPI hypersensible », etc. qui sont autant d’avertissements et de limites dans un lieu — le squat — où une organisation rigoureuse est censée régler la vie commune puisque le recours au droit et à son appareil judiciaire est difficilement envisageable, sans parler de la police qui ne peut être appelée mais dont on sait qu’elle interviendra, de manière plus ou moins musclée, au moment de l’évacuation du squat. Victor n’aperçoit pas — ou alors c’est secondaire pour lui — l’effet d’essentialisation de ces autodiagnostics, autrement dit, d’enfermement moi idéaltypique qui visent aussi peut-être à formuler une singularité, ou plutôt une subjectivité dans une communauté visant l’abrasion des différences de classe, de genre et de race. Ici me revient un slogan publicitaire pour un site de revente en ligne, slogan vu dans le métro parisien invitant les consommateurs à « Trouver la différence qui [leur] ressemble ». Donc là encore, du proche, du prochain, du même. Je rappelle ce fait anecdotique pour souligner que l’une des lignes de crête des études queers visent précisément à ne pas tomber dans les travers de l’individualisme néolibéral en préservant les intérêts de la communauté et les principes de sa lutte. Bien sûr, cette pente autodiagnostique qui trouverait sa confirmation auprès d’un expert convenablement situé, c’est-à-dire idéologiquement proche, visent aussi à formuler quelque chose du trauma qui travaille tout un chacun, mais il s’agirait ici d’un trauma débarrassé de sa psychologisation. En effet, ce trauma dépsychologisé trouve son expression théorique chez un auteur comme José Esteban Muñoz qui se réfère aux travaux d’Eve Kosofsky Segwick évoquant une « herméneutique réparatrice »[54] soit cette politisation des traumas qui permettrait de sortir de la « maison d’arrêt »[55] de l’ici et le maintenant pour en déduire une utopie de la réparation avec sa promesse d’un « advenir queer » — advenir, c’est-à-dire un site qui ne soit pas un futur — toujours pensé pour nos enfants comme le signale Lee Edelman rappelant que les politiques publiques, de gauche comme de droite, agissent au nom des intérêts de l’enfant, à entendre ici en son caractère surmoïque[56]. Site, dont Muñoz attend qu’il soit le lieu où il s’agirait de « s’efforcer de penser et sentir un après et ailleurs ». Donc en dehors de la « maison d’arrêt », c’est-à-dire hors de la cage du fantasme dont Zafiropoulos a livré les principales coordonnées à l’aune de sa lecture de Lacan. Mais, aussi, cage du fantasme qui, ici, se redouble des effets sublimatoires d’une doctrine, les études queers, qui impose aussi ses idéaux, par certains aspects, inhibiteurs sinon morbides.
Autre point qui retient l’attention de Victor : son regard… noir comme celui d’un aigle dit-il. Dans le squat, on dit de son regard qu’il le rend inquiétant, et du reste Victor surjoue ce trait en s’épilant intégralement les sourcils, ce qui renforce effectivement un air aquilin. Il en déduit un trait de racisation : son père, kabyle, étant, selon ses dires, « très typé ». Au fond, ici Victor tente d’endosser un trait du père. C’est-à-dire endosser, en-deça ou au-delà de son humanité — mais qui lie cette humanité à la chaine signifiante —, la position d’une figure inquiétante et complexe qui, tel un masque à transformation Kwakiult, révèle sous un aspect d’animal, une face humaine dès qu’on en ouvre les volets. Je vous renvoie à mon commentaire de Jeunesse de Gide par Lacan[57], non sans vous rappeler ici que les masques à transformation Kwakiutl ont pour fonction d’articuler plusieurs rapports impossibles à réduire : ce qu’il en est, d’une part, de la fonction de ces masques qui performent, selon une même logique signifiante, le passage du totem à l’individu — ici l’aigle — (et inversement), et d’autre part qui actent, à la faveur du rite, qu’il n’est d’homme sans nature. Mais bien sûr, ce qui vaut pour les communautés amérindiennes du Pacifique Nord comme solution sociale au vivre ensemble n’est pas nécessairement opérant au sein du squat de Victor qui pourtant a bien identifié la place singulière et paradoxale qui est la sienne dans ce commun queer : soit celle d’un leader. C’est lui, dit-il, qui porte la vie collective du groupe, qui est force de proposition, qui organise les événements de la vie du squat, notamment des installations ou des performances ouvertes sur la cité. C’est lui aussi qui est souvent appelé pour trancher les conflits relationnels au sein du squat et dont l’équité des réponses est guettée. C’est lui enfin qui identifie que s’il ne propose rien, il ne se passe rien, ou plutôt si : « ils sont [dit-il en parlant des autres membres du squat] chacun dans leur chambre en train de déprimer en regardant Netflix ».
Cette position d’autorité que Victor imagine occuper s’accompagne aussi pour lui de quelques privilèges à défaut de droits. Ainsi, il y a cette autre soirée, évoquée non sans peine, soirée un peu arrosée donc, où circulait aussi de la 3 MMC (pour méthylméthcathinone), substance de synthèse psychoactive stimulante qui amplifie la capacité d’empathie et le désir de contact avec autrui. Cette nuit-là, Victor séduit un jeune homme également occupant du squat. S’ensuit un rapport sexuel où selon les propres dires de Victor, il « encule son amant » sans être tout à fait sûr du consentement de ce dernier, lequel amant dans les jours qui suivront, lui signifiera la violence de son acte et sans doute, aussi, la vraie raison du mouvement de rejet engagé par sa communauté. Les associations d’idées de Victor le conduisent à évoquer ce soir d’anniversaire où jeune enfant, il se retrouve seul avec sa mère. Une fête a été organisée mais son père ne vient pas, préférant la sociabilité d’un bistrot aux réjouissances appelées par la commémoration du jour de la naissance de Victor. Après quelques heures à attendre, la mère furieuse prendra alors son fils sous le bras et ira « foutre le bordel » au bistrot où se trouve le père. Cet acte de la mère furieuse, Victor le vit comme l’acte d’héroïsme de celle qui se défait d’une oppression, acte qui inflige aussi à son fils, accessoirement, une honte qu’il reconnait à mi-mots mais non sans émotions. De cette fête d’anniversaire raté, il pourra associer que lui-même au fond aime « foutre le bordel » comme sa mère, mais en revanche, il apercevra moins ce que ce comportement doit aussi aux effets d’une chaine signifiante qui l’oblige, le contraint, l’enferme dans ce squat, qui à sa manière, est aussi une maison d’arrêt imaginaire dont il ne voit pas les portes ouvertes sur un ailleurs. Occupé à provoquer une fête qui ne vient pas, il craint que sa communauté ne la lui fasse, sa fête, sans doute comme sa mère la fit à son père. Ses frères et sœurs de la communauté, si proches de lui par plusieurs aspects (dont l’adelphité) sont pourtant près de le mettre dehors au nom d’une loi dont Victor n’en apprécie la valeur qu’à la transgresser. Lorsque dans cette ultime séance où il dénonçait le désintérêt de son père à son endroit, je pointais aussi le fait de la mère qui certes a foutu le bordel au bistrot mais aussi foutu le bordel à sa fête d’anniversaire qui n’aura pas lieu, Victor restera interloqué, sans doute plus que je ne l’ai apprécié. Lorsqu’au terme de cette même séance, je pointais aussi la coloration très puritaine de sa vie communautaire si réglée, si soumise aux tourments exhibés des individus qui la composent — entre masochisme et exhibition à l’instar de La Lettre écarlate de l’américain Nathaniel Hawthorne — ce fut trop.
Victor a mis fin au travail à peine engagé par l’envoi d’un sms où il écrit : « Malheureusement je ne suis pas très enjoué par nos deux derniers rdv et préfère me tourner vers quelqu’un d’autre ». De n’avoir pas entendu qu’il me plaçait au lieu de celle qui avait gaché la fête, j’allais moi-même foutre le bordel au bistrot queer en déconstruisant trop rapidement la solution communautaire produite par Victor, en la renvoyant aux idéaux d’une communauté, par certains aspects puritains, là où lui y voyait le lieu d’une fête… la fête dont, petit, il avait été privé.
[1] La séance en question s’est tenue le 14 novembre 2023.
[2] M. ZAFIROPOULOS, Lacan presque queer. L’éthique de l’homme occidental et les buts moraux de la psychanalyse, Toulouse, Erès, 2023, 207 p.
[3] J.-P. MORDIER, Les débuts de la psychanalyse en France 1895-1926, Paris, Maspero, 1981, 279 p. ; A. OHAYON, Psychologie et psychanalyse en France. L’impossible rencontre (1919-1969), Paris, La Découverte, 2006, 444 p. Plus récemment : O. DOUVILLE, La psychanalyse dans le monde du temps de Freud : chronologie, Toulouse, Erès, 2023, 488 p.
[4] B. ALEKSIC, « Freud et les surréalistes, ses « fous intégraux » », Topique, 2011/2, n°115, p. 93-112.
[5] L. LE CORRE, L’Homosexualité de Freud. Première contribution à une anthropologie psychanalytique de l’homosexualité masculine, Université Denis Diderot – Paris VII, thèse de doctorat soutenue le 28/02/2015, vol.1, p. 358-362.
[6] L. LE CORRE, L’Homosexualité de Freud, Paris, Puf, 2017, p. 214-220.
[7] M. FOUCAULT, Histoire de la sexualité. Tome 1 : La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p. 157-158.
[8] M. ZAFIROPOULOS, Lacan et Lévi-Strauss ou le retour à Freud 1951-1957, Paris, Puf, 2003, 250 p.
[9] P. BOURDIEU, Les Usages sociaux de la science. Pour une sociologie clinique du champ scientifique, Paris, Editions INRA, 1997, p. 13.
[10] D. HARAWAY, « Savoirs situés : la question de la science dans le féminisme et le privilège de la perspective partielle », Des singes, des cyborgs et des femmes. La réinvention de la nature, Paris, Actes Sud – Editions Jacqueline Chambon, 2009 (1991), p. 323-353.
[11] S. ZUCKERMAN, La vie sexuelle et sociale des singes, Paris, Gallimard, 1937 (1932), 251 p.
[12] V. DESPRET, « Quand les mâles dominaient… Controverses autour de la hiérarchie chez les primates », Ethnologie française, 2009/1, vol. 39, p. 45-55.
[13] L’ensemble de ce paragraphe doit beaucoup au blog de Penseur sauvage, chapitre 1, épisode 14. Cf. : https://youtu.be/wN11r3n1snU?si=nMNyjINTDp_g21eB
[14] V. DESPRET, op. cit., p. 47.
[15] P. B. PRECIADO, Je suis un monstre qui vous parle. Rapport pour une académie de psychanalystes, Paris, Grasset, 2020, 127 p.
[16] L. LE CORRE, « Folle analyse : à propos du psychanalyste LGBTQI », In Analysis, 2021, vol 5, n°1, p. 47-53.
[17] L. LAUFER, « Du rire à la joie : psychanalyse, féminisme et politique », Cahiers du genre, 2020, vol 1, n°68, p. 191-218.
[18] T. AYOUCH, « Psychanalyse et colonialité : le pouvoir d’être affecté.e par la race », Le Pouvoir d’être affecté. Souffrances, résistances et émancipation (dir. V. BRUNETIERE, P. CINGOLANI, O. DEBARY, L. LAUFER, G. LE BLANC, F. TARRAGONI), Paris, Hermann, 2022, p. 291-312.
[19] La mise au point de Markos Zafiropoulos quant au phallus qui s’origine du côté du désir de la mère chez Lacan — et ne peut donc être réduit au signifiant de l’hétéropatriarcat — est exemplaire de l’effort théorique (toujours) à produire par un retour aux textes fondamentaux du champ. Voir : M. ZAFIROPOULOS, « Les buts moraux de la psychanalyse : Antigone, Lacan et Butler », Sygne, 2024, n°5.
[20] M. ZAFIROPOULOS, Lacan presque queer, op. cit., p. 10, n. 14.
[21] L. BONI, S. MENDELSOHN (dir.), Psychanalyse du reste du monde. Géo-histoire d’une subversion, Paris, La Découverte, 2023, p. 6.
[22] Outre les auteurs déjà cités, voir : « Aimons-nous le sexe », Trou noir. Revue de la dissidence sexuelle, Octobre 2023, n°2, 186 p. ; G. ANZALDUA, Terres frontalières – La frontera. La nouvelle mestiza, Paris, Editions Cambourakis, 2022, 336 p. ; P. BACHETTA, J. FALQUET, « Introduction aux « théories féministes et queers décoloniales : interventions Chicanas et Latinas étatsuniennes » », Les Cahiers du CEDREF, 2011, n°18, p. 7-40. ; H. K. BHABHA, Les Lieux de la culture. Une théorie postcoloniale, Paris, Payot, 2007 (1994), 414 p. ; J. BUTLER, Trouble dans le genre, Paris, Editions La Découverte, 2005 (1990), 283 p. ; P. CLOCHEC, N. GRUNENWALD (dir.), Matérialisme trans, Paris, Hystériques et associéEs, 2021, 281 p. ; L. EDELMAN, Merde au futur. Théorie queer et pulsion de mort, Paris, EPEL, 2016, 226 p. J. HALBERSTAM, « « Tu me fais violence ! » La rhétorique néolibérale de la blessure, du danger et du traumatisme », Vacarme, été 2015, p. 28-41. ; J. HALBERSTAM, Trans*. Brève histoire de la variabilité de genre, Paris, Editions Libertalia, 2023 (2018), 223 p. ; T de LAURETIS, Théorie queer et cultures populaires. De Foucault à Cronenberg, Paris, La Dispute, 2007, 189 p. ; C. LE CERF MAULPOIX, Ecologies déviantes. Voyage en terres queers, Paris, Editions Cambourakis, 2021, 356 p. ; N. MILLNER-LARSEN, G. BUTT, « Introduction. The Queer Commons », GLQ : A Journal Of Lesbian and Gay Studies, 2018, 24/4, p. 399-419. ; J. E. MUÑOZ, Cruiser l’utopie. L’après et l’ailleurs de l’advenir queer, Montreuil, Editions Brook, 2021 (2009), 318 p. ; B. PERREAU, Qui a peur de la théorie queer ?, Paris, Les Presses de Sciences Po, 2018, 314 p. ; G. REBUCINI, « Marxisme queer : approches matérialistes des identités sexuelles », Matérialismes, culture et communication. Tome 2 : Cultural studies, théories féministes et décoloniales (M. CERVULLE, N. QUEMENER, F. VÖRÖS dir.), Paris, Presses des Mines, 2016, p. 213-226. ; J. ROUGHGARDEN, Le Gène généreux. Pour un darwinisme coopératif, Paris, Editions du Seuil, 2012, 315 p. ; R. GAYLE, « L’économie politique du sexe : transactions sur les femmes et systèmes de sexe/genre », Les Cahiers du CREDEF, 1988 (1975), 1988, n°7, p. 3-81. ; R. GAYLE, Surveiller et jouir : anthropologie politique du sexe, Paris, EPEL, 2010, 484 p. ; R. GAYLE, J. BUTLER, Marché au sexe, Paris, EPEL, 2001 (1994), 176 p. ; E. KOSOFSKY SEDGWICK, « Construire des significations queer », Les Etudes gay et lesbiennes. Colloque du Centre Georges Pompidou 23 et 27 juin 1997 (textes réunis par D. ERIBON), Editions du Centre Pompidou, 1998, p. 110. ; E. KOSOFSKY SEDGWICK, Epistémologie du placard, Paris, Editions Amsterdam, 2008 (1990), 257 p. ; F. ZAPPINO, Communisme queer. Pour une subversion de l’hétérosexualité, Paris, Editions Syllepse, 2022, 260 p.
[23] Sur les travaux articulant psychanalyse et études queers (outre les auteurs déjà cités), voir : T. AYOUCH, Psychanalyse et hybridité. Genre, colonialité, subjectivations, Louvain, Presses universitaires de Louvain, 2018, 221 p. ; L. BERSANI, Homos. Repenser l’identité, Paris, Odile Jacob, 1998 (1995), 217 p. ; L. BERSANI, Le Rectum est-il une tombe, Paris, EPEL, 1998 (1987), 77 p. ; F. BOURLEZ, Queer psychanalyse. Clinique mineure et déconstructions du genre, Paris, Hermann, 2018, 311 p. ; V. BOURSEUL, Le Sexe réinventé par le genre. Une construction psychanalytique, Toulouse, Erès, 2016, 230 p. ; N. EVZONAS, Devenirs trans de l’analyste, Paris, Puf, 2023, 443 p. ; F. FAJNWAKS, C. LEGUIL (dir.), Subversion lacanienne des théories du genre, Paris, Editions Michèle, 2015, 165 p. ; « Follement extravagant. Le psychanalyste un cas de nymphe ? », L’Unebévue. Revue de psychanalyse, hiver 2001 printemps 2002, n°19, 181 p. ; L. LAUFER, Vers une psychanalyse émancipée. Renouer avec la subversion, Paris, La Découverte, 2022, 248 p. ; « Les Communautés électives. I – Une subjectivation queer ? », L’Unebévue. Revue de psychanalyse, printemps 2000, n°15, 113 p. ; S. LIPPI, P. MANIGLIER, Sœurs. Pour une psychanalyse féministe, Paris, Editions du Seuil, 2023, 335 p. ; P. MACARY-GARIPUI, « Le mouvement queer : des sexualités mutantes ? », Psychanalyse, 2006, vol. 3, n°7, p. 43-52. ; S. PROKORIS, Au bon plaisir des « docteurs graves ». A propos de Judith Butler, Paris, Puf, 2017, 264 p. ; J. SAEZ, Théorie queer et psychanalyse, Paris, EPEL, 2005 (2004), 220 p.
[24] L. LE CORRE, « Les saintes trans* et le psychanalyste : pour un renouvellement du domaine de l’éros », Figures de la psychanalyse, 2023/1, n°45, p. 141-152.
[25] C. LECERF MAULPOIX, op. cit.
[26] F. ZAPPPINO, op. cit.
[27] G. REBUCINI, op. cit.
[28] J. ROUGHGARDEN, op. cit.
[29] T. de LAURETIS, « Queer theory : lesbian and gay sexualities. An introduction », Differences : a journal of feminist cultural studies, 1991, vol. 3, n° 2, p. III-XVIII.
[30] P. BACHETTA, J. FALQUET, op. cit., p. 7-40. Notons que dans ce débat de préséance queer, les effets d’invisibilisation d’une autrice racisée semblent avoir opéré.
[31] G. ANZALDUA, op. cit.
[32] P. MACARY-GARIPUI, op. cit., p. 43-52 ; J. SAEZ, op. cit., p. 21.
[33] L. S. SENGHOR, Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française, Paris, Puf, 2015 (1944), 227 p.
[34] E. KOSOFSKY SEDGWICK, « Construire des significations queer », op. cit., p. 110.
[35] A. IDIER, Les alinéas au placard : l’abrogation du délit d’homosexualité (1977-1982), Paris, Editions Cartouche, 2013, 202 p.
[36] J. E. MUÑOZ, op. cit.
[37] L. LE CORRE, « Homosexualité masculine et sida : entre impasse identitaire et héroïsme de la perte », Synapse, 2005, n°216, p. 29-32.
[38] M. PRAERO, Le mouvement politique de l’homosexualité. Mouvements, identités et communautés en France, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2014, 333 p.
[39] T. DEAN, « Lacan et la théorie queer », Lacan (sous la direction de J-M RABATE), Paris, Bayard, 2005 (2003), p. 291.
[40] F. BOURLEZ, op. cit.
[41] J. LACAN, « Intervention sur le transfert prononcée au congrès dit des psychanalystes de langue romane, de 1951 », Ecrits, Paris, Editions du Seuil, 1966, p. 219.
[42] P. B. PRECIADO, Testo junkie. Sexe, drogue et biopolitique, Paris, Grasset, 2008, p. 325. Notons que le point le plus problématique dans ce passage d’une « psychanalyse » à une « queeranalyse » est peut-être l’élision du « psy ».
[43] F. GABARRON-GARCIA, Histoire populaire de la psychanalyse, Paris, La fabrique éditions, 2021, 216 p.
[44] L. LE CORRE, « Guérir l’homosexualité masculine ? », Figures de la psychanalyse, 2018, n°36, p. 79-91.
[45] E. BEAUBATIE, Transfuges de sexe. Passer les frontières du genre, Paris, La Découverte, 2021, 177 p.
[46] P. BOURDIEU, op. cit., p. 61.
[47] M. ZAFIROPOULOS, Lacan presque queer, op. cit., p. 8.
[48] Formule que j’emprunte au philosophe Pierre Niedergang. Voir : P. NIERDERGANG, Vers une normativité queer, Toulouse, Blast, 2023, p. 73-121.
[49] J. HALBERSTAM, op. cit., p. 32.
[50] Ibidem, p. 35.
[51] Ibid., p. 39.
[52] Ibid., p. 40.
[53] A. PETIAU, L. POURTAU, Vivre en squat. Une bohême populaire au XXIe siècle, Paris, CNRS Editions, 2014, p. 171.
[54] J. E. MUÑOZ, op. cit., p. 36.
[55] Ibidem, p. 19.
[56] L. EDELMAN, Merde au futur. Théorie queer et pulsion de mort, op. cit.
[57] L. LE CORRE, « Gide, l’homo de Lacan : quelques remarques à propos de Jeunesse de Gide ou la lettre et le désir », Sygne, n°3, 2020, revue en ligne.