QU’EST-CE QUE LA THÉORIE DU PASTOUT CHEZ LACAN ET QUELS EN SONT LES ENJEUX ?
Gisèle CHABOUDEZ
Souvent, on ne retient de la logique du pas tout que le fait qu’elle s’appuie sur des formules de logique mathématique, qu’elle concerne les femmes, et qu’elle est peu visible dans l’expérience. C’est un peu court. Elle est en vérité l’autre grande logique qui manquait face à l’omniprésence de la logique du tout, de l’universel, de l’Œdipe et son Nom du Père, avec sa castration et ses tragédies du tout, sa névrose et sa norme mâle. Je partage avec Markos Zafiropoulos le constat que s’il est bien d’entendre ce que les pensées féministes et queer ont fait entendre, et d’en débattre, les solutions lacaniennes encore parfois méconnues apportaient aux mêmes questions des avancées souvent plus justes, notamment en termes de pas tout.
Cette logique pas toute continue à réserver des surprises, au fur et à mesure qu’on en creuse les termes. Ce que j’en accentuerai aujourd’hui, s’appuiera sur le séminaire …ou pire, de 1971, où elle est amenée et articulée en ses principes logiques et sa fonction d’ensemble. Relire ce séminaire, et en réarticuler certains points, fut pour moi un plaisir, notamment dans la mesure où il recèle, entre deux grandes discussions logiques, cette percée soudaine de ce que j’appelle les mythes lacaniens, d’une origine topologique du langage au sein du rapport sexuel. En le découvrant, il y a une trentaine d’années, je n’en croyais pas mes yeux tant ce mythe me semblait inouï, audacieux, et cohérent. Or, aujourd’hui, je mesure de façon plus étroite combien il est articulé au plus près de la logique pas toute, de cette logique nouvelle que Lacan a créée, bricolée, alors qu’elle n’était pas décrite auparavant, quoique à l’œuvre depuis longtemps dans des positions subjectives qui se tenaient hors du discours pour une part, et qui de là émettaient des dires singuliers, unaires, plutôt que des dits.
Une logique qui ne relève pas seulement du discours, ne veut pas dire qu’elle n’en relève pas du tout, puisque la position qu’elle déploie tout à la fois dépend du discours de la fonction phallique et n’en dépend pas. Lacan a constaté, on le sait, que le pas tout convient le plus souvent aux femmes, que c’est le type de logique qu’elles adoptent volontiers, mais cela ne veut pas dire qu’elles le font toutes, il s’en faut, et ne veut pas dire qu’elles soient seules à le faire, puisque des hommes le font aussi. C’est le choix inconscient d’un sujet, quel que soit son sexe, bien qu’il y ait, jusqu’ici, une préférence du côté des femmes.
Lors de l’articulation minutieuse du principe de cette logique dans le séminaire … ou pire, le 8 décembre 1971, Lacan amène avec humour la notion de pas tout de la façon suivante. En poussant le constat définitif que le sexe ne définit nul rapport chez l’être parlant, il souligne que cela ne consiste pas à nier la petite différence, car elle est déjà détachée très tôt comme organe. Et il se sert d’une phrase qu’il a déjà mentionnée et qui fait son petit effet, comme il dit, pour introduire le pas tout : l’assertion « tout animal qui a des pinces ne se masturbe pas », « c’est la différence, ajoute-t-il, entre l’homme et le homard. »[1] Cette phrase ne nie pas la petite différence, et décrit ses conséquences dans l’ordre d’une jouissance autoérotique, et non pas dans celui du rapport sexuel. C’est toute la question. L’enjeu ici n’est pas que ce soit drôle mais que cela cache quelque chose. Lacan parle d’enjeu historique, non pas de ce que cette phrase asserte, « mais de la question qu’elle introduit au niveau de la logique. Ça y est caché (…) c’est la seule chose que vous n’y avez pas vue, c’est qu’elle contient le pas-tout, qui est très précisément et très curieusement, ce qu’élude la logique aristotélicienne » avec les prosdiorismes, tout, pas, quelques.[2]
Regardons en effet cette phrase, elle a l’air de dire qu’un animal n’importe lequel, qui a des pinces ne se masturbe pas, mais ce n’est pas cela qu’elle dit, et cela n’apparaît pas tout de suite, il faut relire et laisser agir. « Tout animal qui, etc… ne se masturbe pas » veut dire en fin de compte « pas tout animal qui a, etc… se masturbe ». Le tout réserve une place vide, et associé au pas, il n’implique pas « aucun » mais « pas tout ». Ce n’est pas, dit Lacan « nul animal qui a des pinces se masturbe » c’est « non pas tout animal qui a des pinces etc. » Le pas tout n’est pas une universelle simplement négativée. Nous allons ainsi, ajoute-t-il, « sans plus de façons, au trou du système, c’est-à-dire l’endroit où le réel passe par vous – et comment qu’il passe ! puisqu’il vous aplatit ».[3] Cette place cachée est une bonne façon d’introduire la logique du pas tout, car c’est bien cela qui se passe, elle est volontiers cachée, au regard du discours, alors qu’elle le détermine en partie. C’est pourquoi j’avais intitulé par exemple une intervention aux Forums du champ lacanien, l’année dernière[4], « le silence du pas tout », ce qui ne concerne pas seulement le silence qu’on lui impose, mais aussi celui qui tient à son rapport au langage.
Il s’agit pour Lacan, avec ce « pas tout », tel qu’il le dit, de faire la jonction de la logique et de la fonction phallique qui règle notre expérience, et qui va précisément de pair avec le fait qu’il n’est pas possible d’écrire le rapport sexuel, ce que nous n’avons pas suffisamment en tête, voire pas du tout. Ce rapport sexuel qui n’est pas, au sens où on ne peut l’écrire, détermine par son absence tout ce qui s’élabore d’un discours rompu[5], dont il dit : « J’ai cru pouvoir poser et écrire comme en mathématique la fonction qui se constitue de ce qu’il existe la jouissance appelée jouissance sexuelle, qui est proprement ce qui fait barrage au rapport sexuel. C’est la fonction Phi x ».[6] La fonction phallique est donc mot à mot la fonction qui se constitue de ce que la jouissance sexuelle fait barrage au rapport sexuel : on ne peut pas être plus clair. La fonction phallique se substitue à cette jouissance, qui ne se contente pas de ne pas former un rapport entre les sexes, mais qui l’empêche. En s’y substituant, la fonction phallique de même ne se contente pas de ne pas former un rapport entre les sexes, elle l’empêche. Il est étrange qu’une thèse aussi forte, avec ses conséquences massives sur des logiques patriarcales en recul, ne soit pas connue, pas lue, pas entendue, bien qu’elle ait été énoncée, dans le cadre d’un ensemble conceptuel cohérent et puissant, il y a plus de cinquante ans.
C’est aussi massif que cela, la jouissance sexuelle comporte une non-conjonction organique ainsi qu’une non-complémentarité psychique, elle n’est pas seulement ce qui ne permet pas de produire un rapport entre les sexes, elle est ce qui l’empêche, non seulement une non-conjonction, mais une disjonction. Elle l’empêche activement, comme le fait la fonction phallique. Le siècle dernier avait mis l’accent sur un problème de la jouissance sexuelle sur le plan organique, mais il en a fait un problème sexologique pour le rééduquer, et un problème militant, de nature simplement idéologique, ce qu’il est aussi mais pas seulement. Au moment où recule massivement l’influence du Christianisme, l’annonce lacanienne de l’impossibilité de ce rapport sexuel, de l’absence du deux du sexe dans le langage, contribue à éclairer après coup une des raisons massives de l’interdit chrétien de cette jouissance sexuelle. Sa définition d’un rapport sexuel qui n’admet que ce qui est destiné à produire des enfants, en alliance avec le Verbe, la parole, et en excluant la jouissance, permettait d’écarter une confrontation au non-rapport dans le champ de la jouissance sexuelle.
L’écriture de la fonction phallique chez Lacan imite une fonction mathématique en s’appuyant sur la mutation qui, au XIXème siècle, a appliqué la logique issue d’Aristote au signifiant mathématique. Les propositions qui en résultent ne fonctionnent plus comme les syllogismes : « La négation, on ne peut en user d’une façon aussi simplement univoque qu’on le fait dans la logique des propositions, où tout ce qui n’est pas vrai est faux, et où, chose énorme, tout ce qui n’est pas faux devient vrai ».[7]
Cette fonction comporte deux versants, qui ne sont pas complémentaires, mais en partie contradictoires. Le versant où elle est toujours satisfaite, où elle vaut pour tous, celui du pour tout x phi x, constitue le versant où il est particulièrement vrai que la fonction phallique empêche le rapport sexuel, le deux du sexe : « ce x à la place du trou que je fais dans le signifiant. J’y mets le x comme variable apparente. Ce qui veut dire que chaque fois que je vais avoir affaire à ce signifiant sexuel, c’est-à-dire à ce quelque chose qui tient à la jouissance, j’aurai affaire à Phi x »… c’est-à-dire « la fonction qui s’appelle la castration ».[8] Lorsqu’elle est à l’œuvre pour tous, et toutes, donc en logique du tout, la fonction phallique, celle qui conjoint un sujet à son objet comme le fait le fantasme, prend la place du rapport sexuel, alors qu’elle « n’est pas la fonction du rapport sexuel, mais celle qui en rend l’accès impossible »[9]… « elle veut dire que pour tout ce qu’il en est de l’être parlant, le rapport sexuel fait défaut ».[10] Sur ce premier versant logique, du côté du pourtout de la névrose et de la norme mâle en logique œdipienne, il n’y a que cette fonction Phi x, et elle vient toujours à la place du rapport, dont elle rend l’accès impossible.
On voit la portée massive de l’introduction de cette fonction phallique écrite avec les quanteurs : en logique toute, se substituant au rapport sexuel qu’il n’y a pas, elle l’empêche totalement. Ce rapport sexuel au sens lacanien du terme, impliquant de fait un rapport entre deux sexes qui soit sexuel, n’existe pas dans l’universel. Ce qu’il y a dans l’universel, notre loi sexuelle maintenant en recul, qui énonce l’homme comme ce qui a et a l’objet féminin comme ce qui est, n’est ni un rapport de deux sexes, car il est celui d’un sexe et son objet, ni un rapport sexuel, car à une jouissance sexuelle avec l’autre, il a substitué une disposition de son corps. Il y a, dans cette logique toute phallique, un point où cette castration est niée, au niveau de son exception paternelle, laquelle échappant à la castration peut se faire l’agent de la castration de tous les autres, hommes ou femmes. Et ce faisant, en ce point où la castration est rejetée, il y aurait chance de rapport sexuel. Voilà l’enjeu de la logique toute, et l’on sait maintenant en somme, dans le champ lacanien, qu’elle est celle qui par le langage, avec la castration qu’il véhicule, empêche le rapport sexuel.
Mais on ne connaît pas encore l’autre versant de cette double causalité inverse, on ne sait pas encore que ce non-rapport à l’inverse a vraisemblablement causé le langage, et continue de le faire, ce qui représente l’autre versant, le versant de la causalité réelle et non plus seulement symbolique, à l’œuvre entre sexe et langage, là où s’articule l’enjeu de la logique pas toute. Laquelle s’introduit donc par sa négation, non pas de la proposition de l’universalité de la castration mais du tout lui-même, du « quel que soit » x. Il en résulte sur ce versant logique une non-exclusivité de la fonction phallique, de la castration, laissant chance quelque part à ce qu’un rapport puisse peut-être s’élaborer, un par un. C’est lors de la même année de séminaire, 1971, que cet autre versant exigible, renversé par rapport au premier, est articulé par Lacan, complétant une double causalité à l’œuvre : le langage, avec notamment son interdit de l’inceste et sa castration, est responsable du défaut du rapport sexuel entre les sexes, ce qu’il a toujours soutenu ; mais en outre et à l’inverse, le langage est causé par ce défaut du rapport, il est appelé par ce non-rapport comme réel. Il faut concevoir topologiquement en une double boucle inverse, cette autre causalité renversée entre langage et rapport sexuel, telle qu’on l’entend clairement dans ce fragment, par exemple : « Si la valeur du partenaire autre, celle que j’ai désignée par l’homme et la femme, est inapprochable au langage, c’est très précisément en ceci que le langage fonctionne d’origine en suppléance de la jouissance sexuelle ».[11] Il avait déjà fait remarquer qu’un signifiant peut servir à tout, sauf là où il a été occasionné, appelé, en ce point de manque où il sert à le masquer.
Le discours participe à ce défaut du rapport et le reconduit, notamment en vidant l’être de l’un des partenaires sexués pour y substituer la fonction de l’Autre, et au-delà celle que nous trouvons dans les termes de la loi sexuelle, avec cet objet a à la place de l’Autre, cette loi que Lacan appelle « fiction simplette sérieusement en voie de révision ».[12] Il refusait l’expression de Beauvoir qui parlait de Deuxième sexe, en lui répondant, bien longtemps après : « il n’y a pas de deuxième sexe à partir du moment où entre en fonction le langage (…) l’hétéros (…) est dans la position de se vider en tant qu’être, pour le rapport sexuel. C’est précisément ce vide qu’il offre à la parole que j’appelle le lieu de l’Autre ».[13] Il n’y a pas de deuxième sexe parce qu’il n’y en a qu’un, et il n’y a d’ailleurs pas même l’Autre, finalement, mais seulement l’Un et quelque chose, un objet qui représente l’autre. Le deux du sexe y est absent, remplacé par le Un et l’objet.
À cette date, Lacan constatait une méconnaissance de ce non-rapport sexuel chez le psychanalyste, et il moquait sa façon de soutenir le conjugo dans son expérience. Il nommait « silence institutionnalisé » « la méconnaissance de ceci que son expérience lui répète, je pourrais même dire, lui serine, qu’il n’y a pas de rapport sexuel ».[14] Il n’est pas sûr que ce silence ait cessé, ailleurs que dans le champ lacanien, encore de nos jours, tant la plupart sont embarrassés avec cette béance de l’expérience, mais il n’est pas sûr non plus que le champ lacanien en ait jusqu’ici mesuré la portée. Selon l’étymologie commune de serine avec sirène Lacan ajoutait :
« C’est sans doute pour cette raison que le psychanalyste, comme Ulysse le fait en telle conjecture, reste attaché à un mât (…) lui restant enchanté, c’est-à-dire l’entendant tout de travers – il faut qu’il reste attaché au mât dans lequel vous ne pouvez pas ne pas reconnaître le phallus, c’est-à-dire le signifié majeur, global. »[15]
On pèse l’enjeu de cette position de 1971, notamment au regard des débats bien actuels, où les discours militants de nos sociétés occidentales exigent d’en finir une bonne fois pour toutes avec ce phallus dont à cette date Lacan plaisantait déjà, tout en soulignant qu’il n’était pas le signifiant qu’on croyait, mais un signifié. Il riait parce que cette psychanalyse internationale qu’il avait d’emblée critiquée et qui l’avait exclu, continuait de se fourvoyer dans une idéologie du passé, avec son anatomie comme destin, son penis-neid, son phallus confondu avec un pénis érigé, au moment où lui-même en avait trouvé l’issue. Il rectifiait l’erreur commune qui prend le phallus pour un signifiant, et élaborait une logique qui ne dépend pas totalement du phallus, les deux allant de pair. Elle ne consistait pas à en finir totalement avec ce phallus car, il allait le redire en 1980 dans Le Monde, il n’y a pas « trace d’une nature anti-phallique dans l’inconscient », mais à n’en dépendre pas totalement, sur le mode d’une nouvelle logique niant le tout. Un pas tout qui ne veut pas dire un peu moins que tout, mais qui emporte un changement de système logique, une sortie partielle de l’universel, un accroissement du poids du singulier, et le constat définitif que ce qui est hors discours n’est pas hors logique. On voit ce que cette position oppose aux positions féministes et queer qui réclament d’en finir totalement avec le phallus, ce concept païen que la psychanalyse a eu la mauvaise idée de déterrer après que le Christianisme nous en ait supposément débarrassé.
Ce mât d’Ulysse est le phallus certes, mais c’est le phallus signifié donc, tel qu’il est généré dans la logique toute phallique, là où le Phi x, la castration, est vraie de tout x. C’est là où en tout point par conséquent l’accès au rapport sexuel est impossible, hormis au point supposé de son exception échappant à la castration, où le rapport sexuel a donc une chance, ce qui comme mythe ne l’engage pas véritablement. La logique pas toute phallique ne produit pas ce mât pour s’attacher solidement, même si elle entretient avec lui un rapport important, car elle procède elle-même de deux versants de causalité, et non d’un seul. Elle n’est pas seulement, telle que Lacan la présente : « … le questionnement de ce qui impose limite au langage dans son appréhension du réel », elle est en outre à l’inverse, quoiqu’en continuité : « Dans la structure même de cet effort de l’approcher, dans son propre maniement, elle démontre ce qu’il peut y avoir de réel à avoir déterminé le langage. N’y a-t-il pas là quelque chose à prendre ? ».[16] Cette logique pas toute concerne les deux versants de ce qui noue le rapport sexuel au langage, en tant que sur un bord il en est empêché, et sur l’autre il en est suppléé. « Elle démontre ce qu’il peut y avoir de réel à avoir déterminé le langage » : voilà le point majeur de renversement qui met la logique pas toute au croisement en somme des deux causalités, puisque par ailleurs elle participe aussi de la fonction phallique.
Là s’introduit cette double articulation décisive, cette double boucle des rapports du langage et du sexe, où il n’est pas nécessaire de trancher entre les deux causes, voire nécessaire de ne pas trancher. On ne peut la penser qu’en termes topologiques, et avec une topologie spéciale, Lacan en dit :
« Je crois pouvoir en rendre compte à partir de ceci qu’elle est liée à quelque chose qui arrive chez l’être parlant sous le biais de la sexualité. L’être parlant est-il parlant à cause de ce quelque chose qui est arrivé à la sexualité, ou ce quelque chose est-il arrivé à la sexualité parce qu’il est l’être parlant ? C’est une affaire où je m’abstiens de trancher, vous en laissant le soin ».[17]
Nous non plus, nous ne tranchons pas car les deux sont vrais en même temps. Sur le versant du sujet, le langage cause l’absence du rapport sexuel, tandis que sur le versant du réel, c’est le réel sexuel qui cause le langage, à ne pas confondre avec le biologique, même s’il intervient.
C’est là que la logique pas toute phallique se détermine et se déploie préférentiellement. On peut même supposer que ce point de croisement de la double boucle, ce point hors ligne instable, est son lieu par excellence. Le pas tout veut dire d’abord : « pas tout au même endroit », et par conséquent : « dans deux lieux à la fois ». A la fois dans la fonction phallique, la zone du discours, et à la fois hors d’elle en dehors du discours, ouvrant accès à une jouissance qui relève du réel autant que de l’imaginaire.
Lacan justifie ainsi son emploi de la logique en considérant que lorsque l’expérience analytique nous fait découvrir une faille du réel, ce qui est le cas avec le rapport sexuel, la logique est une voie qui permet un repérage, puisque justement la logique consiste à rapporter le langage à ce qui est posé comme réel.[18] Et dès lors il développe, selon des registres émergés de la logique, les conséquences de ce qu’il n’y a pas de rapport sexuel, ce réel maintenant posé comme premier et non plus seulement conséquence du langage. Le pas tout y a son lieu d’élection, qui s’écrit d’une barre négative au-dessus du « quel que soit x », l’équivalent du « tout » dans les quanteurs. Il construit cette nouvelle logique à partir de ce qui n’est pas. Sa démarche prend là un tournant décisif, définitif, et se poursuivra jusqu’à la fin : Il partira désormais de l’absence du rapport sexuel comme réel premier, avec la castration en son centre, réel d’où est causé le langage, d’où se déduit le phallus, plutôt que l’inverse.
L’inverse, partir du phallus, ce furent les bavures qu’il s’employait à éponger chez Freud : « Freud, lui, part de sa cause phallique pour en déduire la castration, ce qui ne va pas sans bavures que je m’emploie à éponger ».[19] Les éponger ne supprime ni n’annule l’étape freudienne de la pensée du phallus, mais cela la restreint, et permet de déployer à la fois deux modes logiques qui attrapent des morceaux de réel différents, cela régionalise en quelque sorte l’universel du tout qui avait cours, et qui est maintenant entamé.
De là devient évident que le point d’exception à la fonction « pour tout x Phi x », le cas indemne de castration, est un mythe.
« C’est un mythe, dit Lacan, parce qu’il saute aux yeux en effet que Phi x ne marche pas au niveau de Totem et Tabou. Le Père n’est pas châtré, sans quoi comment pourrait-il les avoir toutes, vous vous rendez compte ? Il n’y a même que là qu’elles existent en tant que toutes, car c’est aux femmes que ça convient, le pas-tout (…) l’il n’est pas vrai que la castration domine tout ».[20]
Et il est dès lors évident également que « toutes les femmes » est un mythe, du fait notamment qu’elles ne sont pas toutes à être pas toutes ! Nombreuses sont celles qui choisissent la voie du tout, au moins transitoirement.
Si les psychanalystes restent attachés à ce mât du phallus, à ce tout phallique, c’est aussi qu’ils « veulent, dit Lacan, absolument être du bon côté, du côté du manche »[21], comme je l’évoquais l’autre jour avec Elisabeth Roudinesco[22], « Alors pour le faire valoir, il faut qu’ils montrent que ce qu’ils font, ce qu’ils disent, s’est déjà trouvé quelque part, que ça s’est déjà dit ». On voit la portée encore très actuelle de cette remarque. On n’aurait jamais supposé que ce qui consiste encore trop souvent en psychanalyse à psalmodier ce que tout le monde sait déjà, puisse se motiver ainsi, mais à y réfléchir il y a là une logique puissante.
Car ce phallus, contrairement à ce que Lacan a toujours martelé, n’est pas un signifiant, mais simplement un signifié. Là se poursuit sa déconstruction. Le signifiant à l’œuvre dans l’ordre symbolique, car il y en a bien un, n’est pas le phallus, mais la jouissance phallique. Lacan en dit ceci, le 8 décembre 1971 :
« C’est en tant que signifiant que le transsexualiste n’en veut plus, et non pas en tant qu’organe. En quoi il pâtit d’une erreur, qui est justement l’erreur commune. Sa passion, au transsexualiste, est la folie de vouloir se libérer de cette erreur, l’erreur commune qui ne voit pas que le signifiant, c’est la jouissance, et que le phallus n’en est que le signifié ».[23]
Nombre de lecteurs en ont déduit que cette erreur était celle du transsexuel, ce qui donne une idée de comment on le lit ! Lacan s’en prend là cependant à celles qu’il appelle homosexuelles, car elles ne risquaient pas elles de faire cette confusion : Les Précieuses. « Fi donc », dit-il, qu’il écrit phi ! Celles dont la position subjective les rend lucides sur le phallus, mais aveugles à la jouissance féminine, estime-t-il. C’est au moment d’articuler le pas tout, que cette erreur commune du signifiant phallique s’aperçoit le mieux.
La représentation de l’organe symbolisé, tel que voilé dans les Mystères, dont il avait fait le point d’émergence, d’élévation du signifié en signifiant en 1958, ne consacrait ce signifiant que par erreur, qui allait devenir l’erreur commune. Instaurer cette erreur, cette confusion, du phallus comme un signifiant à la place du véritable signifiant qu’est la jouissance phallique, transmettre cette erreur, la prolonger, on peut le peser maintenant, est une construction politique datée dans l’Histoire, qui a changé profondément la nature du système symbolique. Le véritable signifiant à l’œuvre, dans l’ordre symbolique, est la jouissance phallique, pas le phallus, ce qui n’est pas du tout la même chose. Cette jouissance est d’autant moins équivalente à la représentation de l’organe pénien qu’elle est présente et équivalente dans les deux sexes, Lacan le notait explicitement en 1980, en parlant de « l’organon » féminin d’où se produit la même jouissance. Il évoquait là l’orgasme clitoridien, avec un détail amusant : « Si peu qu’elle-même en soit pourvue, (car reconnaissons que c’est mince), elle n’en obtient pas moins l’effet de ce qui en limite l’autre bord de cette jouissance, à savoir l’inconscient irréductible ».[24] Il soulignait donc la minceur du gland clitoridien capable de produire un orgasme équivalent à celui du pénis, en un moment où l’on ignorait encore l’anatomie et la physiologie de l’organe clitoridien interne, lui fort volumineux, qui allait être découvert un peu plus tard. L’image de cet organe est évoquée en riant par les militantes, mais elles n’en évoquent pas encore le fonctionnement possible dans le rapport sexuel, (comme source d’un orgasme non pas vaginal mais par pénétration vaginale, ce qui clôt le débat de l’orgasme vaginal avec Freud où chacun avait raison sur un point.)
Attenant ce que changent massivement ces remarques, sait-on par ailleurs, que Lacan avait en outre rejeté cette notion de l’anatomie comme destin portée par Freud, qui avait soulevé des armées de militants, à juste titre, pour la remplacer par l’annonce que l’inconscient c’est la politique ? Ou encore connaît-on son diagnostic sur les névroses interminables des psychanalystes dans l’incapacité de concevoir correctement la castration féminine, nullement en termes d’organe mais de jouissance ? « Je le dis pour tous les analystes, pour ceux qui traînent, qui tournent, empêtrés dans les rapports œdipiens du côté du Père. Quand ils n’en sortent pas, de ce qui se passe du côté du Père, cela a une cause très précise, c’est qu’il faudrait que le sujet admette que l’essence de la femme, ce ne soit pas la castration. »[25]
Si l’on était capable en psychanalyse de relayer, de discuter certaines de ces découvertes restées isolées, celles des mythes lacaniens, de l’origine topologique du langage du fait du mode de jouissance masculin dans le rapport sexuel, de l’invention des langues par les femmes comme des suppléances à ce non rapport, de la syntaxe portée par les hommes pour construire les lois sexuelles comme des « fictions simplettes », tous ces mythes qui impliquent des points limite du genre, des points où le sexe biologique ne peut plus être élidé, alors que la fonction phallique le permet, cela emporterait de nombreuses conséquences. Ces découvertes de Lacan devraient laisser abasourdis, et enthousiastes nombre d’entre eux, s’il y avait quelques psychanalystes ou autres pour les reprendre, les discuter, les déployer.
Une fois que justice a été rendue sur le bien-fondé de certaines critiques féministes et genders, en laissant les autres, ne serait-ce pas une nouvelle étape de l’histoire psychanalytique, que de montrer en quoi ce qui reste méconnu de cette pensée lacanienne était en avance au siècle dernier, et le reste aujourd’hui ?
[1] J. Lacan, …ou pire, Le Séminaire, Livre XIX, Paris, Seuil, 2011, p. 13.
[2] Ibid.
[3] Ibid., p. 14
[4] Intervention à l’EPFCL, rue d’Assas, Paris, le 16 juin 2022.
[5] J. Lacan, …ou pire, op. cit., p. 23.
[6] Ibid., p. 31.
[7] Ibid., p. 37.
[8] Ibid., p. 32-33.
[9] Ibid., p. 20.
[10] Ibid., p. 22.
[11] Ibid., p. 43-44.
[12] J. Lacan, La logique du fantasme, 19 avril 1967, Paris, Seuil, 2023, p. 285.
[13] J. Lacan, …ou pire, op. cit., p. 95.
[14] Ibid., le 8 décembre 1971, p. 18.
[15] Ibid., p. 18.
[16] Ibid., p. 20.
[17] … ou pire, op. cit., p. 95
[18] « Si c’est au point d’une certaine faille du réel – à proprement parler indicible puisque ce serait celle qui déterminerait tout discours – que gisent les lignes de ce champ qui sont celles que nous découvrons dans l’expérience psychanalytique, n’est-il pas convenable, probable, propre à être induit, que ce que la logique a dessiné en rapportant le langage à ce qui est posé de réel peut nous permettre de repérer certaines lignes, à inventer ? » J. Lacan, …ou pire, op. cit., p. 20.
[19] J. Lacan, Dissolution, 15 janvier 1980.
[20] … ou pire, p. 36-37
[21] J. Lacan, Mon enseignement, Paris, Seuil, 2005, p. 19-20.
[22] Lors de notre séminaire, Enjeux contemporains pour la psychanalyse, animé avec Alain Vanier, où elle était invitée, le 12 janvier 2024.
[23] J. Lacan, …ou pire, op. cit., p. 17.
[24] « Freud, lui, part de sa cause phallique, pour en déduire la castration. Ce qui ne va pas sans bavures, que je m’emploie à éponger. Contrairement à ce qui se dit, de la jouissance phallique, « la » femme, si j’ose dire puisqu’elle n’existe pas, n’en est pas privée. Elle ne l’a pas moins que l’homme à quoi s’accroche son instrument (organon). Si peu qu’elle-même en soit pourvue, (car reconnaissons que c’est mince), elle n’en obtient pas moins l’effet de ce qui en limite l’autre bord de cette jouissance, à savoir l’inconscient irréductible. C’est même en cela que « les » femmes, qui elles existent, sont les meilleures analystes – les pires à l’occasion. C’est à la condition de ne point s’étourdir d’une nature antiphallique, dont il n’y a pas trace dans l’inconscient, qu’elles peuvent entendre ce qui de cet inconscient ne tend pas à se dire, mais atteint à ce qui s’en élabore, comme leur procurant la jouissance proprement phallique. », J. Lacan, Dissolution, 15 janvier 1980.
[25] …ou pire, op. cit., p 47