LA SUBLIMATION SELON LACAN : UNE MOMERIE COMME UNE AUTRE
Kevin POEZEVARA
Le mot hypocrite vient du latin et renvoie au domaine du théâtre. Au jeu de l’acteur. A l’origine n’y est donc pas forcément associée la dimension péjorative qu’on lui accorde désormais, qui implique plutôt que l’on se drape dans un semblant qui va à l’opposé de la vérité. Ne suis-je pas quelque peu hypocrite moi-même en choisissant de prélever aujourd’hui, pour la commenter, l’idée admirablement développée dans Lacan presque queer, qui fait de la sublimation non pas un point de visée possible d’une analyse comme le préconisait Freud, mais plutôt un obstacle, une cage de plus dans laquelle on se précipite pour éviter d’affronter le réel de l’existence ? Pendant 6 ans en effet, j’ai organisé et animé un diplôme universitaire consacré à l’Art et aux médiations thérapeutiques et je travaille dans un hôpital de jour pour enfants où quotidiennement j’utilise la pratique artistique dans une visée de soin. Pis ! Ce grand Autre scrupuleux qu’est l’Urssaf me connaît à la fois comme psychanalyste et comme artiste-auteur, puisqu’entre deux journées au cabinet je m’essaye à écrire et à mettre en scène pour le théâtre et le cinéma.
Pour l’anecdote, lorsque j’ai reçu ma première feuille de la caisse des artistes-auteurs une erreur administrative m’avait offert un tout nouveau baptême. Quand on s’appelle Poezevara on a l’habitude que l’on écorche votre nom – quoique j’ai remarqué que mes petits patients, eux, ne s’y trompent jamais –, mais là on était sur une renomination complète : sans le savoir, le service des impôts m’a proposé de disjoindre ma pratique d’analyste opérée sous le matricule Poezevara de celle d’artiste, que je pouvais, si je refusais d’en faire la réclamation, assurer sous le nouveau nom de Plebanski.
Kévin Alain Plebanski. Avouez que ça sonne pas mal.
J’ai trouvé ça plus que cocasse puisque ça rejoignait une question que je n’étais pas sans m’être posée, concernant la coexistence possible de ces deux pratiques. Mieux ! La solution que l’on me proposait n’était autre que celle que j’avais longuement explorée, notamment à l’heure de mes recherches doctorales : cette “trouvaille mythopoïétique” qu’Umberto Eco qualifiait de “carrément géniale”[1] qui consiste en la création d’un alter ego. Ça m’a fait penser à cette page incroyable que l’on trouve dans l’un des tout premiers numéros de Spiderman, qui date de 1962 : le héros masqué y a gagné son premier salaire en participant à un événement de catch et tente de faire encaisser son chèque à la banque. Seulement voilà, le chèque est au nom de Spiderman et il n’a pas de pièce d’identité à ce nom qui lui permette d’ouvrir un compte… Un peu plus tard, Peter Parker, l’adolescent timide derrière le masque, tente d’appeler une camarade de lycée pour l’inviter à sortir mais elle lui demande de ne pas monopoliser sa ligne car elle espère recevoir un coup de fil de Spiderman…
Blague à part, je pense que l’on touche là au nœud même de ce qui est en jeu dans cette histoire de sublimation comme cage. Markos Zafiropoulos nous l’a bien exposé : le héros antique, à l’image d’Œdipe et d’Antigone, était un être sans complexe, non entravé dans sa jouissance par quelques appareillages fantasmatico-sublimatoires. Puis vient le héros moderne et avec lui ce sujet de la névrose qu’incarne magistralement Hamlet et ses tergiversations. La différence entre Œdipe et Hamlet, c’est que le premier marche vers la castration et la mort sans y penser à deux fois, tandis que l’autre cherche à faire valoir quelques circonstances atténuantes. Le névrosé, c’est peut-être là ce qui le définit par excellence, est un fin négociateur. Un avocat féroce, défendant bec et ongle sa propre cause.
Dans ma thèse[2], j’ai longuement commenté la proposition d’Umberto Eco qui voyait dans la figure du super-héros une autre étape dans l’évolution des grands textes de l’Occident : une sorte de montage (une trouvaille) qui permet à un héros d’être à la fois libre d’agir, libre de jouir dans l’espace du monde comme pouvait l’être le héros tragique mais également de préserver quelque chose de la relance du désir, bien incarné par la forme même de ces récits proposés sous la forme de feuilleton perpétuellement à suivre. A propos de ce montage qui permet donc à un personnage d’être à la fois une Antigone sacrificielle et un Créon attaché aux biens familiaux, j’ai dit du super-héros qu’il était une création poétique dont on pourrait envisager qu’elle ait pu engendrer cette création psychologique que l’on appelle l’adolescence. Restons sur le cas de Spiderman : grâce à la formule qu’il tient d’une figure paternelle décédée, son oncle, qui lui a dit avant de mourir que “de grands pouvoirs impliquent de grandes responsabilité”, le jeune Peter Parker invente en effet L’Homme araignée, un alter égo qui lui permet de sortir de cette cage qu’est sa chambre d’enfant pour jouir à l’extérieur de son nouveau pouvoir pubertaire. Un destin dont vous admettrez qu’il est tout de même plus enviable que celui d’un Grégoire Samsa – décidément, Kafka est l’auteur par excellence des sujets qui restent en cage – qui n’aura pas réussi à sublimer son corps monstrueux en le moulant dans le justaucorps d’un sensationnel homme-cafard.
Sauf que voilà, la sublimation mène à d’autres impasses : comme je le disais plus haut, Spiderman n’arrive pas à encaisser son chèque et Peter n’arrive plus à draguer depuis que ses camarades n’ont d’yeux que pour l’incroyable Homme-araignée… Chez Superman, figure originelle du genre créée en 1932, on retrouve ce même embarras, cette même façon pour le héros sous le masque de se prendre les pieds dans sa cape au moment de profiter érotiquement de l’aura engendrée par ses actions réalisées pour le compte de son alter ego masqué. Ce que j’ai appelé le triangle amoureux à deux : Clark Kent, le journaliste peureux et binoclard, est amoureux de Loïs Lane qui refuse catégoriquement ses avances car elle se réserve pour le valeureux Superman. Pour Eco, je cite : « ce qui caractérise Superman, c’est la dimension platonique de ses affects, son vœu implicite de chasteté, qui – j’insiste – ne dépend pas tant de ses affects que de la force des choses, de la singularité de la situation ». L’auteur de La structure absente réfléchit à cet endroit comme un strict structuraliste : il ajoute que la « raison structurelle de cette donnée narrative » tient dans le fait que pour garder l’aspect immuable d’un mythe, il ne faut pas que Superman puisse réaliser la moindre action qui pourrait conduire à « user » sa potentielle immuabilité. Tout cela est développé dans une petite note de bas de page (c’est toujours là qu’on trouve l’essentiel) à laquelle je n’avais pas prêté suffisamment d’attention à l’époque de ma thèse. Eco y écrit : « Le “parsifalisme” de Superman est l’une des conditions qui l’empêche de s’user et le protègent des événements – donc du cours du temps – liés à l’engagement érotique »[3]. Je crois que l’on ne peut pas faire plus fine description clinique de l’impasse névrotique contemporaine.
Ce parsifalisme de structure, qu’Eco repère chez Superman, je pense que l’on peut en faire le trait fondamental du névrosé contemporain, celui-là même que Zafiropoulos avec Lacan décrit comme enfermé à double tour, à la fois dans la cage du fantasme et dans celle de la sublimation. Mais alors, en quoi Superman ressemble-t-il à Parsifal ? Qu’est-ce que le super-héros a de commun avec le héros wagnérien ? Pour le dire vite, dans les deux cas, la chasteté du héros est mise au profit d’un ersatz de mythe qui s’oppose à la possibilité d’une histoire en ligne droite. Là où, selon Eco, la trouvaille mythopoïétique du super-héros permet de réinjecter du mythe et du « plaisir de la non-histoire »[4] dans la civilisation du roman, pour Timothé Picard – critique musical spécialiste de Wagner :
A l’heure où les modèles religieux et civiques traditionnels sont déclarés défaillants, à l’heure où, avec Nietzsche, serait annoncée « la mort de Dieu », l’œuvre du compositeur allemand “en tant que « festival scénique sacré », pousse au plus loin, l’hypothèse d’une religion de l’art” en venant « relayer un besoin esthético-politique non satisfait »[5].
Picard cite la Lettrine que Julien Gracq consacre à Wagner, dans laquelle l’ultime opéra du compositeur sert d’exemple pour décrire sa manière de « manier le charlatanisme avec génie » et de transformer « son art en une religion de pacotille à laquelle il est difficile de ne pas croire ». Le festival de Bayreuth devient avec Parsifal un lieu de « pèlerinage d’art »[6], un temple de carton-pâte où l’on se précipite pour goûter aux mystères surannés d’une religion douteuse. Le succès de ce « calice suspecté »[7] (le terme est cette fois de Claudel) que tend, en 1882, Wagner à l’Europe fin de siècle, dit bien l’appétence du public pour toutes œuvres dont se dégage un quelconque parfum d’initiation.
Si l’on est invité, par Lacan et Zafiropoulos le relisant, à considérer que la modernité, définie par l’émergence du fantasme et de la névrose, commence avec Hamlet de Shakespeare, je pense qu’il serait précieux de considérer Parsifal de Wagner comme un autre moment clef dans l’élaboration de la subjectivité moderne. Lorsque Nietzsche écrit, avec toute l’ambivalence critique qu’il éprouvait à propos de son œuvre, que « Wagner résume à lui tout seul la modernité »[8] ou encore « qu’il est une névrose »[9], je crois qu’il condamne justement cette dimension initiatique que le compositeur assumait pour son opéra et qui aura, c’est ma proposition aujourd’hui, donné le la d’une certaine promotion de l’art comme option sublimatoire dans la modernité. Parsifal c’est comme les chocolats qu’on s’offre à Noël : c’est de la sublimation enrobée dans une couche de sublimation. Et quand on retourne la boîte on a le mode d’emploi qui nous explique comment est fabriquée la sublimation.
D’abord il y a la première couche, cette histoire, celle de la quête du Graal, qui est – à mes yeux – la version la moins cryptée que l’on a su donner des rapports qui, chez l’homme, articulent la cause du désir au souvenir mythique d’une Chose perdue au seuil de l’existence. La quête des chevaliers de la table ronde, c’est un feuilleton avant l’heure, avec en guise de petit objet à suivre, ce Graal qui toujours leur échappe. Umberto Eco, qui est le romancier par excellence du pouvoir de l’initiation et des théories du complot (ce qui est fondamentalement la même chose) a donné sa propre version de Perceval avec Baudolino. A la fin du roman, le héros (qui comme tous les héros d’Eco est un faussaire) a bel et bien mis la main sur le Graal mais décide de le cacher à nouveau. Il le dissimule dans la tête creuse de la statue de son père afin de « garder vive la flamme de sa quête ». Je cite : « ce qui compte c’est que nul ne la trouve sinon les autres arrêteraient de la chercher. Que nul ne tue son rêve en y mettant les mains »[10].
La force de Wagner c’est d’avoir su associer à ce contenu manifeste porté par l’idée la quête de l’objet du désir toujours fuyant, un usage de la musique (et notamment de la figure du leitmotiv) qui laisse entrevoir la possibilité d’un retour du temps perdu, d’une retrouvaille musicale possible avec la Chose perdue. La promesse de retrouver le trésor du temps plié. A ce propos, Jean-Michel Vives a écrit un article intitulé « Aimez-vous Wagner ? » (mais qu’il aurait pu tout aussi bien appeler « Dites-moi si vous aimez Wagner et je vous dirais qui vous êtes »), où il s’appuie sur les travaux de Michel Poizat pour établir une sorte de diagnostic différentiel entre wagnerophiles et wagnerophobes. L’amateur de Wagner accepterait de se laisser « rouler » (dans tous les sens du terme précise l’auteur) « dans les plis de cette vague temporelle »[11] que propose le compositeur, et par ce biais se verrait offrir d’entrevoir l’objet d’une jouissance perdue. A l’inverse, le wagnerophobe reprochait au compositeur le culot avec lequel il lui fait cette promesse, dont il pressent d’emblée qu’elle n’a rien de tenable. Eco et avec lui les spécialistes de la narratologie ont appelé ce qui distingue ces deux positions, la capacité de suspension temporaire de l’incrédulité. Quelque chose dont a magnifiquement parlé, à mon sens, Octave Mannoni, dans « Je sais bien mais quand même », quand il disait que même sans croyance à la magie », il peut y avoir « magie de la croyance »[12].
En réalité, au-delà de la thèse soutenue, ce qui m’intéresse particulièrement dans toutes ces propositions c’est que puisse être envisagée psychanalytiquement, une étude possible de l’éthique du public. Cette option, que le concept lacanien de das Ding nourrit largement, était déjà envisagée dans le texte freudien, d’abord avec la notion d’Unheimlich, puis présentée de manière particulièrement magistrale dans l’étude que Freud a consacrée au Moïse de Michel-Ange. Dans ce court texte, d’abord publié anonymement, Freud utilise comme matériel clinique sa propre angoisse, son propre malaise, face « au regard courroucé et méprisant du héros »[13]. Il décrit finement comment il lui semblait que « la pierre se figeait de plus en plus » tandis qu’un « silence sacré, presque oppressant, émanait d’elle ». Quelle analyse propose Freud pour expliquer cette aura qui se dégage du chef-d’œuvre ? La statue aurait-elle, comme dans le roman d’Eco, la tête creuse, fourrée de cette Chose que certains appellent le Graal ? A ce point, l’éthique du public se poinçonne à celle de l’artiste :
Ce qui apparaissait au profane comme étant déjà un chef-d’œuvre ne serait jamais, pour le créateur de l’œuvre d’art, qu’une incarnation de ses intentions qui ne le satisfait pas.
La phrase qui suit m’a toujours sauté aux yeux comme étant une anticipation chez Freud du schéma optique de Lacan – nous parlons toujours du jugement du créateur face à son œuvre – :
Celui-ci entrevoyant une perfection qu’il désespérait chaque fois de rendre dans l’image qui la reflétait[14].
Freud propose d’expliquer l’aura d’énigme qui se dégage de la statue par le fait que l’artiste soit allé, dans le processus de sa création, « jusqu’à l’extrême limite de ce que l’art peut exprimer »[15].
Autrement dit, en termes lacaniens, le Moïse de Michel Ange est un objet qui a été élevé à la dignité de la Chose. C’est un objet façonné pour approcher au plus près cet ombilic théorique où se défait la possibilité signifiante, tellement proche qu’elle semble – par un jeu de trompe-l’œil dont dépend la position du spectateur – recouvrir, meubler, enjamber ou incarner ce défaut fondamental. Quand cet objet est une œuvre d’art, c’est que – je cite une dernière fois Freud ici, mais cela pourrait tout aussi bien être tiré du Lector in fabula d’Umberto Eco – c’est que « l’artiste s’est mis en position de partager avec l’interprète la responsabilité de cette incertitude »[16].
Markos Zafiripoulos termine son ouvrage en indiquant – entre autres – que c’est par l’introduction de cette notion de Chose, par cette idée d’un vide creusé par la fonction signifiante elle-même, que Lacan finit par se détacher de Lévi-Strauss. J’ajouterai que l’idée même d’une prise en considération de l’éthique du public, dont j’indiquais à l’instant tout ce qu’elle doit au concept de das Ding, implique également une position critique envers Lévi-Strauss. En effet, dans La structure absente, Eco citait une interview de 1967, dans laquelle on avait demandé à Lévi-Strauss de donner son avis concernant le premier ouvrage de l’italien, à savoir L’œuvre ouverte : L’anthropologue aurait répondu « qu’il n’y a aucun sens à se poser le problème d’une structure de la jouissance de l’œuvre », que « celle-ci doit pouvoir être analysée comme un cristal, en faisant abstraction des réponses que donne le destinataire en réagissant à son stimulus »[17]. D’expérience donc, Eco prévenait ceux qui voulaient courir le risque d’une prise en considération de « la psychologie de la réception » : « Le moindre soupçon d’un intérêt porté plutôt vers la structure de la jouissance (de l’œuvre) que sur la structure du code ou du message » peut suffire « à vous couvrir d’infamie »[18].
Malgré son étude du Moïse de Michel Ange (dont je répète qu’elle fut d’abord publiée de manière – honteusement ? – anonyme) Freud posait presque le même constat dans Malaise dans la civilisation, en soutenant amèrement que « malheureusement, la psychanalyse a moins que rien à dire sur la beauté. »[19] Je crois qu’à partir du séminaire sur L’éthique de la psychanalyse, Lacan nous offre les outils théoriques qui permettent, au contraire, à la psychanalyse d’avoir quelque chose à en dire. J’en prendrai pour preuve un passage du séminaire sur l’angoisse, où Lacan ne témoigne pas de son face à face avec le Moïse courroucé de la basilique Saint-Pierre-aux-Liens, mais avec une statue bouddhique dans un temple de Kamara. Là-aussi, comme Freud avant lui, Lacan insiste sur le fait que l’aura qui se dégage de la statue tient à son indescriptibilité : « vous avez regardé la statue, son visage, vous avez vu cette expression absolument étonnante par le fait qu’il est impossible d’y lire si elle est toute pour vous ou tout à l’intérieur ». Lacan regarde la statue mais surtout il regarde son guide japonais en train de regarder la statue :
Il l’a regardée ainsi pendant un temps que je ne saurais pas compter, je n’en ai pas vu la fin, car à vrai dire, ce temps s’est superposé avec celui de mon propre regard. C’était évidemment un regard d’effusion, d’un caractère d’autant plus extraordinaire qu’il s’agissait là, non pas d’un homme du commun, car un homme qui se comporte ainsi ne saurait l’être, mais de quelqu’un que rien ne semblait prédestiner, ne fût-ce qu’en raison du fardeau évident qu’il portait de ses travaux sur ses épaules, à cette sorte de communion artistique.[20]
Lacan interroge alors son guide pour savoir si ce qui est représenté là c’est un homme ou bien une femme et il n’obtient qu’une réponse vaseuse. En fait, Lacan va mener une véritable petite enquête, interrogeant plusieurs personnes, n’obtenant d’eux que des détours. La question que pose donc Lacan face à l’œuvre d’art – non pas seulement cette statue bouddhique, mais face à toute œuvre d’art – c’est « quelle est la fonction de la castration dans cet objet » ? Et la réponse qu’il obtient ce jour-là, où plutôt la non réponse qu’il obtient et dont il dit qu’elle dépend du « contexte d’une certaine culture », c’est que cette œuvre « apparait comme sans rapport avec le sexe ». Ou autrement dit, ce dont témoigne cette statue et qui en fait un « leurre de désir » efficace c’est qu’en se posant comme « sans rapport avec le sexe »[21], elle vient répondre au fait qu’il n’y a pas de rapport sexuel.
La critique de Lévi-Strauss par Lacan à partir de 1960 anticipe donc de dix ans celle d’Eco. Pourtant La structure absente multiplie les reproches fait à Lacan et la sortie de l’ouvrage en France fera l’objet d’une contre-attaque sévère du milieu lacanien à l’encontre du jeune sémioticien italien. La raison est double : d’une part Eco ne s’appuyait que sur la publication des Écrits, sans savoir que Lacan avait anticipé sa critique du matérialisme primaire sous-tendant le structuralisme lévi-straussien et d’autre part, tous les auditeurs de Lacan – loin s’en faut – n’étaient pas au clair du compagnonnage ayant existé entre les travaux du psychanalyste et ceux de l’anthropologue. Eco, anticipant donc Zafiropoulos, était donc un des premiers commentateurs du transfert de Lacan vers Lévi-Strauss mais il avait, au moment de la sortie de La structure absente, une décennie de retard sur l’avancée de ce transfert et la critique à laquelle il aura abouti. Je l’ai déjà raconté ici et dans un article publié dans la revue d’Espace [Figures de la psychanalyse], mais c’est à la faveur d’un voyage à Milan que Lacan a souhaité rencontrer Eco, à la fois pour remettre les pendules à l’heure mais également pour jauger ce « gentil italien » qui aura donc, sans assister au séminaire, redoublé sa critique de Lévi-Strauss concernant non pas tant La structure comme absence, mais l’importance de l’absence dans la structure. Lacan et Eco mangent pour la première fois ensemble le 13 mai 1972 et le 21 juin Lacan témoigne en ouverture de séminaire de cette rencontre. C’est dans ce passage que j’ai prélevé ce terme de « momerie » dont j’ai jugé bon de faire mon titre :
Il ne me paraît pas superflu à ce propos de faire allusion à la rencontre que j’ai faite en Italie de quelqu’un que je trouve très gentil, qui est dans, je ne sais pas, l’histoire de l’art, l’idée de l’œuvre. Ce qui s’énonce sous le titre de structure l’intéresse, et nommément ce que j’ai pu moi-même en produire. Ça l’intéresse on ne sait pourquoi, mais on peut arriver à comprendre que c’est en raison de problèmes personnels. Cette idée de l’œuvre, cette histoire de l’art, cette veine, ça rend esclave, c’est certain. C’est touchable quand on voit ce que quelqu’un qui n’était ni un critique ni un historien, mais un créateur, a formé comme image de cette veine – l’esclave, le prisonnier. Un nommé Michel-Ange nous a montré ça. Alors en marge, il y a les historiens et les critiques qui prient pour l’esclave. C’est une momerie comme une autre, c’est une espèce de service divin qui peut se pratiquer. Ça cherche à faire oublier qui commande, parce que l’œuvre, ça vient toujours à la commande, même pour Michel-Ange.[22]
Bien dans son style Lacan n’est pas très tendre avec Eco, qui dira pourtant de sa rencontre avec le psychanalyste qu’elle fut une véritable histoire d’amour. Les deux hommes auront de nombreux échanges par la suite, Lacan assistant à nombre des conférences données à Paris par Eco. Il lui dédicacera même un enregistrement de Télévision avec ces mots « Bras dessus/Bras dessous ». Je fais l’hypothèse que Lacan espérait qu’Eco y entende ce qu’il avait désormais à dire du mythe, à savoir qu’il est le produit d’une « tentative de donner forme épique à ce qui s’opère de la structure. » Je poursuis la citation : « L’impasse sexuelle sécrète les fictions qui rationalisent l’impossible qu’elle démontre. Je ne les dis pas “imaginées” les fictions dont il s’agit. J’y lis comme Freud – comme Freud, je le souligne – l’invitation à trouver le réel qui en répond.[23]
Si la sublimation et la dignité des objets qui en résulte rendent esclave, ces fictions que sont les œuvres d’art ne font pas qu’imaginer l’impasse sexuelle, elles peuvent aussi s’offrir (pour reprendre les mots du Lacan) comme une rationalisation de ce point d’impossible et l’on peut continuer d’y lire, comme Freud le faisait, une invitation à trouver le réel qui en répond. Prenez l’esclave dont parle Lacan dans sa réponse à Eco, l’esclave de Michel-Ange, ce prisonnier censé témoigner de cette geôle qu’est la sublimation. Comme vous n’êtes pas sans le savoir si vous êtes déjà allé au Louvre, il n’y a pas qu’un esclave, il y en a deux : l’un est mourant, l’autre est rebelle. L’esclave mourant est en pleine extase, en plein abandon et c’est cette rencontre avec le réel de la jouissance que semble vouloir fuir l’esclave rebelle. Il faut savoir que ces deux statues devaient entourer celle de Moïse, ce qui n’aurait pas manqué de donner au témoignage de Freud une autre texture. A l’image du petit diable et du petit ange perchés sur les épaules des personnages de cartoon, les deux esclaves auraient pu être vus comme deux pôles d’attraction, deux destins possibles, source de la tension bien perçue par Freud chez ce Moïse qui était censé résider entre les deux captifs. L’esclave rebelle représente bien le fugitif décrit par Zafiropoulos, à savoir le névrosé ; qui fuit « face à une Chose qui le menace, mais qu’il ne connaît pas, et précipite [ainsi] son enfermement dans la cage (où confluent le labyrinthe de la sublimation et la prison de verre du fantasme), le condamnant à l’impuissance d’agir. »[24] Il suffit de voir la forme de son bras atrocement tordu pour s’en convaincre : plus l’esclave tente de fuir et plus l’entrave lui est douloureuse. C’est vrai que pendant ce temps, à côté de lui, l’esclave mourant, bien dans le style tragique des êtres-pour-la-mort, semble bien plus libre dans sa jouissance… Mais comme pour Hamlet et le Guerrier appliqué, il aura sans doute fallu qu’il ait un pied dans la tombe pour qu’il renonce enfin à fuir…
La question clinique soulevée par tout ça est immense : à l’image du Parsifal de Wagner qui promet la rencontre initiatique avec la Chose à condition de renoncer à tout autre érotique que celle du Moi, ou encore à l’image de la trouvaille Super-héroïque qui conditionne la jouissance à un jeu de voile qui ne parvient au final qu’à voiler la jouissance elle-même, l’option sublimatoire est une illusion et ne peut, à cet égard, servir de point de visée à l’analyse. Lacan peut bien rire des « problèmes personnels » qui ont conduit Eco à s’aliéner dans cette veine qu’est l’étude de l’œuvre, reste qu’il a lui-même de nombreuses fois témoigné (et ce faisant il se disait toujours strictement inscrit dans la lignée de Freud) combien il revient à l’artiste de précéder et de « frayer la voie » au psychanalyste. C’est d’ailleurs cette formule, tirée de son hommage à Marguerite Duras qui sert d’argument et d’ouverture à l’exposition que le Centre Pompidou de Metz consacre depuis peu à Lacan. Sans doute est-ce aussi en raison de problèmes personnels, c’est pour ça que j’ai ouvert cet exposé en misant sur mon hypocrisie, en tout cas j’ai à cœur que l’on puisse relativiser cette définition de la sublimation comme pure impasse. Dans son texte, Markos Zafiropoulos parle d’un labyrinthe ! Eh bien dans un labyrinthe il y a certes beaucoup d’impasses mais aussi, au moins une entrée et une sortie.
A vrai dire, en lisant le chapitre de Lacan presque queer consacré à la question de la sublimation, et notamment de ce que Lacan a pu en dire à partir de son séminaire sur L’éthique de la psychanalyse, j’ai été étonné de ne pas retrouver, ce qui donnait son sous-titre à un autre texte de Markos Zafiropoulos, à savoir la mention de la « nocivité de l’œuvre d’art »[25]. Il y a exactement 30 ans, c’était en 1994, il prélevait dans ce même séminaire cette sentence de Lacan : « Toute œuvre est par elle-même nocive ». Et de commenter que cette nocivité lui vient d’être polarisée, comme tout objet de sublimation, au champ du das Ding ou encore « de ce que Freud nous désigne comme ce qui dans la vie peut préférer la mort »[26]. Dans l’article en question Zafiropoulos illustre cette idée en empruntant, lui aussi, au texte de Poizat déjà cité plus tôt (L’Opéra ou le cri de l’Ange), en expliquant que ce que les opéromanes traquent, c’est un point de rupture, un plus-de-jouir trouvé dans un au-delà de la voix qui laisserait dans sa cassure entre-apercevoir quelque chose de l’objet perdu. Ce que, dans ma thèse, j’avais prélevé chez Nietzsche, dans La naissance de la tragédie, sous le terme de « cassure de l’apollinien à sa pointe même ». Ce que Lacan appelle la « nocivité de l’œuvre d’art », Nietzsche l’avait déjà bien indiqué, à savoir que derrière le monde apollinien de la beauté se trame un « arrière-fond » qui n’est autre que la « terrifiante sagesse de Silène »[27].
Pour le dire vite, tout ceci me semble véritablement paradoxal : d’un côté nous avons donc l’éthique de la psychanalyse, qui doit, si on l’on choisit de suivre le Lacan mythologue, se soutenir d’une passe, identique à celle d’Œdipe et d’Antigone, c’est-à-dire de l’acceptation de cette idée que Sophocle met dans la bouche de son héros arrivé à la pointe de son destin tragique : « Plutôt ne pas être ! »
Plutôt ne pas être. Cette phrase ultime d’Œdipe n’est rien d’autre que ce que Nietzsche appelait justement la sagesse de Silène, qui sous sa plume se résume ainsi : « Le bien suprême ? Il t’est absolument inaccessible : c’est de ne pas être né, de ne pas être ». C’est ici que l’on approche de ce paradoxe dont je souhaite rendre compte : si la sublimation, à l’instar du fantasme, en élevant un objet à la dignité de la chose, sert au sujet moderne à ériger entre cette vérité tragique et lui un efficace paravent, l’analyse fine de l’éthique du public et de la « structure de la jouissance de l’œuvre » (celle-là même que dénigrait Lévi-Strauss) pourrait permettre d’user de l’œuvre d’art comme d’un accès possible à cet arrière-fond dionysiaque qui la sous-tend. Du moins, est-ce sans doute vrai de quelques chefs-d’œuvre, par lesquels une poignée d’artistes sont allés – pour reprendre la phrase de Freud – « jusqu’à l’extrême limite de ce que l’art peut exprimer » et ont par ce biais « frayer le chemin » de la psychanalyse.
« Toute œuvre est par elle-même nocive », la phrase est en réalité tronquée : « Toute œuvre est par elle-même nocive et n’engendre que les conséquences qu’elle-même comporte, à savoir au moins autant de négatif que de positif ». Markos Zafiropoulos écrivait en 1994 que « L’œuvre d’art plus que d’être nocive apparaît donc au total, et du point de vue de la psychanalyse comme tout à fait paradoxale. Elle est nocive en ce qu’elle crée du vide dans le réel mais par-là même elle nous amène à désirer et c’est de désirer que l’éthique de l’homme se soutient. »[28]
Si l’œuvre d’art occupe aux yeux de la psychanalyse une place paradoxale, c’est je crois, que la sublimation y est traitée comme telle. Comme le résumait bien Colette Soler dans un article de 2003 : « Dans le séminaire L’éthique, Lacan soulignait à la fois que la fin de l’analyse ne promettait pas l’accès à la sublimation artistique et que pourtant la seule satisfaction promise à la pulsion était celle de la sublimation »[29]. Ce qu’elle commente en disant que ceci n’est compréhensible qu’à bien vouloir disjoindre création de l’art et sublimation. En 1966, lors de la séance du séminaire sur L’Objet de la psychanalyse lors duquel il fait projeter Les Ménines de Velasquez, Lacan propose en effet de bien distinguer deux types d’artistes : ceux qui nous consultent, et pour qui l’œuvre est à usage interne, leur servant à faire leur propre boucle – du côté des fameux « pêtits bouts de papiers sales » – et puis de l’autre côté, il y a les Maîtres, comme Velasquez, qui parviennent à faire en sorte que ce soit ceux qui regardent l’œuvre qui s’y trouvent bouclés. Il y a donc une certaine catégorie d’œuvres, réalisées par une certaine catégorie de Maîtres, qui nous offre un lieu d’où il est possible de démontrer – cette fois la citation vient de l’hommage à Lewis Carroll – « la véritable nature de la sublimation dans l’œuvre d’art »[30]. On approche là, je crois, de la notion capitale de représentant de la représentation, que je m’essaye depuis quelque temps de faire résonner avec la figure de style qu’on appelle la métalepse. Mais cette discussion sera pour une autre fois, il faudra revenir ici même, au mois de mai, lors de mon intervention au séminaire du CIAP.
[1] U. Eco, “Le mythe de superman”, De Superman au Surhomme, Paris, Grasset, 2005, p. 114
[2] K. Poezevara, Étude sur l’héroïsme, thèse de doctorat sous la dir. M. Zafiropoulos, Université Paris 7, 2015.
[3] U. Eco, Le mythe de Superman, op. cit., p. 126.
[4] Ibid., p. 135.
[5] T. Picard, « Parsifal : religion de pacotille ou de substitution ? », Wagner, une question européenne : Contribution à une étude du wagnérisme (1860-2004), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2006, p. 411.
[6] J. Gracq, Lettrine, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1995, tome II, p. 223.
[7] P. Claudel, “Aegri Somnia”, Œuvres en Prose, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1965, p. 887.
[8] F. Nietzsche, Le cas Wagner, Paris, Gallimard, 1974, p. 18.
[9] Ibid., p. 28.
[10] U. Eco, Baudolino, Paris, Grasset, 2012, p. 642.
[11] J.-M. Vivès, “Aimez-vous Wagner ?”, Topique, vol. 128, n°3, 2014, p. 7-18.
[12] O. Mannoni, “Je sais bien mais quand même”, Les clefs de l’imaginaire, Paris, Seuil, 1985, p. 29.
[13] S. Freud, « Le Moïse de Michel-Ange », L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, 2006, p. 90.
[14] S. Freud, Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, Paris, Gallimard, 2009, p. 57.
[15] S. Freud, « Le Moïse de Michel-Ange », op. cit., p. 123.
[16] Ibid.
[17] U. Eco, La structure absente, Paris, Mercure de France, 1988, p. 383.
[18] Ibid., p. 393.
[19] S. Freud, « Malaise dans la civilisation », Œuvres complètes. Psychanalyse, XVIII (1926-1930), Paris, Puf, 2002, p. 270.
[20] J. Lacan, L’angoisse, Le Séminaire, Livre X, Paris, Seuil, 2004, p. 262-263.
[21] Ibid., p. 264.
[22] J. Lacan, …ou pire, Le Séminaire, Livre XIX, Paris, Seuil, 2011, p. 222.
[23] J. Lacan, « Télévision », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 532.
[24] M. Zafiropoulos, Lacan presque queer, Paris, Eres, 2023, p. 126.
[25] M. Zafiropoulos, « La nocivité de l’œuvre d’art », La règle sociale et son au-delà inconscient, Psychanalyse et pratiques sociales, Paris, Anthropos, 1994.
[26] J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, Le Séminaire, Livre VII, Paris, Seuil, 1986, p.124.
[27] F. Nietzsche, La naissance de la tragédie, Paris, Gallimard, 2012, p. 40.
[28] M. Zafiropoulos, “La nocivité de l’œuvre d’art”, op. cit., p. 64.
[29] C. Soler, “La sublimation”, Che vuoi ?, vol. 19, n°1, 2003, p. 155-162.
[30] J. Lacan, “Hommage rendu à Lewis Carroll”, texte prononcé le 31 décembre 1966 sur France Culture, sous le titre “Commentaire d’un psychanalyste”, transcription de Marlène Bélilos à partir de la bande sonore, texte établi par J.-A. Miller, Ornicar ? n° 50, 2002, p. 12.