PSYCHANALYSE, RECHERCHE CLINIQUE ET THEORIQUE (SAISON 1) LACAN PRESQUE QUEER MARKOS ZAFIROPOULOS

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PSYCHANALYSE, RECHERCHE CLINIQUE ET THEORIQUE (SAISON 1) LACAN PRESQUE QUEER MARKOS ZAFIROPOULOS

MARKOS ZAFIROPOULOS

 

Bonjour à tous et merci d’être là pour cette nouvelle journée organisée par le Cercle International d’Anthropologie psychanalytique en association avec Espace Analytique.

Journée qui va se dérouler sous le signifiant maître de « recherche », pour un ensemble de raisons, dont d’abord la particularité du Cercle qui trouve une bonne part de son orientation dans la lointaine filiation qu’il entretient avec le groupe « Psychanalyse et Pratiques sociales » que j’ai fondé en 1981 (il y a 42 ans) dans le cadre du CNRS et sous les bons auspices du Dr. Ginette Rimbault, psychanalyste AE de l’École freudienne de Paris et qui était ma directrice de laboratoire à l’hôpital des Enfants malades (Necker), le professeur Georges Lanteri Laura, chef de service de psychiatrie à Esquirol (hôpital de Charenton) mais aussi philosophe, structuraliste, et enseignant à l’Ecole Pratique de Hautes Etudes. Georges Lanteri Laura, qui le premier m’a confié au CMP du 63 rue de la Roquette à des fins de recherche clinique comme d’accompagnement dit « thérapeutique », une consultation spécialisée dans la prise en charge des mal nommés toxicomanes. Toxicomanes rebaptisés par mes soins à l’issue de plusieurs années de travail « sujets à la manie des toxiques » pour notamment faire apercevoir à mes collègues psychanalystes de ce temps et selon le titre de mon ouvrage de l’époque, publié chez Navarin par Jacques Alain Miller : « Le Toxicomane n’existe pas »[1].

Le toxicomane n’existe pas dans le champ freudien au motif qu’il n’y a pas de structure particulière des toxicomanes. Mais si le toxicomane n’existe pas, il existe évidemment des sujets à la psychose, des sujets à la névrose, des sujets à la mélancolie qui présentent pour de tas de raisons diverses et toujours particulières, ce que j’ai appelé la manie des toxiques.

Même logique épistémologique de thèse aujourd’hui d’ailleurs et de mon point de vue, pour ce qui concerne les transgenres. Le transgenre n’existe pas dans le champ freudien.

Je n’oublie pas de compter au nombre des bonnes fées réunies autour du berceau de « Psychanalyse et Pratiques Sociales », le grand anthropologue Maurice Godelier, à l’époque Directeur du département des Sciences Humaines et Sociales du CNRS, membre du Laboratoire d’Anthropologie Sociale, fondé par l’immense Claude Lévi-Strauss, qui, de mon point de vue, et par plusieurs côtés, est l’Autre de Lacan.

Je veux compter aussi autour de ce berceau de « Psychanalyse et Pratiques Sociales » qui fut et restera pour longtemps le seul laboratoire ayant travaillé au CNRS du point de vue de la psychanalyse , l’élection de François Mitterrand permettant en 1981 quelques remaniements de l’appareil français de recherche dont la création de notre Laboratoire.

Recherche donc : le signifiant est épinglé et appelle à la production du nouveau à la différence de l’enseignement qui reconduit le savoir déjà là. C’est la recherche qui caractérise donc ce que j’appellerai l’esprit de « Psychanalyse et Pratiques Sociales » d’où procède aujourd’hui celui du CIAP, réunissant des psychanalystes qui placent leurs travaux cliniques ou théoriques dans ce mouvement épistémologique où vient sans cesse se ressourcer la psychanalyse dans ses liens aux autres disciplines dont au premier rang les autres sciences sociales. Je dis autres sciences sociales, car « la psychanalyse est une science sociale » assurait déjà Claude Lévi-Strauss en 1949 dans Les structures élémentaires de la parenté[2], au vu de l’apport de notre discipline quant à l’élucidation de ce que Freud appelait la « psychologie collective » ou « le malaise dans la culture » et ainsi du reste.

Bref, de notre point de vue, la clinique du cas et celle du social marchent ensemble. Raison pour laquelle nous trouvons en 1981 et au berceau de l’ancêtre, une AE de l’Ecole freudienne de Paris (Ginette Rimbault), un psychiatre structuraliste (Georges Lanteri Laura), un anthropologue (Maurice Godelier), mais raison aussi pour laquelle j’ai présenté en particulier dans mes deux derniers volumes mon troisième Lacan, celui de la période des mythologiques qui s’ouvre selon moi, avec Les formations de l’inconscient (Séminaire V 1957-1958)[3] et se clôt le 19 novembre 1963 avec la seule séance du séminaire annoncée par Lacan sur Les Noms du Père, dont il nous a privés au motif de son excommunication de l’IPA.

De là, je crois, une sorte de trouble perdurant sur la question du père dans le champ freudien et aussi bien sur la question de la didactique puisqu’il fut exclu aussi en tant que didacticien.

Mais bref, Lacan reprend son séminaire le 15 janvier 1964, dans une salle de l’Ecole Normale Supérieure, mise à sa disposition par l’École de Hautes Études alors présidée par le grand historien Fernand Braudel. Ecole de Hautes Etudes où Lacan est alors chargé de conférences. L’événement de ce retour au séminaire ce 15 janvier 1964 s’accomplit en présence de Claude Lévi-Strauss, que Lacan appelle ce jour publiquement « son ami », avant de souligner « l’attention qu’il porte à un travail, au mien, – à ce qui s’y élabore en correspondance avec le sien ».[4]

Vous voyez qu’après son excommunication, le retour public de la parole de Lacan est certainement adressé bien sûr aux psychanalystes réunis dans la salle, ceux qu’il appelle « ses élèves », mais qu’il se fait sous les hospices clairement affichés des plus hautes autorités des sciences sociales de l’époque, au moins en France. Ceux de l’École des Hautes Études et de l’appareil de recherche public.

Je n’aurai donc plus en 1981, qu’à venir me loger de manière minuscule dans cette place frayée par Lacan, pour fonder mon propre groupe, dont je viens juste de m’apercevoir que la date de fondation (1981) coïncide historiquement avec la mort de Lacan (septembre 1981). Lacan auquel je venais d’écrire pour rejoindre l’Ecole freudienne de Paris, et qui pour cause ne m’a pas répondu. EFP où j’ai été très gentiment accueilli par un proche de Jacques-Alain Miller qui deviendra mon superviseur et un de mes analystes.

Bon, après avoir situé une part de l’esprit de recherche qui nous réunit aujourd’hui, et avant de vous présenter une série de onze thèses articulant mon Lacan presque queer[5], ce qui fera l’essentiel de ma contribution pour notre journée, je rappellerai que c’est selon moi durant cette période des mythologiques de Lacan, que le psychanalyste s’acharne à élucider la manière dont l’expérience analytique peut permettre à l’homme occidental de se déprendre de son malheur, de ses tourments ou de ses embarras en restituant leur genèse, qui pour être bien analysée exige d’embrasser l’évolution historique de la mythologie occidentale, de la Grèce du Ve siècle avant J.-C. jusqu’aux formes les plus actuelles que Lacan avait sous les yeux.

Vous pouvez retrouver tout ça dans mes deux derniers volumes sur les mythologiques de Lacan[6] et je ne relève ici que ce qui me semble être la découverte centrale du chercheur Lacan, en cette période des mythologiques et qui n’est autre que l’apparition du fantasme avec le christianisme où ce qu’il appelle le temps de la mort des Dieux. Notons que du point de vue de Lacan le christianisme émerge en Occident pour accoucher du même coup de la névrose avec son organisateur central, à savoir l’appareil du fantasme que construit le fils de la modernité en tant qu’abri psychique contre la jouissance morbide de la mère originaire bien illustrée selon Lacan par Gertrude, la mère du prince de Danemark. Hamlet sans cesse arrêté dans son acte et condamné à l’impuissance du fait précisément de l’emprise de son fantasme sur son éthique.

La genèse du fantasme n’est donc pas sans cause historique selon Lacan, et l’émergence de cet abri contre la jouissance morbide de la mère originaire exige :

  • De redéfinir l’abord du complexe d’Œdipe dans la cure puisque du point de vue de Lacan ce n’est pas le fils qui veut la mère, comme chez Freud, mais c’est la mère qui veut le fils selon les enjeux cliniques de la révolution du phallus que j’ai déjà développés longuement, ce qui permet de mettre en évidence l’édification par le fils de l’abri du fantasme qu’il élève contre la volonté de jouissance de sa mère et devient sa prison de verre.
  • Cette prison de verre est celle de l’homme moderne dont se déduit son impuissance, ses embarras et sa manière ruineuse de s’extraire de la scène pour regarder passer sa vie sans jamais risquer la blessure de son image moi-idéal-typique constituant son narcissisme.

Eh bien, c’est là contre cet enfermement dans le fantasme qu’il faut porter le fer de la psychanalyse indique Lacan, pour enfin libérer le sujet de sa névrose, de son fantasme, de son impuissance et in fine, produire un psychanalyste.

J’en étais donc là dans mes ruminations quand je me suis dit qu’il serait utile pour cette journée de vous présenter mon Lacan presque queer sous la modalité d’une série des thèses d’une portée variable (11 thèses).

 

Thèse n°I

La recherche de Lacan concernant l’éthique de l’homme occidental s’inscrit dans la longue durée, comme diraient ses collègues de l’Ecole des Hautes Etudes au premier rang desquels l’historien Fernand Braudel. Longue durée qui caractérise ces vingt-cinq siècles, d’Œdipe à Hamlet, où se situent les mythologiques de Lacan. Et une longue durée qui passe trop souvent inaperçue au motif, peut-être, du titre choisi pour l’édition du Séminaire VII « L’éthique de la Psychanalyse » (1959-1960)[7]. Titre qui est loin d’être médiocre, mais rate l’ampleur de la recherche de Lacan qui porte sur vingt-cinq siècles d’évolution de l’éthique de l’homme occidental d’où émerge notamment la prison de verre du fantasme dont il revient à l’expérience psychanalytique d’extraire le névrosé lorsqu’elle est menée jusqu’à son terme. Celui de la passe.

Et j’ajoute dans mon Lacan presque queer que si l’homme moderne en Occident est un prisonnier du fantasme, il est aussi un fugitif puisqu’il fuit par son enfermement dans le fantasme et son enveloppement narcissique, la jouissance morbide de la mère qui devient, dans le progrès de la recherche de Lacan, et c’est nouveau , le premier visage de l’Autre primordial ou de ce qu’il appelle de manière beaucoup plus générale à partir du Séminaire sur l’éthique : la Chose.

            La Chose ou Das Ding inaugurant dans l’enseignement de Lacan une nouvelle série, celle des figures de la terreur dont la mère originaire n’est plus qu’un des termes.

D’où une nouvelle thèse (Thèse n° II)

Ce qui caractérise l’avancée des recherches de Lacan ce n’est pas tant la pluralisation des noms du père comme on le répète paresseusement souvent dans notre champ puisque j’ai fait valoir, il y a déjà plus de vingt ans, que la pluralité de ces noms est déjà contenue dans la théorie du signifiant d’exception. Pluralité déjà dénombrée en effet par Lévi-Strauss dès 1951, sous des espèces, notamment de l’orenda des Iroquois, du hau des Maoris, du mana des Polynésiens, etc. Signifiant d’exception avec sa pluralité que Lacan a importé dans le champ psychanalytique en ajoutant un terme à cette série, à savoir celui de Nom du père.

Il n’y a donc pas d’invention lacanienne ici, ni invention d’une pluralité du Nom du père par Lacan, et pas non plus évidemment de pluralisation du Nom de la mère qui n’existe pas , mais il y a ici une pluralisation sous la plume de Lacan des noms de la Chose.

La Chose, das Ding, qui selon Lacan, se présentifie donc de manière différente selon les déboîtements successifs de la mythologie occidentale qu’il repère comme confrontant l’homme occidental à diverses exigences pulsionnelles au premier rang desquelles les exigences du diable porté au zénith de la culture occidentale du XVIe siècle. Exigence de la figure obscène du Diable passionnément combattu par la très grande réforme protestante du dénommé Luther, le prêtre augustin, le théologien et professeur de l’Université de Wittemberg qui ferraillera toute sa vie selon « le schéma essentiellement digestif et excrémentiel que se forge une pensée qui pousse à ses dernières conséquences le mode d’exil où l’homme est par rapport à quelque bien que ce soit dans le monde » et Lacan ajoute : « Luther dit littéralement : vous êtes le déchet qui tombe au monde par l’anus du Diable »[8].

Et il confirme : « C’est là que Luther nous porte », avant de préciser pour les étourdis :

« Ne croyez pas que ces choses n’aient pas eu leur effet sur la pensée (…) Ce qui s’articule ici est justement le tournant essentiel d’une crise d’où est sortie toute notre installation moderne dans le monde. C’est à cela que Freud vient donner sa sanction, sa dernière estampille, en faisant rentrer, une fois pour toutes, cette image du monde, ces fallacieux archétypes, là où ils doivent être, c’est-à-dire dans notre corps ».[9]

Nous apercevons donc ici, la figure merdeuse du Diable comme incarnation de la menace de la jouissance de la Chose qu’il convient clairement de situer pour Lacan comme condition de production de plusieurs éléments :

  • Condition de production de la formation défensive du fantasme au plan du cas (en tant que nouvelle figure de la chose originaire),
  • Condition de production de l’Eglise luthérienne au plan du collectif,
  • Et, thèse n° III, condition de production de la psychanalyse.

Ce qui mérite pour le moins de retenir notre attention tant est prégnante l’habitude de présenter la psychanalyse (et contre la volonté explicite de Freud) comme une sorte d’histoire juive, voire pour ceux qui ne suivent pas mon travail notamment comme une conséquence du déclin social de l’imago-paternel, théorie dont j’ai montré depuis plus de vingt ans l’inconsistance, et je n’y reviens pas.

On aperçoit donc ici, et bien isolée par la recherche de Lacan, la théorie d’un Freud luthérien déjà bien repéré par ses confrères de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes et plus précisément par de membres éminents de l’École des Annales (forcément les annales), au premier rang desquelles l’historien Lucien Febvre[10], publiant en 1928 son ouvrage Martin Luther, un destin, dans lequel il n’hésite pas à présenter la doctrine de Luther, la fondation de l’Eglise protestante comme « le remède qu’il fallait au moine » pour tempérer son angoisse.[11]

Se dessine donc sous la plume du Lacan de l’Ethique un Freud protestant assez peu commenté du champ psychanalytique, et pourtant au principe même de son invention.

Et j’ajoute que Lacan présente à ce moment l’Eglise protestante :

  • Comme une construction contre la jouissance obscène du Diable, mal contenue par l’Eglise catholique dont le malin a déjà, selon Luther, fait son instrument, mais aussi et
  • Comme le produit d’une opération de sublimation élevée par la Réforme contre la jouissance de la Chose diabolique,
  • Opération permettant enfin de cliniquement situer la sublimation (thèse n° IV) comme une opération strictement homologue mais cette fois au plan du collectif , à celle du fantasme en ce que, tout comme lui, elle dresse ses remparts contre la jouissance de l’Autre, das Ding, tout en aggravant l’enfermement du sujet.

Ce qui conduit Lacan à soutenir fort logiquement que la structure de la sublimation et donc son écriture doit être la même que celle du fantasme ($  ◊  a).

A l’enfermement du sujet occidental dans le fantasme se capitonne donc celui de la sublimation refermant d’un tour de clé supplémentaire la forteresse enfermant le sujet moderne et ajoutant donc à la prison de verre du fantasme l’enfermement dans la sublimation avec ses idéaux religieux, politiques, etc. (champ de l’illusio selon Bourdieu), ou encore le champ des bonnes manières où le sujet qui s’embastille croit trouver refuge contre la jouissance de la Chose ou, autrement dit, d’un autre polymorphe mais terrorisant et qui n’existe pas vraiment mais menace pourtant le sujet de sa jouissance nocive, la mère, le Diable, le cri, etc.

Voilà ma thèse n° V, très clinique et que je vous recommande d’endosser comme boussole très efficace et très simple pour orienter les conduites de cure, les supervisions et même les analyses de formations sociales.

Fort de cette thèse devenue centrale dans mon travail je peux ajouter que : si l’on est en droit d’attendre un relâchement significatif des fixations de jouissance appendues au fantasme fondamental pour le sujet qui devient un psychanalyste à l’issue de l’expérience psychanalytique menée jusqu’à son terme (la passe), il est aussi recommandé de se tenir éloigné des idéaux de la sublimation qui cimentent la forteresse de la névrose et enferment via l’idéal le sujet dans son abri moi-idéal-typique et ses labyrinthes, où la pulsion s’abîme et dans lequel il n’aura aucune chance de rejoindre son objet comme il en est par exemple du chevalier de l’amour courtois qui ne rejoindra jamais sa dame.

Thèse n°VI : ce nouveau point de vue sur la sublimation qui se capitonne à l’enfermement dans le fantasme n’est pas freudien puisque Freud recommandait volontiers, à l’issue de la cure, d’atteindre à la sublimation des pulsions tandis que pour Lacan, comme on vient de le voir, la sublimation qui se capitonne sur le fantasme redouble l’enfermement du sujet, dès lors d’autant plus éloigné de l’accès au corps de l’autre via, par exemple, l’injonction religieuse, l’idéal, ou l’idée folle « d’aimer son prochain comme soi-même ».

Entreprise fort respectable évidemment, mais qui conduit le sujet dans l’amour à tâtonner vers lui-même, en reconduisant d’autant la prison de verre du fantasme (ou de l’image) qui le sépare de l’autre.

Du coup, et comme on le comprend, la question de l’éthique se déplace. Elle n’est  plus tant celle du bien, qu’elle devient celle du mal, diversement traitée par les philosophes, dont Sade, et qui pourrait bien se reposer à l’ issue de l’expérience psychanalytique pour tous ceux qui rendus à ce point, découvrent l’au-delà du moi, l’au-delà du bien et des biens de la cité auxquels ont accédé, mais bien avant eux, Œdipe à Colone, ou encore la belle Antigone rejoignant le lieu de l’entre-deux-morts où peut enfin s’exercer son désir radical d’être pur que ne connaîtra jamais le fameux Créon. Créon qui parle et légifère au nom de la Cité dont il est le tyran mais aussi de la famille dont il est le père.

D’où le fait qu’il est bien malvenu de faire d’Antigone et avec J. Butler notamment, une sorte de double de Créon au motif qu’elle parle avec lui, ce qui a toutes sortes de conséquences quant à la désorientation de la philosophie Queer, son enfermement, sa politique de cancellisation, etc.

Bien, mais en tous les cas l’événement Lacan n’est pas l’événement Freud. Freud l’uxorieux dit Lacan.[12] Freud proposant de faire valoir en fin de cure, selon Lacan « l’idéal tempéré d’honnêteté que l’on peut appeler, en donnant au mot son sens idyllique, l’honnêteté patriarcale… ». Le père de famille qui est selon Lacan : « une figure aussi larmoyante qu’il vous plaira… cette honnêteté patriarcale est censée, pour Freud, nous donner la voie d’accès la plus mesurée à des désirs tempérés, normaux ».[13]

Non ! pour Lacan il n’est pas question de rejoindre en fin d’analyse la figure larmoyante du père et d’analyser de ce point de vue-là, c’est-à-dire du point de vue du père de famille ou des désirs normaux.

Thèse n°VII : Les philosophes queer devraient bien prendre la mesure de ce point de vue de Lacan avant d’affirmer que notre discipline est tout entière orientée par une volonté de reconduction de toutes sortes de dominations[14] dont la domination hétéro-patriarcale.

Ce qui évidemment n’est pas tout à fait faux pour Freud mais inacceptable pour qualifier l’éthique de la psychanalyse selon Lacan. On ne trouvera en effet aucune complicité chez Lacan avec ce que Bourdieu appelait la domination masculine, pas plus d’ailleurs que l’idée de soutenir ce que Paul B. Preciado appelle des pratiques de mort contre les homosexuels, les transsexuels ou les transgenres et pas non plus l’idée de soutenir quelque idéal de normalité que se soit qui ne ferait que redoubler l’enfermement morbide du sujet moderne dans sa cage.

Thèse n°VIII La cage ? Le nom du piège que Preciado emprunte au génie de Kafka (la cage) n’est pas mauvais et je l’ai quelques fois repris dans mon Lacan presque queer pour ouvrir, à partir d’un point de partage commun, les échanges avec des tenants de la philosophie Queer et leur faire apercevoir notamment que la cage qui enferme l’homme moderne n’est pas tant celle qui se déduit de l’assignation biologique du genre à la naissance comme ils le répètent volontiers, que celle du fantasme et de la sublimation dont Lacan propose au névrosé moderne de s’extraire via l’expérience de la cure.

Alors soyons fermes mais nuancés, et puisque je rencontre ici la question transgenre je suis bien obligé de l’examiner très rapidement pour ajouter que si j’aperçois bien (comme d’autres cliniciens) la puissance des ressorts délirants qui motivent quelquefois l’enfermement d’une part de ceux qui dans notre actualité s’engagent à l’occasion dans l’odyssée médico-juridique du changement de genre, je le répète ici encore, il y a bien aussi des névrosés qui sont sujets à cette odyssée, c’est-à-dire au désir transgenre. Pour reprendre une de mes balayettes cliniques préférées, j’indique donc qu’il y a des sujets névrosés au désir transgenre et des sujets de la psychose qui sont sujets au délire transgenre ce qui est très différent. Les premiers peuvent à l’occasion être accompagnés dans une cure psychanalytique visant à la dissolution du fantasme, les seconds doivent le cas échéant être écoutés avec beaucoup de tact par les psychanalystes qui ont écarté l’idée folle de diriger des cures à partir des désirs normaux. De notre point de vue le respect de la particularité de chaque cas est la seule option qui vaille quoi qu’il en soit de la structure du sujet et plus particulièrement peut être encore pour ceux qui sujets aux psychoses et que je connais bien depuis très longtemps , peuvent à l’occasion, dans des épousailles avec l’autre genre, ou avec une image moi-idéal-typique d’eux-mêmes, construire une sorte de défense utile contre l’Autre persécuteur. Défense délirante sans doute mais défense isomorphe avec celle qui prévaut dans la névrose via la construction du fantasme. Délire ou fantasme, dans les deux cas c’est une réponse au réel de la Chose qu’il s’agit. Je confirme donc s’il le fallait et par prudence, que transgenre ou pas la conduite de cure n’est évidement par la même selon les structures, et j’ajoute que je ne trouve pas indigne très loin de là pour un psychanalyste d’accompagner avec fraternité le sujet de la psychose qui apercevrait le changement de genre comme une sorte de stabilisation moi-idéal typique pouvant le laisser, au moins pour un temps, avec un supplément de paix allégeant ses tourments. Bref, faisons simple : le transgenre n’existe pas dans le champ freudien.

Thèse n°IX : Si le psychanalyste ne produit donc pas que des psychanalystes et très loin de là, il reste que c’est la passe ou la production de psychanalystes qui motivait bel et bien la recherche du Lacan de l’Ethique (et au-delà).

Et thèse N°X, ne croyons pas non plus qu’avec la traversée du fantasme et la déprise des idéaux de la sublimation il s’agirait avec Lacan d’annoncer l’heureux avènement d’un supplément de subjectivité puisque de son point de vue, tout au contraire, c’est de la destitution du sujet qu’il s’agit dans la passe et de l’étonnante promotion de l’objet. Ce qui au total place l’éthique du psychanalyste en stricte opposition avec l’idéal religieux « d’aimer son prochain comme soi-même », bien entendu, mais aussi avec cette sorte d’injonction éthique qui pullule dans notre actualité dont j’aborde enfin les rivages et qui notamment exige en toute occasion de traiter l’autre comme un sujet et non comme un objet.

Eh bien, pour ce qui concerne la production du psychanalyste il faut reconnaître avec Lacan, que la passe culmine non pas sur un surplus de subjectivité mais à l’inverse sur la destitution du sujet qui s’efface au profit de la promotion de l’être. « On est bougrement plus dur dans l’être » indique Lacan et « personne ici ne le sait donc, quand on abdique d’être sujet ».[15]

D’où l’idée souvent évoquée de l’homologie existante entre la position du psychanalyste dans la cure et celle du masochiste, expliquant d’ailleurs que Lacan convoque Le guerrier appliqué de Jean Paulhan pour illustrer un moment de passe. Jean Paulhan, le masochiste, le prince des Lettres, animateur de la Nouvelle Revue Française à partir de 1925. Alors sur cet étonnant rapprochement, je dirai qu’il n’est pas précisément mal venu puisque d’une certaine manière la position du psychanalyste est bien homologue à celle du masochiste, à ceci près que le psychanalyste ne se retourne pas dans la cure pour viser l’angoisse de l’Autre. Reste que c’est bien vers ce qu’il faut appeler une dévalorisation de la subjectivité, de la valeur du moi et de l’idéal, au profit de la promotion de l’objet que conduit le point de vue de Lacan et que réside aujourd’hui l’incroyable valeur de dissidence qu’entretient cette éthique de la psychanalyse au regard de l’actualité des idéaux de 2024.

D’où ce fragment du Séminaire de Lacan que je ne me lasse pas de faire entendre et qui affirmait dès 1960-61 (Séminaire Le transfert) :

« Et cet autre dont vous vous êtes occupé si mal, est-ce pour en avoir fait, comme on dit, seulement votre objet ? Plût au ciel que, ces autres, vous les eussiez traités comme des objets, dont on apprécie le poids, le goût et la substance. Vous seriez aujourd’hui moins troublés par leur mémoire. Vous leur auriez rendu justice, hommage, amour. Vous les auriez aimés au moins comme vous-mêmes, à ceci près que vous vous aimez mal (…) Vous en aurez fait sans doute, comme on dit, des sujets – comme si c’était là la fin du respect qu’ils méritaient, respect, comme on dit, de leur dignité ; respect dû à vos semblables.

Je crains que cet emploi neutralisé de ce terme, nos semblables, soit bien autre chose que ce dont il s’agit dans la question de l’amour. Ces semblables, je crains que le respect que vous leur donnez aille trop vite au renvoi à leurs lubies de résistance, à leurs idées butées, à leur bêtise de naissance – à leurs oignons, quoi. Qu’ils se débrouillent. C’est bien là, je crois, le fond de cet arrêt devant leur liberté, qui souvent dirige votre conduite. Liberté d’indifférence, dit-on, mais non pas de la leur, de la vôtre surtout.

Et c’est bien en cela que la question se pose pour un analyste »[16].

Thèse n°XI : y a-t-il position plus inactuelle et plus subversive que celle-ci au regard notamment de l’actualité du pullulement des dispositifs offrant médecins, avocats et même psychanalystes « friendly » ou communautaires, qui déjà promettent de laisser intactes les fixations du bien nommé sujet, définitivement safe, et disons-le , définitivement enfermé dans sa cage.

Terminons avec cette thèse ultime pour faire comprendre combien avec l’Ethique de Lacan nous sommes éloignés de l’idéal victimaire de cette année 2024 dans laquelle nous sommes, vingt-six siècles après les tragédies antiques et où il fallait bien rappeler l’Ethique de Lacan qui va à rebours de l’abri victimaire de l’homme d’aujourd’hui. L’éthique de Lacan culmine à l’envers à l’issue de l’expérience mais tout aussi bien dès la passe à l’entrée de la cure[17], puisque la passe à l’entrée s’institue sous l’empire de cet axiome tellement antipathique avec l’exigence compassionnelle de l’esprit du temps et qui affirme : « ce dont tu te plains, tu en es responsable ».

Axiome antipathique certes, mais seul axiome décent et sans lequel, dès la passe à l’entrée, le sujet n’a pas la moindre chance de devenir psychanalyste. Ce qui n’est pas très grave car il y a beaucoup d’autres choses à faire dans la vie. Mais, beaucoup plus grave, seul axiome orientant la cure et sans lequel le sujet n’a pas la moindre chance de s’extraire de la cage et de ses tourments que, seule peut être l’éthique de la psychanalyse de Lacan peut lui faire apercevoir, à partir non pas d’une psychanalyse émancipée mais d’une psychanalyse émancipatrice, ce qui est tout autre chose, et rejoint souvent, même dans le malentendu, quelque position politique de la philosophie queer avec qui j’ai volontiers dialogué dans mon ouvrage Lacan presque Queer. Positions qui seront probablement convoquées dans la suite de cette journée pour laquelle j’ai voulu mettre l’accent quant à moi sur cette très longue durée qui caractérise l’objet de recherche de Lacan l’histoire de l’éthique de l’homme occidental dont nous avons à poursuivre l’élaboration au-delà de son propre travail.

[1] M. Zafiropoulos, Le toxicomane n’existe pas, Éditions Navarin, coll. Analytica, Paris, 1988, 104 p.

[2] C. Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, La Haye, Mouton, 1949.

[3] J. Lacan, Les formations de l’inconscient, Le Séminaire, Livre V, Paris, Le Seuil, 1998.

[4] J. Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Le Séminaire, Livre XI, Paris, Le Seuil, 1973.

[5] M. Zafiropoulos, Lacan presque queer : l’éthique de la psychanalyse et les buts moraux de la psychanalyse, Toulouse, Erès, 2023.

[6] M. Zafiropoulos, Œdipe assassiné ? Œdipe Roi, Œdipe à Colone, Antigone ou l’inconscient des modernes. Les mythologiques de Lacan, Vol 2, Toulouse, Erès, 2019 (Traduction en espagnol, ed Logos Kalos, Buenos-Aires, sous presse).

  1. Zafiropoulos, La prison de verre du fantasme : Œdipe Roi, Le diable amoureux, Hamlet. Les Mythologiques de Lacan, vol. 1 érès, Toulouse, 2017 (traduction en espagnol : La carcel de cristal del fantasma, Œdipo Rey, El diablo enamorado, Hamlet, ed. Logos Kalos, Buenos Aires, 2018).

 

[7] J. Lacan, L’éthique de la Psychanalyse, Le Séminaire, Livre VII, Paris, Seuil, 1986.

[8] J. Lacan, L’éthique de la Psychanalyse, op. cit., p. 112.

[9] Ibid., p. 111-112.

[10] L. Febvre, 1878-1956, professeur au Collège France, fondateur avec Marc Bloch de l’Ecole des Annales et de la VIe section de l’École Pratique des Hautes Études.

[11] L. Febvre, Martin Luther, un destin, Paris, Puf, 1928, p. 32,

[12] « Uxorieux » se dit d’un époux qui se laisse gouverner par sa femme, qui est d’une nature faible et manifestant une affection démesurée pour son épouse. Ce que j’ai appelé il y a longtemps « l’amour de la larve ».

[13] J. Lacan, L’éthique de la Psychanalyse, op. cit., p. 208-209.

[14] J’aperçois le programme d’un séminaire à l’hôpital Cochin centré sur les dominations, ici présentées comme un impensé de la psychanalyse, avec son programme et son argument bien dans l’esprit du temps (2022-2023) car critiquant sévèrement le champ psychanalytique au profit d’une revalorisation du trauma et mélangeant toutes les orientations de ce champ (de Freud à Lacan en passant par Klein, etc.). « Le concept de domination est quasi absent du discours psychanalytique. Malgré le potentiel émancipateur de sa méthode qui mène à la découverte de l’inceste à l’origine de l’hystérie, Freud en nie rapidement la réalité car « dans tous les cas, il fallait accuser le père d’être pervers« . La théorie du fantasme et de l’Œdipe fait alors porter la faute à l’enfant coupable de ses désirs, et innocente le parent, engageant une tendance majoritaire de la pensée psychanalytique freudienne, kleinienne et lacanienne à mettre de côté l’ensemble de la série traumatique. Ce tournant fondateur a largement rendu la psychanalyse aveugle aux rapports sociaux de domination de genre, de classe, coloniaux, racialisés, au profit de théories essentialisantes, (« L’anatomie c’est le destin« , « L’homme est un loup pour l’homme« , « Le masochisme féminin« ) ». Et l’on décline :

15/11 Œdipe et la domination masculine

3/12 La psychanalyse et la domination de classe

24/1 La psychanalyse et la domination sur les minorités sexuelles

27/3 La psychanalyse et la domination coloniale et post-coloniale

15/5 La psychanalyse et la domination culturelle

19/6 Epistémologie de la psychanalyse freudienne

[15] J. Lacan, « Réponse aux avis manifestés par les membres de l’École sur sa proposition du 9 octobre ». Réponse orale, transcrite par le docteur Solange Faladé.

[16] J. Lacan, Le transfert, Le Séminaire, Livre VIII, Paris, Le Seuil, 1991, p. 50.

[17] Je crois me souvenir que cette notion bien tournée de « passe à l’entrée » revient à l’esprit fort créateur de Jacques Alain Miller.